© Peuples Noirs Peuples Africains no. 31 (1983) 107-138



L'AVENIR D'UNE DERISION :
L'ORDRE DU DISCOURS AFRICAIN

(Notes en marge de deux ouvrages récents)[1]

Luftatchy N'ZEMBELE

« L'Occident n'est pas à l'ouest.
Ce n'est pas un lieu, c'est un projet. »
Edouard Glissant,
(Le Discours antillais, 1981).

I. HISTOIRE DES LIMITES ET LIMITES D'UNE HISTOIRE

On relira mieux désormais L'Autre Face du Royaume[2]. Un certain lierre risquait d'en celer le sens, de l'escamoter, de l'aspirer ou de le détourner vers soi. Dans le débat qui a cours aujourd'hui sur le statut et la pratique des sciences dites humaines et sociales en Afrique et, plus particulièrement, sur le statut et le rôle du savoir et de la pratique ethnologiques – débat fortement ponctué par un brillant coup d'éclat (et de colère torrentielle) d'une critique politique particulièrement pénétrante[3] à laquelle [PAGE 108] devait faire écho une critique épistémologique (et politique) exemplaire : dense, systématique, radicale, et dont la rigueur ne le cédait en rien à la lucidité[4] –, ce livre est passé inaperçu ou incompris, accablé sous le poids du silence ou des malentendus. C'est qu'en fait la faute n'en était pas toujours aux lecteurs. Ce texte, uniment syncrétique et maladroit, alignant souvent ce qui n'a pu totalement échapper à la lucidité de l'auteur lui-même comme relevant d'« évidences » parfaitement « inutiles », sinon de pires clichés à côté d'intuitions généralement éblouissantes, des thèses justes et éclairantes qu'il faut aller « repêcher » dans des énoncés encombrés d'erreurs et de contresens le plus souvent repérables à l'endroit même des réflecteurs principaux auxquels il faisait pourtant la part la plus belle (Althusser et Foucault), sans parler des redites, sinon de la pure et simple redondance, restait, malgré tout, remarquable par le projet qui le portait. Savoir : comment des Africains pourraient entreprendre chez eux un discours théorique qui soit producteur d'une pratique politique ? Ce que je peux autrement, dans un langage dont le sens va s'éclairer tout à l'heure, exprimer : par quel mécanisme pouvons-nous arriver, sur le continent, à nous aménager une voie de « sortie » réelle et effective d'un ordre de discours qui porte en lui la clôture, l'enfermement et le quadrillage d'un horizon qui nous est étranger ?

C'est ce projet ambitieux que nous retrouvons repris ici avec bonheur dans ce livre excellent, important, passionnant-passionné – L'Odeur du Père –, et dont le moins que l'on puisse dire est qu'il ne devra pas tarder à s'imposer à l'attention de plus d'un intellectuel africain. Et comme pour souligner la continuité et la permanence du projet, montrer que c'est (toujours) lui qui a la charge [PAGE 109] d'assurer unité et cohésion à l'ensemble, dans ses moments de modulation différente, ce texte – soigneusement criblé, bluté, décapé de tout ce qu'il y avait encore de gênant, d'approximatif, sinon d'exaspérant dans L'Autre Face du Royaume, servi par une sûreté théorique et une documentation remarquables qui, sans doute, se laissent parfois prendre en défaut, mais toujours en des lieux isolés et rares d'erreurs de détail pour lesquelles nous ne chercherons pas à chicaner l'auteur – reprend et incorpore des pages entières de L'Autre Face du Royaume.

Mais dans la mesure où, précisément, à mon sens, ce qui noue l'intérêt de L'Odeur du Père réside davantage dans le sens même de son projet que dans la portée des affirmations (quelquefois, il est vrai, simplement assenées... dans le vide !), je voudrais ici m'y attacher et examiner de près sa figure d'ensemble.

« Interroger une culture sur ses expériences-limites, c'est la questionner aux confins de l'histoire, sur un déchirement qui est comme la naissance même de son histoire. Alors se trouvent confrontées, dans une tension toujours en voie de se dénouer, la continuité temporelle d'une analyse dialectique et la mise à jour, aux portes du temps, d'une structure tragique. » Pour peu que l'on prête un instant d'attention à la lumière de cette déclaration qui ouvre la première édition de l'Histoire de la Folie de Michel Foucault[5], on pourra, encore mieux, prendre la mesure du projet de Mudimbe ou, plus exactement, le sens fléché vers lequel il pointe : interroger « la » culture africaine sur ses « expériences-limites », aux « confins de l'histoire », sur un « déchirement qui est comme la naissance même de son histoire ». Et qu'est-ce : interroger cette culture sur ses « expériences-limites », sur son « déchirement » comme naissance même de son histoire – sinon la penser dans les limites constitutives de son horizon actuel, dans ses limites, dans notre manière actuelle de la vivre et de la dire; sinon la penser sur fond d'une invincible discontinuité historique. Et qu'est-ce à dire, au fond, sinon qu'il importe de penser cette culture comme histoire, cette histoire (discontinue, évidemment) [PAGE 110] comme partage, ce partage comme rapport (néo) colonial-impérialiste en personne ? Et quand tout cela est tout à fait clair, serait-il encore besoin de souligner ce qui, à toutprendre, crève les yeux d'une aveuglante clarté, savoir : cette histoire subie comme histoire du rapport (néo) colonial-impérialiste (et, par conséquent, comme histoire d'un rapport de pouvoir) est, jusqu'à ce jour – peut-être même aujourd'hui plus que jamais ! –, une histoire scandée, ponctuée, (sur)déterminée de l'extérieur, une histoire hétéronome par excellence ? Mais n'anticipons pas.

Qu'on m'entende bien. Je n'ignore pas que l'énoncé du projet de Mudimbe en tant que tel n'est pas, à proprement parler, ainsi identifié, ainsi formulé par son auteur. Soit. Mais je pense que le sens fléché vers lequel il pointe se trouve bel et bien de ce côté, dans cette direction. Mais je pense aussi qu'il ne saurait être non plus question d'ignorer que ce projet, à y regarder de près, dans le sens de son intention et les conditions de sa possibilité, s'éclaire particulièrement à la lumière de cette déclaration de Foucault. Pour au moins deux raisons : 1) il est question, dans L'Odeur du Père mieux encore que dans L'Autre Face du Royaume, des limites constitutives d'un espace d'ordre, des effets de discontinuité historique, d'une découpe, d'une pratique, d'une parole, d'un regard avec, bien entendu, tout ce que cela implique et tout ce qui est impliqué dans cela de vie et de mort : il est donc question, dans ce projet, de la différence spécifique de cet espace, de ce champ qui porte l'ordre du discours africain comme geste constitutif de partage établi par l'Occident, comme ce que j'appelle ici histoire des limites et limites d'une histoire. Autant des termes bien connus de l'archéologie du savoir. Pour peu qu'on les entende dans leurs concepts. 2) En outre, j'emprunte à dessein cette voie d'accès, ce détour par Foucault, parce que le discours qui nous est tenu dans ce livre risque de passer inentendu si l'on ne prend pas suffisamment au sérieux le fait qu'il se place lui-même délibérément sous le signe de l'œuvre de Foucault. En effet, l'omniprésence de l'auteur de la Naissance de la Clinique, Les Mots et les Choses et Surveiller et Punir devenu ici le réflecteur par excellence, sans cesse appelé au secours (ou en renfort), utilisé, commenté, cité, même silencieusement, à tous les virages du texte (tapissé, de part en part, des concepts foucauldiens), [PAGE 111] s'affirme à coup sûr massive comme Dieu dans sa création ou l'Artiste de Flaubert dans son œuvre. Avec cette nuance qu'on ne se contente pas ici de le sentir partout sans le voir, mais on le sent partout en butant sur lui à chaque pas. Et il n'est pas jusqu'à la réponse à un critique qui sert de conclusion à l'ouvrage où il n'est mis quelque coquetterie à lui donner une forme qui n'est pas sans évoquer celle qui clôt L'Archéologie du savoir[6].

Par où l'on peut voir pourquoi je suis d'abord allé tout de suite à l'extrême du sens fléché vers lequel pointe ce projet. Non seulement pour l'éclairer au niveau de ses propres conditions d'énonciation, mais aussi pour rendre sensible l'unité de son inspiration. Quitte, bien entendu, à éprouver les titres de validité de celles-ci.

D'entrée de jeu, le sous-titre même de ce livre (divisé en trois parties couvertes par quinze « chroniques » rédigées au cours des dernières années à des usages et dans des circonstances différentes : texte prononcé au cours d'un colloque, article de revue, compte rendu d'un ouvrage, etc.) – Essai sur des limites de la science et de la vie en Afrique noire – annonce les couleurs et donne déjà ses cartes. Que sont-elles ? De quoi s'agit-il ? Très concrètement, il s'agit, « pour nous Africains, d'investir la science, en commençant par les sciences humaines et sociales, et de saisir les tensions, de re-analyser pour notre compte les appuis contingents et les lieux d'énonciation, de savoir quel nouveau sens et quelle voie proposer à nos quêtes pour que nos discours nous justifient comme existences singulières engagées dans une histoire, elle aussi singulière. En somme, il nous faudrait nous défaire de « l'odeur » d'un père abusif : l'odeur d'un ordre, d'une région essentielle, particulière à une culture, mais qui se donne et se vit paradoxalement comme fondamentale à toute l'humanité. Et par rapport à cette culture, [PAGE 112] afin de nous accomplir, nous mettre en état d'excommunication majeure, prendre la parole et produire « différemment ». Qu'est-ce à dire, sinon que « le contact de l'Afrique avec l'Occident au siècle dernier a provoqué une rupture dans les modes d'être, de penser et de vivre dont on mesure mal l'importance. Ce contact a notamment introduit l'Afrique en un espace radicalement nouveau. La pratique de la connaissance se vit depuis lors, malgré le maintien discret des modes anciens, comme ouverture à autre chose, en une dépossession qui, par son caractère hallucinant, a tout l'air d'un procès de purification initiatique »[7].

