© Peuples Noirs Peuples Africains no. 31 (1983) 54-78



LE THEATRE NEGRO-AFRICAIN D'EXPRESSION FRANCAISE
DEPUIS 1960

Guy Ossito MIDIOHOUAN

Pour présenter le théâtre négro-africain d'expression française depuis 1960, il est nécessaire et utile de rappeler très brièvement ce que fut ce théâtre pendant la période coloniale. Et ce rappel nous oblige à partir de quelques considérations générales sur la littérature négro-africaine d'expression française.

Contrairement à une opinion communément admise, les premières manifestations de la littérature négro-africaine d'expression française ne sont pas à mettre au compte des poètes dits « de la négritude ». A part quelques rares exceptions ceux-ci n'avaient rien publié (ouvrages littéraires j'entends) avant 1945. « La poésie de la négritude » ne connaîtra son véritable essor qu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et les origines de la littérature négro-africaine d'expression remontent plus loin. C'est donc une erreur d'affirmer que les premiers écrivains négro-africains ont été des poètes. Cette erreur a été largement divulguée par l'ouvrage de Lilyan Kesteloot, Les écrivains noirs de langue française : naissance d'une littérature, qui en est aujourd'hui à sa septième édition. Ainsi des critiques ont élaboré toute une théorie sur la primauté de la poésie en littérature négro-africaine; sur la poésie, expression littéraire privilégiée des Nègres. Si bien que pour le grand public africain et néo-africain, la littérature négro-africaine reste encore synonyme de poésie, laquelle est assimilable à Senghor [PAGE 55] et Césaire (surtout Senghor) dont plus d'un ne connaît guère que les noms...

Une deuxième erreur liée à la première consiste à négliger complètement ce qui se passe en Afrique pendant la période coloniale pour ne s'intéresser qu'aux activités intellectuelles des étudiants africains du Paris des années trente. On en vient ainsi à situer les origines de la littérature négro-africaine en France, ce qui est inexact.

Nous savons aujourd'hui que bien avant la Deuxième Guerre mondiale, c'est-à-dire bien avant que les poètes négro-africains de Paris ne publient leurs premiers recueils, il existait déjà dans l'Afrique sous occupation française une vie intellectuelle et littéraire tout empreinte de l'idéologie coloniale qui s'était manifestée à travers la prose (le roman notamment) et le théâtre.

Le théâtre négro-africain d'expression française a connu son véritable essor pendant les années trente dans le cadre de l'Ecole Normale William Ponty qui était l'institution supérieure de l'enseignement colonial. Bien entendu, à l'époque, on ne parlait pas de « théâtre négro-africain », mais de « théâtre indigène d'expression française ». Les autorités coloniales ne s'étaient pas contentées d'encourager ces activités théâtrales. Elles les avaient introduites dans le programme de formation des normaliens parce qu'elles y voyaient un moyen efficace de divertissement, d'encadrement et d'embrigadement idéologique.

Le Théâtre pontin était essentiellement culturaliste et folkloriste. Loin de se démarquer de l'idéologie coloniale, il en était l'expression et le relais. Pendant que le roman africain en était encore à des balbutiements, le Théâtre pontin connaissait un prodigieux développement et 1937 fut l'année de l'apothéose. Cette année-là les pontins furent invités à se produire dans le cadre de l'Exposition Coloniale. Les Dahoméens et les Ivoiriens eurent ainsi l'honneur de jouer Sokamé et Les prétendants rivaux les 12 et 17 août 1937 au Théâtre des Champs-Elysées.

Après cette gloire, le Théâtre pontin entra dans une période de déclin qui sera accentué par une profonde modification du statut de l'Ecole intervenue après la Seconde Guerre mondiale.

Mais le rôle idéologique de ce théâtre était considérable [PAGE 56] et l'administration chercha à pallier sa disparition par la création des « cercles culturels » ayant pour mission de soutenir la création dramatique dans la même orientation collaborationniste par l'organisation de concours, par l'octroi de subventions et de prix.

D'une façon générale on peut dire que le Théâtre négro-africain d'avant 1960 était très marqué par l'emprise de l'administration et de l'idéologie coloniales et qu'il participait implicitement ou explicitement du projet colonialiste.

Ce bref rappel nous permettra de mieux comprendre l'évolution du Théâtre négro-africain d'expression française depuis 1960.

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Comme les années cinquante constituent une période de renouvellement du roman, les indépendances inaugurent dans la littérature négro-africaine un renouvellement du théâtre qui commence à vivre de la vie de l'Afrique.

Au théâtre, l'anticolonialisme ne se manifesta qu'après que le colonialisme eut été théoriquement abattu. Les changements politiques délièrent les langues et restituèrent sa liberté au génie créateur dont le champ s'élargit et se diversifia.

L'HISTOIRE COMME SOURCE D'INSPIRATION

Il s'agit pour les dramaturges moins de dénoncer la situation coloniale que de réparer les dégâts commis à la faveur de celle-ci, en somme de « mettre un peu d'ordre dans la maison » en redressant ce qui était tombé, en rétablissant dans sa réalité ou en redonnant de l'éclat à ce que la buée idéologique avait occulté ou terni : un grand ménage. Et comme tout grand ménage, il s'attaque aux vieilles taches. L'histoire devient ainsi un thème privilégié du théâtre qui ressuscite le passé précolonial et projette un nouvel éclairage sur l'avènement de l'ère coloniale perçue non plus sous l'angle de la conquête (point de vue des colonisateurs et du théâtre pontin) [PAGE 57] mais sous celui de la résistance à l'envahisseur. Le renouveau du théâtre se manifesta moins à travers les thèmes que dans la manière de les aborder : un renouveau idéologique. Et puisque l'idée toujours cherche sa forme et la trouve, ce renouveau idéologique s'accompagne de son corollaire esthétique. De culturaliste et folkloriste qu'il était pendant la période coloniale, le Théâtre négro-africain devient épique. La dramaturgie se fait souvenir et célébration, rite et solennité, procession majestueuse et pèlerinage aux sources ardentes de l'identité perdue, ascension abrupte vers les hauteurs patinées, ruée fougueuse vers les grandeurs, dans la chaude exubérance des désirs enfin libérés et au rythme enivrant des colères insoumises. Jamais, en Afrique, le théâtre n'a été aussi près de l'ambition dramatique elle-même : la ferveur partagée.

Dans le théâtre pontin, tam-tams et danses, chansons et sortilèges, traditions et merveilleux relevaient assez largement de l'exhibitionnisme culturalo-folkloriste induit et crétinisant. Le nouveau théâtre en fait une utilisation plus fonctionnelle et moins envahissante en redonnant à « l'action » toute sa densité et sa cohérence, à la parole son poids, au silence sa gravité – et son écho.

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Chaka est le héros de L'histoire précoloniale qui a inspiré le plus grand nombre de dramaturges après les indépendances[1]. Parmi les pièces qui mettent en scène le personnage on peut retenir La mort de Chaka de Seydou Badian (1962), Amazoulou de Condetto Nenekhaly-Camara (1970), Chaka de Djibril Tamsir Niane (1971), Les Amazoulous d'Abdou Anta Ka (1972), et Le Zulu de Tchicaya U Tam'si (1977).

