© Peuples Noirs Peuples Africains no. 32 (1983) 15-27



Y A BON FRANÇAIS AFRICAIN

Karim TRAORE et Jean-Claude NABA

Jusqu'à quels insondables abîmes la domination française a-t-elle réussi à se frayer la voie au tréfonds de nos âmes ? Jusqu'à quel point nous a-t-elle détraqués en tentant de nous remodeler à sa guise ? (...) N'a-t-elle pas, en définitive, brisé en nous le ressort de toute survie dans la dignité, de toute ambition d'un salut collectif ?
(Mongo Beti, dans Préface à : Le Temps de Tamango de Boubacar Boris Diop)

Le tronc d'arbre aura beau rester dans l'eau, il ne deviendra jamais caïman. (Proverbe africain)

Les propos qui suivent constituent une contribution à l'intéressant débat sur les langues africaines ouvert (ou relancé) par Mongo Beti dans son article intitulé « Les langues africaines et le néo-colonialisme en Afrique francophone », paru dans le numéro 29 (septembre-octobre 1982) de P.N.-PA. Il s'agit en même temps d'une prise de position vis-à-vis de la conception qu'a Mongo Beti d'une politique des langues en Afrique. Au risque de déformer les idées de l'auteur de l'article cité, nous nous sommes laissés guider par les contradictions frappantes qui forment la trame même dudit article, et qui ne manquent pas de choquer les lecteurs, surtout quand ils connaissent l'engagement politique de Mongo Beti pour la cause africaine. Ce fait, que nous jugeons regrettable, est pour nous une leçon : même les plus progressistes [PAGE 16] d'entre les intellectuels africains n'ont pas encore appréhendé la profondeur du problème linguistique en Afrique.

Nous nous efforcerons, à travers notre exposé et notre argumentation, de rendre compte des prises de position ou des conceptions de Mongo Beti vis-à-vis du problème linguistique en Afrique.

DE LA « FRANCOPHONIE » OU LE « CLUB DES SORCIERS »

Nous ne trouvons rien à redire à l'excellent survol historique que M. Beti effectue en début d'article. Ce qui suit est donc une tentative de présenter la situation sous un autre angle.

Les colonialistes français ayant eu pour visée une bantoustanisation des colonies, l'école coloniale servira à créer une classe de privilégiés, d'assimilés et d'extravertis dont le nombre – bantoustanisation oblige – devra être limité (création d'écoles de fils de chefs ... ). Pour ce faire, une péjoration des langues et des cultures africaines sera nécessaire. La farce des « indépendances » jouée, la langue française n'est pas remise en cause tout d'abord parce que la dépendance vis-à-vis de la métropole n'a fait que changer de dénomination, ensuite parce que ce maintien d'une langue étrangère « officielle » arrange la classe au pouvoir : langue de sorcier, secret du pouvoir, le français devait rester tel, d'où l'application des « dirigeants » africains à monopoliser l'enseignement en érigeant des goulots d'étranglement pour les « aspirants dirigeants » (conditions d'examens de plus en plus dures, suppression des internats dans les lycées d'Etat), en refusant d'employer ou en tentant d'acheter les dissidents potentiels[1] ou de fait, et en s'efforçant de récupérer à leur compte des prises de position et des idées progressistes sur les cultures et les langues africaines. Les carnavals d'authenticité [PAGE 17] à la Mobutu et à la Eyadema en sont des illustrations. Les langues africaines se verront accorder, d'une façon limitée bien sûr, une certaine importance, plus exactement : une importance incertaine. En effet, derrière l'objectif officiel clamé de combattre l'analphabétisme se cachent toujours des intérêts économiques, les programmes d'alphabétisation en langues africaines étant toujours en rapport étroit avec la production agricole ou industrielle d'exportation. Il va donc de soi que les quelques leçons de lecture et d'écriture dispensées dans les villages, sont vite oubliées, aucun effort ne pouvant être fait pour maintenir le niveau des « alphabétisés » : la presse, la radio (à part quelques émissions « folkloriques ») sont en langue française.

