© Peuples Noirs Peuples Africains no. 32 (1983) 51-62



BANTOUSTANS A GOGOS :
CHRONIQUE DES INDEPENDANCES MORT-NEES

P.N.-P.A.

POURQUOI « LE MONDE » S'ACHARNE SUR LE NIGERIA

« Sans la liberté de blâmer, il n'y a point d'éloge flatteur », a proclamé un auteur célèbre. Nous blâmons donc sans ménagement le Nigeria pour le crime horrible dont ce pays vient de se rendre coupable en chassant du jour au lendemain, avec une cruauté qui n'avait eu de précédent qu'au Gabon, près de deux millions d'Africains, tous d'honnêtes travailleurs, qui, avec son encouragement, avaient cru trouver une patrie d'adoption sur son sol.

Si cette affaire nous a remplis de colère et de mépris, c'est que, à Peuples noirs-Peuples africains, nous n'avons jamais fait mystère de notre admiration pour le Nigeria. Chaque fois que cela s'imposait, nous avons dit tout le bien que nous pensions de ce grand pays, de sorte que, dans toutes les populations « francophones », nos lecteurs sont sans doute parmi ceux qui ont su le mieux appiécier ses vertus et ses mérites.

Ce n'est nullement le cas de M. Jean-Claude Pomonti ni d'aucun de ses confrères du Monde. Intrépides mais impartiaux dans l'éloge comme dans le blâme, nous avons admiré M. Pomonti correspondant de guerre en Extrême-Orient, d'où il envoyait des analyses aussi hardies que lumineuses et pénétrantes sur des événements à propos desquels il avait toute liberté de s'exprimer, les intérêts de son pays n'étant pas en jeu. Puis, M. Pomonti, revenu [PAGE 52] d'Extrême-Orient, fut affecté à la page africaine de son journal et on le vit alors glisser imperceptiblement de la condamnation de l'impérialisme à la compréhension nuancée des tyrans qui servent de piliers à la « coopération franco-africaine », non sans une courte station dans le flou artistique qui, chez un journaliste d'une autre culture, eût pu passer pour un état d'âme, signe de trouble de conscience.

En fait de trouble de conscience, ce fut tout bêtement l'alignement inconditionnel sur les consignes des raisons d'Etat du colonialisme français en Afrique. Le parti pris de M. Pomonti contre tout ce qui peut ternir l'éclat du « rayonnement » de la France en Afrique est désormais manifeste. Il s'agit de sauver à tout prix le monstrueux échafaudage de convoitises, de cynismes et d'hypocrisies imaginé par Foccart, imposé dans le sang par Pompidou, développé par Giscard d'Estaing et consacré dès son avènement par le national-tiers-mondiste F. Mitterrand.

Découvrant le Nigeria à l'occasion de cette tragédie[1], les lecteurs du journal ne sont aujourd'hui informés que de ses tares. A-t-il surmonté, sans perdre ni son unité ni sa foi dans la démocratie et la liberté, la crise la plus dévastatrice qu'une jeune nation puisse connaître, une longue guerre civile ? S'est-il ménagé une transition aussi heureuse qu'il est imaginable, entre la dictature militaire et le gouvernement civil, grâce à une constitution originale élaborée, discutée et adoptée par les seuls Nigerians, sans intervention d'aucun protecteur extérieur ? N'allez surtout pas en parler aux lecteurs du Monde, ils vous croiraient un fabulateur.

Que vaut en effet la vérité face à la consigne ? Et la [PAGE 53] consigne ici, c'est de dévaloriser tout ce qui se fait en dehors de la « coopération franco-africaine », et d'exalter, symétriquement, tout ce qui se fait dans le cadre de celle-ci, y compris, entre autres, l'illustre Bongo, cet homme d'Etat sans défaut, à en croire Le Monde.