Comment expliquer cette fascination du passé ? Bernard Zadi Zaourou nous propose l'analyse suivante : « Dans les conditions d'un pays et d'un peuple qui vivent d'une vie normale, avec ses époques de gloire et de chute, [PAGE 58] avec en somme une histoire semblable, quant au fond, à celle de tous les autres peuples, le temps est tout naturellement un triptyque et vécu comme tel. Aussi longtemps que la paix règne dans la communauté, des professionnels de l'enseignement et de la recherche exhument méthodiquement le passé du pays et le proposent en aliment à l'intelligence des jeunes générations et du peuple. L'histoire ainsi diffusée a pour but d'enseigner la place qu'occupe le pays dans la communauté mondiale, ce qu'il a de spécifique par rapport au reste du monde, quels types de relations ce pays a, jusqu'alors, entretenus avec les autres groupes humains... C'est ce qui s'appelle former la conscience nationale. Sans cette conscience de soi, aucun peuple ne peut entreprendre quoi que ce soit qui vaille. L'histoire a pour fonction essentielle de tenir en éveil la conscience d'un peuple, de féconder de ce fait le présent afin que soit envisagé, à partir de réalisations concrètes et durables, l'avenir proche ou lointain. Qu'une crise grave vienne à menacer le pays et le peuple considérés, une occupation étrangère par exemple, l'on assiste aussitôt à la mise en branle d'une machine de propagande. L'exhumation du passé cesse d'être la tâche des seuls professionnels : hommes politiques, agitateurs et propagandistes de tous bords, simples gens du peuple et même les maisons de la divinité – tout ce qu'il y a d'orgueil national – retournent au passé, à l'histoire commune, en sélectionnant les hauts faits et, par des textes, des prouesses oratoires, des chants, des sermons pathétiques..., galvanisent le peuple tout entier. Ainsi chauffé à blanc, ce peuple ne s'accordera nul répit avant que le ciel national ne soit redevenu bleu de quiétude. On dit d'un tel pays et d'un tel peuple qu'ils vivent de leur propre vie...»[2].

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L'ère des indépendances et les tâches de construction nationale qu'elle implique constituent la principale sustentation [PAGE 59] de ce théâtre historique dont les ressorts politiques sont par conséquent évidents. Dans sa préface à Continent-Afrique de Nenekhaly-Camara, Mario de Andrade écrit : « Dans la lutte qu'ils mènent pour bâtir leur propre avenir, les peuples africains ont besoin de se reconnaître dans leurs héros du passé. Ceux-là mêmes qui, ayant résisté avec les moyens limités de leur temps à la conquête coloniale, sont considérés par les générations modernes comme les phares de l'espérance. Espérance de triompher de la domination impérialiste. La reine Nzinga Mbandi Ngola, l'almany Samory Touré, l'émir Adelkader, Chaka, entre autres, proclamèrent le grand djidhah que nous accomplissons aujourd'hui. Voilà pourquoi le théâtre épique vient à son heure. »

C'est dans cette perspective qu'il convient de situer La mort de Chaka de Seydou Badian qui est manifestement un appel lancé à l'Afrique indépendante afin qu'elle « tisse la nouvelle corde au bout de l'ancienne », une épopée exaltante et tragique où, avec la mort violente du « plus grand conquérant que l'Afrique ait jamais connu », juste châtiment de sa volonté de puissance dévastatrice, s'ouvre l'ère lugubre du « pouvoir pâle ».

L'histoire rapporte que Chaka (ou Tchaka) dont le règne se situe au début du XIXe siècle disparut à une date et dans des circonstances inconnues (en tout cas, après 1820). « Il aurait été assassiné, à la suite d'un complot ourdi sur l'instigation de ses demi-frères. Au moment de mourir, il aurait prédit à ses meurtriers qu'ils ne jouiraient pas longtemps de leur victoire, car les Blancs étaient en route pour les déposséder. Cette ultime parole est-elle authentique ? Elle est en tout cas très peu dans la ligne du destin du grand chef, qui fut avant tout créateur d'une nation, dont il avait une fierté prodigieuse. Organisateur de génie, rassembleur de peuples, révolutionnaire souvent brutal, Tchaka est la réfutation vivante du mythe du « Noir incapable d'innover et de changer le cours stéréotypé de la tradition ». Tchaka, après tout, n'est peut-être que le fils de son époque. Dans la débâcle des ethnies travaillées par des antagonismes internes et ébranlées par les « guerres cafres » lancées par l'expansion des Blancs, un homme exceptionnel surgit, et cet homme ne pouvait être qu'un dictateur. Au total, Tchaka est l'un des plus grands conquérants de l'histoire de [PAGE 60] l'Afrique, et son nom mérite d'être retenu par l'histoire universelle »[3]. Tel est le point de vue de l'historien Joseph Ki-Zerbo.

L'intention didactique qui transparaît chez Seydou Badian se retrouve dans Amazoulou de Condetto Nenekhaly Camara avec une volonté apologétique plus affirmée qui rend l'épopée plus grandiose. Dans le même volume a paru une autre pièce, Continent - Afrique, où l'auteur évoque la figure d'un savant africain du XIIIe siècle, Antar, qui « résume en lui la permanence de l'éclat du génie africain à travers les tribulations et les mystifications de l'histoire de notre culture et de notre civilisation », et qui procède de la même intention de célébration que Amazoulou. Condetto Nenekhaly-Camara n'a pas manqué de faire ressortir les liens existant entre Chaka et Antar qui « symbolisent », selon lui, « à travers leurs destins respectifs, l'évolution historique de l'Afrique dans son élan et sa vocation révolutionnaires ».

De Nenekhaly-Camara à Abdou Anta Ka, nous passons de l'apologie du « premier fondateur d'une nation africaine moderne » à l'exaltation lyrique et presque délirante du « guide » sorti du peuple. Avec Les Amazoulous, l'épopée acquiert une dimension fantastique : elle devient un mythe où Chaka triomphe de la vie et de la mort sur le puissant cheval de sa gloire inaltérable.

