© Peuples Noirs Peuples Africains no. 31 (1983) 95-99



« L'AUBE D'UN JOUR NOUVEAU »[1]

Th. MPOYI-BUATU

Peut-être se souvient-on d'un article intitulé : « L'apartheid, le racisme et les prix littéraires français », paru dans « Libération-Afrique-Caraïbe-Pacifique », no 9, et repris dans Peuples noirs-Peuples africains, no 23 !

L'auteur de l'article, Adrienne Zoontjens, y stigmatisait les velléités « progressistes » de Brink, lui qui considère le « racisme comme une réaction toute naturelle ». Il était intéressant que l'auteur de l'article suggère que Brink camouflait sous des airs de calviniste saisi par la bonne conscience un paternalisme qui ne faisait que renforcer l'apartheid, système contre lequel il est censé s'opposer...

Seulement, au niveau des intentions, on est d'accord. Il eût fallu s'attacher à montrer minutieusement, sinon à travers toute l'œuvre de Brink, du moins à travers « Une saison blanche et sèche », comment est escamoté le problème même du racisme, parce que, d'une manière générale, Brink (commerce oblige) ne s'attache qu'à la sexualité, face visible et superficielle sur laquelle se fonde l'inique système d'apartheid pour se justifier.

Il était intéressant, cependant, de signaler que si des gens comme Brink s'expriment « au nom... » des Noirs, c'est parce que les écrivains noirs sont eux-mêmes brimés, sont eux-mêmes occultés par des ombres comme celles de Brink...

Aujourd'hui, les éditions Silex fondées et dirigées par le Camerounais Paul Dakeyo, font l'effort de faire connaître au plus large public les voix noires étouffées d'Afrique [PAGE 96] du Sud. Tout de même pour faire bon équilibre, il y a la présence de voix blanches. Sans doute, pour ne pas donner raison à l'apartheid !

C'est tout à l'honneur des auteurs de cette anthologie qui réunit vingt et un poètes sud-africains de ne pas avoir tenu à préciser s'il s'agissait de poètes « noirs » ou de poètes « blancs ». On est en présence des êtres qui traduisent leurs aspirations à travers une forme d'expression privilégiée : la poésie.

Et comme ça n'est pas tous les jours que l'on entend parler des poètes non seulement noirs sud-africains, mais aussi blancs, qui combattent l'apartheid, je crois que c'est justice de citer, à l'instar d'une pétition, l'intégralité des noms que l'on retrouve dans ce recueil : Dollar Brand, Dennis Brutus, I. Choonara, C.J. Driver, Barry Feinberg, M. Pascal Gwala, Timothy Holmes, Keorapetse Kgositsile, A.N.C. Kumalo, Mazisi Kunene, Hugh Lewin, Mafika Mbuli, Stanley Mogoba, Oswald Mbuyiseni Mtshali, Njabulo S. Ndebele, Arthur Nortje, Cosmo Pieterse, Sipho Sepamla, Mongane Wally Serote, Scarlet Whitman.

De tous ces poètes, quelques-uns sont connus hors des frontières de l'Afrique du Sud et de l'Afrique australe. C'est le cas de Dollar Brand, de Dennis Brutus et un peu de Mazisi Kunene.

Dollar Brand est passé récemment à Paris dans le cadre du festival de jazz. On attendait de lui un opéra bantu : Libération Opéra Kalahari. On découvrit Abdullah Ibrahim, entendez Dollar Brand, reconverti à l'Islam.

Ecoutons ce dialogue étonnant que Dollar Brand (« Le Soufiste ») a eu avec un journaliste (« L'imbécile ») de « Libération »[2] :