Ainsi quel lecteur du Monde se doute que le grand Bongo a lui aussi, il y a cinq ans, expulsé du Gabon, dans des conditions d'une sinistre cruauté, dix mille travailleurs « étrangers », citoyens béninois pour la plupart ? Curieusement, sur cette affaire, il n'y eut ni éditorial dans Le Monde ni reportage de M. Pomonti. Comparons pourtant : Bongo a chassé dix mille travailleurs, béninois surtout, sur cinq cent mille habitants du Gabon, soit 2 % de la population. Shagari a, quant à lui, chassé deux millions de travailleurs immigrés, ghanéens pour la plupart, soit, sur plus de quatre-vingt-dix millions d'habitants du Nigeria, environ 2,2 % de la population. Le crime de Shagari n'est-il pas égal, toutes proportions gardées, à celui de Bongo ? Pourquoi, après tant d'indulgence pour Bongo, accabler avec une telle véhémence aujourd'hui Shagali ? M. Pomonti, qui n'avait pas été autorisé à dénoncer un homme que son journal chouchoute, se venge-t-il aujourd'hui en déversant le fiel de ses frustrations sur la démocratie nigeriane ?

Le numéro du Monde daté du dimanche 27 et du lundi 28 février est une nouvelle illustration de cette volonté de présenter sous le jour de l'échec permanent l'évolution des pays anglophones et sous celui du succès jamais démenti sinon du triomphe éternel la situation des pays francophones. On peut en effet y admirer un éditorial extrêmement sévère pour M. Mugabé, Premier ministre du Zimbabwe, intitulé : « Tueries au Zimbabwe »; il est à noter toutefois qu'à l'intérieur de l'éditorial, on nous annonce, comme par prétérition, que la responsabilité de l'affaire n'est pas clairement établie. Quoi qu'il en soit, M. Mugabé est sans doute l'homme politique qui, aujourd'hui en Afrique, mérite d'être traité avec le plus d'estime respectueuse sinon de sympathie. Combien d'hommes au monde, placés comme Robert Mugabé à la tête d'une guérilla enivrée par la perspective d'un triomphe militaire prochain, auraient fait accepter à leurs troupes l'interruption d'une effusion de sang devenue inutile ? Combien auraient eu le courage [PAGE 54] d'imposer à leurs compatriotes humiliés par des décennies de ségrégation de préférer les bienfaits d'une cohabitation avec les Blancs méprisants aux satisfactions de la revanche ? C'était déjà plus qu'il n'en faut pour mériter la considération des observateurs les plus pessimistes. Mais Robert Mugabé ne s'est pas arrêté là. Depuis trois ans, l'homme d'Etat nous a tous émerveillés par sa modération, sa patience, son doigté, son élévation d'esprit et de cœur, toutes qualités qui ne sont pas si courantes chez les hommes politiques ni en Afrique ni ailleurs.

Dans le désarroi des nouvelles tempêtes qui assaillent le Zimbabwe, il est possible que Robert Mugabé et les siens ne soient pas exempts de maladresse et peut-être même d'emportement. Quelle étrange entreprise dans un pays parvenu à une telle conscience politique de substituer le parti unique au pluralisme, c'est-à-dire à l'effort enthousiasmant de la persuasion, les trompeuses facilités de la contrainte, bientôt suivies de l'effondrement moral, politique et social. Est-ce une raison pour clouer ce grand homme au pilori des malfaiteurs ?

On se réjouirait pourtant de voir Le Monde aller à la rescousse de paysans africains persécutés par une soldatesque gouvernementale si on ne l'avait vu couvrir pendant vingt ans les atrocités des troupes d'un certain Ahidjo, dictateur camerounais, pendant la terrible répression de l'U.P.C. en pays bassa d'abord, puis en pays bamiléké. Non seulement le journal ne publia jamais aucun éditorial à la défense des victimes, mais nous en connaissons deux ou trois qui prirent carrément fait et cause pour le tyran; c'était, il est vrai, un serviteur intraitable des intérêts de la France.

On se réjouirait d'apprendre que : « Survenant après les scandaleuses expulsions brutalement décidées le mois dernier par le gouvernement fédéral du Nigeria, elles (les exactions de l'armée du Zimbabwe) ne feront que ternir davantage l'image du continent noir », si on ne savait que les lourdes condamnations qui frappèrent il y a quelques semaines au Gabon des opposants coupables uniquement d'avoir distribué des tracts réclamant des élections libres, et la détention à Bangui d'Abel Goumba, professeur de médecine et leader d'une opposition en principe légale, par une soldatesque que protège Paris, [PAGE 55] ternissent au moins autant le même continent, sans que les éditoriaux du Monde retentissent des mêmes vitupérations. Deux poids deux mesures ? Ou plutôt la paille et la poutre ?