Le Zulu de Tchicaya U Tam'si semble procéder d'une intention sensiblement différente. Certes, comme dans toutes les autres pièces et à des degrés divers, l'histoire et l'imaginaire, le rêve et la réalité se mêlent pour donner corps au personnage. Mais ici, il s'agit moins d'une célébration que d'une réflexion sur le pouvoir politique et plus particulièrement de l'analyse des mécanismes et des dangers du pouvoir absolu qui pervertit l'homme et le dénature. « En fait Chaka est un damné, comme tous ceux qui rêvent de pouvoir absolu », apprend-on au début de la pièce. Le vertige du pouvoir, voilà ce qui a coupé Chaka de son peuple et qui le précipite vers sa fin. Le despote sanguinaire est non seulement rejeté par son peuple mais aussi par sa famille. Chaka tue sa femme, Noliwe, et en même temps l'enfant que celle-ci porte en elle. Crime [PAGE 61] odieux qui amène Nnandi, sa mère, à déclarer : « Mon fils est un monstre », et à chercher à l'éliminer. Mais ce n'est ni Nnandi, ni les généraux, ni personne qui tue Chaka : il se suicide Ainsi se réalise la malédiction (« Ton propre sang t'étouffera ») de Zwide, l'un de ses rivaux, que Chaka n'hésita pas à assassiner malgré le pacte de sang qui les liait. Ce mysticisme dans lequel baigne toute la pièce rend la tragédie plus poignante par l'extraordinaire puissance de la fatalité. Le tyran ne se coupe pas seulement du peuple et de sa famille, mais aussi de lui-même. C'est la déchéance suprême : l'homme ennemi de lui-même. Aucun despote ne peut prétendre promouvoir l'épanouissement de l'homme. Telle est la leçon que le dramaturge semble donner à tous ces dictateurs africains qu'une certaine presse s'acharne à nous présenter comme des « sages ».

Comme on a pu le constater, du « poème dramatique à plusieurs voix » de Senghor[4] au Zulu de Tchicaya U Tam'si en passant par l'exaltation mythique d'Abdou Anta Ka dans Les Amazoulous, Chaka a été diversement interprété suivant les options idéologiques des auteurs. C'est d'ailleurs ce qu'explique Abdou Anta Ka : « D'autres poètes écrivains, tel le poète-président L.S. Senghor, le Dr Seydou Badian Kouyaté, ex-ministre du Mali, ont été également inspirés par Chaka. Mais, comme j'aime à le dire à mes amis, il y a eu un Chaka d'un poète-président de la République, un Chaka d'un ministre, il faut bien un Chaka d'un homme de la rue. Et l'homme de la rue, c'est moi. » La principale idée que l'on peut dégager de la pièce d'Abdou Anta Ka, c'est qu'il n'y a de guide que par le peuple, que le peuple n'a besoin de personne pour être peuple, que le peuple se suffit.

L'histoire de la résistance à la conquête coloniale constitue aussi le sujet de nombreuses pièces. Les derniers jours de Lat Dior d'Amadou Cissé Dia (1965) évoque la lutte inégale menée contre Faidherbe par le damel Teigne Lat Dior Ngoné Latir, chef des royaumes du Cayor et du Baol, lutte dont les ressorts appellent l'admiration des nouvelles générations et qui fait du damel un modèle d'héroïsme et de patriotisme. Dans Le procès de Lat Dior de Mbengue Mamadou Seyni (1972) « le tribunal de la Postérité » fait du damel un héros du Sénégal. Jean Pliya [PAGE 62] dans Kondo, le requin (1967)nous retrace le règne de Gbêhanzin au royaume d'Abomey (Bénin). L'action se déroule entre 1889 et 1894 et s'articule pour l'essentiel autour de la guerre farouche et désespérée que le royaume a menée contre les troupes du colonel Dodds. Mais la célébration du patriotisme et de l'héroïsme de Gbêhanzin ne va pas sans discernement et les aspects sombres de son règne sont aussi dévoilés avec une courageuse et méritoire objectivité qui accroît l'intérêt de la pièce.

L'exil d'Albouri de Cheik Aliou Ndao (1967) met en scène Ali Bouri Ndiaye, roi du Djolof, qui s'opposa à la domination française avec une intrépidité folle. C'est encore l'image du guerrier indomptable que nous propose cette pièce dont le héros préfère l'exil avec tout son peuple à la soumission – en poursuivant avec l'énergie du désespoir un combat qui ne finit qu'à sa mort. La dramaturgie de Cheik Ndao, comme d'ailleurs celle de la plupart des auteurs s'inspirant de l'histoire, n'est plus exclusivement déterminée par la recherche de l'objectivité historique. Elle laisse une large place à la sensibilité et au sens esthétique du dramaturge dont l'œuvre se déploie selon son inspiration et est animée d'un souffle autonome. « Une pièce historique n'est pas une thèse d'histoire, explique Cheik Ndao. Mon but est d'aider à la création de mythes qui galvanisent le peuple et portent en avant. Dussé-je y parvenir en rendant l'histoire plus historique. »

Martial Malinda (alias Sylvain Bemba) exalte lui aussi dans L'enfer, c'est Orféo (1970) l'épopée des maquisards de Guinée-Bissau en lutte contre l'occupation portugaise, et la métamorphose que connaît Orphéo, le héros, en rejoignant les combattants, semble démontrer que ni la collectivité, ni l'individu ne peuvent trouver leur salut en dehors de cette lutte.

Mais la lutte contre l'occupation étrangère s'accompagne aussi souvent de dissensions internes où la convoitise du pouvoir joue un grand rôle. C'est le cas dans L'exil d'Albouri où le roi Albouri se heurte à son demi-frère le prince Laobé Penda sur la stratégie à adopter. Le même conflit se retrouve dans une autre pièce de Cheik Ndao, Le fils de l'Almany (1973),dans laquelle l'Almany Samory Touré est opposé à son fils Karamoko. Enfin, dans Sikasso ou la dernière Citadelle de Djibril Tamsir Niane (1971)l'évocation de la résistance de Babemba [PAGE 63] se trouve doublée d'un vibrant appel à l'unité africaine, la défaite de Sikasso étant présentée comme résultant des divisions et des luttes intestines habilement exploitées par l'envahisseur.

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La victoire de l'envahisseur ne signifie pourtant pas la fin de la résistance qui peut alors revêtir de nouvelles formes comme le montre Bernard Dadié dans Béatrice du Congo (1970) où la défense de l'identité culturelle du peuple contre l'intrusion des religions étrangères se révèle une défense de la liberté tout court et, par conséquent, lutte contre la domination politique, l'exploitation économique et l'avilissement de l'homme.

Cette résistance au colonialisme triomphant est aussi le thème de Simon Kimbangu ou le Messie noir d'Elebe Lisembe (1972)et de Tarentelle noire et diable blanc de Sylvain Bemba (1976). Dans cette dernière pièce la tarentelle est la danse de la prise de conscience des Africains de leur réveil face au pouvoir colonial. Le diable blanc, c'est Faustino, commerçant italien, marchand de pacotille et exploitant de gisements aurifères. L'action s'ouvre sur un marché africain, où les Noirs viennent vendre leur âme à Faustino pour avoir accès (mais en vain) aux objets manufacturés venus d'Europe. C'est le cas d'Ibouanga qui, après avoir perdu sa propre âme, vendra celle de son fils Moudouma Ngoyi encore en gestation dans le ventre de sa mère, Kassalouba, Celle-ci, pour se préserver de la tentation du monde blanc, se réfugie dans la forêt profonde que les Européens finiront par conquérir. Malgré la volonté de sa mère, Moudouma Ngoyi n'échappera pas à la puissance maléfique de l'Occident. Il deviendra tour à tour milicien, manœuvre et contremaître dans la compagnie de Faustino avant d'être fusillé pour avoir pris la tête d'une révolte promptement et sauvagement écrasée. La pièce se termine sur un dialogue entre Ngoyi et sa mère qui, de l'au-delà, exhorte son fils à une mort stoïque.