Le sens de tout le projet et l'essentiel du livre se concentrent en ces quelques lignes où ils se dégagent en une thèse clairement affirmée : il nous faut nous débarrasser de « l'odeur du Père » qui est l'odeur d'un espace d'ordre qui n'est pas le nôtre, il faut détruire, éliminer, tuer le Père en nous. Non pas pour confirmer, une fois de plus, que « les fils tuent les pères », mais « simplement » (?) pour survivre. Survivre comme « existences singulières engagées dans une histoire, elle aussi singulière ». Arriver [PAGE 113] par là à faire échec à cette lancinante approche d'une mort lente... Notre devenir-humain, toute notre existence adulte-responsable, la maîtrise effective de notre espace-temps, l'assomption d'une mémoire historique furieusement raturée, d'une culture à vivre et à dire dans son horizon actuel, la fin de la dépossession, de la pulsion mimétique, de l'irresponsabilité collective, tout cela reste suspendu, conditionné par la possibilité, la nécessité impérieuse d'en arriver sans délai à ce meurtre du Père qui est Loi. Echapper à cette Loi, à son implacable tyrannie, c'est « commettre » absolument ce meurtre obligé et incontournable. Et, pour ce faire, deux lieux stratégiques majeurs qui sont également deux points de fuite mortels et mortifères, deux limites atroces constitutives de l'espace qui porte l'ordre de nos discours sont, de toute urgence, à investir, avec, bien entendu, notre propre « odeur » des fils parricides : « la science » et « la vie ».

1. – La science d'abord. Pour des raisons tactiques, stratégiques (je précise encore plus loin ce qu'il faut entendre par là), historiques et épistémologiques, « investir la science », c'est entendu, suppose, pour commencer, assiéger, prendre d'assaut les sciences dites humaines et sociales. Bien entendu, une analyse qui entrerait dans les détails serait en fait nécessaire. Ce que je ne puis faire ici. Qu'on me permette seulement un mot pour noter qu'il est tout de même facile de pointer les « appuis contingents » et les « lieux d'énonciation » de ces sciences. En effet, s'il n'y a pas, à l'heure actuelle, beaucoup de façons de « faire » du calcul infinitésimal, ou de l'informatique, ou de la physique des hautes énergies, ou de la biochimie, par exemple, c'est qu'il se pose peut-être là un problème trop compliqué quand il s'agit d'interroger des sciences dites exactes ou de la nature dans leurs rapports avec les structures politiques et économiques de la société. Ne serait-ce qu'à cause de la hauteur de la barre épistémologique, du seuil épistémologique de l'explication possible[8]. (Que l'on songe, pour [PAGE 114] ne s'en tenir qu'à ce seul et tristement célèbre exemple, à l'heur et malheur de la « biologie » lyssenkiste, au plus fort de la « science prolétarienne » !) Mais il en va tout autrement pour des sciences aussi controversées, sinon aussi douteuses que la psychologie, ou la sociologie, ou la psychiatrie, ou criminologie, par exemple. Qui fournissent facilement à la critique radicale des cibles difficiles à ignorer. Et qui, manifestement pourvues d'un profil épistémologique plus bas, clairement liées à toute une batterie d'institutions, d'exigences économiques immédiates, d'urgences politiques de régulations sociales, d'implications idéologiques d'une évidence souvent désarmante, posent ainsi, à ciel ouvert, le problème de leur fonctionnement et signification sur le plan social, politique, idéologique, culturel. En outre, il faut bien garder présent à l'esprit que les sciences dites humaines et sociales, contrairement à celles dites exactes ou de la nature, nous renvoient, comme l'a si bien montré Foucault, à une disposition épistémologique précise et fort bien déterminée dans l'histoire, en tout cas à une disposition qui leur est propre dans l'espace épistémologique, une configuration radicalement différente des sciences au sens [PAGE 115] strict. De sorte que contrairement à toutes les apparences, les « évidences » naïves de l'histoire des idées qui, ici comme ailleurs, fait l'effet soudain d'un travail de surface, ce qui manifeste en tout cas le propre des sciences humaines, ce n'est pas cet objet privilégié et singulièrement embrouillé qu'est l'homme. « Pour la bonne raison que ce n'est pas l'homme qui les constitue et leur offre un domaine spécifique; mais c'est la disposition générale de l'épistémè qui leur fait place, les appelle et les instaure, – leur permettant ainsi de constituer l'homme comme leur objet. On dira donc qu'il y a "science humaine" non pas partout où il est question de l'homme, mais partout où on analyse, dans la dimension propre à l'inconscient, des normes, des règles, des ensembles signifiants qui dévoilent à la conscience les conditions de ses formes et de ses contenus. Parler de « sciences de l'homme » dans tout autre cas, c'est pur et simple abus de langage »[9].

Il est très clair, s'il en est bien ainsi, qu'il est donc parfaitement inutile et fastidieux de répéter sur tous les tons que les « sciences humaines » sont de fausses sciences. Au lieu qu'il importe plutôt de voir que « ce ne sont pas des sciences du tout; la configuration qui définit leur positivité et les enracine dans l'épistémè moderne les met en même temps hors d'état d'être des sciences; et si on demande alors pourquoi elles ont pris ce titre, il suffira de rappeler qu'il appartient à la définition archéologique de leur enracinement qu'elles appellent et accueillent le transfert de modèles empruntés à des sciences. Ce n'est donc pas l'irréductibilité de l'homme, ce qu'on désigne comme son invincible transcendance, ni même sa trop grande complexité qui l'empêche de devenir objet de science. La culture occidentale a constitué, sous le nom d'homme, un être qui, par un seul et même jeu de raisons, doit être domaine positif du savoir et ne peut être objet de science ». En d'autres termes : « Cette configuration qui leur est particulière, il n'y a pas à la traiter comme un phénomène négatif : ce n'est pas la présence d'un obstacle, ce n'est pas quelque déficience interne qui les font échouer au seuil des formes scientifiques. Elles constituent en leur figure propre, à côté des sciences et sur le [PAGE 116] même sol archéologique, d'autres configurations du savoir »[10]. Il faut aussi noter que les « sciences humaines » elles-mêmes sont de date récente : leur mise en place effective sur la base d'un savoir positif n'est en effet vieille que d'un siècle et demi. Et bien que cela ne puisse pas être considéré ni traité comme un événement dans l'ordre du savoir, le fait même que le temps qui affecte dans sa nature l'objet de ces sciences soit celui-là même qui signe la révolution industrielle et la naissance de l'impérialisme ne saurait être tenu sans rapport avec certaines de leurs articulations.

Du point de vue qui nous intéresse ici, les conséquences de toutes ces considérations sont données presque d'entrée. Mais je coupe court à des analyses qui seraient ici indispensables et vais à l'essentiel. Disons que dans l'ordre du savoir occidental, à l'intérieur du système de ses positivités, les sciences dites humaines et sociales apparaissent ainsi comme ce que Lénine (en d'autres circonstances et à d'autres fins), à la suite de Machiavel et de Vauban, aurait appelé le « maillon le plus faible » (mais le plus décisif aussi) : « Une chaîne vaut ce que vaut son maillon le plus faible. Qui veut, en général, contrôler une situation donnée, veillera à ce qu'aucun point faible ne rende vulnérable l'ensemble du système. Qui veut au contraire l'attaquer, même si les apparences de la puissance sont contre lui, il suffit qu'il découvre l'unique faiblesse, qui rend toute cette force précaire »[11]. Remarquable leçon de stratégie que nous devrions savoir entendre si nous voulons que le mot d'ordre « investir la science » veuille dire un jour autre chose qu'un simple vœu pieux...

Car, si « investir la science » suppose, pour commencer, assiéger et prendre d'assaut ce « maillon le plus faible », il importe donc de souligner que cela suppose aussi, par conséquent, rompre, en finir une bonne fois avec la pratique actuelle (et actuellement dominante) de ces sciences en Afrique.

Par là nous revenons alors à Mudimbe qui, à la suite d'Adotevi, de Hountondji et d'autres, fait ici le procès de la pratique africaine de ces sciences. [PAGE 117]

Première observation, sans doute la plus frappante, celle qui saute d'emblée aux yeux, même les moins attentifs, au regard, même le plus myope : le statut politique, le rôle (éminemment) stratégique, les fonctions et le fonctionnement idéologiques de ces sciences en général ne font pratiquement pas problème pour nos praticiens attitrés de ces disciplines. « Certes, et c'est fort heureux, des chercheurs africains, voulant refaire du tout au tout l'histoire de l'Afrique, montrent, de manière très concrète, comment reconcevoir l'organisation des disciplines héritées de l'Occident, par quelles techniques habiles et subtiles déstructurer le contrôle des doctrines et des appropriations sociales du discours scientifique. Et ils essaient même de reconcevoir une volonté de vérité. ( ... ) Ils opèrent une nouvelle pratique susceptible de promouvoir, par les canaux d'un nouveau mode de savoir, de nouvelles normes d'une volonté africaine de vérité qui, révisant l'ordre du discours, ferait éclater les systèmes d'exclusion et de contrôle – dans lesquels nous sommes encore enfermés[12]. Mais cependant, pour Mudimbe qui reprend ici à son compte une thèse bien connue de Baudrillard[13], tout donne à penser qu'il n'est pas jusqu'à ces exigences violentes de la « nouvelle science africaine » qu'incarnent notamment (avec l'érudition, la rigueur et l'éclat que l'on sait) Cheikh Anta Diop, Théophile Obenga, Joseph Ki-Zerbo et bien d'autres qui ne lui semblent pas aussi marquées par cette constante : « l'esthétisation de la culture africaine à partir et en fonction du "regard critique", singulier et propre à l'Occident depuis le XVIIIe siècle : l'ordre du discours occidental, espace parfaitement délimité, fonction d'une structure socio-économique [PAGE 118] et d'une archéologie culturelle, ne rend et ne pourrait rendre compte d'autres cultures ou d'autres systèmes que par référence à lui-même et point ( ... ) dans la spécificité d'une expérience qui lui serait irréductible »[14].