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JACK LANG ET L'EMINENTE « NULLITE » DE LA CULTURE FRANÇAISE

C'est bien ce que nous avons toujours dit : la gauche française n'est pas anti-impérialiste, elle est anti-américaine. Il est vrai que, maniées habilement, les rhétoriques de l'anti-américanisme et de l'anti-impérialisme peuvent se recouper; ces deux politiques ne se recouvrent pourtant pas. Nous, les Américains, on s'en contrefiche, du moins pour le moment. Nous ne tomberons pas dans le piège du confusionnisme comme tant d'intellectuels noirs toujours prompts à jouer les perroquets des gourous germano-pratins. Notre ennemi principal, aujourd'hui, c'est l'impérialisme français qui nous impose des présidents charismatiques, entretient des bases militaires dans nos pays, protège les geôliers d'Abel Goumba, s'adjuge notre pétrole sans bourse délier, se ménage une indépendance énergétique sur la base de notre uranium. Le moment venu, nous combattrons l'impérialisme américain avec la même vigueur. Le sang du maître et celui de l'esclave se sont rarement mêlés dans le même combat sans duperie. Le combat des bourgeois français contre l'impérialisme américain n'est pas encore le nôtre, surtout s'il est douteux, comme celui de M. Jack Lang.

Après son chef, M. Jack Lang, qui a surtout brillé jusqu'ici par ses dons d'histrion, aura donc eu son Cancun. Le ministre de la Culture n'a pas pu faire moins que de prononcer il y a quelques semaines une plaisante diatribe contre l'oppression culturelle américaine. Aussitôt est née une polémique entre intellectuels français eux-mêmes, certains, pas toujours à droite, niant la prétendue oppression de la culture américaine, qui traduirait simplement le dynamisme d'un peuple créateur, exploitant légitimement l'intensité des échanges dans le cadre [PAGE 56] de ce que l'on appelle le monde libre; d'autres, presque toujours à gauche, développant une argumentation violemment « anti-impérialiste » auprès de laquelle les accusations des Africains et des Antillais contre la domination culturelle française paraissent bien fades. L'amusant est que les nouveaux « anti-impérialistes », à commencer par M. Jack Lang, grand admirateur de Senghor, et prophète comme son idole du rôle civilisateur de la culture française parmi les nègres, n'ont sans doute jamais entendu parler de nos accusations, à moins qu'ils n'y aient toujours fait la sourde oreille, tant il est vrai que ce qui les préoccupe, ce n'est pas vraiment la culture, mais la rivalité des systèmes de domination.

Ainsi donc utiliser des manœuvres administratives pour précipiter une langue africaine dans la mort en l'excluant, par exemple, de l'enseignement, c'est faire acte de civilisation en contraignant la communauté spoliée de son instrument naturel d'expression à accéder à l'universel. En revanche, emprunter à l'avance technologique américaine quelques termes et les introduire discrètement dans le tissu un peu rigide du français, c'est sombrer dans l'opprobre du franglais, autant dire dans la plus horrible barbarie, en privant l'univers d'un langage unique. Que de sottises, vraiment.

L'affaire a pris un tour fracassant lorsque le journal américain « Wall Street Journal », rendant compte d'une « rencontre des créateurs » organisée à Paris par Jack Lang peu après sa mémorable diatribe, et qui était d'ailleurs à juste titre passée inaperçue du grand public malgré une bruyante intervention de François Mitterrand, lança contre Jack Lang et la culture française confondus l'accusation tonitruante de nullité. En tant qu'activité vivante, écrivait le correspondant à Paris du journal américain, la culture française aujourd'hui est nulle puisqu'elle n'a pas produit un seul grand romancier depuis vingt ans.