L'histoire immédiate retient aussi l'attention des dramaturges car elle leur permet de montrer que les indépendances [PAGE 64] ne sont qu'une illusion et que les aspirations profondes des peuples africains restent largement insatisfaites. Quand Martial Malinda fit paraître L'enfer, c'est Orphéo (1970) dont nous avons déjà parlé, la guérilla était engagée dans une phase décisive en Guinée-Bissau et l'indépendance du pays n'interviendrait qu'en septembre 1973 malgré l'assassinat à Conakry (janvier 1973) d'Amilcar Cabral, le héros de cette résistance à qui Alexandre Kum'a Ndumbe III rend hommage dans sa pièce Amilcar Cabral ou la tempête en Guinée-Bissau (1976). Le même auteur dans Kafra-Biatanga (1973) évoque les événements sanglants survenus au Biafra (Nigeria) et au Katanga (Congo, aujourd'hui Zaïre) après les indépendances et montre les difficultés et les pièges de la construction nationale.

La lutte pour la libération du continent africain demeure un sujet à l'ordre du jour et, comme tout Africain normalement constitué, les dramaturges sont préoccupés par le sort tragique des Noirs en Afrique du Sud. C'est ce combat pour la liberté et la dignité humaine qui fait l'objet de la pièce de Senouvo, Zinsou, On joue la comédie (1972), où grâce à une dramaturgie originale inspirée des techniques du théâtre populaire, le comique devient une stratégie, une arme redoutable... et innocente. Le même sujet sera abordé par Maoundoe Naindouba dans L'étudiant de Soweto (1978). Quant à Louis Kamatoré, il a choisi de montrer dans Soweto ou le cri de l'espoir (1980) la voie de l'inéluctable victoire des Noirs sur le régime d'apartheid, victoire qui, selon lui, passe par l'alliance entre étudiants et travailleurs.

Depuis le massacre survenu en août 1976 à Soweto, cité-dortoir de la banlieue de Johannesbourg, la lutte contre l'apartheid est devenue l'un des thèmes privilégiés de la littérature négro-africaine. En ces jours sombres et sanglants où la bestialité triompha de la justice et de la liberté, ce fut toute l'Afrique qui vibra d'indignation et de colère. Et bien que les régimes les plus répressifs du continent se fussent sentis diplomatiquement obligés de dénoncer la violence aveugle du pouvoir politique sud-africain, Soweto est devenu un symbole; le symbole d'une Afrique qui souffre et qui saigne mais qui lutte sans relâche pour sa dignité. Dans l'impossibilité de parler de la situation politique dans leurs propres pays, les dramaturges [PAGE 65] africains trouvent dans Soweto un exutoire, ce qui peut être considéré de prime abord et à juste titre comme une fuite vers un ailleurs. Mais en réalité non seulement la souffrance des Noirs sud-africains leur permet d'évoquer la souffrance de leur peuple de façon allusive mais encore il apparaît que la situation qui prévaut aujourd'hui en Afrique du Sud n'est pas sans rapport avec la situation politique globale du reste de l'Afrique.

D'une façon générale, on peut affirmer que l'inspiration historique constitue le trait dominant du Théâtre négro-africain d'après 1960. La dimension politique de ce théâtre historique n'est pas seulement évidente. Elle en est l'aspect principal dans la mesure où toutes les pièces que nous avons évoquées ont pour finalité la formation d'une conscience nationale en vue d'une plus grande maîtrise de notre destin. Il est donc artificiel, dans une présentation du nouveau théâtre africain, de distinguer un théâtre historique d'un théâtre politique comme le font malheureusement certains critiques. Enfin, il convient de souligner que l'histoire précoloniale n'est pas la source d'inspiration exclusive. La résistance au colonialisme triomphant, et la situation de l'Afrique après 1960 trouvent aussi leur place dans ce théâtre ce qui est une preuve que les dramaturges s'intéressent aussi bien au passé qu'à l'histoire immédiate.

LES TARES ET ANTAGONISMES DE LA SOCIETE NEO-COLONIALE

L'enthousiasme dont l'inspiration historique a été à l'origine l'expression devait très vite faire place à la désillusion devant l'évolution tragique de la situation globale en Afrique.

Dès 1968, apparaît un nouveau courant qui s'attache à présenter les tares et les antagonismes de la société africaine d'après les indépendances.

Ce courant peut être interprété comme l'expression de la volonté des dramaturges d'influer sur le présent, sur l'histoire en train de se faire et entretient par conséquent des liens avec le courant historique. Les dramaturges cherchent à prendre part à la construction de la nouvelle Afrique en faisant peser sur le destin de celle-ci tout le [PAGE 66] poids de leur création. De célébration, le nouveau théâtre négro-africain devient dénonciation. De héraut le dramaturge devient témoin : il parle. Et nous savons tous que « parler c'est agir. Toute chose qu'on nomme n'est déjà plus tout à fait la même, elle a perdu son innocence. Si vous nommez la conduite d'un individu, vous la lui révélez : il se voit. Et comme vous la nommez, en même temps, à tous les autres, il se sait vu dans le moment qu'il se voit : son geste furtif, qu'il oubliait en le faisant, se met à exister énormément, à exister pour tous, il s'intègre à l'esprit objectif, il rend des dimensions nouvelles, il est récupéré. Après cela comment voulez-vous qu'il agisse de la même manière ? Ou bien il persévérera dans sa conduite par obstination et en connaissance de cause, ou bien il l'abandonnera. Ainsi en parlant, je dévoile la situation par mon projet même de la changer; je la dévoile à moi-même et aux autres pour la changer; je l'atteins en plein cœur, je la transperce et je la fixe sous les regards; à présent j'en dispose, à chaque mot que je dis, je m'engage un peu plus dans le monde, et du même coup, j'en émerge un peu davantage puisque je le dépasse vers l'avenir. Ainsi le prosateur (ici le dramaturge) est un homme qui a choisi un certain mode d'action secondaire qu'on pourrait nommer l'action par dévoilement » (Sartre).

Ce courant du nouveau théâtre africain a donc pour projet de renvoyer à la nouvelle société sa propre image.

