© Peuples Noirs Peuples Africains no. 31 (1983) 100-106



ILE MAURICE : NUVO SIME[1]

Paul TURCOTTE
Claude BRABANT

A une époque où les télécommunications rapprochent les peuples du monde entier, où la modernisation tend à créer une culture internationale uniformisée, on assiste de plus en plus à une revalorisation des particularités culturelles de diverses communautés. Ce phénomène ne manque pas de soulever certains problèmes, notamment celui de concilier deux tendances opposées, soit l'unité nationale et l'identité régionale.

En plein cœur de l'océan Indien se trouve un pays qui constitue une illustration vivante de ce phénomène : l'île Maurice. Juchée sur le tropique du Capricorne, à quelque 800 km à l'est de Madagascar, l'île Maurice compte 969 000 habitants, pour un territoire d'à peine 1 843 km2, ce qui en fait la troisième nation du monde en termes de densité de population : 525 habitants au km2 contre 4 320 pour Hong Kong et 574 pour le Bengladesh.

Ce qui caractérise avant tout l'île Maurice, c'est la grande diversité culturelle qu'on y retrouve : un mélange unique d'ethnies, de langues et de religions. Pour les besoins du recensement officiel, la population se divise en trois groupes principaux :

les Indo-mauriciens, regroupant les Mauriciens de souche indienne, représentent 68,4 % de la population et se divisent en deux : [PAGE 101]

les Sino-mauriciens, originaires de Chine, forment 3,1 % de la population;

– enfin, la population générale réunit les éléments d'origine européenne, africaine ou mixte; de religion chrétienne, ce groupe constitue 28,5 % de la population.

Le touriste qui passe quelques semaines à l'île Maurice se contentera sans doute de cette division sommaire, mais la réalité s'avère beaucoup plus complexe. En effet, chacun de ces groupes comporte une multitude de subdivisions. Les Hindous, par exemple, qui constituent déjà une division du groupe indo-mauricien, se classent en sept ou huit groupes selon leur origine ethnique, leur appartenance religieuse, le système de castes traditionnel et la langue. De plus, les Hindous sont différenciés par les membres des autres communautés en fonction de leur port d'embarquement : on nommera « Madras » ceux dont les ancêtres se sont embarqués à Madras, dans le sud de l'Inde, ou « Bombayes » ceux qui viennent de Bombay. Un Madras peut appartenir à diverses religions, par exemple Tamoul ou Télougou, et sera membre d'un temple correspondant à son niveau social.

On retrouve chez les Hindous les « Sanatanistes », de tendance traditionnelle, et les « Arya Samajistes », qui contestent la suprématie de la caste des Brahmanes. Ce dernier groupe se divisent encore en « Arya Sabbha », en « Arya Ravived Pracharini Sabbha » et en « Galhot Rajput Maha Sabbha ». L'appartenance à un de ces trois groupes dépend du degré de tolérance de ceux qui ont rejeté le système des castes envers les Brahmanes.

Il existe autant de divisions, sinon plus, chez les Musulmans. Viennent ensuite les groupes chrétiens : Franco-Mauriciens, Créoles d'origine malgache ou africaine et enfin les Chinois, en majorité chrétiens, et dont certains parlent toujours l'hakka, un dialecte de la Chine du Sud.

A la diversité ethnique et religieuse s'ajoute en effet la question linguistique. Le créole est utilisé par 95 % des gens comme « lingua franca ». Pourtant, on s'acharne à proclamer l'anglais langue officielle, bien qu'il ne soit couramment utilisé que par 2,7 % de la population. Il faut voir là le résultat d'un siècle et demi de colonialisme anglais, l'île n'ayant acquis son indépendance qu'en 1968.

Environ 42 % de la population utilisent l'hindi, auquel s'ajoutent plusieurs autres langues indiennes : le marathi, [PAGE 102] le télougou, le tamoul, le goudjerati et l'ourdou, de même que le bhodjpuri, qui est certainement la troisième ou quatrième langue la plus en usage sur l'île, bien qu'aucune statistique ne vienne le confirmer. Il faut enfin signaler le français, utilisé « officiellement » par 20 % de la population; il est assez rare cependant de rencontrer un Mauricien qui ne le parle pas.

On comprend aisément qu'une telle diversité de croyances, d'origines et de langues confère à l'île Maurice un caractère tout à fait particulier. En effet, les mécanismes de cohabitation et les influences réciproques de ces divers éléments culturels sont très complexes et difficiles à cerner.

