© Peuples Noirs Peuples Africains no. 31 (1983) 79-85



STRUCTURE NARRATIVE ET
AVENTURE REVOLUTIONNAIRE DANS
Un fusil dans la main, un poème dans la poche

(fin)

Martin T. BESTMAN

Telle est l'aveuglante réalité! Cette conspiration internationale montre combien la loi de la jungle, ou, si l'on préfère, la loi du plus fort est toujours de règle; cette vérité éternelle, Mayéla en fait la triste expérience, sa question bouleversante en témoigne : « Comment pouvait-on s'acharner ainsi sur un petit pays qui ne revendiquait que son droit ? » (p. 246). Il se dégage de cette crise un fait : l'embarras de Mayéla est corollaire de l'hostilité des capitalistes toujours solidaires dans l'exploitation des pauvres; la catastrophe d'Anzika révèle donc à quel point l'équilibre des pays africains est précaire, fragile, vulnérable. Nkrumah et Sékou Touré n'ont-ils pas fait face aux mêmes chantages « des grandes puissances capitalistes » ? On sait que la France a retiré jusqu'aux téléphones de la Guinée à l'heure où ce pays dirigé par Sékou Touré avait voté en faveur de son indépendance politique lors du référendum gaulliste de septembre 1958.

Peu à peu les efforts déployés par Mayéla se révèlent caducs, ses expériences s'avèrent désastreuses et débouchent sur l'échec. Son essor économique entravé, Anzika est vite atteint par une crise sociale et politique :

    « La situation financière d'Anzika était catastrophique, le peuple lui-même, si enthousiaste au début, [PAGE 80] commençait à flotter. Les premiers contrebandiers apparurent, vendant au marché noir les produits de première nécessité » (p. 246).

Assailli de toutes parts, débordé par les difficultés, chancelant, pris dans un engrenage implacable, cherchant confusément sa voie, Mayéla prend des « mesures d'urgence » qui portent en elles le germe de l'effondrement du régime :

    « Mayéla commit alors ce que plusieurs observateurs des affaires d'Anzika crurent être sa première erreur : au lieu de faire appel au peuple et de tenter de le mobiliser, il créa une milice armée qu'il lança à la poursuite des contrebandiers. Cette milice, sans se référer à Mayéla, fusilla publiquement deux des malfaiteurs » (p. 246).

La situation dégénère en une chaîne de vendettas et, partant, l'insécurité permanente règne dans le pays. La répression des paysans révoltés est terrible. Le drame évolue selon la dynamique oppression-révolte-répression. Le pays, naguère plein de promesses, se transforme de façon négative : « A croire que ce pays, hier encore immense réservoir de révolutionnaires, était devenu du jour au lendemain le lieu de rassemblement des contre-révolutionnaires » (p. 247). Les situations dramatiques s'accumulent, les querelles intestines s'exaltent, les antagonismes latents s'éveillent, s'attisent.

Aux prises avec ce monde hostile, et surtout ébranlé par le spectacle de la torture qu'il n'a ni voulue ni conseillée (qui toutefois contamine son image et dément ses promesses lors de sa prise du pouvoir), situation paradoxale qui, en dernière analyse, révèle le gouffre entre la réalité et l'idéal politique, Mayéla, dans le but de « prendre un nouveau départ » (p. 252), se décide à « désarmer la milice, à purger la police et à épurer l'armée » quoi qu'il advienne (p. 251).

Comme on pouvait s'y attendre, le rapport entre le peuple et le président se renverse de manière radicale : la masse, jadis solidaire de Mayéla, le calomnie désormais; les dithyrambes, les acclamations de naguère se transforment vite en invectives, en huées et en débordement de [PAGE 81] haine (p. 257). Autant de signes annonçant le revers, ou bien mieux, le déclin qu'amorce la vie du héros. Par ailleurs, nous assistons à un déploiement de violence; le rythme des événements se précipite. A la faveur de l'ébranlement du régime, les putschistes tentent de renverser le président. Mayéla frôle la mort à la suite de la tentative d'assassinat (déjà évoquée au chapitre VI, p. 96-98). Un spectacle analogue à celui qui avait porté Mayéla au pouvoir s'offre au pays :

    « des centaines de manifestants avaient pris d'assaut la Maison centrale d'arrêt pour libérer Marius Mouyabi et quelques-uns de ses partisans qui avaient été emprisonnés la veille, à la suite de l'attentat manqué ( ... ). Mouyabi, libéré, prit la tête de ses partisans et se dirigea vers le palais du président » (p. 259).