Ainsi Bernard Dadié met en scène dans Monsieur Thôgô-Gnini (1970) le personnage grand-guignolesque du parvenu africain usant de la fortune acquise grâce à des transactions véreuses avec des courtiers blancs pour exploiter et dominer ses compatriotes. Profondément aliéné et immoral, Monsieur Thôgô-Gnini est une victime qui s'ignore et en grossissant ses travers jusqu'à la caricature l'auteur parvient à le rendre pathétique en même temps qu'il nous fait assister à l'implacable processus de sa déchéance. Bernard Dadié souligne ainsi l'importance et l'acuité de la lutte des classes dans l'Afrique néo-coloniale, thème qu'aborde aussi Charles Nokan dans Les malheurs de Tchakô (1968) où tour à tour sont mis en scène des membres des classes dirigeantes, des ouvriers et des paysans. Dans L'homme qui tua le crocodile (1972) de Sylvain Bemba ce même thème est repris à travers la [PAGE 67] dénonciation de l'exploitation de l'homme par l'homme. L'action s'apparente à un combat entre un instituteur (Henri Balou) et un usurier, Théobald Ngandou, dont le nom signifie « caïman ». Par un jeu de mots « caïman » devient « croq'Odile ». Sylvain Bemba montre ainsi que l'usurier se nourrit de la chair et de la substance même de ses compatriotes et son élimination apparaît comme la fin d'un fléau, la victoire des humbles sur les puissances d'argent.

Sony Lab'ou Tansi n'est pas aussi optimiste que Sylvain Bemba : Je soussigné cardiaque (1977) consacre le triomphe scandaleux de l'injustice, du pouvoir d'argent et de la corruption. Mallot, un instituteur intègre et consciencieux, trouve la mort à la suite des intrigues et manigances de Pérono, propriétaire riche et puissant, ayant des « relations ».

De nombreux autres auteurs prennent pour cible les milieux politiques, administratifs et financiers et critiquent leurs travers. Nous pouvons retenir pour cette catégorie La secrétaire particulière de Jean Pliya (1973), Politicos de Jean Mba Evina (1974), Termites d'Eugène Dervain (1976), Le train spécial de son Excellence de Guillaume Oyono-Mbia (1978) et Les enchaînés de Rémy Medou Mvomo (1979).

La réflexion sur le pouvoir conduit les dramaturges à s'intéresser aux mécanismes des dictatures militaires ou civiles qui prolifèrent en Afrique et qui sont le signe de l'échec des indépendances. Ber-nard Dadié trace sur le mode de l'imaginaire dans Les voix dans le vent (1969)le portrait d'une dictature et l'itinéraire sinistre du « Macadou Nahoubou Ier de la dynastie des Nahoubou de la tribu des Kwakwaboués ». Nom époustouflant qui n'est pas sans évoquer par sa vacuité sonore les nombreux titres dont s'affublent nos dictateurs et qui sont le maquillage grotesque de leur illégitimité, de leur incompétence et de leur médiocrité premières, en même temps que l'expression de leur désir d'impressionner et d'intimider les esprits simples en leur inspirant la peur. Car pour les esprits simples les titres sont signe de puissance et plus on en a plus on est craint. Il n'y a pas de dictature sans nominalisme terroriste et suppuration titrolitique. Dans Le Président de Maxime Ndébéka (1970), Tougnantigui ou le diseur de vérité d'Amadou Kourouma [PAGE 68] (1972) comme dans Le destin glorieux du Maréchal Nnikon, Nniku Prince qu'on sort de Tchicaya U Tam'si (1979), ce sont les nouveaux dirigeants africains avec leur folie des grandeurs, leur tyrannie sanglante, leur mépris du peuple qui sont mis en scène. Si ces pièces nous invitent à livrer une lutte sans merci contre les dictateurs, ces hommes dégénérés et la dictature qui est une négation de la liberté, leurs dénouements n'augurent pas toujours d'un avenir meilleur, c'est-à-dire plus épanouissant pour l'homme africain. Pendant que Pius Ngandu Nkashama prophétise la fin des « potentats » actuels dans La délivrance d'llunga (1977), Tchicaya U Tam'si avec Le destin glorieux du Maréchal Nnikon Nniku Prince qu'on sort nous présente la dictature comme un phénomène cyclique broyant le peuple dans un cercle vicieux de sang, de hurlements, de larmes et d'espoirs renaissants toujours éventrés. Cette idée d'encerclement et d'enfermement se retrouve aussi dans la pièce au titre évocateur de Sony Labou Tansi, La parenthèse de sang (1981) où se déroule le cycle infernal de la tyrannie dans un monde où rien n'a de sens, ni les mots, ni les choses, un monde désintégré où règne l'absurdité intégrale.

Cette critique de la dictature peut prendre aussi la forme de leçons de civisme prodiguées aux nouveaux chefs d'Etats africains. C'est à cela que s'emploie Eugène Dervain dans La langue et le scorpion (1968) où il trace le profil d'un souverain conscient de sa charge et des responsabilités, plein de sagesse et de retenue, soucieux du bien-être de son pays et du bonheur de son peuple. Cette pièce s'inspire de l'épopée bambara du roi Da Monzon de Ségou d'où Eugène Dervain a tiré aussi un autre drame, Saran ou la reine scélérate, paru dans le même volume que La langue et le scorpion et où par contre, la reine sacrifie son peuple à son amour. Charles Nokan dans Abraha Pokou ou une grande Africaine (1971) s'inspire lui aussi de la littérature orale (la légende du peuple baoulé) et nous montre l'exemple d'une reine en qui se cristallisent les valeurs et les aspirations profondes du peuple et qui, pour assurer la survie de celui-ci, sacrifie son fils. La légende apparaît ici comme un prétexte mais aussi comme un refuge, le lieu vers lequel l'écrivain part en quête d'un idéal et d'un bonheur perdus. [PAGE 69]

L'EVOLUTION SOCIALE ET LE CHANGEMENT DES MENTALITES

Un autre courant du Théâtre négro-africain d'après les indépendances traite des problèmes résultant des mutations que connaît la société africaine contemporaine ainsi que de l'évolution des mentalités qui s'ensuit. Dans Kétéyouli, l'étudiant noir (1966) Modeste d'Almeida et Gilbert Laclé (alors tous deux collégiens à Lomé) exposent l'existence problématique des jeunes intellectuels africains en quête d'équilibre. Sont passés en revue les problèmes de l'acculturation, les malentendus entre les jeunes habitués à la ville et leurs familles restées au village[5], le problème du couple mixte – qu'abordera plus tard Jean-Baptiste Obama dans Assimilados (1972) – et celui de la dot.

La dot et le parasitisme familial sont aussi les sujets favoris de Guillaume Oyono Mbia dans Trois prétendants, un mari (1964), Jusqu'à nouvel avis (1969) et Notre fille ne se mariera pas (1971). Les coutumes désuètes et abusives sont impitoyablement ridiculisées dans ces comédies de mœurs où la vie apparaît avec un réalisme truculent et cru que nous retrouvons aussi dans les pièces de Guy Menga telle que L'Oracle (1967), qui traite elle aussi de l'autorité abusive des parents et de la rapacité des charlatans - féticheurs qui exploitent éhontément la crédulité naïve de leur entourage. Auparavant Guy Menga avait publié en 1966 La marmite de Koka-Mbala dans laquelle s'affirmait déjà son esprit iconoclaste. Chez lui, la lutte contre les « traditions » sclérosées et sclérosantes, défendues par des notables égoïstes, avides et conservateurs dont l'autorité a souvent pour seule base l'intimidation, la répression terroriste et les superstitions, est la condition sine qua non de la libération des énergies (surtout celles des femmes et des jeunes) indispensables au changement et au progrès sans lesquels toute société s'enlise [PAGE 70] dans la torpeur. Cette idée trouve une autre illustration dans la pièce de Ferdinand Mouangassa, N'Ganga Mayala, écrite en 1967 et qui a été présentée par la troupe nationale de la République Populaire du Congo au Festival des Arts Africains de Lagos, en février 1977. Une eau dormante de Sylvain Bemba (1972) procède aussi de la même inspiration.