LES LANGUES AFRICAINES : DEBOUCHES (DES BOUCHEES !) POUR AFROPHAGES

Un autre phénomène attire l'attention sur les langues africaines et amène les « autorités » (aussi bien africaines que métropolitaines) à se tourner vers celles-ci : le premier bilan, autour des années 1970, de la situation du français en Afrique « francophone ». L'évidence montre notamment que la « francophonie africaine » perd en qualité – on s'intéresse à peine au fait que le nombre des écoles, proportionnellement au nombre d'enfants scolarisables, est en baisse. La « gravité » d'une telle constatation s'exprime bien dans la citation suivante :

    Actuellement au Sénégal, un « accent » se développe qui, si l'on n'y prend garde, risque de compromettre l'intercompréhension. Des phrases grammaticalement correctes sont prononcées de telle sorte que l'auditeur francophone étranger au Sénégal est souvent contraint à un effort d'attention pénible et ne parvient pas à « décoder », donc à comprendre certains éléments du message[2].

[PAGE 18]

Il va de soi qu'il s'agit ici de l'intercompréhension entre les maîtres néocolonialistes appelés ici « auditeur francophone étranger » et leurs sous-fifres locaux. Qui ose encore parler d'une quelconque souveraineté des Etats africains ?

    Outil par excellence d'un impérialisme multiforme, elle (la langue française) favorise et même comble le sentiment de supériorité des agents de la domination française en les dispensant ici d'un effort qui leur est imposé partout ailleurs, c'est-à-dire apprendre au moins les rudiments du parler local[3].

La recherche par les instances officielles d'une solution suivra deux chemins :

– sur le plan psycho-pédagogique, on « découvre » que la maîtrise par l'enfant de sa langue maternelle facilite l'acquisition d'une langue étrangère qu'il apprend par la suite. On se tournera donc vers les langues africaines, pour faire d'elles un instrument primaire d'acquisition du français;

– par ailleurs, on travaillera à une formule nouvelle du français en Afrique, un « français sans douleurs pour nègres ». Les universités et les instituts linguistiques africains sont le lieu privilégié d'une telle recherche (Institut de Linguistique Appliquée d'Abidjan, Centre de Linguistique Appliquée de Dakar ... ).

L'idée de M. Beti d'« africaniser » le français n'a, en fait, rien de nouveau : tout coopérant professeur de français en Afrique a, à un moment ou un autre de sa vie fructueuse, écrit un article sur ce thème ou en a fait son sujet de maîtrise ou de doctorat (cf. Maurice Houis, Maurice Calvet, Jacques Champion, Retord, Dumestre, Canu ... ). Dans nos instituts de linguistique, on peut voir chercheurs africains et français peiner côte à côte à la poursuite d'un but commun : améliorer la qualité du français parlé en Afrique grâce à une connaissance poussée [PAGE 19] des langues africaines, qui sont donc loin d'être un but en soi. A brève ou longue échéance, les Africains se verront imposer un français dont les normes auront été fixées par la France – par la force et au nom de la Francophonie plénipotentiaire –, un français de serviteurs.

Ce qui anime nos dévoués coopérants en linguistique, ce n'est pas seulement cet idéal noble de servir et défendre des buts néo-colonialistes : nombre d'entre eux font ainsi carrière « sur le dos » des langues africaines et se retrouvent très souvent directeurs de nos fameux instituts ou experts en Africanistique sur les rives de la Seine. Le nombre insignifiant de « coopérants » africains dans les instituts européens d'africanistique est la preuve que la métropole tient à tout prix à contrôler et gérer nos langues et leur enseignement. Les seuls endroits où l'on enseigne ces langues en Europe restent encore les centres de recrutement de mercenaires nouveau style pieusement nommés « coopérants ».

De ce côté, le langage parlé est suffisamment clair : s'intéresser aux langues africaines à cause du français, afin de généraliser une certaine forme, dite « africanisée » de la langue qui ne nous opprime que depuis trop longtemps. Cela saute aux yeux. On se demande alors pourquoi tant de voix favorables, même parmi les Africains, à un français « africanisé ».

M. Beti montre dans son article que les langues africaines n'ont rien à envier au français. Mais il se contredit en même temps en plaidant pour le français nouvelle version. Pour être plus exacts : dans la logique de l'argumentation de M. Beti, tout se tient : il s'agit de faire du français, jusqu'alors « langue » d'une minorité, le bien du Peuple. Les raisons de M. Beti ne sont pas très claires, lorsqu'il écrit : « N'était-il pas plus conforme au bon sens de tenter l'expérience d'une cohabitation des langues régionales africaines avec le français ? » (p. 113). Nous ne voyons pas du tout comment une telle entreprise serait possible et conciliable avec les visées et les activités néo-colonialistes françaises. Comment M. Beti se représenterait-il par exemple une cohabitation pacifique des systèmes économiques français et africains ? Ou alors, postulerait-il que le cas des langues est particulier ? M. Beti semble ne pas vouloir appliquer son intransigeance à [PAGE 20] l'égard de la domination politico-économique de la France en Afrique au domaine linguistique, même s'il est parfaitement conscient du fait que les deux domaines se complètent : « ... il est clair qu'il y a domination linguistique et culturelle, plus ou moins voyante, là où il y a domination politico-économique » (p. 113).

