© Peuples Noirs Peuples Africains no. 31 (1983) 86-94



LA POLYGAMIE ET LA REVOLTE
DE LA FEMME AFRICAINE MODERNE :

UNE LECTURE D'UNE SI LONGUE LETTRE DE MARIAMA BA

Cyril MOKWENYE

Le thème du mariage occupe depuis très longtemps une place assez importante parmi les thèmes qui ont attiré l'attention des romanciers d'Afrique noire. Les romans écrits par des auteurs comme Francis Bebey, Seydou Badian, Abdoulaye Sadji, Guy Menga et Sembène Ousmane par exemple témoignent de cette grande importance accordée au « mariage » comme thème romanesque[1]. Ce n'est pas par manque d'autres thèmes frappants que les romanciers et dramaturges[2] africains se sont tournés vers le mariage, mais plutôt pour montrer la place prépondérante qu'occupe cette institution dans la culture africaine qui d'après la négritude senghorienne, vise à l'universel[3]. Senghor nous explique qu'en Afrique : [PAGE 87]

    « la famille a pour but ultime de procréer des enfants, qui continuent à vivre la tradition, à maintenir et multiplier l'étincelle de vie dans leur corps et dans leur âme pieusement »[4].

En traitant le thème du mariage, les différents romanciers n'ont pas été obligés de l'apercevoir de la même perspective. Chez certains, c'est le problème de la dot qui tient une place de suprême importance, tandis que chez d'autres c'est la question du choix du conjoint et le conflit des générations relevant du mariage qui a retenu l'attention. La polygamie n'est pas pour ainsi dire un nouveau thème chez les romanciers africains; mais comme les autres thèmes relatifs au mariage, elle a commencé dernièrement à subir des critiques acharnées dans la société africaine contemporaine. Remarquons que la position de l'écrivain africain envers le mariage (et la polygamie) n'est pas restée statique. Si des écrivains comme Sembène Ousmane dans leurs premiers romans ont tant chanté les mérites de la polygamie, il y a eu pas mal d'évolution au cours des années dans la conception du mariage et la polygamie chez les écrivains. Même chez Sembène Ousmane cette transformation qui répond à la réalité contemporaine se fait voir dans la disparité transparente entre l'harmonie d'existence des co-épouses Aram et Bety (Le Mandat, 1966) et la distanciation qui existe entre les femmes du polygame riche, El Hadji Abdou Kader Bèye (Xala, 1973).

Si les écrivains renoncent progressivement à la glorification de la polygamie dans le mariage, une sorte de « dénégritudisation » de notre littérature[5], c'est que les temps changent. Ce changement prend une signification plus urgente dans la mesure où les femmes qui sont directement concernées par ce phénomène commencent à mener un combat contre la polygamie, cette polygamie qui, d'après Patrick Mérand : [PAGE 88]

    « ... est pratiquée dans toute l'Afrique noire. Les religions animistes acceptent et encouragent les hommes à prendre plusieurs femmes »[6].

La femme francophone, une nouvelle arrivée dans le domaine littéraire, parvient sur la scène romanesque avec un enthousiasme qui augure déjà bien dans la perspective d'une amélioration de sa condition féminine. Ce qui nous amène à poser cette question capitale : comment réagit la femme moderne face à la polygamie ? Qu'on ne se fatigue pas en cherchant à définir la femme africaine moderne.

Acceptons pour notre propos qu'il s'agit d'une femme africaine qui a eu une éducation occidentale et qui vit dans une grande ville. C'est la réponse à notre question que Mariama Bâ, romancière sénégalaise, essaie de donner dans son roman Une si longue lettre. Ce roman, qui, parmi d'autres aspects culturels, traite de la polygamie, est une contestation ouverte de cet aspect du mariage d'un point de vue purement féminin. A travers un personnage féminin qui raconte son expérience personnelle, une expérience de première main, le lecteur d'Une si longue lettre est appelé à participer à une dramatisation d'une contestation vigoureuse de la polygamie, contestation marquée par la sensibilité féministe chez deux Sénégalaises moyennes et modernes.

