© Peuples Noirs Peuples Africains no. 31 (1983) 20-53



L'IMAGE DU NOIR
D'UN PEUPLE A L'AUTRE

(suite)

Laurent GOBLOT

« Les bateaux qui circulent sur la mer du Sud [Océan Indien] et au sud de cette mer sont pareils à des maisons. Quand leurs voiles sont tendues, elles ressemblent à de grands nuages dans le ciel. Leurs gouvernails ont plusieurs dizaines de pieds de long. Un seul de ces bateaux contient plusieurs centaines d'hommes et des provisions de céréales pour une année... Ce gros vaisseau avec sa lourde cargaison ne craint absolument pas les vagues violentes mais rencontre des difficultés dans les eaux basses. Loin, au-delà de la mer occidentale des pays arabes [l'océan Atlantique] se trouve la terre de Mu-lan-p'i. Il y a là les plus grands des navires [c'est-à-dire les navires qui en partent]. Un bateau transporte mille hommes à bord, des métiers à tisser et des marchés. Si les vents ne lui sont pas favorables, il restera des années sans pouvoir revenir au port. Seul, un énorme bateau peut faire de tels voyages. A notre époque, le terme Mu-lan-chou sert à désigner le plus gros type de vaisseau. »

CHOU CHU-FEI
(géographe chinois, 1178)
selon le Pr HUI LIN-LI, 1961

POUR UNE NOUVELLE ECOLE DE 1492

On parle, dix ans avant, du cinq centième anniversaire de la découverte de l'Amérique, et une rivalité franco-américaine se dessine, à propos de la prochaine exposition [PAGE 21] universelle. Les peuples noirs et indiens ont toutes les raisons de rompre avec l'autosatisfaction qui se manifeste généralement dans ces anniversaires, et particulièrement cette date.

Dans son livre « La conquête de l'Amérique, la question de l'autre » (Seuil), M. Tzvetan Todorov montre que, si cette année fut fatale aux Noirs et aux Indiens, elle prépare mal les Espagnols – et à travers eux l'Europe – à comprendre l'autre, le continent différent, qu'ils allaient envahir. A cette même date, la monarchie espagnole impose aux Juifs l'exil; elle triomphe définitivement des Arabes; enfin, la première grammaire d'une langue européenne, la grammaire espagnole d'Antonio de Nebrija, est éditée : l'auteur écrit dans l'introduction : « La langue est toujours la compagne de l'Empire. »

Voilà bien des altérités confrontées en une seule année, dans un empire colonial en formation, qui sert de modèle, et d'aiguillon par sa « réussite », aux futurs empires lusitanien, anglais, français, hollandais. Une nouvelle école de 1492 examinerait les procédés qui ont rendu inintelligibles ces altérités aux Européens.

L'IMAGE DES NOIRS EN TERRE D'ISLAM

Parmi la floraison de livres qui examinent l'image que les autres peuples se sont formée des « Peuples noirs-Peuples africains », le moment est venu de parler de l'ouvrage de l'Américain Bernard Lewis, « Race et couleur en pays d'Islam » (Payot). Les clichés musulmans ont cet intérêt particulier de s'être formés avant cette date, en un temps où les navigateurs arabes avaient une notion plus exacte de la configuration du globe, que ceux d'Europe.

Que l'examen de ces clichés soit fait par un Américain, ce fait est comparable au livre de William B. Cohen. En effet, il se peut faire que, Arabes ou Français, notre regard millénaire sur les Noirs nous ait rendu l'objectivité impossible; les Américains – surtout s'ils sont Juifs – ont-ils des facultés, et surtout des motivations, particulières pour ce genre de travaux ? On contestera, peut-être, du côté arabe, cette analogie que j'établis; il faut donc que je raconte une anecdote, qui me l'a suggérée. [PAGE 22]