L'une des motivations – qui semblent être d'ordre pratique – de M. Beti est le fait suivant :

    Aucun homme de bon sens ne peut nier, par exemple, que si une autorité camerounaise, même dans l'hypothèse de circonstances révolutionnaires, décidait du jour au lendemain d'adopter pour langue officielle unique un dialecte national vernaculaire (sic) et de l'imposer à l'ensemble de la population, elle fomenterait une crise politique majeure, à laquelle elle ne pourrait remédier que par la force, la contrainte, donc la répression (pp. 115-116).

Posant un faux problème, M. Beti tire une conclusion hâtive : « Nos populations devront donc sans doute se résigner longtemps encore au français comme langue de communication nationale » (p. 116).

Soulignons tout d'abord une contradiction flagrante : p. 111, M. Beti écrivait que le français « n'est pourtant parlé que par une portion infime des habitants, soit, selon des statistiques officielles qui ne pêchent pas par excès de pessimisme, autour de 5 % ». Partant de l'évidence selon laquelle les 95 % de la population africaine qui ne participent pas du théâtre de la « francophonie africaine » n'en continuent pas moins de vivre, et les diverses ethnies africaines de communiquer entre elles sans avoir recours au français, nous posons la question de savoir ce que M. Beti entend donc, en parlant de « nos populations », par « langue de communication nationale » : il a prouvé lui-même que le français n'en est pas une.

FRANCE-MENT AFRICANISES

L'argument massue de M. Beti – la nécessité de choisir ou d'imposer une seule langue à l'échelle nationale – est [PAGE 21] ce qu'il y a de plus fallacieux. Cité à maintes reprises par le passé, servi à toutes les sauces par les combattants de la « Francophonie », il relève, venant des « francophiles », d'un esprit foncièrement malhonnête. Comment s'expliquer le fait que M. Beti parle subitement le même langage ? Deux possibilités :

– M. Beti ne s'est peut-être pas suffisamment documenté sur le sujet. S'il l'avait fait, il serait à coup sûr tombé sur des conseils du genre :

    ... pourquoi ne pas allier à l'avantage de la neutralité linguistique et politique (sic) l'avantage de posséder dès lors une langue d'enseignement et de culture qui soit en même temps un instrument de grande communication et faire ainsi d'une pierre deux coups[4].

assortis de constatations et suggestions telles que :

    Aujourd'hui, parmi les langues les plus répandues dans le monde, le français et l'anglais peuvent sans conteste prétendre au titre de langues « internationales ».
    Or les Etats d'Afrique noire, pour la plus grande partie, ont choisi (sic), soit l'anglais soit le français en tant que langues nationales officielles.
    Un tel choix ne peut que favoriser l'expression culturelle et économique de ces Etats en leur facilitant les échanges et les relations à l'échelle internationale[5].

– Autre éventualité : M. Beti, comme beaucoup d'intellectuels [PAGE 22] africains formés à l'école européenne, reprend à son compte un concept de la Nation typique de l'esprit bourgeois européen, notamment celui de la Nation monolingue. Par là, M. Beti oublie – ou méprise – entre autres le combat des minorités ethniques ou linguistiques de la France elle-même.

Faisant de la situation linguistique en France une situation idéale, il essaie de la transposer sur l'Afrique. Les opprimés seuls savent qu'elle est loin de l'être.

Chaque peuple, dans la recherche de solutions à ses problèmes, se tourne toujours vers son histoire. Faisons en autant : les empires africains, bien que n'ayant pas été monolingues, n'ont jamais thématisé le problème linguistique. Ces empires n'en fonctionnaient pas moins.