Avec la publication d'Une si longue lettre[7] en 1979, la regrettée Madame Bâ paraît avoir ouvert un long débat sur la nécessité de la polygamie dans la société africaine contemporaine, un débat qui ne serait qu'une révolte de la femme moderne contre une longue tradition et une culture jalousement gardée. Mérand atteste que :

    « Traditionnellement elle (la polygamie) demeure toujours et certainement pour longtemps encore un DROIT inaliénable qu'aucun gouvernement africain ne s'est hasardé à modifier »[8]. [PAGE 89]

D'autre part, cette révolte chez la femme de nos jours contre la polygamie assume une implication religieuse car le cadre du roman est une société typiquement musulmane, et l'on sait que la religion musulmane, elle aussi, comme les religions animistes, encourage la polygamie. De ce double point de vue il est tout à fait juste de parler d'une révolte féminine dans le roman de Mariama Bâ comme notre analyse le montrera.

Le roman nous est présenté sous forme d'une longue lettre écrite par une femme, Ramatoulaye (récemment devenue veuve) et destinée à son amie intime, Aïssatou (qui vient de divorcer, ne pouvant point supporter une rivale dans sa vie conjugale). C'est ce refus de la polygamie qui constitue le dénominateur commun entre les deux femmes. Toutes les deux, elles refusent de partager leur mari avec de nouvelles épouses, et cette situation provoque en chacune d'elles une réaction différente mais soulignée par une révolte absolue contre les principes de la polygamie.

La révolte pousse Aïssatou jusqu'à déménager du domicile conjugal avec les enfants pour mener une vie indépendante et solitaire; tandis que chez Ramatoulaye elle se manifeste par une détermination stoïque à dominer son malheur de manière à rendre et son mari et la nouvelle épouse très inquiets, car l'homme, cette fois, finit par abandonner son foyer pour rejoindre la nouvelle épouse qui peut lui assurer une conscience soi-disant tranquille. Pour Aïssatou, sa révolte va à l'extrême, très spontanément contre un système qui lui paraît abominable et insupportable. Bien qu'elle soit musulmane et qu'elle soit née Africaine, elle ne peut pas compromettre sa place. Elle va alors se révolter contre la tradition africaine et la religion musulmane en choisissant le divorce comme moyen d'échapper à son sort. Selon elle, la polygamie n'est établie que pour satisfaire la bestialité du sexe masculin. Lisons sa lettre de rupture expédiée à son mari :

    « Si tu veux procréer sans aimer, rien que pour assouvir l'orgueil d'une mère déclinante, je te trouve vil. Dès lors, tu dégringoles de l'échelon [PAGE 90] supérieur de la respectabilité où je t'ai toujours hissé »[9].

Aïssatou considère que la polygamie diminue la respectabilité de l'homme et que c'est une sorte de dégradation pour son mari qui, avant, l'aimait tendrement. Révoltée comme elle est devenue, elle ne peut pas comprendre comment il est possible pour un homme d'aimer plus d'une femme à la fois. La polygamie pour elle n'est en fait qu'un alibi pour l'homme qui cherche à donner libre cours à ses instincts sexuels et à « légitimer » son infidélité envers sa femme. L'expérience que vit Ramatoulaye avec son mari, Modou Fall, démontre amplement et renforce le point de vue d'Aïssatou. Il s'agit dans son cas d'un père de famille (son mari) qui tombe amoureux de Binétou l'amie intime de sa propre fille. Le mari essaie de dissimuler l'affaire en prétendant qu'il ne rend que de simples services innocents à la fillette. Ramatoulaye nous raconte comment :

    « Je voyais parfois Modou s'intéresser au tandem. Je ne m'inquiétais nullement, non plus, lorsque je l'entendais se proposer pour ramener Binétou en voiture »[10].

Mais quand la vérité se fait jour et quand elle s'aperçoit que l'amie de sa fille devient sa rivale, elle ne se contente pas de condamner l'acte de son mari, mais, elle se révolte contre l'idée même de la polygamie sur un ton semblable à celui de son amie Aïssatou. Ecoutons-la :

    « J'étais offusquée. Il me demandait compréhension. Mais comprendre quoi ? La suprématie de l'instinct ? Le droit à la trahison ? La justification du désir du changement ? Je ne pouvais être alliée des instincts polygamiques. Alors comprendre quoi ?... » (Souligné par moi)[11]. [PAGE 91]