Peut-être est-ce moins sûr, en tout cas un peu facile (de cette tentation de facilité qui guette toute vue panoramique) de prétendre gommer la différence spécifique des différents régimes discursifs dont on ne cherche même pas à pointer les strates, les scansions spécifiques, les seuils éventuels, les césures, les séries, le jeu des instances, le tracé propre aux ensembles, sous-ensembles, etc., bref, l'incidence des interruptions toujours rebelles à toute loi commune. Ce que ne semble pas craindre Mudimbe. Cédant peut-être aux mirages d'une histoire de la pensée en termes de continuité et de totalité. Ce qui lui permet ainsi sans doute de « ranger » ces exigences violentes de la « nouvelle science africaine » à côté des « tendances syncrétistes » de ceux qu'il appelle les « initiateurs africains de nos sciences sociales et humaines » (les écrivains de la « négritude » et les « ethnophilosophes »), des « arrangements séducteurs de l'ethnologie raciste », de la « générosité fraternelle de l'ethnophilosophie de Tempels et de ses disciples », des « systèmes méthodologiques de l'anthropologie contemporaine », de la « rigueur des applications du néo-marxisme autour du mode de production archaïque et féodal ». Mais, toutefois, ce qui est certain, c'est que « les discours des sciences sociales en Afrique Noire, même substitués à la parole ethnologique, c'est sans prévention, pour présenter un autre ordre et d'autres règles de structuration et d'historicité, de nos sociétés, qu'ils esthétisent le plus remarquablement. Ainsi, en matière d'art, les savants européens et africains de notre génération, c'est en essayant, comme l'indique Baudrillard, de "restituer" des "œuvres" à leur "contexte" magique et religieux qu'ils ont le plus gentiment, mais le plus radicalement du monde, muséifié, en leur inoculant la catégorie esthétique, ces objets qui n'étaient pas l'art du tout, et dont précisément le caractère non esthétique aurait, s'il avait été envisagé sérieusement, pu être le point de départ d'une mise en perspective, radicale cette fois (et non d'une critique interne qui ne mène qu'à la [PAGE 119] reproduction élargie), de la culture occidentale. C'est que situés dans l'espace critique d'un champ épistémologique, même apparemment érigés en contre-discours ( ... ) ils sont sous le signe d'une totalité, d'un ordre du discours qu'ils reflètent et débordent à la fois »[15]. Et ce qui, en outre, ne saurait aussi faire l'ombre d'un doute, c'est qu'à tout prendre, « l'africanisation » des sciences dont on chante tant, ne s'entend et ne se pratique sous nos cieux que sous des modalités dérisoires de l'application. En ce sens et à telle enseigne qu'il me semble permis de dire sans rien exagérer que notre pratique scientifique actuelle éclate le plus souvent en genres l'apprentissage mimétique sous forme de simples T.P. (« travaux pratiques ») de l'ordre du savoir occidental.

En effet, on ne connaît que trop bien la chanson : la pratique théorique, la recherche scientifique dite fondamentale qui est ailleurs doit rester ailleurs, elle doit rester l'Ailleurs : à nous la recherche appliquée, l'application aveugle des résultats découverts ailleurs ! Un examen, même distrait, de la pratique de chaque discipline aujourd'hui dans nos universités – ces purs calques des « universités-mères » occidentales jusques et y compris dans leurs structures ainsi que ses finalités, jusques et y compris [PAGE 120] dans leur idéologie mandarinale, leur idéologie de l'« expertise », leurs mythes (scientificité, technicité, rentabilité, etc.), les quotas selon les facultés avec (naturellement !) une priorité aux sciences dites exactes, etc. – suffit pour s'en rendre compte. Tout se passe comme si nous n'étions condamnés qu'au rôle ingrat des « garçons de laboratoire », à quelque chose comme un « prolétariat scientifique », affectés aux fonctions inénarrables des collectionneurs d'objets et autres pièces « exotiques » destinés à l'intention du public curieux d'Occident. Tout se passe comme si, au niveau de l'activité scientifique comme à celui de l'économie, on ne retrouvait jamais autre chose que l'effarante figure du Pacte (Néo) Colonial. Tout se passe comme si les changements (quand il y en a !), en sciences comme en économie, ressortissaient plutôt à l'invincible logique de la « croissance sans développement ». C'est qu'en fait « déterminée par les besoins propres de la science occidentale, cette activité ne commence pas seulement par la création d'un secteur exportateur, elle est d'emblée structurée par cette circonstance accidentelle et marquée pour longtemps du sceau de la dépendance ». C'est qu'en fait « la recherche en Afrique, reste directement dépendante, dans sa problématique même – dans le système des préoccupations théoriques qui se monnayent ensuite en programmes de recherche ponctuels – de l'évolution de la recherche en Occident. ( ... ) Qu'il s'agisse des sciences exactes et naturelles ou des sciences sociales, de la recherche fondamentale ou de la recherche appliquée, il est évident que l'activité théorique dans l'Afrique néo-colonisée est encore ordonnée et subordonnée aux problèmes que se pose, et que lui pose la science occidentale. Là réside sa dépendance spécifique. Mais cette dépendance n'est elle-même que l'effet plus ou moins direct, selon les cas, de la dépendance économique constitutive de ce qu'il est convenu d'appeler le « sous-développement », les divers projets théoriques du Tiers-Monde étant toujours, en dernière analyse, et quelle que soit la discipline considérée, directement ou indirectement au service d'une économie de traite »[16].

Pourtant, il faudra bien un jour arriver à briser la [PAGE 121] glace, ou plutôt le miroir, la réflexion, la spéculation infinie de l'esclave sur le Maître, du fils sur le Père. Et commencer à parler. Et commencer à voir. Et commencer à concevoir. Par soi-même. Tout seul, comme un grand.

Et comment pouvoir nous mettre sur ce chemin exigeant du devenir-humain, de l'existence adulte-responsable, de l'assomption totale, réelle et lucide de notre être-au-monde actuel comme sujets d'une histoire (et non d'éternels « objets » d'étude, de simples marges de l'Occident) sans en même temps tourner le dos au préjugé pragmatiste (ce vieux complice de l'unanimisme !) qui, précisément, nous a conduits (et nous maintient) où nous sommes... ! Arriver alors à comprendre que « la technique vient toujours par surcroît. Le royaume qu'il faut conquérir, c'est la science : recherche théorique multiforme, poursuivant la cohérence et la pertinence, sans égard pour les applications techniques qui pourraient en découler. Nous avons déjà trop sacrifié au souci de rentabilité immédiate, négligé les relais, les intermédiaires théoriques. Nous avons pris, trop souvent, la technique pour la science. Si nous ne changeons pas enfin de cap, si nous n'inaugurons pas, dans [nos pays], une politique de la science enfin dégagée des vieux préjugés coloniaux, si nous ne rompons pas une bonne fois avec cette fantastique division mondiale du travail [scientifique et politique], qui prétend réduire les pays du "Tiers-Monde" ( ... ) à l'application aveugle des résultats découverts ailleurs, alors, dans dix ans, dans vingt ans, dans cent ans, nous nous retrouverons avec le même [et inénarrable] sous-équipement technique, conséquence obligée de notre cécité théorique »[17].

Mais il faut bien s'entendre. A ce niveau déjà est en effet possible la confusion qui prendrait ce chemin que nous indiquons pour le fameux cul-de-sac qui, hier comme aujourd'hui, aujourd'hui plus encore qu'hier (que l'on songe, notamment, aux divers « africanismes », à l'« ethnophilosophie », à la « négritude » ainsi qu'à tous leurs dérivés régnants qui nous écrasent encore !) nous a conduits, et ne cesse de nous conduire à une parade « catastrophique » : une réponse globale qui, pour mieux résoudre [PAGE 122] le problème, en fait le supprime : la dépendance, l'extraversion et l'aliénation prendraient fin avec la spécialisation géographique du discours africain ! Et voilà ! C'était aussi simple que ça ! Il suffisait d'y penser – spécialiser notre recherche scientifique et théorique dans des espaces originaux susceptibles de la distinguer par là même, dans chaque discipline considérée, de la science occidentale ! Et pourtant, à y regarder de près, nous retrouvons ici en aval ce que nous avons déjà croisé en amont des genres d'apprentissage mimétique sous forme de simples T.P. : la pratique théorique, la recherche fondamentale ailleurs, dans le ciel (platonicien ou autre) de l'Ailleurs, à nous l'application aveugle pragmatiste des résultats, l'innocent « bricolage » !