Le développement des villes africaines et les problèmes sociaux conséquents sont un autre centre d'intérêt de ce théâtre social. Les tentations et les mirages de la ville, la délinquance, la prostitution et la difficulté de survivre, tels sont les thèmes abordés par Stanislas Awona dans Le chômeur (1968), par Patrice Ndedi-Penda dans Le fusil (1969) et Alexandre Kuma N'dumbe III dans Lisa, la putain de... (1976).

Ce « théâtre social » ne fait pas abstraction du contexte politique global dans lequel se déroulent les drames présentés et souligne son influence sur l'évolution de ceux-ci. Tout en rejetant le traditionalisme folkloriste caractéristique du théâtre pontin, les auteurs évitent aussi de sembler vouloir paraître à tout prix comme les champions d'un « modernisme » inconsidéré. On cherche souvent à voir dans ce théâtre l'expression d'un « conflit de cultures » dans lequel le « modernisme européen » s'opposerait au « traditionalisme africain ». C'est insinuer que la société africaine est exempte de tout mécanisme dévolution endogène, réfractaire à tout esprit de changement. Or, comme toute société humaine, la société africaine est vivante et, ici comme ailleurs, l'évolution ou le changement ne vont pas sans quelques résistances ou réticences, sans subir les effets des pesanteurs sociales. C'est à notre avis la grande leçon de la pièce d'Amadou Koné, Le respect des morts (1980) où il est dit qu'« on ne change pas en un jour une façon de penser enracinée depuis des siècles » mais qui présente aussi l'évolution et le changement comme le moyen de reprendre « notre avenir entre nos propres mains ».

LE TEXTE ET LA SCENE

Pendant la période coloniale il n'existait en Afrique ni école d'art dramatique, ni salle de théâtre digne de ce [PAGE 71] nom. Les représentations étaient le fait d'amateurs évoluant sur des scènes de fortune dans les écoles, les bâtiments publics, les missions, sur des théâtres de verdure ou des tréteaux lors des tournées.

La création des « cercles culturels » permit une amélioration relative de l'infrastructure mais ce n'est qu'en 1959 que furent créés une école d'art dramatique en Côte d'Ivoire et un théâtre national à Dakar et à Abidjan.

Quelques-unes des pièces produites pendant la période coloniale ont été publiées dans L'Education Africaine, d'autres dans Traits d'Union. Rares étaient celles qui, comme Kwao Adjoba[6] et La Couronne aux enchères[7] de F. J. Amon d'Aby, furent éditées en volume autonome. La plupart n'ont jamais été publiées ou ont attendu longtemps avant de l'être comme c'est le cas de celles écrites par Amon d'Aby, Gadeau et Dadié dans le cadre du Cercle Culturel et Folklorique de Côte-d'Ivoire et dont certaines ont été regroupées dans Le théâtre populaire en République de Côte- d'Ivoire[8].

Par contre presque toutes ces pièces avaient été portées à la scène, présentées sous forme de spectacle devant un public et nous inclinons à penser que les dramaturges de cette période étaient plus préoccupés par la représentation et le spectacle que par la publication de leurs textes. La sollicitude des pouvoirs publics dont ce théâtre véhiculait l'idéologie joua un rôle de tout premier plan dans cette situation. Dans un contexte socio-culturel où le livre était une denrée rare et la lecture un phénomène minoritaire, le théâtre ne pouvait jouer le rôle qui lui était assigné que comme représentation et spectacle. Par ailleurs, le manque de divertissement (cinéma, télévision, radio) correspondant aux mutations sociales et au développement de l'instruction ainsi que de la vie urbaine avait donné au théâtre une grande importance et une place prépondérante dans la constitution de la néo-culture africaine.

Avec les indépendances chaque Etat africain fait l'effort de se doter de salles de théâtre et de spectacle. Mais celles-ci se situent souvent exclusivement dans les capitales [PAGE 72] ou quelques villes importantes. Par ailleurs il est rare de trouver une salle spécialement conçue pour le théâtre comme à Dakar ou à Abidjan[9]. Le plus souvent il s'agit de salles à usages multiples[10] dont l'aménagement pose d'énormes problèmes techniques et matériels lorsqu'on n'est pas simplement contraint de maintenir dans le décor un portrait géant du timonier national, guide éclairé sans qui aucune représentation n'est possible et qui prend sur lui de veiller sur le bon déroulement de tout spectacle en illuminant la scène des mille feux de son génie.

Dans les années soixante et surtout dans les capitales de l'Afrique d'expression française, les Centres culturels français rattachés aux services culturels des Ambassades de France ont joué un rôle important dans la vie du théâtre en Afrique en offrant (souvent) gracieusement leurs installations (souvent les meilleures sur le plan local) pour la représentation de pièces aux sujets variés, parfois même de pièces anti-colonialistes : une façon de prouver que le passé est révolu et que voici venu le temps de la réconciliation, du respect mutuel et de la coopération culturelle...

Cette activité intense des années soixante animée surtout par des troupes scolaires et des troupes d'amateurs s'étiola peu à peu jusqu'à faire place à une léthargie[11] qu'on s'acharne à cacher et dont nul ne semble vouloir analyser les causes réelles ou à laquelle on propose les remèdes les plus dérisoires.

C'est avec une sollicitude empressée que dans les années soixante les nouveaux dirigeants africains aidèrent le théâtre à faire le procès de la colonisation. Des troupes furent encouragées à monter des pièces historiques célébrant les héros du passé et celles traitant de la dot, de la tradition, du parasitisme familial et de « la rencontre culturelle » furent vivement applaudies. Mais il arriva [PAGE 73] un moment où le public s'avoua saturé de colonisation, de dot, de tradition et de conflit de cultures. Certaines troupes osèrent alors introduire dans leur répertoire des pièces ayant pour thèmes des problèmes actuels (le pouvoir absolu, les conflits sociaux, etc.). La répression s'ébranla, les acteurs et dramaturges furent (dans le meilleur des ras) dispersés et le public resta « à la maison ». Dès l'instant où le nouveau théâtre négro-africain fut jugé subversif par les nouveaux « potentats » il se trouva condamné à être en grande partie circonscrit dans les textes publiés en Europe, expulsé de la scène, banni.