Le voisinage de ces peuples a créé, notamment, une espèce d'osmose entre les diverses croyances. Il faut noter à ce sujet qu'il règne à l'île Maurice une religiosité populaire généralisée. Le paysage est littéralement couvert de temples, de mosquées, d'églises et de pagodes. Les cérémonies religieuses se succèdent au rythme de vingt-deux à vingt-six congés religieux par année. C'est ainsi qu'on retrouve des Mauriciens de toutes les croyances au pèlerinage du Père Laval, un prêtre catholique qui fut l'apôtre des Noirs. De même, pour obtenir la guérison de son père, un Créole catholique participera au Cavadee, une fête tamoule adressée à Mourougan.

Un mouvement s'est créé en réaction à cette interpénétration des religions et des ethnies, poussant les différentes communautés à se replier sur elles-mêmes pour affirmer leurs particularités et leur identité culturelle. Ce mouvement, qu'on appelle le communalisme, vise à constituer des forces politiques rattachées à l'appartenance religieuse ou ethnique, et s'oppose farouchement à l'unité nationale. Le gouvernement du Parti travailliste, le parti des Indiens, qui était au pouvoir jusqu'au 11 juin 1982, a fortement encouragé, et pour ainsi dire institutionnalisé cette tendance, qui favorisait grandement son maintien au pouvoir, selon le vieux principe : diviser pour mieux régner.

Ces dernières années, cependant, un autre mouvement culturel et politique a vu le jour, qui s'oppose fermement au communalisme. Ce nouveau courant tente de rapprocher les communautés et de renforcer la nation mauricienne tout en reconnaissant à chacun le droit à l'identité [PAGE 103] culturelle et religieuse. Le Mouvement militant mauricien préconise donc une ouverture entre les peuples et vise l'unité dans la diversité.

Cette unité, on doit le souligner, ne signifie pas la création d'un melting pot multi-ethnique, d'une société uniformisée où les différences culturelles seraient réduites à la dimension de manifestations folkloriques. Au contraire, le but visé est de favoriser une acculturation mutuelle entre les différentes communautés, chacune s'enrichissant et s'épanouissant au contact de l'autre, tout en conservant sa spécificité.

Ce mouvement n'a pas été créé de toutes pièces par quelque intellectuel idéaliste; au contraire, il trouve ses racines dans le désir réel de la population d'actualiser et de rendre productive la relation de cohabitation des différentes cultures.

Le Père Souchon, un prêtre catholique, donne un excellent exemple de ce phénomène : les mariages interraciaux. Dans beaucoup de pays, le mariage mixte signifie souvent pour l'un des partenaires l'abandon de ses croyances et la conversion à la religion de l'autre. A Maurice, un musulman et une chrétienne, par exemple, peuvent se marier sans que ni l'un ni l'autre n'ait à renier sa foi. Le Père Souchon a ainsi co-célébré des mariages, en compagnie d'un imam, de façon à satisfaire aux rites des deux religions.

Un autre phénomène qui illustre la volonté populaire de sortir du carcan du communalisme est l'émergence d'artistes qui, quelle que soit leur langue maternelle, utilisent le créole pour dénoncer le communalisme et prôner une société meilleure, basée sur l'ouverture entre les peuples. Le choix du créole pour véhiculer leur message indique bien la volonté de rejoindre tous les éléments de la population mauricienne.

En effet, l'attitude envers le créole est un aspect important de la lutte entre les partisans du communalisme et ceux de l'unification. Alors qu'aux Seychelles le créole est reconnu comme langue, on le considère à l'île Maurice comme un vulgaire patois. Un des seuls moments où le créole se voit attribuer une place importante par les médias est, bien sûr, en période de campagne électorale. Or, on a vu que le créole est la lingua franca des Mauriciens. [PAGE 104] La lutte pour sa reconnaissance est donc une étape essentielle en vue de l'édification d'une société unifiée.

Ainsi, malgré la mainmise de l'ancien gouvernement sur la radio et la télévision, dont le créole était à peu près banni jusqu'à tout récemment, des chansonniers indiens s'exprimant en créole ont réussi à se faire entendre grâce à leurs cassettes qu'on trouve sur le marché. La communauté, privée par les mass média d'un élément culturel dont elle a besoin, se « venge » en utilisant les groupes médias. Le nouveau gouvernement entreprend de démocratiser les mass média.

Un phénomène semblable se produisit en Iran sous le règne du Chah : alors que celui-ci exerçait un contrôle absolu sur les ondes, des cassettes clandestines circulaient dans les mosquées, distillant la révolution. Le même principe se retrouve en Russie avec les Samiztad et en Chine avec le Dazibao.