Il n'est pas question, entendons-nous bien, de mettre en cause, globalement et sans nuances, le principe même de cette volonté du chercheur africain de s'appliquer de préférence, là où il y a lieu, à la connaissance de son milieu naturel et social. Il n'est pas question non plus de méconnaître que cette recherche « branchée » de préférence sur son « terroir », partout où elle est possible, reste un préalable stratégique indispensable (pour peu, bien sûr, qu'elle soit pensée comme tel) à tout effort de libération effective; ni, encore moins, ignorer qu'elle ait parfois donné lieu à des œuvres scientifiques de grande valeur. Mais ce qui est en cause (et qui est dangereux), comme l'a bien vu Hountondji, « c'est que cette préoccupation légitime en vienne à masquer les liens essentiels entre notre environnement et les autres, et à produire l'illusion que l'Afrique est absolument, et sous tous les rapports, différente des autres continents. Cela aboutit fatalement à tuer dans l'œuf tout sens des problèmes, toute conscience de relativité ». Ce qui est épistémologiquement dérisoire et politiquement dangereux, c'est cette pratique africaine actuelle (et actuellement dominante) des sciences dites humaines et sociales, et qui veut, par exemple, que « le sociologue africain se croit obligé d'étudier les sociétés africaines, et pour ce faire, il n'a pas toujours la patience de se donner la formation théorique et méthodologique nécessaire. Docile à ses maîtres occidentaux, dont le principal souci est d'obtenir de lui des informations brutes, empiriques, préscientifiques, qu'ils se chargeront ensuite de traiter tout seuls et d'exploiter [PAGE 123] conceptuellement, le sociologue africain, oublieux des immenses problèmes théoriques posés par sa discipline, s'improvise immédiatement expert ès coutumes africaines. Il croit ainsi rendre service à sa société en l'aidant à prendre conscience d'elle-même et de son originalité culturelle. En réalité, faute de s'être donné les moyens théoriques de la comprendre, faute de prêter attention aux analogies profondes entre le fonctionnement de cette société et celui des autres sociétés, il se condamne à situer l'originalité où elle n'est pas, et à prendre pour de sensationnelles nouveautés les montagnes de platitudes qu'il accumule à l'occasion d'une description superficielle et empirique »[18].

Point n'est besoin de souligner que cette logique à l'œuvre dans la « sociologie africaine » est celle-là même qui fonctionne uniment avec le même effet de dérision dans la « philosophie africaine » (ce simple appendice de l'ethnologie, ce système des commentaires idéologiques « libres » des prétendues « découvertes » de la prétendue « science » ethnologique, cette « ethnophilosophie » qui, à y regarder de près, n'est en fait que le compendium des « idéologies africaines » actuellement dominantes), dans l'« histoire africaine », dans la « linguistique africaine », mais aussi la « critique littéraire africaine » (cet aberrant « effet-ethnologie » qui, à tout prendre, n'est en fait qu'une simple « ethno-critique », si je peux ainsi dire, dans la mesure où elle n'est qu'un rabâchage « appliqué » d'une fumeuse « théorie » de ses maîtres occidentaux selon quoi il importerait de « voir » dans les textes qu'elle « lit », les textes de la littérature africaine d'expression ... x, autre chose que des textes littéraires), mais aussi la « géographie tropicale », etc. Point n'est besoin d'appeler l'attention sur le fait que « les sciences de l'éducation comme les sciences psychologiques tentent seulement de revoir les paramètres d'analyse afin de mieux cerner performances et compétences. La pratique de la science économique semble n'être qu'une reproduction des thèmes des rapports inégalitaires de dépendance entre les métropoles internationales et les pays africains, lorsqu'elle ne s'englue pas dans la problématique de la nécessité et de la liberté. La fonction des sciences juridiques comme des sciences morales, dans nos sociétés, répond-elle véritablement [PAGE 124] aux exigences des croisements de nos formations sociales d'hier, du contexte actuel de la modernité et des effets de cette articulation complexe dans le comportement des individus ? ( ... ) Quelles justifications scientifiques donner à la coexistence de la sociologie et de l'ethnologie, mis à part le fait de la vocation impériale de l'Occident ? »[19]

Ainsi succinctement présenté, le tableau de la pratique africaine des sciences humaines et sociales peut paraître exagérément sombre. Pourtant, à y regarder de près, tout s'y tient bien admirablement. Il suffit, pour l'entendre, de pointer le « fil » de cet écheveau que certains « oublis » emmêlent trop facilement, tenir le fil et le tirer à soi, pour que tout vienne presque d'entrée... Qu'est-ce à dire sinon que cette spécialisation africaine du discours africain ressortit inexorablement à la logique du « développement du sous-développement »[20]. En ce sens et à telle enseigne que si l'on considère le système du savoir à l'échelle mondiale (par analogie avec « l'accumulation à l'échelle mondiale[21] du capital), on aperçoit en effet d'emblée le sens, le rôle, la fonction objective de cette spécialisation géographique du discours africain. « Car enfin, la science, en Occident, ne se limite pas à l'étude du monde occidental, mais se déploie comme un vaste projet d'exploration de l'univers, d'une extension et d'une ambition théorique sans limites. Les spécialisations africaine, asiatique, amérindienne, puis latino-américaine, australienne, etc., de ce projet, n'ont de sens, précisément, que comme des moments organiques de cet unique projet, résultant eux-mêmes d'une division du travail dont on peut, très exactement, reconstituer l'histoire. En acceptant sans réserve l'obligation qui leur est faite de se spécialiser dans l'étude de leur propre environnement, les chercheurs africains se condamnent à rester pour toujours, au pire, les auxiliaires des africanistes et autres tropicalistes occidentaux, au mieux – dans l'hypothèse [PAGE 125] où ils parviennent eux-mêmes, comme cela arrive parfois, à une parfaite maîtrise de leur matière – des informateurs savants, agents particulièrement efficaces d'une accumulation du savoir qui a son centre... ailleurs. Nos connaissances nous sont volées, extorquées, intégrées, sitôt produites, à un circuit mondial des connaissances géré et dirigé depuis les grandes capitales des pays industrialisés. Aussi loin que nous allions dans cette voie, elle ne nous conduira jamais à un développement scientifique et technologique autonome, quels que soient les avantages secondaires que nous puissions tirer, indirectement, de cette activité aliénée »[22].

Oser rompre ce cercle de feu suppose plus d'ambition pour nos peuples et pour nous-mêmes. Oser rompre ce cercle de mort, c'est aspirer à une complète maîtrise, par nos sociétés, de tous les moments, de tous les aspects de la science et de la technologie... Arriver effectivement à « investir la science », en commençant par les sciences dites humaines et sociales. Faire enfin voler en éclats la forme et la pratique actuelles (et actuellement dominantes) de ces sciences en Afrique. Ce qui revient ainsi, au total, pour tout chercheur africain, à savoir d'abord s'arrêter, au moins rapidement, « sur les trivialités suivantes pour réfléchir sa pratique scientifique : l'Occident a créé « le sauvage » afin de « civiliser », le « sous-développement » afin de « développer », le « primitif » pour pouvoir faire de l'« ethnologie ». Ces banalités couvrent des modèles écrasants qu'il s'agit d'accepter ou de rejeter. Les accepter implique notamment que le modèle de développement sera l'ajustement à l'évolution économique, sociale et politique de l'Occident et que donc le rôle des sciences sociales sera celui d'auxiliaire de ce programme et de la prospective politique des classes dominantes. Les rejeter, c'est choisir « l'aventure » contre « la science », [PAGE 126] l'incertitude contre la sécurité intellectuelle; mais c'est aussi opter pour une promesse, celle de pouvoir produire « une science du dedans », celle de s'intégrer dans la complexité véritable des formations sociales africaines et de les assumer, non plus comme calques de l'histoire occidentale mais en leur spécificité culturelle et historique; c'est concevoir l'Afrique comme pouvant être autre chose qu'une marge de l'Occident et donc comme pouvant prétendre à un autre avenir que celui de zone sous-développée, garante du développement de l'Occident; c'est enfin, et surtout vouloir que les sciences sociales ne soient pas seulement des collectrices d'informations dites objectives mais qu'elles soient, de manière réelle, révélatrices de mouvance sociale et lieux d'une prise permanente de conscience et de parole ». Qu'est-ce à dire, sinon qu'il faudrait, en somme, « défaire ces sciences du tout au tout, en commençant par faire éclater ces langages hermétiques pour ceux qui sont les "objets" de son savoir; ces langages qui sont au service d'un pouvoir de classe, et ce pouvoir, en Afrique, n'est trop souvent que celui de ceux qui sont en place pour l'application fidèle des modèles du sous-développement. Ainsi, en définitive, le problème des sciences sociales en Afrique est un problème politique : quels maîtres se choisir ? l'idéologie impériale de l'Occident ou le service du devenir de l'Afrique ? »[23].

2. - La vie. Il suffit seulement à présent de reprendre un certain nombre d'indications éparses dans tout ce qui vient d'être dit sur la science comme expérience-limite d'une histoire, notre histoire, celle qui est nommée dans le geste constitutif de partage établi par l'Occident, et qui se confond avec l'ordre et le champ dont relèvent nos discours, pour, précisément, ne pas se méprendre sur les limites instituées, circonscrites et définies par cet ordre et ce champ jusques et y compris dans notre pratique immédiate de la vie quotidienne.

Voyons cela sur un exemple précis, trivial à force d'être « vécu » dans la clarté aveuglante d'une « évidence » désarmante : l'idéologie religieuse chrétienne comme espace surveillé, comme plage insigne de l'ordre et du [PAGE 127] champ de « disciplination » de la parole et du regard africains au présent.