A la bibliothèque du Musée de l'Homme, j'avais le livre de Bernard Lewis sur mon bureau; sur la couverture, une très belle miniature de 1237 (634 de l'Hégire) représente le marché d'esclaves de Zabid, au Yemen, du peintre Al-Wasiti. Au centre du marché, trois esclaves africains, une esclave blanche, sont en vente. Un Irakien, avec lequel j'avais engagé la conversation, me parla de cette miniature, alors qu'il voyait bien les thèmes africains à propos desquels je travaillais; il se disait persuadé que ces esclaves n'étaient pas africains, mais hindous; je lui exprimais mes doutes, en lui montrant que le peintre avait tenu à dessiner leurs cheveux crépus; je pensais même que l'un d'eux était Ethiopien et chrétien, car il avait une auréole. Je ne sais si je fus compris; je suspecte ici une volonté arabe de ne pas examiner la traite des Noirs moyen-orientale; après 1848, des négriers français y ont participé tardivement. La réticence musulmane envers le livre de Bernard Lewis s'exprime, à vrai dire avec plus de douceur, que celle qui a contesté le livre de William B. Cohen, en France. Ici et là, l'histoire de la traite des Noirs n'est pas facile... du fait des anciens maîtres.

Bernard Lewis, professeur à Princeton (U.S.A.) a publié un autre livre sur l'Islam ismaélien, sous un titre que je n'aime pas; dans le climat actuel, je trouve dangereux, en même temps qu'anachronique . « Les Assassins, terrorisme et politique dans l'Islam médiéval » (Berger-Levrault). J'aimerais savoir si, devant un titre accrocheur relié à l'actualité, sur ce sujet médiéval, c'est l'auteur, ou l'éditeur, qui l'a choisi; quoi qu'il en soit, on n'a pas réfléchi en quoi des mots actuels peuvent jeter de l'huile sur certains feux contemporains! Qu'en penseront les Ismaéliens d'aujourd'hui ? L'histoire doit, dans la mesure du possible, servir à savoir ce qui s'est passé, et non reconduire, dans le futur, des hostilités.

Du fait que le premier livre, qui relève de notre sujet – l'image du Noir – évalue un racisme islamique aux dépens des Noirs, cette question a son intérêt, pour estimer l'objectivité de l'auteur. Mais les textes cités permettent, à eux seuls, de déduire cette image et d'établir des comparaisons, de rechercher les origines de celle-ci, comme je l'ai fait ailleurs; certains des stéréotypes sont si comparables à ceux de l'Europe et de l'Amérique actuelles – trait pour trait – que je peux retirer des [PAGE 23] éléments de comparaison intéressants, puis souligner d'importantes différences.

LES POETES NOIRS ISLAMIQUES

Après avoir exposé comment les Arabes se situent eux-mêmes, comme un juste milieu, entre les peuples « rougeauds » du Nord et les Noirs du Sud, notions où les climats jouent leur rôle justificatif, je me limiterai à l'exposition des stéréotypes concernant les Noirs, dont certains me paraissent avoir été transmis à l'Europe, qui a pu les accentuer encore – en particulier la comparaison simiesque – tout en prévenant mon lecteur que l'ouvrage est beaucoup plus complet.

Le mépris de soi que le christianisme a suggéré aux Noirs, l'Islam, dès le début, l'inspire au poète Antara, dont la mère était une esclave noire, et le père, arabe :

    « Je suis le fils d'une femme au visage sombre
    Comme l'hyène, qui s'engraisse des restes du campement.
    Ses jambes ressemblent à celles de l'autruche,
    Ses cheveux à des grains de poivre.
    Ses crocs luisent derrière son voile,
    Comme l'éclair dans l'obscurité opaque. »
L'adoption, par un Noir métis, de l'idée d'animalité, que la société dominante leur attribue, va avec l'adoration de la blancheur, idéal paternel :

    « Les ennemis m'injurient à cause de ma peau noire,
    Mais la blancheur immaculée de mon caractère
    Efface ma noirceur. »

Antara, poète noir de la période pré-islamique, fils d'un guerrier arabe et d'une esclave noire, est lui-même esclave; son père, dans un combat, lui dit de charger et lui promet la liberté; cette liberté l'amène à mépriser ces « barbares baragouineurs, ces esclaves courtauds vêtus de peaux de bêtes », et du même coup sa mère. Préfiguration millénaire des problèmes antillais et coloniaux. L'islam a obtenu de ses poètes noirs, qu'ils chantent la couleur blanche à leurs dépens, témoin Suhaym (†660), Nusayb Ibn-Rabah (†726) : [PAGE 24]

    « Si ma peau était rose, les femmes m'aimeraient,
    Mais le Seigneur m'a affligé d'une peau noire.
    Bien que je sois esclave, mon âme est noble et libre.
    Bien que ma peau soit noire, mon caractère est blanc. »