Bafoué, réduit à l'impuissance, livré à la risée générale, déserté par ses plus proches collaborateurs (dont maître Adilène qui se dérobe, se travestit et opère un mouvement de bascule en donnant son allégeance à Mouyabi, attitude qui témoigne de sa lâcheté, de sa veulerie, de son opportunisme politique), son moral brisé, Mayéla prend une conscience douloureuse de sa solitude, et, lucide jusqu'au bout, déclare sa démission afin d'éviter la guerre civile. Et c'est là la preuve de son sens aigu de la responsabilité. En dépit de son échec, Mayéla incarne la magnanimité et la générosité même; selon lui, « le pouvoir ne valait pas ces sacrifices inutiles » (entendons : de vies humaines). Il est à reconnaître que rares sont les dirigeants africains qui peuvent prendre une telle position, car ils préféreraient s'accrocher au pouvoir au risque même d'annihiler la population tout entière et régner sur une terre vide (les massacres machinés par Idi Amin Dada, l'ex-empereur Bokassa ou encore Macias Nguema, tous caricatures de dirigeants folkloriques sanguinaires, en font foi). Voilà qu'avec la conjoncture de conspiration capitaliste et les forces africaines néfastes, tout succès est à jamais interdit au « révolutionnaire conséquent » son effort si prometteur de réformer la société et de jeter les bases d'une reconstruction [PAGE 82] véritable s'estompe et avorte comme si l'échec était inscrit au cœur même de ses entreprises.

Cette aventure révolutionnaire manquée, n'est-ce pas l'expression d'un « cercle tragique » et pour Mayéla et pour l'Afrique ? L'épidémie des coups d'Etat qui s'abat sur le continent, n'est-ce pas l'expression africaine du mythe de Sisyphe ? Mayéla apportera des éléments de réponse à ces questions fondamentales... Placé « en résidence surveillée en attendant son procès », le président déchu frissonne en écoutant le discours inaugural de l'« obscur capitaine promu brusquement chef d'Etat » (p. 263); le putschiste stigmatise « le gouvernement inepte du vendu Mayéla » et promet de le remplacer « par un gouvernement authentiquement révolutionnaire... ». Il est permis de se demander si c'est là une révolution ou bien une régression, une mascarade. A tout prendre, l'on revient au point de départ; chanson rituelle, danse grotesque! Chimère! La vérité des mots de Mayéla prononcés à la page 238 prend tout son relief éblouissant : sans atteindre un aboutissement positif « toute révolution ne serait qu'un perpétuel départ et ne servirait strictement à rien »[1]. Pour reprendre un dicton populaire, « plus ça change, plus c'est la même chose ». Voilà le drame de l'Afrique noire, ce continent où se déroulent parfois des spectacles violents et irréels évoquant un univers concentrationnaire, un monde burlesque ou de science fiction. Tout sens de justice est interdit au gouvernement militaire, témoin le jugement de Mayéla qui n'est qu'une monstrueuse parodie comme celui de Fama (Les Soleils des Indépendances), ou de Monchon (Le Cercle des Tropiques).

Le procédé qui consiste à faire alterner les images du passé avec celles du présent, en montrant la déchéance de Mayéla et son ascension au pouvoir, fait sentir toute la richesse, toute la complexité et aussi tout l'accent tragique de l'aventure révolutionnaire de notre héros. La discontinuité systématique de la narration immobilise le présent et lui donne une sensation de crispation. Aussi après la reconstitution des expériences en loques, le narrateur [PAGE 83] nous bascule-t-il, au dernier chapitre, dans la réalité présente; c'est seulement à ce moment de rupture suprême que le motif rituel du soleil incandescent qui donne une certaine symétrie au récit, n'est pas repris. La fin du livre nous ramène fatalement au point de départ, suivant une structure circulaire qui rappelle d'ailleurs l'image du soleil ouvrant le livre. Au moment le plus tragique de son aventure, le protagoniste se rappelle « la foule qui avait assisté à la pendaison de ces trois malheureux un jour de la saison sèche » (p. 282); l'exécution publique de Mayéla et celle des trois malheureux, nous l'avons souligné, ne sont que des variantes, des harmoniques du même drame qui pénètre le roman.

Les derniers instants du condamné à mort sont bouleversants. Une fois la clef tournée et la porte de sa cellule ouverte, Mayéla aboutit au désespoir serein; c'est avec une dignité et un calme désarmants qu'il attend l'apocalypse inéluctable... Les coups de feu éclatent, et Mayéla dia Mayéla, l'ancien président de la République Populaire et Démocratique d'Anzika, devant une foule à l'appétit sadomasochiste, devant « la tendre indifférence » de l'univers, retourne au néant. Sa mort est l'aboutissement d'une aventure révolutionnaire ingrate, jalonnée d'exploits épiques, de gloire, mais aussi de chimères, de déceptions, de frustrations... Quel chemin parcouru depuis le militantisme de la vie estudiantine pleine d'illusions et d'optimisme !