En effet, le christianisme en Afrique est certainement un des systèmes, sinon le système qui pose le plus clairement, le plus explicitement du monde, en tout cas sans fard et sans vergogne la question stratégique (souvent négligée par la théorie marxiste elle-même, fascinée qu'elle est par la lutte des classes sur le front de la production matérielle) de l'investissement de ce champ de bataille décisif qu'est le champ de l'imaginaire, ainsi que celle de l'« arbitrage » (à son profit évidemment !) des guerres qui s'y livrent et dont l'enjeu se pose en termes de contrôle, d'hégémonie, de domination, de (sur)vie et de mort. Ce qu'il faut entendre au même ton que le christianisme en Afrique est sans doute la meilleure place forte où s'exprime « à haute voix » le discours de l'impérialisme culturel de l'Occident.

Pour s'en convaincre il n'est que de prêter un instant d'attention aux différentes modulations des langages missionnaires qui, contrairement aux apparences et aux « évidences » les plus massives, ne sont pas des « langages théologiques », mais des systèmes dont les thèmes et les motifs les plus constants ont, principalement, trait à la pratique du prosélytisme chrétien, à l'illustration d'une culture; et, de manière plus ou moins systématique, au soutien ( ... ) d'une politique coloniale. C'est qu'en fait, ce discours est éminemment prétextuel, il n'est point « une totalité révélant ou exprimant le message religieux, mais bien plutôt un fait social qui doit être mis en rapport avec les conditions objectives qui le permettent et qui, tous comptes faits, sont celles-là mêmes qui permettent la colonisation : les procédures de l'expansion économique européenne et le projet explicite d'extension universelle d'un type de volonté de vérité. Ce sont ces procédures qui, au tournant du XIXe et du XXe siècle, vont permettre la transformation graduelle de l'espace africain. Tout un a priori culturel va se trouver investi de la mission de renouveler les Noirs et de les enrôler dans la culture occidentale. Et le langage missionnaire, grâce aux concours de schèmes et métaphores classiques, opposera, systématiquement, à l'immobilité de la culture africaine le dynamisme occidental, aux destins mystérieux et mal connus [PAGE 128] des religions africaines, le profil du christianisme et la vigueur de ses conquêtes historiques »[24].

On voit bien comment, à ce niveau déjà, éclate toute l'ambiguïté fondamentale subsumée dans ces notions curieuses et paradoxales de « la mission » et du « missionnaire ». Témoin privilégié de « la Vérité », le missionnaire aborde « la terre de mission » en « guide » : son projet est, à la fois, de refléter un message, « le » message, et de réduire l'univers « sauvage » des « païens » aux « coutumes bizarres » et « sataniques » afin d'y répandre « la lumière » salvatrice de « la Foi ». Par là, le missionnaire, sujet pourtant d'une parole singulière, définit, et de manière souveraine, l'espace de sa propre parole. Mais par là aussi les notions mêmes de la mission et du missionnaire ne s'avèrent compréhensibles que dans l'écart que marquent au départ des ruptures, pensables qu'en référence au milieu originel qui les rend possibles : « puisqu'elles permettent le transfert d'un projet spirituel considéré comme "universel", mais ne rendent compte en réalité et ne peuvent rendre compte que des configurations archéologiques de l'espace culturel qui les a assumées ». Amphibologie irréductible ? Sans doute. Mais aussi expression des rapports de comparaison « entre le dogme "élaboré et cohérent" du christianisme et les croyances "désordonnées" du païen, mise en lumière de "l'exemplarité" de la morale chrétienne face aux "aberrations" des comportements païens, etc.; rapports qui, fixant les bornes des différences, expliquent l'utilité de la réduction, c'est-à-dire de la violence qu'est le passage de "l'univers païen" à "l'univers chrétien". Sous sa forme classique et traditionnelle, la mission se formule d'ailleurs par des définitions de relation à l'autre, le païen à "conquérir", "à conduire au baptême". ( ... ) Dès lors, le problème est de savoir ce que "peut" dire le missionnaire [PAGE 129] et ce que signifie exactement la Foi qu'il croit proclamer »[25].

Le dit missionnaire dans la terre de mission et sa signification. Et c'est là, alors, que commence vraiment l'aventure. La méthodologie d'action qui permet la pénétration, la diffusion et la circulation du Message de la Vérité et de la Lumière dans l'univers sauvage, infantile et aberrant des païens s'articule en deux registres : programme ad extra : le missionnaire s'attache scrupuleusement à l'accomplissement de la règle de l'obédience à la primauté de « Saint Pierre » sans que cela l'empêche le moins du monde de pouvoir se régler, de la même manière, sur d'autres instances de délimitation : un « Ordre », une « patrie » et même, à l'occasion, une « classe sociale » programme ad intra : « celui-ci est avant tout une entreprise humaine de conquête dont la complexité des déterminations allie très souvent, en une cohérence savante, un fourmillement de prétextes évangéliques circonstanciels à des intérêts d'appropriation des biens et d'expansion d'un capital selon les formules les plus claires du mode de production capitaliste. Mais une instance assume ce risque économique : ( ... ) une parole récitant l'épopée de Jésus-Christ au travers des lectures et des interprétations stratégiques qui hallucinent les cultures de l'Occident depuis la constantinisation du catholicisme, c'est-à-dire depuis l'étrange fusion de fait des symboles du christianisme et des signes de l'empire »[26] [PAGE 130]

On ne saurait mieux faire saillir des limitations internes aussi criantes. Ce qui donne un tour particulièrement aigu à la question : que peut dire exactement le missionnaire ? Que dit-il effectivement ? Peut-il, en vérité, dire quelque chose aux païens (alias « gentils ») qui ait un sens pour eux ? Bien sur, puisqu'il y a la Foi qui peut les unir en Jésus-Christ... Seulement voici : « La Foi brandie régulièrement n'est ni une catégorie philosophique, ni une interprétation susceptible d'être partagée : personnelle, elle n'est point communicable. Il ne demeure donc plus que le "christianisme", c'est-à-dire "le système" : la pyramide synchronique avec son esprit, ses signes extérieurs, ses lois, ses instruments de promotion humaine et spirituelle; ou la tradition et l'histoire de ce corps monumental appelé l'Eglise avec ses heurts et ses malheurs. » Ce qu'il faut entendre au même ton que tout « dialogue » est impossible. Puisqu'il ne saurait être réellement entrepris sans une volonté librement assumée de suicide ! « De là, sans doute, l'importance remarquable que la mission attache aux œuvres (écoles, hôpitaux, orphelinats, imprimeries, etc.) qui deviennent ainsi les options majeures de l'énonciation d'un savoir-être, d'une manière de vivre et d'un modèle de connaissance conçus, nous dit-on, à la lumière de "l'expérience chrétienne". Les œuvres, pense-t-on, conduiraient à la Foi; et l'exemple historique de l'Occident chrétien et de ses représentations les plus vives assureraient la permanence de "l'esprit" du christianisme, si l'on parvenait à l'inscrire dans la tunique païenne »[27]. Il est très clair, s'il en est bien ainsi, que [PAGE 131] « témoigner Jésus-Christ » n'est qu'une façon de parler, selon une mythologie particulière à une culture, pour signifier ce qui, de façon bien hasardeuse, est mis en place « à grands renforts de citations bibliques, de références aux documents pontificaux, d'appels aux arguments humanitaires, mais aussi à coups d'injections financières tout à fait exemplaires » et qui, manifestement, « paraît bien ressortir, d'une part aux techniques les plus habiles du conditionnement psychologique; et d'autre part, à la restructuration et à l'africanisation d'un déjà-vécu occidental »[28].

On le voit bien : défense et illustration d'un système culturel (et d'un mode de production), instrument le plus efficace de son extension, « odeur » d'un ordre, limite constitutive d'un espace d'ordre, la parole du missionnaire ne peut (et ne saurait) rien signifier d'autre. Elle n'a, en réalité, strictement rien à communiquer. Aucune révélation à dévoiler. Et la seule « communication » qui puisse être entendue, le seul « message » qui puisse jamais réellement parvenir jusqu'à nous à travers le bruit et la fureur sur « Dieu », « Jésus-Christ », la « Foi », les « Evangiles », le « Message », la « Vérité », la « Lumière », le « Salut », la « Vie Eternelle », etc., c'est un boucan de silences dans nos têtes « païennes » et « sauvages »... Et la seule parole du missionnaire qui puisse jamais avoir un « sens », c'est précisément celle qui se brise... et meurt glorieusement d'impuissance sur ce mur de silences...

Or, comme on le sait, le missionnaire parle. Mieux : il bavarde, monologue souverainement face au païen. Voix ferme et convaincue. Et qui se voudrait convaincante. Enchaînement de propositions tautologiques... Il est vrai que « l'on dit mal les ambiguïtés de l'action de l'Eglise en Afrique lorsqu'on clame que l'Eglise soutenait la colonisation [PAGE 132] et le programme du colonisateur. L'Eglise était dans la colonisation, elle assumait les principes des conquêtes appelés à désagréger "la sauvagerie" elle s'intégrait dans le programme de colonisation établi par les métropoles européennes au nom de la civilisation. ( ... ) Le langage missionnaire se loge ainsi dans l'action colonisatrice qui va de la volonté affirmée de convertir les peuples africains à Jésus-Christ, passant par la défense des intérêts d'un pays européen, pour conduire à l'exaltation des vertus et des normes de la civilisation occidentale ». S'avérant donc par là pour ce qu'il n'a jamais cessé d'être : « l'une des meilleures expressions de l'impérialisme occidental et le symbole le plus remarquable de son pouvoir culturel »[29].