Piqués au vif, les intellectuels, français les plus snobs (ceux qu'on voit le plus souvent à la télé, sans qu'ils soient, loin s'en faut, les plus créateurs ou les plus originaux) s'assemblèrent en un syndicat de défense de la culture nationale, qui fourbit présentement ses armes en vue d'un futur assaut contre le yankee dénigreur. [PAGE 57]

Certes, l'imputation de « nullité » relève de la polémique vengeresse entre plumitifs bâcleurs – que peut bien signifier l'expression culture nulle ? Mais au-delà de ce folklore verbal, il peut être permis de se demander si du moins la culture française n'en est pas arrivée au stade où elle peut être désormais légitimement soupçonnée de sénilité peut-être irréversible.

Nous n'irons pas chercher bien loin ce qui nous paraît un symptôme flagrant du mal que nous dénonçons. Il suffit de lire la presse ou de regarder la télévision françaises pour être saisi à la longue d'un irréductible malaise. Ainsi, le samedi 26 février 1983, aux informations de 12 h 45 à Antenne 2, le speaker, qui ânonne d'ailleurs un texte écrit, déclare sereinement qu'avec les élections devant se dérouler le lendemain dimanche, le Sénégal pourra être considéré comme le premier pays d'Afrique noire capable d'accepter les risques d'une démocratie totale. Et de développer interminablement sa démonstration. On s'attend à tout instant à ce qu'il la nuance en précisant qu'il parle de l'Afrique « francophone » (et encore ce ne serait pas exact, des élections tout à fait libres s'étant déroulées en Haute-Volta plusieurs fois avant les récents coups d'Etat militaires). Mais non, il ne nuancera pas. C'est délibéré. On a décidé en haut lieu de mettre à profit les élections du 27 février pour ériger le Sénégal en parangon francophone de la démocratie en Afrique, dût la vérité historique en pâtir quelque peu. Car les élections les plus libres qui se soient déroulées en Afrique noire furent celles du Nigeria, en 1979, qui eurent comme résultat, entre autres, l'accession au pouvoir de l'actuel président Shehu Shagari. Seulement voilà ! Le Nigeria est anglophone, hou !

Tant d'inaptitude, jamais démentie quel que soit le président, quelle que soit la République, à aménager durablement les mécanismes d'une information sérieuse est-il compatible avec l'idée d'un grand peuple en pleine possession de sa verdeur créatrice ?

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[PAGE 58]

CAMEROUN : DE LA NORMALISATION A LA CONGOLISATION ? OU QUAND UN FABULEUX TRESOR DE GUERRE ENFLE D'ARROGANCE UN EX-TYRAN ANALPHABETE

Comme nous le laissions entendre dans une précédente livraison, la démission du petit Peuhl était bien une feinte de ses maîtres. Ceux-ci, que décontenance la tournure des événements, l'ont bien vite persuadé de renoncer aux délices de sa retraite dorée.

Au départ, l'effacement d'Ahidjo devait essentiellement priver les opposants camerounais d'une cible trop facile, tout en redonnant un peu de crédibilité à un système auquel une persistante réputation de corruption et de cruauté avait conféré une image insupportable et condamnée, malgré ses défenseurs, à se détériorer encore. Il était toutefois entendu que les privilèges du néo-colonialisme devaient être soustraits coûte que coûte à toute menace, proche ou lointaine. Ainsi, au lieu d'apparaître irréductiblement antagonistes, comme ils le sont par essence, les intérêts des multinationales françaises et ceux des populations africaines devaient plus que jamais offrir la façade d'une cohabitation harmonieuse – ce qui est la définition même de la normalisation dans un pays dominé.

C'était pourtant oublier que le tyran avait fini par incarner un symbole aux yeux des masses : sa disparition perdait toute signification à moins d'annoncer des changements profonds dans les réalités sociales et politiques du pays. Bon gré mal gré, l'avènement du falot Biya a créé une dynamique périlleuse pour le néocolonialisme. Les populations « sudistes » n'ont pu s'empêcher de rêver de revanche après vingt ans d'arrogance et d'abus des protégés de Paris. De leur côté, les « nordistes » ont subitement découvert leur faiblesse; ils n'ont pas manqué de redouter des représailles et de prendre peur. Eux qu'on avait vus dominateurs et conquérants, ne s'aventuraient plus dans les rues de la capitale qu'en rasant les murs.