    L'Imbécile. - Alors vous n'êtes plus pianiste ?
    Le Soufiste. - Je n'ai jamais été pianiste !
    L'Imbécile. - Vous créez un opéra...
    Le Soufiste. - Ce n'est pas un opéra !
    L'Imbécile. - C'est quoi alors ?
    Le Soufiste. - Il faut l'avoir vu pour en parler.
    L'Imbécile (voulant faire le malin). - C'est comme les pièces de Le Roi Jones ou celles de... [PAGE 97]
    Le Soufiste. - Rien à voir !
    L'Imbécile (s'embourbant). - ... de Wole Soyinka et de...
    Le Soufiste. - N'insistez pas; c'est original !
    L'Imbécile (vacillant). - Du théâtre militant noir ?
    Le Soufiste (à bout). - Je vous dis que c'est original ! J'y pense depuis dix ans. Ça vient de mon pays, l'Afrique du Sud. C'est une vision créatrice guidée par l'Islam.
    L'Imbécile (très bête). - L'islam ? Mais je croyais qu'en Afrique, l'Islam n'avait pas vraiment fait du bien.
    Le Soufiste (exaspéré). - Il ne faut pas confondre Islam et islamisme. Quand je parle de l'Islam, il s'agit du Coran et de sa loi; tout le monde naît « muslim »; après chacun fait ce qu'il veut !

Admettons que le retournement « mystique » de Dollar Brand soit à mettre au crédit d'un certain pessimisme vis-à-vis du problème de l'apartheid. Cependant l'Opéra constitue malgré tout un « drame populaire qui conte l'histoire du peuple d'Afrique australe en lutte contre le système de l'apartheid »[3]. Par ailleurs, si Dollar Brand est connu avant tout comme musicien, il ne faudrait pas oublier qu'il est également poète.

Dans le recueil dont il est question ici, Dollar Brand amorce quelques-uns des thèmes fondamentaux d'une poésie des profondeurs arrachées à une situation sans issue et notamment et surtout le souvenir et le Temps.

Dans un poème intitulé « Afrique, musique et show business », il circonscrit la nature du souvenir lié à l'Afrique et en détecte les meurtrissures : de l'Afrique sont partis les esclaves, qui ont donné naissance au négro-spiritual. Déjà, la mémoire de l'esclave est liée au temps :

    « Cloche
    esclave
    le temps est ton maître. »

Si la mémoire est capitale, c'est que « l'influence occidentale » dénature le souvenir et pervertit le langage. Témoin le créole : [PAGE 98]

    « Ma ché'ie pleu'e baa baa
    pou moin
    moin li donné mangue... »

Mais en remontant aux origines du Temps rompu, on découvre le secret de l'existence du Noir sud-africain.

Et pour ma part, ce qui me paraît caractéristique, de la plupart des poèmes des poètes noirs réunis dans ce recueil, c'est leur volonté poignante de retrouver le fil du Temps rompu par l'inique système de l'apartheid.

Cette hantise de retrouver le Temps est la condamnation la plus absolue qui puisse être portée contre un système dont l'iniquité fondamentale consiste à s'attaquer aux racines mêmes d'une culture, c'est-à-dire à sa culture, à sa mémoire, à son imaginaire.

D'où l'extrême vide que traduit un certain nombre de poèmes. Mbuli dénonce l'asservissement qui déshumanise :

    « Nous creusons tant que l'esprit se rouille et cesse de poser des questions. »

De la déshumanisation découlent l'exclusion (Exclue, Mbuli), l'errance (Dans le désert, Mbuli), la mort par minéralisation (Ciment, Mogoba)...

Et l'espoir c'est le Temps, vécu d'abord comme un instant qui devra mûrir :

    « Quand l'instant aura mûri dans la matrice du temps les paroles ne seront pas artifice » (Kgositsile, Vers une marche au soleil).
    Le Temps est silence et le silence détient l'avenir :
    « et le son du silence qui semble détenir l'avenir fissure et brise ma paix depuis longtemps flétrie... » (Sérote, Le désir de s'entendre ... ).

    « Le pouls du Temps qui lentement se rue vers l'avant
    L'instant où nous passons
    Mouvement et silence. »
    (Sérote, Ombre et lumière)

Voilà l'écho de cette poésie qu'il faut se dépêcher d'écouter et surtout d'entendre parce que sa force est [PAGE 99] faite de ce silence qui annonce une parole fidèle à son propre Temps, c'est-à-dire impatient de remettre les pendules à l'heure, à sa propre heure, tout simplement.

Th. MPOYI-BUATU
13 novembre 1982


[1] Catherine Belvaume et Paul Dakeyo, Ed. Silex, 1981.

[2] Du 25 octobre 1982.

[3] Abdullah Ibrahim, in « Le Nouvel Observateur » du 23 au 29 oct. 1982.