Bien sûr, depuis, il y a eu des « indépendances ». La mission, fouettée par la mauvaise conscience, abandonne l'« exotisme », adoucit les présupposés au point de les déracialiser, africanise largement sa hiérarchie, mais n'en demeure pas moins intacte. Notamment dans les réseaux, toujours invariables, qui la fondent et au sein desquels circule le Message de la Vérité et de la Lumière. Bien sûr, « la philosophie de "la mission" a essayé de se mettre à jour et a produit des concepts nouveaux (africanisation, indigénisation, pierres d'attente, etc.) qui, avec des bonheurs inégaux, bouleversent les langages anciens, ont animé et tentent encore d'organiser les discours fondateurs d'un projet de "tropicalisation" du christianisme; la liturgie s'est ouverte aux pesanteurs et formes africaines de vivre, croisant en des structures souvent factices des repérages occidentaux et des antécédences nègres »[30]. [PAGE 133] Mais peut-on vraiment, dans ces cas, triomphalement (et facilement) en conclure, comme le font, avec une impavide tranquillité, les théologiens africains, à la possibilité de produire alors un énoncé ou un ensemble d'énoncés qui puissent réellement échapper au système et au champ mêmes d'énonciation, au système et au jeu énonciatif qui appartiennent pourtant en propre à une formation discursive bien déterminée ? A quelles conditions le « renversement » d'une « problématique » sur ses pieds (ou sur sa tête) peut-elle concrètement produire des réponses différentes aux mêmes questions ?[31].

Voilà donc le point où il faut en venir, pour, de son lieu, entendre le dilemme que Mudimbe, avec un ensemble remarquable de vivacité et de perspicacité, oppose au principe même de « tropicalisation » du christianisme, ainsi qu'aux politiques mises en mouvement pour l'actualiser : « Si l'on accepte de dissocier "christianisme" et "Foi en Jésus-Christ", et que l'on admet que l'ordre du christianisme dans ses thèmes comme dans ses parcours historiques ne coïncide pas nécessairement avec celui des [PAGE 134] axiomes de la Foi, quelles raisons invoquer pour s'encombrer des systématicités et distorsions du "christianisme occidental" ? La remontée directe aux textes et sources de la Révélation suffirait, en théorie, à fixer les principes directeurs du Message; en même temps, une attention nouvelle aux traditions africaines ouvrirait, en théorie aussi et de manière complémentaire, des étendues différentes dans lesquelles la vérité de Dieu pourrait être – pourquoi pas ? – l'explosion de Jésus-Christ. On lirait dès lors les Evangiles en une visibilité nouvelle, indépendante, autonome des commentaires des Pères de l'Eglise, mais également indifférente aux directives stratégiques de l'Eglise latine; en même temps, l'on tiendrait compte des états ininterrompus de la maturité religieuse des peuples africains qui témoigne, en des dérivations archéologiques propres et originales, d'un Dieu unique et universel. En cette perspective, à un moment ou l'autre, l'on aborderait une question essentielle : pourquoi le relais ou la médiation du Nazaréen, si le Dieu qui se donne à reconnaître et à vivre dans la pensée africaine est le Dieu Vrai, Unique, Universel, Créateur du Ciel et de la terre, Maître de la vie, de la mort et de l'univers ? Si, par contre, l'on se refuse à dissocier "Christianisme" et "Foi en Jésus-Christ" et que l'on accepte de les concevoir en une unité dialectique, considérant leur complémentarité dans l'exercice des formations discursives actualisées par la tradition occidentale comme signe culturel; si l'on admet leur séparation "théorique" uniquement à des fins d'analyse conceptuelle : tantôt pour rendre compte de la mesure de l'un ou de l'autre, tantôt pour déterminer les modalités de cohérence ou d'énonciation de l'un ou de l'autre, tantôt pour comprendre ou les pratiques d'application de l'un ou de l'autre en un champ déterminé, ou les régularités des coïncidences qu'ils peuvent tous deux avoir avec d'autres ordres, d'autres types d'explication, d'autres programmes de pensée ou d'action, etc., alors "la tropicalisation" du christianisme est un non-sens. A moins qu'on ne l'entende à la manière d'une ordonnance, d'une adaptation d'opportunité : on tropicalise, en effet, les télévisions, voitures automobiles, les postes de radio, de télévision, les emballages de médicaments, etc., avec le projet de maintenir les objets rentables : on conditionne ainsi certaines de leurs structures afin de rendre ces objets "adaptés" [PAGE 135] au climat et à l'ambiance des Tropiques, mais on ne les modifie point fondamentalement »[32].

Je m'excuse de cette longue citation, mais je devais la produire non seulement parce qu'elle reprend d'un trait, avec une extraordinaire rigueur, tout ce que nous venons de dire sur l'idéologie religieuse chrétienne comme expérience-limite d'une histoire, notre histoire, celle qui est nommée dans le geste constitutif de partage établi par l'Occident, expérience-limite qui se confond ainsi, à l'instar de la science, avec l'ordre et le champ dont relèvent nos discours, mais aussi parce qu'elle « résume » admirablement les termes mêmes du débat actuel sur la « théologie africaine ». En somme sans complaisance le lieu et l'enjeu : l'espace culturel africain. Met impitoyablement en pleine lumière les délires et le non-sens fondamental qui traversent foncièrement tout projet de « tropicalisation » du christianisme. Ainsi que les politiques et les exercices d'« indigénisation », d'« africanisation », d'adaptation, des « pierres d'attente », etc., qui y sont à l'œuvre et à l'épreuve...

Dès lors, conclut bien à juste titre Mudimbe, « si je comprends ce que peuvent dire des expressions comme liturgie ou catéchèse africaines, j'avoue ne comprendre la théologie africaine que sous le mode métaphorique. C'est qu'elle est impensable si, comme science interrogeant les textes sacrés témoins d'une révélation intégrée dans un processus singulier de questionnements, elle entend se placer en coexistence par rapport à une théologie ou à des théologies non africaines ». Tombent alors, nettes, lucides, orgueilleuses, impitoyables ces paroles qui sonnent le tocsin et tranchent dans le vif, et refusent par là de donner dans des miroirs aux alouettes : si le missionnaire n'a strictement rien à dire au païen, « je ne vois pas non plus ce que pourrait me dire le théologien ou le prêtre africain. J'affirme mon irréductibilité face à leurs existences et aimerais m'attendre à ce qu'ils fassent de même. La différence, une différence essentielle, me situe et me pose comme existence face au missionnaire, mais également face à mes frères de race, prêtres ou chrétiens : nous n'avons rien à nous communiquer si ce n'est la pesanteur [PAGE 136] et la confusion du silence qui nous condamnent au repli sur nous-mêmes »[33].

II. COMME POUR UNE ILLUSTRATION

« La volonté de reproduire l'avenue des Champs-Elysées sous le nom de V. Giscard-d'Estaing, puis l'avenue Foch sous celui de Voie Triomphale; l'incitation à développer le café comme lieu de rencontre et du discours – à l'instar de Paris; la similitude de deux restaurants célèbres, à savoir le Toit d'Abidjan sis au sommet de la tour de l'hôtel Ivoire et la Tour d'Argent à Paris; la diffusion avec insistance des manières de table occidentales pour la bonne éducation des Ivoiriens; la répétition de l'idéologie de l'alphabétisation presque sur le même mode qu'en France; la permanence de l'occidentalisme dans les manuels scolaires pourtant conçus et fabriqués en Côte-d'Ivoire; l'encensement des artistes, peintres et joailliers parisiens en missions culturelles et commerciales constantes à Abidjan; l'initiation-exhibition de l'élite bureaucratique au goût artistique occidental, etc., n'en voilà-t-il pas assez pour mettre en relief la dépendance culturelle voulue et même considérée comme seule voie du salut ? La civilisation dont il s'agit dans ce texte, la voici exprimée dans quelques détails apparemment sans importance » [34].

Tel est le résumé exact de l'enquête sociologique qui nous est ici proposée sur un « cas » (parmi tant d'autres) de « procès d'occidentalisation » en Afrique. J'avoue que les arguments de l'auteur pour établir ces « vérités » (premières) ne vont jamais jusqu'au fond des choses et, par voie de conséquence, n'arrivent toujours pas à emporter la conviction. Quel dommage pour un sujet aussi important, aussi grave ! La description, parfois précise, souvent lourde, toujours empirique, uniment superficielle et échevelée laisse sur sa faim tout lecteur tant soit peu exigeant. Surtout qu'il ne saura guère tarder, une fois plongé dans le fouillis des analyses, à s'apercevoir jusqu'à [PAGE 137] quel point la thèse ici défendue (et qui est pourtant parfaitement défendable, foncièrement juste en elle-même, pour peu qu'on arrive à exhiber les réquisits devant servir à l'établir comme telle de façon vraiment démonstrative) est incroyablement desservie par un manque total et regrettable de rigueur, de cohérence et de vigilance épistémologique dans le maniement des concepts ou des notions les plus décisives; desservie aussi par le choix et la force d'apodicticité donnés aux arguments, la qualité de l'argumentation, le processus même d'exposition des formes d'ordre dans un discours à prétention scientifique (clairement proclamée). De là sans doute cette cécité théorique et, forcément, politique face à l'ampleur des enjeux en cause. Sans parler de cette exaspérante coquetterie constamment reconduite d'un bout à l'autre de ce livre où Touré cite des textes ou des auteurs (ceux qu'il approuve et, surtout, ceux qu'il prétend réfuter) qu'il ne semble d'ailleurs pas toujours bien comprendre.