Et du second :

    « La couleur noire de ma peau n'affecte pas ma nature,
    Car je suis comme le musc : qui y goûte ne peut l'oublier !
    Je suis couvert d'un habit noir, mais en dessous,
    Il y a un autre vêtement plus désirable :
    Celui-là tout orné de queues blanches... »

Kuthayir se moque de lui ainsi :

    « Je vis Nusayb égaré parmi les hommes,
    Sa couleur était celle du bétail !
    On peut le reconnaître à sa couleur noire et luisante,
    Et quand bien même il serait opprimé,
    Il a le visage sombre d'un oppresseur ! »

Les vers de Nusayb, s'ils ne trouvent pas encore le Noir beau, manifestent un progrès sur ses devanciers dans cette direction :

    « La couleur de ma peau ne me diminue pas,
    Aussi longtemps que je possède langue et cœur vaillant.
    Certains sont élevés dans leur lignage; pour moi,
    Les vers de mes poèmes sont mon lignage !
    Comme il est préférable d'être noir à l'esprit vif
    Et à la parole claire, que d'être blanc et muet!
    Si je suis noir de jais,
    Le musc aussi est très sombre,
    Et il n'existe pas de remède
    Contre la couleur de la peau ! »

Nusayb Ibn-Rabah, que Bernard Lewis considère comme le plus doué des poètes noirs arabes, ne doit pas être confondu avec Nusayb Al-Asghar (Le Jeune), qui parle ainsi de lui-même (†791), dans une ode au calife Harun Al-Rashid :

    « Homme noir, qu'as-tu à voir avec l'amour ?
    Cesse de poursuivre les femmes blanches,
    Si tu as quelque bon sens!
    Un Ethiopien noir comme toi
    N'a aucun moyen de les atteindre! » [PAGE 25]

Le célèbre chanteur Said Ibn-Misjah, le plus grand musicien de son siècle († 705 ou 715) eut à subir la ségrégation à table, à cause de sa couleur. Ayant accompagné un groupe de jeunes gens, chez une chanteuse, au moment du repas, il se met à l'écart en disant :

    « Je suis Noir : certains d'entre vous peuvent se sentir offensés par ma présence. Aussi, pour manger, irai-je m'installer à l'écart. »

Comme des chanteuses esclaves charment l'assemblée, il se permet de faire leur éloge; mais on lui enjoint de changer d'attitude : un Noir ne doit pas faire ça... Puis on découvre sa véritable identité et sa célébrité, et tous rivalisent d'amabilité envers lui.

L'homme et la femme, le Blanc et le Noir : chacun à sa place, mais dans un monde différent, nous renvoie un miroir à peine déformé, mais transposé cependant.

Nusayb Ibn-Rabah avait un fils qui voulait épouser une fille arabe, dont l'oncle consentait l'union. Mais le grand poète noir, reconnu par son temps, s'y opposa, fit fouetter son fils, pour avoir souhaité un mariage qu'il jugeait déplacé, et conseilla à l'oncle de trouver pour sa nièce un mari arabe.

Par peur ? Nous ne sommes pas dans le Sud des États-Unis d'Amérique. Le poète, pour ses filles, voulait des maris arabes, et n'en trouvait pas :

    « Ma couleur a déteint sur elles,
    Et elles me restent sur les bras !
    Pour elles, je ne veux pas de maris noirs,
    Et les Blancs n'en veulent pas! »

Comment exprimer mieux le mépris de soi qui subsiste en lui, dans un monde où il était généralement admis qu'un Blanc pût avoir des relations avec une Noire, sans mariage.