Les deux femmes, c'est bien clair, se révoltent catégoriquement contre la polygamie qui, selon elles, équivaut à la trahison, à la tromperie et pire encore, n'est qu'un instinct. Etant donné qu'elles sont toutes les deux victimes de la même situation – la polygamie – qu'elles abhorrent, il est quand même curieux de constater la façon dont chacune d'elles va réagir à cette situation. Comme nous l'avons noté ci-dessus, pour Aïssatou il n'est pas question de méditer sur le problème, mais plutôt de prendre une décision une fois pour toutes – le divorce ! Par contre, chez Ramatoulaye, c'est un moment critique qui fait appel à la raison, à une revalorisation de la vie conjugale dominée par le sexe mâle. Voici comment elle se lamente et réfléchit sur son dilemme :

    « Partir ? Recommencer à zéro après avoir vécu vingt ans avec un homme, après avoir mis au monde douze enfants ? Avais-je assez de force pour supporter seule le poids de cette responsabilité à la fois morale et matérielle ? »[12].

A travers les deux femmes nous avons deux personnages symboliques. Aïssatou symbolise la jeune femme capricieuse et peu patiente qui réagit trop spontanément, alors que Ramatoulaye est le symbole de la femme qui, ayant investi dans son mariage, est ouverte aux compromis. Elle ne veut pas agir sans un réflexion profonde. Sa révolte sera une révolte psychologique, qui étonnera tout le monde :

    « Oui je voyais bien où se trouvait la solution, la digne solution. Et au grand étonnement de ma famille, désapprouvée unanimement par mes enfants influencés par Daba, je choisis de rester. Modou et Mawdo surpris ne comprenaient pas... »[13].

Nous pouvons dire que la révolte de Ramatoulaye, par extension, est en même temps une révolte contre le divorce comme solution à la polygamie. En choisissant de [PAGE 92] rester, elle démontre sa confiance dans le mariage comme institution capable de créer, et de renforcer la solidarité familiale. Elle redoute la polygamie, mais elle révère « la famille » et le mariage. En se révoltant elle ne perd pas de vue ses responsabilités envers les siens, et elle se prépare à s'adapter à la nouvelle situation :

    « Dès lors, ma vie changea. Je m'étais préparée à un partage équitable selon l'Islam dans le domaine polygamique »[14].

D'autres considérations interviennent pour consoler Ramatoulaye et lui faire accepter ce qu'elle ne peut pas changer. Elle va changer des tactiques dans sa révolte. Admettant chez elle la supériorité de la religion musulmane, elle se soumet aux diktats de l'Islam qui permet à un homme de se marier à quatre femmes s'il en a les moyens. Il est quand même remarquable de noter que quand la tradition et la religion sont remises en cause, c'est la religion qui gagne. Ceci souligne le fait que bien que les aspects de la tradition doivent s'adapter aux temps modernes, l'Africain moderne, surtout la femme, recourt à la religion aux moments de crise pour solliciter l'aide des êtres surnaturels. Dans ce sens, la révolte de Ramatoulaye connaît des limites. Cette révolte correspond en quelque sorte à une « résistance passive » contre la polygamie qui aboutit à des résultats positifs.

Elle n'accepte pas avec tout son cœur ce nouvel ordre et pourtant elle ne rompt pas comme l'a fait Aïssatou, et voilà que cela rend difficiles les choses pour Modou et Binétou car d'après Ramatoulaye :

    « ... Modou me fuyait. Les tentatives amicales ou familiales pour le ramener au bercail furent vaines. Une voisine du nouveau couple m'explique que la "petite" entrait en transes chaque fois que Modou prononçait mon nom ou manifestait le désir de voir ses enfants. Il ne vint jamais plus »[15]. [PAGE 93]

Donc si Ramatoulaye est abandonnée par son mari, Binétou sa rivale souffre péniblement d'une conscience troublée tandis que Modou, le père de famille, ne se sent plus à l'aise pour regagner son domicile même si c'est pour rendre des visites – tout cela est dû au fait d'avoir pris une nouvelle épouse, à l'acte de polygamie! La présence continue de Ramatoulaye dans le foyer familial constitue sa stratégie dans sa révolte et résistance passives car c'est une présence gênante qui hante le mari et son épouse à tel point qu'ils « divorcent » de la maison. En fin de compte, c'est la même situation contre laquelle se révolte Aïssatou par son choix du divorce, que manipule habilement Ramatoulaye pour aboutir à forcer son mari à l'exil conjugal.