A notre avis, la notion de Nation devrait être essentiellement basée sur le fait que des peuples (linguistiquement hétérogènes, fait qui est toutefois trop simplifié et amplifié par les gendarmes du français en Afrique) participent d'un même fonds culturel. En cela, les résultats des travaux de chercheurs comme Cheikh Anta Diop sont d'une importance capitale. N'importe quelle langue africaine serait alors mieux indiquée que le français qui, culturellement, n'a rien de commun avec une quelconque langue africaine.

Mais il n'est ni nécessaire, ni utile, ni raisonnable de vouloir ériger une langue, même africaine, en langue nationale unique : c'est une fuite devant la réalité et l'ampleur de la tâche à accomplir que de voir dans le nombre des langues africaines un frein à l'entente nationale panafricaine.

Une concession toutefois : la nécessité de langues régionales – comprises dans un sens plus large que chez M. Beti. Ces langues ne sont pas à désigner, puisqu'elles existent déjà : en Afrique de l'Ouest, le Bambara/Jula relie linguistiquement la Guinée, le Mali, la Côte-d'Ivoire, la Haute-Volta, le Sénégal, la Gambie. Le Hausa est utilisé au Niger, au Nigeria, au Togo, au Bénin, au Ghana, en Haute-Volta. L'exemple du Swahili en Afrique de l'Est est bien connu.

La décision d'employer pleinement et efficacement ces langues dans la recherche, l'administration, l'enseignement, etc. relève d'une concertation à l'échelle internationale, rendant nécessaire une réforme – entre autres – [PAGE 23] du système scolaire et universitaire, des médias. Les résultats des recherches scientifiques, les débats et les décisions politiques devront être rendues accessibles aux peuples africains dans toutes les langues africaines en évitant d'utiliser un jargon mystificateur. La création d'universités régionales sera un moyen sûr de renforcer les liens entre les diverses nations africaines. Les Français en étaient parfaitement conscients, quand ils se dépêchèrent de dissoudre les grands ensembles régionaux d'avant les « indépendances » (A.O.F., A.E.F.).

Il est regrettable que M. Beti n'aille pas jusqu'au bout des constatations qu'il fait, des idées qu'il émet. Quand par exemple il parle du beti comme d'un dialecte Fang (p. 109), il mentionne que l'ethnie qui parle ces dialectes Fang « déborde d'ailleurs sur le nord du Gabon » (p. 109). Mais sa représentation de la régionalisation concerne le beti seulement et perd de vue les autres dialectes Fang parlés aussi bien au Cameroun qu'au Gabon. Remarquons en passant qu'une régionalisation bien comprise présuppose la remise en question des frontières héritées de la colonisation et des rapports inter-étatiques.

Les propos de M. Beti sont remarquables de modération :

    Par la suite, on l'initierait (l'enfant beti) prudemment, progressivement au français (p. 113).

    ... et on s'apercevra alors que le beti, en région beti; peut être utilisé, dès maintenant, à des niveaux relativement élevés intellectuellement[6].

    ... l'africanisation immédiate de la communication régionale sinon nationale en Afrique dite francophone n'apparaîtrait plus du tout comme une vue de l'esprit, mais comme une solution de bon sens, peut-être même l'unique solution possible (p. 114).

Cette modération s'explique par le désir de M. Beti de s'exprimer « en termes d'accommodements mais non de divorce » (p. 115). Pas plus ici que dans un autre domaine, il ne saurait être question de compromis : le français [PAGE 24] s'étant installé par la violence, il ne peut « repartir » que par la violence, même si la préparation de ce départ – de cette expulsion – doit être longue. La revendication la plus légitime – « restituer (aux langues africaines) les fonctions nobles dont la colonisation les avait arbitrairement privées » (p. 114) – est en même temps la plus totale : les fonctions de ces langues s'étendaient à tous les domaines; nos langues doivent donc retrouver leur place à tous les niveaux de la vie des peuples africains. M. Beti semble exclure au moins un domaine quand, après avoir écrit : « Il faudrait donc que les Africains disposent rapidement d'un patrimoine d'œuvres littéraires dues à leurs propres plumes » (p. 116), il affirme que « la création totalement libre par les Africains d'œuvres en français est le moyen idéal pour plier à leurs aspirations, à leur fantaisie, à leur génie, à leur mentalité, aux tendances naturelles de leur prononciation une langue qui, autrement, demeurerait un idiome étranger, un simple instrument de mise en condition, un prétexte nouveau de leur séculaire esclavage »[7] (p. 116). Il semble que la littérature africaine doive rester d'expression française... M. Beti se fait des illusions quant au caractère « africain » de ces œuvres à « africaniser » : (tout(e) Africain(e) qui écrit en français voit son œuvre récupérée au nom – une fois de plus – de la « Francophonie ». Ce n'est pas sans raison qu'après avoir parlé de « littérature négro-africaine » les critiques et autres classificateurs s'empressent d'ajouter « ... d'expression française »[8] !