STEREOTYPES MUSULMANS

J'ai examiné l'image des Noirs dans le Moyen Age chrétien. Ce livre me décrit les stéréotypes musulmans, à travers l'histoire et la littérature. Est-ce à cause de la différence – dessinée dans le premier cas, écrite dans le [PAGE 26] second – des procédés d'expression ? Nos stéréotypes noirs de l'Europe actuelle me paraissent beaucoup plus proches de ceux des Arabes que des chrétiens du Moyen Age européen : comparaison à l'animal et au singe, nudité et sauvagerie, cannibalisme, mythes importés par les explorateurs; simplicité, ignorance, tout ce qu'ils savent vient du Nord, pas de savants parmi eux; ils se vendent entre eux, ils s'habituent facilement à la servitude, images qui justifient leur condition servile tout en la perpétuant; odeur (idée qui n'existe pas en Europe à cette époque), mythe de Cham, lubricité et surestimation sexuelle, puérilité, « grand enfant », cerveaux différents, théorie des climats, qui favorisent les Arabes, et non les Africains ou les gens du Nord, les « rougeauds »; « fils d'une Noire ou d'une esclave, ould khadem », insulte grave liée à la couleur de la peau; les métis sont taxés « d'insolence », car ils représentent une plus grande possibilité d'ascension sociale, au détriment des Blancs, et ils ont intériorisé un mépris des Noirs, c'est-à-dire de leur mère noire, en surestimant leur père blanc (ici, nous avons un pied dans le Sud profond ... ).

Mais voici d'autres stéréotypes musulmans que nous ne connaissons pas : l'Islam, surtout au début, a pu élever jusqu'au pouvoir suprême des esclaves noirs, même des femmes, mais non sans réactions blanches; il y avait, comme dans l'Egypte antique, un esclavage militaire; la condition d'eunuque (le plus souvent noir et châtré très jeune, en Egypte), permet une ascension sociale fréquente; un dernier stéréotype musulman, qui est lié à la fois à la nourriture des esclaves, mais aussi à une attention à ce sujet, est la mauvaise digestion, qu'on attribue souvent aux Noirs. L'esclavage militaire engendre des stéréotypes positifs : le courage des Noirs; mais aussi des massacres massifs.

Autre stéréotype – mais en est-ce un ? – qui ne quitte nulle part les Noirs : « Si un Zanj devait tomber du ciel sur la terre, il battrait la mesure au cours de sa chute ! » (Ibn Butlan).

L'histoire a quelquefois de l'ironie : l'Islam a été exonéré du péché de racisme, et si les Arabes ont favorisé cette légende, qui a acquis une force nouvelle parmi les diasporas américaines, ils n'en sont nullement les créateurs, selon Bernard Lewis. Le mythe d'un Islam dénué [PAGE 27] de tout préjugé anti-noir aurait été mis en circulation par les missionnaires chrétiens du XIXe siècle, pour expliquer leurs échecs en Afrique, en comparaison des succès de l'Islam.

UN CURIEUX TEXTE NEGRIER

En annexe, Bernard Lewis publie un beau texte de Buzurg Ibn-Sharyar, qui relate « une aventure africaine » en 310 de l'Hégire (922-923), et que je désire résumer ici pour en tirer quelques comparaisons.

Un navire s'égare au pays des Zengs, et les marins et négociants, s'attendant à être mangés, font l'ablution majeure, manifestent au Très-Haut leur repentir. Ils sont emmenés devant leur roi, « un jeune homme, beau pour un Zeng, et bien fait », appréciation qui est déjà une évaluation de négrier. Sur une question du roi, ils répondent que le but de leur voyage est sa ville. « Vous mentez, répond-il, votre but était Qanbaloh, non pas nous : vous n'avez pas pu maîtriser les vents, qui vous ont jetés chez nous. » Ils en conviennent. « Débarquez vos marchandises, livrez-vous à votre commerce : vous n'avez rien à craindre. »

Après avoir fait de bonnes affaires avec les Zengs, au moment du départ, ils sont raccompagnés à pied jusqu'au rivage par le roi, avec des gens, embarqués dans une pirogue. Les Arabes reçoivent le roi à bord, avec les siens; puis ils réfléchissent : « Ce roi vaudrait bien, en Oman, à la criée, 30 dinars, et ses sept esclaves, 160 dinars, et ils ont sur eux des vêtements qui valent bien 20 dinars. Nous en tirerons bien 3 000 dirhems... » Le lendemain matin, le roi et les siens étaient parmi les autres esclaves, dont ils avaient environ deux cents, ils ne le traitèrent pas autrement que les autres, et le vendirent à Oman.