Exemple : Touré en veut terriblement aux « élites » et à l'« élitisme » : notions fondamentales chez lui puisqu'elles sont au cœur de la distribution sociale des espaces symboliques qu'il fait entre « culture dominante » (ou « moderne », ou élitaire) et « culture dominée » (ou « traditionnelle », ou populaire), puisqu'elles sont silencieuses ou bavardes, selon les cas, dans ses analyses critiques du mode de vie quotidien en Côte-d'Ivoire (la signification sociale réelle de la monogamie, de la famille, de l'habitat, de la « gastronomie ivoirienne », de la mode « made in France », des loisirs, de l'amour, du bonheur, de la mort, etc.), dans sa critique de l'appareil scolaire, de l'idéologie de l'alphabétisation, du rôle assigné aux mass-media (« informer » et « éduquer » les masses), etc. Mais notions aussi qui, pour lui, sont d'une « évidence » telle que l'idée même qu'elles puissent « faire problème » – surtout quand elles sont maniées sans discernement, manipulées comme de simples slogans – ne semble même pas pouvoir l'effleurer. Il s'y rue littéralement pour vite s'en saisir : simples épouvantails devant désormais lui servir à pourfendre ses pairs (tout en s'aménageant curieusement, pour sa part, un abri imaginaire !), tel auteur, telle théorie dont le fin mot et le mot de la fin lui apparaît (pratiquement toujours à tort !) ressortir à l'« élitisme ». De sorte qu'il ne craigne point de verser souvent dans des [PAGE 138] « explications » ou remarques de type « psychologique », et qu'il reste constamment « rivé » à un pathos imprécatoire qui s'abîme dans un populisme naïf, voire dans une simple et pure démagogie. Ainsi du débat – devenu, il est vrai, de plus en plus insipide – sur la « philosophie africaine » qui, on le sait, a jusqu'ici tourné à satiété autour de l'existence et de la possibilité même de celle-ci, de l'aptitude des cultures africaines et des Africains au mode de pensée philosophique[35]. Touré ne s'embarrasse pas de manières, ni, surtout, d'attention aux textes pour couper, si j'ose dire, les cheveux philosophiques en quatre.

Luftatchy N'ZEMBELE

(A suivre) – PNPA 32 (1983)


[1] – V.Y. Mudimbe, L'Odeur du Père. Essai sur des limites de, la science et de la vie en Afrique noire, Présence Africaine, Paris, 1982, 207 p.

– A. Touré, La Civilisation quotidienne en Côte-d'Ivoire. Procès d'occidentalisation, Karthala, Paris, 1981, 276 p.

[2] V.Y. Mudimbe, L'Autre Face du Royaume. Une introduction à la critique des langages en folie, L'Age d'homme, Lausanne, 1973.

[3] S.S.K. Adotevi, Négritude et Négrologues, Union Générale d'Editions, Paris, 1972. Cf. aussi une éclairante mise au point énoncée dans son exposé du 12 février 1973 au séminaire de Georges Balandier, E.P.H.E., Paris.

[4] P.J. Hountondji, Sur la « philosophie africaine ». Critique de l'ethnophilosophie, Maspero, Paris, 1976. Voir aussi, du même auteur, « Charabia et mauvaise conscience : psychologie du langage chez les intellectuels colonisés », Présence Africaine, no 61, pp. 11-31; « Le Mythe de la philosophie spontanée », Cahiers philosophiques africains, no 1, 1972, p. 107-141; Libertés. Contribution à la Révolution dahoméenne, Ed. Renaissance, Cotonou, 1973; « Distances », Recherche, Pédagogie et Culture, no 49, septembre-octobre 1980, 27-33; « Que peut la philosophie? », Présence Africaine, no 1, 1981, pp. 47-71.

[5] M. Foucault, Folie et Déraison, Histoire de la folie à l'âge classique, Plon, Paris, 1961, Préface, pp. III-IV (souligné par nous. – N.L).

[6] Qu'on n'entende par là nul dit malicieux. En réalité, du seul point de vue des questions de méthode, je pense avec Mudimbe que se servir de l'œuvre de Foucault comme « machine de guerre » à des fins qu'elle indique sans qu'elles soient pour autant celles pour lesquelles elle a été conçue permet de rendre intelligibles (ou moins inintelligibles) l'ordre et le champ dont relèvent nos discours. Et poser ainsi, comme il le fait, Foucault « à l'entrée de notre chemin, c'est, à mon sens, une manière brutale de poser les problèmes les plus importants que nous travaillons » (L'Odeur du Père, p. 42, souligné par nous).

[7] L'Odeur du Père (nous dirons par la suite : ODP), pp. 35 et 110 (souligné par nous).

– Un exemple ordinaire entre mille : « un jeune Africain de cinq ans qui entre à l'école a, dans beaucoup de cas, été baptisé dans une religion chrétienne venue de l'Occident. Sa famille, le milieu scolaire parfois, va l'initier aux vérités de la religion et, deux ou trois ans après son inscription à l'école élémentaire, un enseignement particulier ordonnera la formation déjà reçue et l'accomplira d'abord en vue de la communion, ensuite en prévision de la confirmation chrétienne. L'école, quant à elle, introduit graduellement le jeune enfant à des catégories, à des concepts, à des schèmes de pensée, à une manière de vivre et de comprendre le monde et l'univers, qui proviennent en droite ligne d'un ordre épistémologique qui est ( ... ) étranger à l'Afrique. Le jeune Africain va apprendre une langue étrangère qui lui permettra selon les normes intellectuelles consacrées, de communier aux valeurs d'une tradition et d'une culture insignes, certes, mais étrangères. Et lorsqu'un jour, au sortir du lycée, il s'interroge sur sa propre histoire et le passé de son milieu, c'est avec un regard fortement marqué qu'il lira, le plus souvent en langue étrangère, le destin passé des siens, sa propre condition dans le présent et les perspectives futures de sa terre et de sa culture. Cet exemple montre que la rupture qui se vit devrait pouvoir être pensée : que signifie-t-elle et à quoi ouvre-t-elle réellement ? » (ODP, pp. 110-111, souligné par nous).

[8] Encore qu'il faille savoir entendre la montée de plus en plus violente aujourd'hui d'une critique interne des sciences dites exactes ou de la nature assumée par certains des praticiens les plus prestigieux de ces sciences. Et qui ne se contentent plus de se limiter à l'inoffensif (et éternel) débat sur les effets sociaux et politiques de la science entendus dans la seule interprétation de ses résultats ou les conséquences de ses applications (militaires, par exemple), mais prennent lucidement en compte les conditions de production de ces effets et leur retentissement dans les énoncés scientifiques eux-mêmes. Entendant souligner par là le fait que la pratique scientifique, pratique sociale parmi d'autres irrémédiablement marquée par la société et/ou la culture dans laquelle elle se loge, en porte nécessairement les traits et en reflète toutes les contradictions, tant dans son organisation interne (au niveau du procès de production des connaissances elles-mêmes) que dans ses applications techniques. Ce qu'il faut entendre au même ton que cette pratique prend place dans une société et/ou une culture bien déterminée qui, naturellement, en conditionne les buts, les agents et le mode même de fonctionnement. Voir, à cet égard, (Auto)critique de la science, Seuil, Paris, 1975. Textes réunis par J.-M. Lévy-Leblond et A. Jaubert; H. Rose, S. Rose, J.-M. Lévy-Leblond et al., L'Idéologie de / dans la science, Seuil, Paris, 1977; M. Bunge, Philosophie de la physique, trad. fr., Seuil, Paris, 1975; P. Achard, A. Chauvenet et al., Discours biologique et Ordre social, Seuil, Paris, 1977; P. Roqueplo, Le Partage du savoir. Science, culture, vulgarisation, Seuil, Paris, 1974; les nombreux textes publiés dans l'excellente collection « Science Ouverte » dirigée par Lévy-Leblond au Seuil et qui sont, au fond, d'une inspiration proche de celle qui anime les tenants de la « science critique » qui se manifestent de plus en plus aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne.

[9] M. Foucault, Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines, Gallimard, Paris, 1966, p. 376.

[10] M. Foucault, Les Mots et les Choses, op. cit., pp. 377 et 378 (souligné par l'auteur).

[11] L. Althusser, Pour Marx, Maspero, Paris, 1965, p. 93.

[12] ODP, p. 46.

[13] « La culture occidentale fut la première à se réfléchir comme critique (à partir du XVIIIe siècle), mais l'effet de cette crise fut qu'elle se réfléchit aussi comme culture dans l'universel, et c'est alors qu'elle fit entrer dans son musée toutes les autres cultures sous forme de vestiges à son image. Elle les a toutes « esthétisées », réinterprétées selon son propre modèle, et ainsi conjuré l'interrogation radicale qu'impliquaient : pour elle ces cultures « différentes ». On voit les limites de cette culture « critique » : sa réflexion sur elle-même ne la mène qu'à universaliser ses propres principes » (J. Baudrillard, Le Miroir de la production, Casterman, Paris, 1973, cité par Mudimbe, ODP, p. 45, souligné dans le texte).

[14] ODP, pp. 44-45.

[15] ODP, p. 45 (souligné par l'auteur).

– Autre exemple d'esthétisation courante : le concept paresseux de « littérature orale ». Déclarée « évidente » comme « littérature », on ne s'est pas encore demandé sérieusement si elle était littérature – au sens où ce concept et ce vocable s'entendent dans la tradition occidentale – et en quoi elle était littérature. En tout cas, estime Mudimbe, « pour désigner ce qui, en Afrique Noire, se donne à entendre sous forme de chant ou de récit, des enquêtes même distraites auprès des traditionalistes feraient surgir des termes et des appellations qui correspondraient à peine à la dénomination de littérature africaine. En ce qui concerne les composantes de cette littérature, une étude comparative systématique des genres d'expression et de leur fonction dans plusieurs cultures africaines ruinerait à coup sûr les correspondances auxquelles nous ont habitués des catégories faciles, telles celles de mythes, épopée, devinettes, etc. Ainsi, il serait clair que, malgré des similitudes de surface, le mvett n'est pas le kasala, tout comme le nshinga de la tradition luba n'est appelé devinette que pour des raisons de convenance de la traduction. Une recherche rigoureuse montrerait la complexité des types de récits et leur imbrication mutuelle; et, d'une aire culturelle à l'autre, s'affirmeraient, nettes, la singularité des genres et la spécificité de chaque tradition » (ODP, pp. 140-141).