Plus grave est que la classe politique elle-même a paru tout à coup se réveiller allant jusqu'à exercer des pressions [PAGE 59] sur le nouveau président afin qu'il prenne un virage sensible, c'est-à-dire qu'il entame une désahidjoisation et une modernisation plus ou moins sourdement souhaitées par la majorité de la population au risque d'engager le pays sur une pente où les nationaux-tiersmondistes au pouvoir à Paris ne pourraient plus contrôler les événements. Le petit Peuhl a donc été renvoyé précipitamment sur le terrain de ses sinistres exploits. Au prix d'un bicéphalisme en contradiction flagrante avec la théorie et la pratique d'un système qu'il façonna lui-même amoureusement, guidé par ses conseillers, il s'est érigé en garant de « l'unité nationale », en tant que président national du parti unique. S'il n'est plus chef de l'Etat, il est toujours dictateur, en quelque sorte. Etrange situation qui ne manquera pas d'avoir des effets de division, donc de congolisation. Recourant à un discours outrancièrement démagogique, toujours entouré de ses nombreux conseillers étrangers, dont certains sont d'appartenance fascisante, bénéficiant d'un soutien inconditionnel de sa parentèle, appuyé sur le fabuleux magot que lui ont procuré vingt années de rapines éhontées et qu'il peut convertir au besoin en trésor de guerre, le dictateur sans pouvoir est en train de se constituer en Etat dans l'Etat, sorte de statue du Commandeur, prête à s'animer à tout instant pour frapper son successeur.

A propos de ce magot qui en fait l'émule de son ami Mobutu Sese Seko, essayons d'imaginer les disponibilités du petit Peuhl, à partir d'une information du Wall Street Journal (26 mai 1981) à laquelle nous nous sommes souvent référés dans cette revue.

Le grand journal américain, sous la plume d'un reporter ayant séjourné sur place, révélait que, pour la seule année 1980, les royalties versées à Ahidjo au titre du pétrole s'étaient élevées à environ un milliard de dollars, ajoutant un peu plus loin qu'un tiers seulement de ce pactole s'était retrouvé dans le budget national. Et le restant ? Le journaliste américain confiait, non sans sous-entendus, que les justifications avancées par les porte-parole officiels ou officieux du régime n'avaient pas dissipé ses soupçons de concussion.

En clair, le dictateur avait mis de côté en 1980 près de 650 millions de dollars réservés à son usage. Au taux de [PAGE 60] 250 francs cfa le dollar cette année-là, hypothèse extrêmement modérée, cela fait environ 160 milliards de francs cfa (c'est-à-dire, en monnaie française, 320 milliards de centimes ou 3 200 millions de francs), planqués en Europe par le tyran.

Là s'arrête, certes, l'information du Wall Street Journal. Mais le silence ayant persisté en 1981 et en 1982 sur le pétrole, érigé en tabou par le petit Peuhl, on est en droit de penser que les mêmes pratiques se sont poursuivies. Ce que l'on sait maintenant, c'est que les rendements se sont accrus, donc les revenus aussi, pour ces deux dernières années, de sorte que le magot amassé en 1980, 1981 et 1982 s'est au moins ainsi trouvé multiplié par trois, hypothèse là aussi très modérée.

Que l'on tienne compte cependant que l'exploitation du pétrole camerounais, selon des hypothèses concordantes, a commencé au cours des années 1970. Et même si, comme le bon sens l'exige, on admet que les rendements furent d'abord modestes, et, par voie de conséquence, les revenus, de même, naturellement, que les prélèvements du dictateur, de quel vertigineux monceau d'or celui-ci ne se trouve-t-il pas aujourd'hui l'heureux et unique propriétaire ?

Question : quel usage va-t-il faire de ce trésor d'au moins cinq milliards de francs, au-delà de la rémunération régulière de ses nombreux conseillers étrangers, de ses hommes de main, de ses agents occultes dans les medias de différents pays ?

Il n'est pas sans intérêt d'observer avec quelle insistance certains journaux français agitent depuis quelque temps les spectres d'une sécession du nord, d'un coup d'Etat peuhl et d'autres événements prétendument désastreux. L'effet recherché à travers ces rumeurs est-il seulement d'intimider le falot Biya pour le détourner de ses velléités réformistes ?