Nous estimons que M. Beti a tendance à sous-estimer le danger que représente cette « récupération » qu'il prône d'une langue étrangère, langue de domination et d'exploitation. « Parler une langue, c'est aussi assumer le poids d'une culture » (Fanon), même s'il s'agit d'une langue « réadaptée ». Peut-on vider une langue de son [PAGE 25] contenu – l'impérialisme politique, économique et culturel français – pour y mettre ce que l'on veut – les cultures africaines – ? Une langue n'est pas un melon, et qu'on le veuille ou non, chaque langue, pour assumer pleinement ses fonctions, a besoin de ses racines. Où sont celles du français en Afrique ? Combien d'Africain(e)s parlent le français comme langue maternelle ? M. Beti propose-t-il de faire du français « africanisé » la langue maternelle des peuples africains – ce qui signifie, d'une façon ou d'une autre, la mort certaine des langues africaines –, ou alors le français doit-il rester la langue de l'école, de la recherche, des médias, en un mot du Pouvoir, mais pas de la famille ni de la vie quotidienne – ce qui signifie à nouveau une rupture entre milieu naturel de l'enfant et milieu scolaire, et bantoustanisation ? En outre, il est certain que le français, même « africanisé », véhiculera toujours les résidus d'une culture non africaine, et pas forcément les meilleures valeurs de cette culture.

Peut-on, comme le souhaite M. Beti, « faire descendre le français de son piédestal, l'humaniser en quelque sorte, l'africaniser en un mot, le neutraliser comme agent d'acculturation » (pp. 114-115) ? L'auteur de l'article qui nous concerne croit une telle chose possible. Prenant pour exemple l'Inde et l'Irlande face à l'anglais d'une part et les pays du Maghreb confrontés au français d'autre part, il écrit :

    ... si la langue de l'ancien colonisateur cesse d'être insupportable à un peuple récemment émancipé, tout en continuant à jouer le rôle de langue principale de communication nationale, c'est que le peuple récemment émancipé a en quelque sorte décolonisé cette langue étrangère, qu'il se l'est en quelque sorte appropriée, en lui arrachant pour ainsi dire ce venin mortel qui menaçait sa culture profonde en ébranlant en même temps sa propre confiance en lui-même (p. 115).

Face à cette hypothèse de M. Beti selon laquelle l'Inde aurait « indisé » l'anglais et les pays du Maghreb « maghrébinisé » le français, on peut tout simplement, tout naïvement, se demander si ce ne sont pas plutôt l'anglais [PAGE 26] et l'Anglais, le français et le Français qui ont réussi à « angliciser » et « franciser » l'Inde et les pays du Maghreb. Qu'attend-on, sur le plan international, de ces pays ? Qu'ils remplissent leurs fonctions dans la répartition internationale du travail, conçue à Londres, Paris, Washington, Bonn, etc., sans plus.

Il se pose, dans le débat autour des langues africaines et leur enseignement, un problème de priorités. L'une d'entre elles est la redéfinition du concept de « langue étrangère ». Il est plus que nécessaire de remplacer le français, l'anglais, l'allemand, l'espagnol et autres c étrangers » par des langues africaines de grand rayonnement (Swahili, Bambara/Jula, Hausa). Les langues européennes pourront être enseignées au niveau universitaire pour celles et ceux qui s'y intéressent dans le but de se consacrer à l'interprétariat ou par « curiosité scientifique » (!).

Mais il nous revient ici l'un des arguments chéris des défenseurs du français en Afrique, grands altruistes s'il en est : la nécessité pour l'Afrique de ne pas se couper du reste du monde (!) :

    Nous demeurons persuadés que les Etats africains ont pris conscience de l'importance que revêt pour leur développement culturel et économique la possession d'une langue officielle de grande communication, telles que le français par exemple, et qu'ils mettront tout en œuvre, scolarisation poussée, alphabétisation des adultes, nouvelles méthodes d'enseignement (tenant compte des impératifs que nous avons présentés), pour doter leurs ressortissants de cette clé du monde de demain : une langue internationale[9].