Dans la plupart des Etats africains aujourd'hui le théâtre reste essentiellement le fait de « troupes nationales » subventionnées relevant du Parti Unique et qui fulminent contre les Blancs et la colonisation, exaltent « l'authenticité africaine » et les hauts faits du Père-de-la-Nation. Ou alors il se limite à de grotesques représentations folkloriques à l'ouverture desquelles le ministre de la Culture admirablement cravaté vient faire l'éloge de la politique éclairée du Guide et parler des progrès de la « révolution culturelle ». Après quoi on écoute moult tam-tams et « les comédiens » dansent à perdre le souffle, dansent avec frénésie, dansent de la croupe, dansent du ventre et du bas-ventre vers où l'esprit oriente toutes les pulsions – et le peuple applaudit à la vigueur des « traditions » et à la vitalité de « la culture nationale »[12].

Tant de bruit et de trépignement ne cachent pourtant pas l'état comateux du Théâtre négro-africain d'expression française que les fléaux de l'ordre néo-colonial ont activement brisé pour faire place nette... à l'étranger. Car, curieusement, pendant que les troupes africaines les plus novatrices sont chassées de la scène, nous voyons défiler dans nos villes des compagnies européennes de seconde zone que l'on fait déplacer à grands frais avec « prime de chaleur » et « prime de paludisme » pour venir jouer à « Rodrigue as-tu du cœur ? » et déclamer : [PAGE 74]

    « Ariane ma sœur, de quel amour blessée
    Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée. »

Et on organise des séances spéciales « pour les enfants des écoles ». Et gare aux absents! Ils risquent de se mordre les doigts au prochain devoir de français. Tout cela pour la culture quoi ! La culture des Nègres.

Cornevin, dans son ouvrage Le théâtre en Afrique noire et à Madagascar[13], exemple monumental de cuistrerie, nous parle, dans le cadre de la promotion du théâtre en Afrique, de « l'action de l'A.D.E.A.C. » (l'Association pour le développement des échanges artistiques et culturels), de « Hermantier, le "Faidherbe" du théâtre sénégalais » ou encore du « phénomène Hermantier », de l'action de Mme Jagu-Roche en Côte d'Ivoire, de l'action de Mme Dudoignon au Gabon, du « travail de George Toussaint à L'I.N.A. », de «la tournée de conférence du professeur Scherer », des conférences et stages d'Henri Cordreaux, des « compagnies qui ont "exporté" en Afrique du (sic) répertoire parisien » telles que le T.U.C. (Théâtre d'Union Culturelle) de Max Pellenc, « les heures théâtrales de France » de Mme Renée Faure, « Le Théâtre des Amandiers » de Pierre Debauche et Paul Savatier, « La troupe Jean Vilar », « Les Comédiens des Champs-Elysées » de Maurice Jacquemont, le T.U.F. de Jean Davy, « La compagnie de Dominique Rozan »... C'est véritablement l'effervescence du théâtre africain ! Dans Le Théâtre en Afrique noire et à Madagascar Cornevin démontre que le théâtre africain se porte bien (malgré quelques difficultés), qu'il se développe bien (malgré quelques faiblesses) ... grâce à la Coopération française, grâce à la France et aux Français. C'est vraiment nous prendre pour des imbéciles que de nous donner à lire une telle analyse.

Dans le cadre de la promotion du Théâtre négro-africain, Cornevin insiste aussi lourdement sur le rôle du Concours théâtral interafricain.

C'est en 1966 qu'à l'issue d'un colloque réuni à l'initiative de l'O.CO.RA. (Office de coopération radiophonique)[14] [PAGE 75] a été créé ce concours. L'organisation en fut assurée par l'O.CO.RA., puis, toujours avec les mêmes responsables, par l'O.R.T.F. qui la céda à Radio-France Internationale. Quelles sont les raisons qui ont conduit à la création de ce concours ? Françoise Ligier, responsable de la section théâtre de l'O.CO.RA. nous les explique : « Dépouillée de son passé, soumise à une acculturation contraignante et trop rapide, l'Afrique éprouve dans tous les domaines le besoin de s'exprimer et de s'affirmer. Malheureusement les possibilités offertes aux artistes et aux écrivains demeurent souvent insuffisantes, surtout lorsqu'il s'agit des arts du spectacle exigeant la mise en œuvre d'importants moyens.

« Conscients de cette carence, les directeurs des radiodiffusions d'Afrique noire francophone et de Madagascar cherchèrent ( ... ) si la radio ne pouvait pas aider le théâtre africain à sortir du cercle vicieux dans lequel il leur paraissait enfermé : manque de répertoire original freinant la création des troupes, manque d'interprètes freinant la conception d'œuvres originales »[15].

Ces explications appellent quelques observations : à en croire l'O.CORA. et Françoise Ligier la léthargie dans laquelle le théâtre négro-africain est plongé tient à trois causes principales et interdépendantes : manque de moyens matériels, manque de répertoire original, manque d'interprètes. Cette analyse nous semble bien légère et peu convaincante parce que inspirée d'une appréciation erronée de la réalité.

Tout d'abord, les grands moyens matériels ne sont pas la garantie de la créativité au théâtre et les difficultés matérielles n'ont jamais empêché, en France par exemple, les « petites troupes » de poursuivre en toute liberté une expérience de création originale. De plus, les compagnies disposant de grands moyens ne sont pas toujours celles qui se trouvent à l'avant-garde de la recherche des nouvelles formes d'expression et des innovations en matière de spectacle. La vitalité du théâtre en France est plus le fait des « compagnies en difficulté » que de la Comédie Française et des théâtres subventionnés. [PAGE 76]

Ensuite qu'entend-on par le « manque de répertoire original ? ». Qui juge de l'originalité ? Que recouvre ce terme ? Le jeu de l'amour et du hasard, Le Carrosse du Saint-Sacrement et Le Testament du père Leleu sont-elles plus originales que toutes les pièces traitant des problèmes politiques actuels et qui n'ont jamais pu être montées en Afrique contrairement à celles-là ?

Naturellement on ne peut pas parler des interprètes dans la mesure où ceux-ci sont réduits au silence par les exigences aberrantes du monolithisme ambiant. C'est alors qu'apparaît le vrai problème auquel est confronté le théâtre négro-africain : l'absence de liberté d'expression dans les dictatures totalitaires qui cherchent à caporaliser toute manifestation culturelle.

Que ces mêmes autorités qui empêchent le théâtre de s'épanouir librement par la répression, les intimidations et la censure qu'elles exercent sur les artistes dans leurs pays respectifs soient associées à une entreprise censée promouvoir le théâtre dans ces mêmes pays, voilà qui est pour le moins surprenant et l'on est en droit de se demander de quel théâtre il s'agit. Car les œuvres retenues dans le cadre du Concours théâtral interafricain sont destinées à être diffusées sur les radios nationales et le jury est en majorité composé des directeurs de celles-ci ou de leurs représentants. Ce sont eux qui choisissent chaque année dans le lot des pièces envoyées, les douze devant être « enregistrées par les soins de la radio française puis diffusées sur les antennes des pays participants ». Quoi que disent les organisateurs de ce concours et malgré les talents que celui-ci a révélés, il n'en demeure pas moins que les pièces pouvant être jugées subversives par les pouvoirs en place dans les pays où elles sont diffusées ne passent pas[16]. Le concours apparaît donc comme la consécration et la célébration du théâtre apolitique. De fait les pièces les plus couramment couronnées traitent de la tradition et de l'authenticité africaines, de la colonisation, de la rencontre des cultures et du métissage, du [PAGE 77] conflit des générations. Quant aux pièces proprement politiques, seules celles ayant pour sujet l'apartheid semblent emporter l'unanimité hypocrite des jurés.