Ce mouvement populaire commence à porter ses fruits, amenant un changement progressif à Maurice. Ainsi, bien que la télévision s'exprime encore principalement en anglais, en français et en hindoustani, le créole y fait présentement son apparition. On peut donc parler et chanter en créole sur les ondes, mais le gouvernement de Sir Ramgoolam exerçait jusqu'au 11 juin 1982 une certaine censure face aux revendications véhiculées par cette langue. Le groupe Latanier, par exemple, était interdit d'antenne.

Plusieurs compositeurs madras, Nitish Joganah, son frère Ram, Bam Cuttayen et d'autres qui chantent en créole des chansons dont le contenu critique le communalisme et la politique de l'ancien gouvernement étaient et sont sans doute toujours considérés comme doublement traîtres par les tenants de la suprématie de la culture indienne : traîtres vis-à-vis de la culture madras, puisqu'ils ont choisi de s'exprimer en créole plutôt qu'en tamoul ou en télougou, et traîtres vis-à-vis de la politique partisane, parce qu'ils critiquent le gouvernement.

Basée sur le séga traditionnel des esclaves noirs, leur musique utilise de nombreux instruments africains et indiens; elle est donc revendicatrice d'unité au même titre que leurs textes. La popularité de ces chansonniers va s'accroissant; ainsi un groupe comme Latanier réussit à vendre 15 000 cassettes et plus, tandis que Nitish Joganah, [PAGE 105] membre du groupe Latanier, remporta avec sa chanson « L'Afrique » le prix de la chanson africaine en 1981.

Claudio Veeraragoo, un autre Mauricien madras, chante en créole en utilisant des mots du vocabulaire musulman. Les musulmans, mécontents, lui demandèrent de changer ces mots. Claudio, ne voulant pas se mettre à dos 17 % de la population, changea « Mustapha » par « Long Papa », et sa cassette se vend très bien.

Ce qui est intéressant dans ce phénomène, c'est que ces chanteurs, en utilisant le créole, lui font gagner du terrain, tandis que la culture indienne prend du recul. Et si la culture indienne régresse, cela signifie par conséquent un recul pour la politique communaliste travailliste, s'étant définie comme la politique de la culture indienne.

Il semble bien que cette tendance corresponde à l'évolution naturelle du peuple mauricien. A voir la popularité de ces groupes, on constate qu'un réel désir d'unité règne à Maurice, et qu'on se dirige inévitablement vers un changement d'orientation, un nouveau chemin.

Les élections de juin 1982 ont marqué une étape capitale dans cette lutte : en effet, une coalition formée du Mouvement militant mauricien et du Parti socialiste mauricien a remporté une victoire éclatante, remportant tous les sièges de l'Assemblée nationale. Le Parti travailliste est ainsi complètement éliminé. L'ancien Premier ministre lui-même, Sir Ramgoolam, se classait quatrième dans sa circonscription. Fait à signaler, la participation au vote a été massive, soit près de 95 %; c'est donc un véritable mouvement populaire qui a porté le M.M.M. et le P.S.M. au pouvoir. Nul doute que cet appui massif permettra au gouvernement, dirigé par Messieurs Jugnauth, Boodhoo et Bérenger, d'institutionnaliser la lutte contre le communalisme.

Ce virage historique ne manquera pas d'enrichir considérablement la culture mauricienne, jusqu'à présent étouffée par une bourgeoisie conservatrice, par la religion et la politique. La cohabitation pacifique des Mauriciens pourrait même devenir un exemple pour le monde. Véritable terre en miniature, l'île Maurice a connu tous les problèmes de communication inhérents au voisinage d'ethnies, de langues et de religions différentes. Avec l'émergence d'une nouvelle société où les différentes cultures [PAGE 106] s'épanouiront et s'enrichiront mutuellement, les Mauriciens sont en train d'acquérir une faculté unique de compréhension du monde, grâce à leur connaissance intrinsèque de cultures fondamentalement différentes.

Ainsi, la société mauricienne de demain sera à même de produire des hommes-ponts qui pourraient bien devenir les véritables interprètes du dialogue Nord-Sud. Microcosme de la planète, l'île Maurice sera sans doute la preuve vivante que la bonne entente entre les peuples du monde n'est peut-être pas une utopie.

    « Fode pa fer divizion
    donn lokazion fer dominasion
    Nu bizen fer enne sel inion
    Pu nu batir enn nuvo nasion »[2].
                 Zul, du groupe Latanier

Paul TURCOTTE et Claude BRABANT


[1] Nouveau chemin en créole.

[2] Faudrait pas faire division
donne l'occasion faire domination
nous besoin faire une seule union
Pour nous bâtir une nouvelle nation
(traduction littérale).