Ramatoulaye trouve une autre occasion propice pour porter un coup à la polygamie. C'est le moment où Tasmir, le frère de son mari, vient la demander en mariage. D'après la tradition de la plupart des régions d'Afrique, à la mort d'un père de famille son frère peut se marier à sa femme pour alléger sa souffrance économique quotidienne. Ramatoulaye, déjà scandalisée par le fait d'avoir (avant la mort de son mari) à partager son mari avec une rivale, est encore plus bouleversée par cette proposition venant d'un homme qui est déjà encombré de femmes. Rejeter Tasmir et sa proposition va signifier deux choses importantes pour Ramatoulaye. D'abord, c'est le refus et une contestation, chez une femme moderne, d'une tradition réactionnaire qui ne répond plus aux réalités modernes. Ensuite, voilà pour elle encore une fois une occasion sans pareille pour réaffirmer son dégoût pour la polygamie, et de souligner l'importance sentimentale qu'attache la femme moderne au mariage monogamique. Ecoutons comment elle répond à Tasmir :

    « Tu oublies que j'ai un cœur, une raison, que je ne suis pas un objet que l'on se passe de main à main. Tu ignores ce que le mariage signifie pour moi : c'est un acte de foi et d'amour, un don total de soi à l'être qu'on a choisi et qui vous a choisi.
    ...........
    Et tes femmes, Tasmir ? Ton revenu ne couvre ni leurs besoins ni ceux de tes dizaines d'enfants... [PAGE 94] Je ne serai jamais le complément de ta collection »[16]. (Souligné par moi.)

Il s'agit ici d'une ironie cinglante envers tout ce que représente Tasmir dans le roman : le mari polygame de premier degré et un symbole de la tradition qui ne favorise surtout pas la femme moderne en Afrique.

En guise de conclusion, nous pouvons dire que Une si longue lettre est le témoignage d'une certaine prise de conscience chez la femme africaine moderne. C'est un roman qui cherche à sensibiliser le lecteur aux problèmes qu'affronte une femme qui se veut moderne, mais qui en même temps vit dans une société toujours sous l'influence de traditions qui ne meurent pas facilement, dans ce cas-ci la polygamie. Une leçon apparente que le lecteur de ce roman apprend à la fin (parmi d'autres d'ailleurs), c'est que la femme africaine de nos jours ne se contente plus de laisser les hommes décider ou combattre pour elle. Maintenant, c'est à elle la parole ! Elle demande à être écoutée et elle revendique sa place dans la société moderne. C'est dans ce sens-là que nous avons pu parler d'une « révolte » à propos de la polygamie dans ce roman. Le choix de la manière dont la femme veut réclamer son droit reste entièrement le sien comme nous l'a montré Mariama Bâ. Nous avons devant nous les deux options ouvertes aux deux femmes : le divorce ou se débrouiller ? Peu importe le choix que fait la femme, c'est sa responsabilité de voir réussir sa révolte, sa réaction, sa contestation!

Ecrit par une femme, le roman est destiné à toute femme et tout homme progressiste et signale déjà le nouveau rôle qu'assumera la romancière africaine dans un proche avenir – celui d'éveilleuse de la conscience féminine !

Cyril MOKWENYE
Department of Foreign Languages
University of Benin
Nigeria


[1] Voir par exemple Le fils d'Agatha Moudio, Sous l'Orage, Maimouna, Le Palabre stérile et Xala.

[2] Le Camerounais Guillaume Oyono-Mbia, dans sa pièce Trois Prétendants... Un Mari traite les problèmes associés au mariage dans la société africaine contemporaine.

[3] Voir L.-S. Senghor, « Ce que l'Homme noir apporte », in Liberté I. Négritude et Humanisme, Seuil, Paris, 1964.

[4] lbid., p. 28.

[5] Pour une compréhension détaillée, voir N. Tidjani-Serpos, « Aspects de la critique africaine : méthodologie et perspectives », in Présence francophone, automne 1978, no 17, où il discute et critique la négritude senghorienne, p. 97.

[6] P. Merand, La Vie quotidienne en Afrique noire, L'Harmattan, Paris, 1980, p. 81.

[7] Les Nouvelles Editions Africaines, Dakar-Abidjan-Lomé.

[8] P. Merand, op. cit., p. 81-82.

[9] Une si longue lettre, p. 5.

[10] Ibid., p. 54.

[11] Ibid., p. 53.

[12] Ibid., pp. 60-61.

[13] Ibid., p. 69.

[14] Ibid., p. 69.

[15] Ibid., p. 69.

[16] Ibid., p. 85.