[16] P.J. Hountondji, « Distances », art. cit., p. 29.

[17] P.J. Hountondji, Libertés, op. cit., pp. 46-47 (souligné par l'auteur).

[18] Ibid., pp. 48-49 (souligné par l'auteur).

[19] ODP, pp. 45-46 et 52.

[20] Cf. A. Gunder Frank, Le Développement du sous-développement : l'Amérique latine, Maspero, Paris, 1972 (nouvelle édition augmentée).

[21] Cf . Amin L'Accumulation à l'échelle mondiale. Critique de la théorie du sous-développement, Anthropos, Paris, 1971 (2e édition).

[22] P.J. Hountondji, « Distances », art. cit., p. 31 (souligné par nous).

– « L'aliénation du spécialiste africain des sciences sociales peut être suffisamment forte pour qu'il ne sente même pas qu'il y a un problème, son problème, celui de sa société, mais aussi celui de la science qu'il pratique. Il pourrait, en toute bonne foi ( ... ), poser sur l'Afrique un regard d'Occidental, et toutes ses recherches et travaux pourraient n'être que confortations de l'idéologie occidentale » (ODP, p. 56).

[23] ODP, p. 57 (souligné par nous).

[24] ODP, pp. 115-116 (souligné par nous).

– Ce constat est aussi, dans ses conclusions dernières, celui que notait déjà Laënnec Hurbon dans une thèse de doctorat remarquable (dont Mudimbe fait d'ailleurs ici justice dans un compte rendu lucide : cf. pp. 156-163) sur le sens caché des rapports entre vaudou et christianisme comme problème apparemment religieux, mais qui, en réalité, émarge à la logique de l'impérialisme culturel de l'Occident. Voir L. Hurbon, Dieu dans le Vaudou haïtien, Payot, Paris, 1972.

[25] ODP, p. 61.

[26] ODP, p. 62.

– On sait bien en effet que « le noyau dur de l'inconscient politique s'expose en gloire, à l'orée de notre ère, dans cette inauguration constantinienne de la chrétienté où tous les épisodes font sens dès lors qu'on se refuse à en défaire le nœud. Rendre au Christ ce qui est au Christ – son enseignement et sa mort –, et à Constantin l'institution du christianisme. Et, pour ce faire, rendre d'abord au personnage l'intégralité de ses attributs, militaire, politique et religieux. Cette genèse se confond avec l'histoire d'une ville, et le contenu de l'orthodoxie très exactement avec son périmètre, dont elle assure la définition : Constantinople, poste avancé de la romanité, délimité en 326 et dédié en 330 par Constantin. Le premier souverain à avoir aligné en enfilade à l'horizon d'un monde, une doctrine, une barrière et une bannière. Trois unités en une, la nouveauté dure toujours. In hoc signo vences. Le labarum a tenu ses promesses : l'Occident chrétien l'a effectivement emporté sur les civilisations rivales » (R. Debray, Critique de la Raison politique, Gallimard, Paris, 1981 , p. 402, souligné par nous).

[27] ODP, p. 63.

– Un témoignage critique de 1960 : « La mission n'est plus cette humble case-chapelle où le premier missionnaire a tant travaillé, de ses mains, tant prié. Elle érige maintenant son église qui rappelle sous les tornades tropicales l'architecture gothique chère au milieu humain de l'envoyé. Elle comprend de vastes bâtiments à usage d'habitation et de magasin. Elle s'entoure de jardins et de plantations qui ne sont pas d'un mauvais rapport. Elle possède son garage, ses ateliers. Vous seriez surpris si elle n'était pas doublée d'un dispensaire, voire d'un hôpital où le cabinet du dentiste ne manque pas. Vous n'êtes pas étonné en entendant des voix enfantines. Quelle mission n'a pas son école ? Tout un monde s'ordonnance et s'active autour du clocher. C'est la mission. Elle tient du monastère et de la paroisse. Il se pourrait même qu'elle réalisât trop le rêve théocratique dont bien des missionnaires ne sauraient jurer qu'ils ne l'ont pas, ne fût-ce qu'un moment, caressé. C'est le vieux rêve de bonheur sur terre en attendant le bonheur au ciel. Le bonheur du peuple dans les plis d'une robe ecclésiastique, aussi douce et immaculée qu'une robe de mère, le bonheur dans la familiarité du sanctuaire tout proche, sous l'autorité du lévite toujours présent. O Paraguay ! » (R. Delavignette, Christianisme et colonialisme, Paris, 1960, pp. 60-61 cité par V.Y. Mudimbe, ODP, pp. 63-64).

[28] ODP, p. 64.

[29] ODP, pp. 116-117 et 118.

– Y a-t-il, à cet égard, meilleur exemple d'une critique totale et radicale de cette extraordinaire et incomparable machine à déculturer (au sens où l'on parle de machine à laver) les peuples d'Afrique Noire qu'est la pratique missionnaire, la pratique évangélisatrice, le christianisme, que l'admirable « phénoménologie » qui nous en a été donnée avec un art inimitable par Mongo Beti dans ce chef-d'œuvre plus cité et commenté que réellement lu qui s'appelle Le Pauvre Christ de Bomba ? (Voir aussi « Le Pauvre Christ de Bomba expliqué !... » : texte de l'importante postface conçue et proposée en 1976 pour accompagner la 2e édition parue chez Présence Africaine. Refusée par ce nouvel éditeur et publiée récemment dans Peuples noirs-Peuples africains, no 19, janvier-février 1981, pp. 104-132).

[30] ODP, p. 68.

[31] Rappelons, à la suite d'Althusser, qu'une problématique est un « système des questions qui commandent les réponses ». Ou encore : « solutions requises par la façon de poser le problème fondamental » (L. Althusser, Pour Marx, op. cit, pp. 64, note 30 et 77, note 45, souligné par l'auteur). Ce qu'il faut entendre au même ton « qu'on ne peut pas parler à n'importe quelle époque de n'importe quoi; il n'est pas facile de dire quelque chose de nouveau; il ne suffit pas d'ouvrir les yeux, de faire attention, ou de prendre conscience, pour que de nouveaux objets, aussitôt, s'illuminent, et qu'au ras du sol ils poussent leur première clarté, [l'objet existe] sous les conditions positives d'un faisceau complexe de rapports ». Et c'est là qu'il faut implacablement en venir (et j'y reviens plus loin), pour mieux faire entendre que « parler, c'est faire quelque chose, – autre chose qu'exprimer ce qu'on pense, traduire ce qu'on sait, autre chose aussi que faire jouer les structures d'une langue; montrer qu'ajouter un énoncé à une série préexistante d'énoncés, c'est faire un geste compliqué et coûteux, qui implique des conditions (et pas seulement une situation, un contexte, des motifs) et qui comporte des règles (différentes des règles logiques et linguistiques de construction); montrer qu'un changement, dans l'ordre du discours, ne suppose pas des « idées neuves », un peu d'invention et de créativité, une mentalité autre, mais des transformations dans une pratique, éventuellement dans celles qui l'avoisinent et dans leur articulation commune » (M. Foucault, L'Archéologie du savoir, Gallimard, Paris, 1969, pp. 61 et 272).

[32] ODP, pp. 69-70.

[33] ODP, pp. 70-71 (souligné par nous).

[34] A. Touré, La Civilisation quotidienne en Côte-d'Ivoire, op. cit. (nous dirons par la suite : CQCI), p. 7.

[35] A y regarder de plus près cependant, ce débat n'a rien d'insipide. Et ceux qui haussent distraitement les épaules, manifestent des signes d'impatience et de lassitude, pratiquent la politique d'autruche, sont dans l'erreur – à moins, bien sûr, qu'il ne s'agisse des malins qui cachent leur jeu. Dans l'état actuel de l'espace africain, de l'ordre du discours africain, c'est peut-être là (encore) l'un des lieux stratégiques dont tout dépend, en tout cas l'essentiel. Et celui-ci réside dans le jeu qui commande le mécanisme de cet enjeu : la « domestication » par nous-mêmes, avec notre propre « odeur », de notre propre espace... Ce n'est certainement pas un hasard si ce lieu stratégique (archéologiquement surpeuplé) est le champ de bataille ou se déroule, sous nos yeux, une véritable « guerre de position » susceptible (bientôt ?) d'éclater, comme un tonnerre dans un ciel serein, en une décisive « guerre de mouvement » (au sens où Gramsci entend ces expressions). Avec tout ce que celle-ci suppose de violent, de sanglant, de mortel... Tout ce qu'elle suppose d'issue hasardeuse et ouverte... sur un X dont nous ne savons rien !

C'est dire si derrière ces prises de parti ethnophilosophique ou anti-ethnophilosophique se profile tout un jeu complexe et multiple des pouvoirs et leurs effets liés aux savoirs, et dont les enjeux ne sont sans rapports avec la situation socio-politique actuelle de l'Afrique, avec l'histoire et les cultures africaines dans les limites constitutives de leur horizon actuel, avec le rapport néocolonial-impérialiste qu'aux yeux des naïfs ou des innocents ! J'y reviendrai.