On ne peut guère espérer que cette situation change car depuis le huitième concours (1976-1977) il a été décidé que les pièces ayant obtenu le grand prix seront montées grâce à l'appui de l'Institut Culturel Africain dans les pays de leurs auteurs. Pour « ancrer plus profondément le concours sur le continent africain » on a aussi décidé que « le Répertoire Théâtral Africain » publié sous la responsabilité de Radio-France Internationale va être dorénavant « édité en Afrique » grâce à l'association des Nouvelles Editions Africaines et des Editions C.L.E. Tout cela n'est que de la poudre aux yeux destinée à cacher la vérité : « Le concours théâtral interafricain » est l'expression la plus éloquente du déclin et de l'embrigadement de l'activité théâtrale en Afrique. Il ne profite ni aux peuples africains, ni même aux dramaturges. N'y trouvent leur compte que les régimes en place en Afrique, Radio-France International [17] ... et la langue française.

L'évolution du théâtre négro-africain d'expression française depuis 1960 fait donc apparaître trois phases successives :

1) La première décennie des indépendances correspond à une période d'intense activité de création (textes et spectacles) pendant laquelle de nombreuses troupes (très souvent les troupes d'amateurs constituées d'élèves et d'étudiants) portent sur scène les pièces inspirées par la volonté de réhabilitation de l'Afrique et le désir d'un changement [PAGE 78] révolutionnaire dans la ferveur anticolonialiste ambiante avec le soutien intéressé des nouveaux dirigeants politiques.

2) A partir des années soixante-dix les dramaturges s'attachent à présenter les indépendances comme une illusion et à dénoncer les tares et les injustices de la société néo-coloniale. Ils entrèrent ainsi en conflit avec les pouvoirs politiques qui désormais allaient veiller scrupuleusement au respect de l'ordre, c'est-à-dire du diktat de monolithisme intellectuel. Dès cet instant le théâtre le plus progressiste et révolutionnaire se vit coincé dans les textes, scellé dans des pièces publiées à Paris.

3) Aujourd'hui il n'existe pas en Afrique de vie théâtrale non balisée en raison des multiples exigences qui limitent la liberté d'action des dramaturges et des acteurs. Bien entendu cette situation ne favorise pas le développement et l'amélioration des conditions matérielles de l'activité théâtrale. Les infrastructures manquent cruellement – ou se révèlent de conception anachronique et inadéquate. Les troupes, lorsqu'elles existent, sont réduites à monter des spectacles superbement ennuyeux autour du thème éculé de la lutte contre le colonialisme, à donner – comme pendant la période coloniale, ô paradoxe – des représentations culturalo-folkloristes, ou encore purement esthétisantes. Cette dernière période, comme par hasard, correspond à celle du grand succès du Concours théâtral interafricain de Radio-France Internationale, c'est-à-dire celle de la primauté d'un théâtre radiophonique mis en boîte et conditionné à Paris, l'expression et le symbole de l'état comateux, du délabrement dans lequel est tombé actuellement le Théâtre négro-africain d'expression française. Un théâtre exilé de lui-même, comme la littérature négro-africaine dans son ensemble.

Guy Ossito MIDIOHOUAN


[1] Le poète L.S. Senghor lui a aussi consacré un « poème dramatique à plusieurs voix ».

[2] B. Zadi Zaourau, Césaire entre deux cultures, KEA., 1978, p. 35-36.

[3] Joseph Ki-Zerbo, Histoire de l'Afrique noire, p. 360.

[4] In Ethiopiques, 1956.

[5] C'est une erreur de croire le conflit entre « vieux » et « jeunes » est un phénomène propre à l'Afrique. On le retrouve dans toutes les sociétés, même dans celles qu'on nous présente habituellement comme les plus « développées ». Ceux qui cherchent à y voir une des spécificités de la société africaine contemporaine sont ou bien fourvoyés ou bien guidés par des intentions troubles.

[6] Paris, Les paragraphes littéraires, 1956, 51 p.

[7] Paris, Les paragraphes littéraires, 1957, 47 p.

[8] Abidjan, C.C.F. C.I., 1966, 233 p.

[9] D'ailleurs la conception de ces théâtres construits par des « experts » occidentaux n'emporte pas l'unanimité des acteurs et dramaturges africains.

[10] Il est rare de trouver en Afrique un théâtre fonctionnant en permanence, avec des acteurs professionnels. L'amateurisme semble être partout la règle.

[11] Ou à un foisonnement strictement balisé comme au Zaïre et dans d'autres pays.

[12] On croit souvent en Afrique que la « culture » c'est la fête, la danse, le tam-tam, les rites, « les paroles anciennes » (contes, proverbes, mythes, légendes) religieusement recueillies et transcrites... La culture c'est aussi les paroles inspirées par les réalités d'aujourd'hui librement exprimées.

[13] Paris, Le livre africain, 1970, 335 p.

[14] Cet organisme est intégré dans la D.A.B.C. (Direction des Affaires extérieures et de la Coopération) et regroupe sous l'égide de la France la quasi-totalité des radios africaines.

[15] Françoise Ligier, « Le Concours théâtral interafricain ». in Recherche, Pédagogie et Culture, no 33, janv.-fév. 1978, p. 58. Ce qui est souligné l'est par nous.

[16] Le règlement du concours stipule : Article 5 : « Les auteurs demeurent entièrement libres tant sur le choix des thèmes que sur la forme qu'ils souhaitent donner à leur œuvre. » Article 6 : « Ils déclarent néanmoins accepter toute modification ou adaptation radiophonique jugée nécessaire par l'O.CO.RA. »

[17] C'est ici le lieu de dénoncer l'escroquerie financière qu'est aussi ce concours : pour un prix dérisoire (1er prix : 200 000 F CFA; 2e prix : 75000 F CFA; 3e prix : 50000 F CFA; 4e prix : 35 000 F CFA) les auteurs abandonnent les droits de leur propriété littéraire à Radio-France Internationale. Ils cèdent sur contrat à celle-ci « pendant deux ans l'exclusivité de toute utilisation radiophonique et télévisuelle des pièces primées (article 12), ainsi que « le droit d'éditer leurs œuvres (article 13) ». « Les manuscrits non retenus ne seront pas rendus (article 14). » En définitive il s'agit pour les organisateurs moins de promouvoir le théâtre africain, que de faire fructifier un commerce scandaleux présenté sous le paravent de l'« action culturelle ». Les dramaturges africains sont bien entendu les dindons de la farce.