C'est bien là un exemple du mépris affiché pour les peuples africains et leurs langues : la référence éternelle de l'Afrique se doit d'être européenne, et il semble bien que les Africains ne puissent communiquer avec des peuples non africains qu'en des langues non africaines. Que retirent, pour le moment, les peuples africains de cette communication internationale ? De temps en temps quelques sacs de mil ou de maïs largués au-dessus d'un Sahel[PAGE 27] où la culture de produits destinés à l'exportation encourage la famine; régulièrement, un approvisionnement en coopérants, spécialistes des affaires africaines, conseillers militaires et autres barbouzes...

De l'Afrique on n'attend que des miracles : elle doit bâtir son devenir sur une base monolinguistique que l'on ne retrouve dans l'histoire d'aucun autre continent. A quand les « francophones francophiles » qui, à l'instar des « colons » aux Amériques, décimeront proprement les peuples africains, afin de populariser, imposer, continentaliser le FRANÇAIS ?

La révision par les intellectuels progressistes africains de leurs positions vis-à-vis des langues africaines est plus que nécessaire. Leurs attitudes face aux problèmes linguistiques sont les mêmes que celles d'hommes « sincères » dont l'engagement politique progressiste est incontestable, mais qui, dès qu'ils sont confrontés à la question de l'exploitation et la domination d'un sexe par l'autre, modèrent leurs propos ou bannissent à jamais tout engagement conséquent derrière la théorie – mal comprise – des priorités. Le problème des langues africaines exige un engagement au moins aussi conséquent et vigilant que celui de l'exploitation politico-économique, et l'oppression linguistique ne sera pas résolue grâce à une action résiduelle découlant de l'élimination de la domination politico-économique.

Saarbrücken/Bayreuth, janvier 1983

Karim TRAORE
Jean-Claude NABA

P.S. : Au moment où nous achevons la rédaction du présent article, nous parvient la nouvelle de l'admission de l'arabe comme langue internationale par l'O.N.U.

Nous nous en réjouissons en tant que « Tiers-Mondistes »; n'en oublions pas pour autant que langue et intérêts politico-économiques sont étroitement liés. A la vie, à la mort...


[1] Voir la situation, bientôt dépassée, des enseignants en Côte-d'Ivoire, à qui l'on offrait des privilèges matériels inouïs pour mieux les séparer du peuple à la moindre occasion, en leur rappelant justement leur situation de privilégiés, donc leur appartenance, même « passive », au groupe des pillards. La « conjoncture internationale » aura été le prétexte bienvenu pour faire supprimer ces privilèges, ne serait-ce que partiellement.

[2] Maurice Calvet, « Interférences du phonétisme wolof dans le français parlé au Sénégal dans la région du Cap-Vert », in Bulletins de l'IFAN, XXVI, série B, no3-4, 1964, p. 518,

[3] Mongo Beti, « Les langues africaines et le né-colonialisme en Afrique francophone », in Peuples noirs-Peuples africains, no 29 (sept.-oct. 1982), p. 107.

[4] Gaston Canu, « De la langue maternelle à une langue internationale », in Langues négro-africaines et enseignement du français. Conférences et comptes rendus, Institut de Linguistique Appliquée, Abidjan, 1971, p. 8.

[5] Ibid., p. 13. Même en s'efforçant de tenir un raisonnement purement abstrait, totalement détaché des réalités africaines on ne saurait comprendre ce que peut être une langue « linguistiquement et politiquement neutre ». L'affirmation selon laquelle les pays africains auraient choisi les langues qui les oppriment comme langues officielles exigerait une réécriture de l'histoire coloniale africaine.

[6] Souligné par nous.

[7] Quelle langue, pour un(e) Africain(e), se prête mieux à de telles exigences que sa langue maternelle ? Du Bellay n'a pas plaidé pour une popularisation et une récupération du latin par les Français, alors que des arguments d'ordre culturel et géographique auraient rendu compréhensible une telle tentative.

[8] Voir l'article d'Odile Tobner : « Francophonisez, francophonisez... » (P.N.-P.A., no 19, janv.-fév. 1981) rendant compte de telles pratiques qui, cela ne saurait étonner, se doublent de tentatives de falsification.

[9] Gaston Canu, op. cit., p. 17.