L'observateur connaissant réellement le Cameroun sait bien que toute tentative sécessionniste du Nord serait une vaste plaisanterie : enclavés au cœur du continent et en bordure du Sahel, sans ressources agricoles hormis un élevage en déclin depuis les terribles sécheresses des années 1970, dépourvus d'infrastructures, souffrant d'un grave retard scolaire sur le Sud, les nordistes constituent pour toute la nation un fardeau bien lourd à porter et [PAGE 61] sont intéressés plus que quiconque au maintien et même au renforcement de l'unité nationale.

Quant au coup d'Etat des Peuhls dont la tentation leur viendrait de leur prépondérance, c'est de la grossière intoxication, les Peuhls ne représentant même pas un dixième de la population, à moins que la prétention ne dissimule une menace de l'ex-président. Pour assurer ses nouvelles ambitions de dictateur sans présidence, Ahidjo pourrait en effet être tenté d'ériger au moins temporairement un Katanga au nord du Cameroun. Ce nouveau Tschombé ne manquerait alors ni de défenseurs dans les milieux intégristes[2] et fascisants d'Europe, et en France notamment, ni de comptes numérotés dans les banques suisses.

Dans cet ordre d'idées, il y aurait beaucoup à dire sur l'étrange agression dont deux officiels français viennent d'être l'objet à Yaoundé, la capitale, et que l'A.F.P. et Le Monde, habituellement silencieux sur les troubles politiques du Cameroun, « ce pays d'une stabilité sans exemple », selon eux, se sont empressés de publier[3]. Peut-être ne s'agit-il que d'une affaire purement crapuleuse, un peu plus audacieuse que toutes celles qui défrayent les conversations, à défaut de la chronique, au Cameroun, submergé depuis de longs mois par une vague de « banditisme ». Mais si jamais ce crime avait une signification politique, dans quelle direction chercher les responsables ? Dans l'état actuel de déliquescence de l'opposition révolutionnaire ou patriote, on doit se demander aux yeux de qui les deux victimes, un certain de Commarmond, [PAGE 62] chargé de mission à l'Elysée, ainsi qu'un non moins anonyme « maître de conférences à l'Université de Yaoundé », pouvaient représenter des symboles assez significatifs pour mériter la sollicitude d'une bande d'hommes armés en pleine ville.

Il est temps que ceux qui jouent les apprentis sorciers au Cameroun depuis vingt ans, en jonglant avec le petit Peuhl et les milliards du pétrole, commencent enfin à mesurer leur irresponsabilité.

P.N.-P.A.


[1] Il est vrai que dans un éditorial du 11 décembre 1981 du Monde, intitulé « Amnesty vingt ans après », on pouvait lire cette révélation stupéfiante : « Hormis quelques cas d'espèce où l'information est rendue pratiquement impossible, Corée du Nord, Nigeria et autres tenants de la répression dans l'intimité, on sait, du moins, pour l'essentiel, comment se comportent la plupart des gouvernements de par le monde... » Il est déjà assez osé de dénoncer l'impossibilité de s'informer au Nigeria, le pays d'Afrique noire où l'information passe pour être la plus libre de l'avis unanime des observateurs. Mais exclure des « tenants de la répression dans l'intimité » des pays comme le Cameroun, le Gabon, le Zaïre, comme disait l'autre, il faut le faire !

[2] On comprendra les raisons du soutien des extrémistes catholiques français au dictateur noir quand on saura que la partie non islamisée du Cameroun, de loin la plus vaste, la plus peuplée, la plus riche et la plus évoluée, a été christianisée par les Spiritains, une congrégation intégriste à laquelle appartient le célèbre Mgr Lefèbre, lui-même ancien archevêque missionnaire d'Afrique. Les Spiritains constituent toujours l'ossature du clergé camerounais dont la hiérarchie africanisée n'est qu'une simple façade. Un pacte secret a permis à ces deux armées de fanatiques de se partager la caporalisation des âmes, les musulmans, sous l'égide d'Ahidjo, poursuivant le gouvernement spirituel du nord, les Catholiques s'assurant le contrôle définitif du sud. C'est surtout dans l'enseignement que cette férule est visible.

[3] Le Monde du 26-2-1983.