C'est après la mort du protagoniste, c'est-à-dire au terme du récit, que les « phrases musicales » servant d'ouverture au roman et martelées au fil des chapitres pour marquer le retour au présent, se chargent de leurs pleines significations symboliques. Le lyrisme désespéré de ce refrain (« explose soleil, éclate donc ( ... ) » colore, comme par osmose, toute la tonalité du livre de ses longues et tragiques résonances. La signification implicite du refrain, j'allais dire du poème, demeurée jusqu'ici opaque, énigmatique – « Et nous, forts de la vérité bue par nos paupières ouvertes, éblouis, nous aurons marché et marcherons encore sur le dos des non-initiés, couleur de terre... » –, se fait jour chez le lecteur : tous les gouvernements successifs ont, pour ainsi dire, piétiné le peuple, marché « sur le dos des non-initiés » (entendons : la masse); l'emploi du futur – « marcherons » – évoque [PAGE 84] de façon indéfinie les souffrances de la masse; de là un pessimisme foncier.

Le drame de Mayéla, ce « sauveur » qui promettait tant, est l'expression violente de notre évolution, l'incarnation de notre tragédie collective. Aussi la forme du roman épouse-t-elle, soulignons-le encore, les remous de ce drame et de cette vie mouvementée cependant en voie de dissolution, de désagrégation. La narration est apparemment désordonnée, morcelée, fractionnée; la structure romanesque d'ensemble est brouillée, zigzaguante puisque nous avançons et reculons constamment dans le temps. Le bouleversement de la chronologie traduit le désarroi, la tension intérieure, l'agitation inquiète que traverse le protagoniste sur qui pèse une mort inexorable et dont la pensée, tournée vers le passé, est en perpétuel va-et-vient. La technique cinématographique du retour en arrière rend bien compte de ce mouvement et restitue l'univers désormais désarticulé de Mayéla; enfin, la technique gonfle de près de 280 pages les quelques instants qui séparent le moment où le garde-chiourme ouvre la cellule et l'heure suprême de l'exécution. Si le narrateur conduisait son récit de façon chronologiquement linéaire, il l'orienterait peut-être vers le futur. Or, cette dimension du temps, comme l'espoir, d'ailleurs, est interdite au personnage central dont la liberté est aliénée; corollairement, l'ancien révolutionnaire est sans avenir, sa vision est fragmentée : retranché dans la solitude, il vit à rebours, n'ayant plus de projets. D'où la constante oscillation pendulaire du présent fragile vers l'épaisseur du passé immobile, ou une narration constamment sollicitée par le néant. A cet égard, les propos de Mayéla sont fort éclairants :

    « Vous ne comprenez pas que j'ai fini ma vie ? La vie n'a de sens pour un révolutionnaire que quand on a des choses à faire devant soi, des projets. Or moi, tout se trouve désormais derrière. Que ferais-je alors, pourquoi vivrais-je ? » (p. 191); (ces mêmes propos sont repris à la page 279).

Compte tenu de ce qu'on a pu constater, il ressort nettement qu'Un fusil dans la main, un poème dans la poche – dramatisation des indépendances qui déchantent, [PAGE 85] tableau d'une Afrique explosive dévorante, combattante, « épopée de l'échec et du désespoir » (pour emprunter une expression à Claude Edmonde-Magny) –, est dans la veine du roman africain moderne. A coup sûr, ce récit foisonnant de violence, lyrique, vigoureux, pénétrant, animé par un art concerté et par la fulguration du verbe, place son auteur au premier rang de nos romanciers. Le roman se referme sur une interrogation : une révolution salvatrice est-elle possible en Afrique noire ? Ainsi, il partage les mêmes préoccupations obstinées que Dramouss, L'Harmattan, Les Soleils des Indépendances, Le Cercle des Tropiques, Remember Ruben, Perpétue, etc. Dans la lignée de Sembène et de Beti, Dongala confère une orientation révolutionnaire à son univers littéraire en ébullition; il fait la synthèse des grands événements de l'Afrique en de saisissants tableaux épiques; à l'instar du Beti d'avant La ruine presque cocasse d'un Polichinelle, il y achez le romancier d'Un fusil dans la main..., une foi robuste, étonnante de lucidité et mêlée de pessimisme. Bref, la vision du monde de Dongala est essentiellement tragique, cyclique aussi; son épopée exemplaire où se mêlent les ombres de personnages historiques – Amilcar Cabral, Fanon, Lumumba, Malcolm X, Nkrumah, etc., tous porteurs de l'aube – se résume en quatre mots : violence, sang, désillusion, vertige.

Martin T. BESTMAN
Dept. of Modern European Languages
University of Ife, lle-Ife, Nigeria


[1] Ce perpétuel recommencement fait songer à l'image circulaire du soleil qui ouvre le récit et qui revient à plusieurs reprises.