Quelques années plus tard, le même navire, avec les mêmes gens, prend la mer pour Qanbaloh; le même vent souffle dans la même direction, et ils arrivent, à leur grande frayeur, dans la même ville. Nouvelle ablution majeure, prière des morts, derniers adieux réciproques... Les Zengs arrivent, se saisissent d'eux, les emmènent à l'habitation de leur roi. C'était le même roi, assis sur son trône, comme s'ils ne l'avaient quitté que de la veille! Ils [PAGE 28] se prosternent, dans la terreur d'une vengeance du souverain.

« Vous êtes mes gens, pas de doute! Relevez-vous ! J'accorde ma sauvegarde à vos personnes et à vos biens ! » Et il ajoute pour ses hôtes, pleins de honte et de confusion : « Traîtres! Je vous ai traités de la manière que vous savez, et vous m'avez payé comme vous l'avez fait ! Je vous pardonne. Livrez-vous à votre commerce, comme vous l'aviez fait cette fois-là : il ne vous arrivera rien! »

Et, sur l'offre d'un cadeau de grand prix : « Je ne veux pas rendre ce que je possède illicite, en recevant quelque chose de vous, car tout ce que vous possédez est impur devant la loi! » Au moment des adieux nouveaux, il s'abstient, prudent, de les raccompagner à bord, et il leur raconte son histoire – il s'est sauvé de chez son maître, pour faire un pèlerinage à La Mecque, où il est devenu musulman, « Je vous pardonne, puisque c'est à vous que je dois d'être venu à la vraie religion. Il ne reste qu'une chose qui charge ma conscience, et je demande à Dieu de m'en ôter le péché! » Et, sur une question des Arabes : « Mon maître : j'ai quitté Bagdad pour La Mecque sans sa permission. S'il s'était trouvé parmi vous un homme de bien, et qu'un dépôt vous fût sacré, je vous aurais remis mon prix d'achat pour le lui remettre, et je lui aurais donné dix fois plus, pour reconnaître la patience dont il a fait preuve à mon égard. Mais vous êtes des traîtres et des fourbes! Dites aux Musulmans de venir chez nous, puisque, maintenant, nous voilà devenus frères, musulmans comme eux. Quant à vous raccompagner à bord, je m'en abstiendrai! »

Voici le premier texte négrier connu, qui reconnaît et admire la grandeur d'âme des Noirs. Je peux en citer d'autres, comme le texte de Sylvain-M.-X. de Golberry, ou « Le voyage à Surinam » de John Stedman (que le Premier Consul fit traduire et éditer en 1801, parce qu'il voyait dans cet ouvrage une confirmation de sa politique de rétablissement de la traite et de l'esclavage dans les colonies de la France), et je suis convaincu que d'autres textes de même nature existent, chez les Arabes et chez les Européens. Stedman dit que les Noirs sont « si bienveillants les uns envers les autres, qu'il est inutile de leur dire : "Aimez votre prochain comme vous-même." On a [PAGE 29] vu, assure-t-il, des Noirs enchaînés partager leur triste et chétive nourriture avec des matelots blancs ».

Mais cette comparaison n'est pas la seule, et on peut en faire une autre, du côté noir : il existe un autre Noir, devenu chrétien, dans le cadre anglais. Son maître l'affranchit; par reconnaissance, il travaille pour lui pendant un an après son affranchissement : c'est l'écrivain nigérian Olaudah Equiano, dit Gustavus Vassa, né en 1745, dont j'ai parlé dans ma note de lecture du no 24 de Peuples noirs-Peuples africains ». Je profite de l'occasion pour citer un propos de cet écrivain, lorsque, à l'âge de dix ans, il fut enfermé dans la cale d'un négrier. Je ne sais pourquoi j'ai oublié d'écrire qu'il voit que les Blancs fournissent de « tels exemples de cruauté brutale, et cela non seulement envers nous, les Noirs, mais aussi envers quelques-uns des Blancs eux-mêmes : lorsqu'on nous permit de monter sur le pont, je vis en particulier un Blanc flagellé si impitoyablement qu'il en mourut; et ils le jetèrent dans la mer, comme si c'était une bête ! » L'effet de la domination sans freins sur le caractère de ceux qui l'exercent est ainsi montré, et celle-ci n'est pas dans l'intérêt des Blancs eux-mêmes, ni à cette époque, ni aujourd'hui.

DEUX IMAGES HISTORIQUEMENT LIEES

Mme Régine Pernoud, médiéviste, a observé que la traite des Noirs n'avait pas été sans effets sur le statut social des femmes blanches. Lorsque je l'ai entendue formuler cette opinion, j'aurais aimé qu'elle l'appuie par des exemples. En terre d'Islam, Bernard Lewis fournit des éléments, qui confortent cette idée. L'abolition de l'esclavage, comme les progrès du statut des femmes, rencontrent la même résistance « des quartiers religieux conservateurs, et principalement des villes saintes ». Lors des firmans abolitionnistes de 1855, émanant du pouvoir ottoman, le chef des Ulamas de La Mecque produit une fatwa dénonçant l'abolition, à laquelle il associe le statut des femmes, dont les firmans ne parlaient aucunement. « A cause de cet acte anti-islamique, disait Shayk Jamal, et à cause d'autres actions anti-islamiques, comme celles de permettre aux femmes d'engager une procédure en divorce, [PAGE 30] de se montrer sans voile, les Turcs sont devenus des apostats et des païens. Les tuer est légitime, sans encourir de peines criminelles ou une vengeance, et il faut réduire leurs enfants en esclavage. »

Le sort des femmes et des Noirs est lié aussi aujourd'hui : cette abondance de livres et d'essais, qui paraissent sur ce thème de l'image des Noirs – y compris ce que j'écris ici – aurait-elle un terreau, si les féministes n'examinaient pas d'un œil critique l'image qu'on a formée des femmes, à partir de leur oppression ?

Je ne résiste pas au plaisir de citer un paragraphe de la dernière annexe de ce livre. Il est extrait d'un article publié par Lucy M.-J. Garnett, à Londres, en 1909. Il a pour thème une association d'entraide des Noires, en Turquie :

    Seules les Noires appartiennent toujours à une classe à part et souvent sont la proie du besoin et de la pauvreté. En règle générale, cependant, elles sont largement responsables de leur malheur. Il n'est pas rare, en effet, qu'après avoir été affranchies et s'être mariées, leur tempérament indiscipliné les pousse à se quereller avec leurs époux et à s'en séparer; elles sont alors obligées de subvenir à leurs besoins en vendant des pois chiches ou autres dans les rues. Le quartier habité par les Noirs est sordide et misérable à l'extrême, ce n'est qu'un amas de pauvres cahutes à demi-effondrées. L'importance du nombre de Noirs (des milliers et des milliers à avoir été introduits dans le pays) pourrait nous conduire à penser que, dans les classes les plus modestes de la population au moins, un mélange de races non négligeable a dû avoir lieu. Mais il n'en est rien.

    Bien que les Noires et les Abyssiniennes épousent des Noirs et des Blancs, le climat ne semble pas favoriser le développement des populations de couleur et peu d'enfants noirs ou mulâtres survivent.

    Aussi humble que soit généralement leur situation sociale, il existe cependant entre les femmes noires de Turquie un « esprit de corps » qui a conduit à la formation, dans la capitale, d'une [PAGE 31] association d'aide et de protection mutuelles, non seulement contre la tyrannie des maîtres, mais également dans les cas de maladie ou d'accidents. Cette association constitue également un moyen de se réunir pour observer ces rites païens et superstitieux que les membres de l'association ont rapportés avec elles de leurs pays d'origine et auxquels elles croient encore, malgré leur conversion à l'Islam. Cette association possède un certain nombre de cellules locales, toutes sous l'autorité d'une présidente, appelée Kolbashi, qui remplit simultanément son rôle de prêtresse de cet étrange culte et gère le bien de la communauté amassé petit à petit grâce aux contributions régulières de chacun des membres. Avec ces fonds, elle doit acheter la liberté des Noires maltraitées par leurs maîtres et recevoir chez elle les femmes affranchies, malades, ou sans emploi. Les hommes de race noire ont également le droit de se faire aider par cette association, mais ne participent pas aux rites et aux cérémonies auxquels ces cellules servent périodiquement de cadre.

UN HERITAGE DE L'ISLAM ?

J'ai exprimé l'opinion que les clichés de l'Islam concernant les Noirs me paraissent plus proches de ceux des Européens modernes, que ceux des chrétiens du Moyen Age. Il n'est pas exclu que, à l'époque, les commerçants arabes, qui souhaitaient conserver une position de monopole sur le commerce de l'or et des diamants de l'Afrique, aient brossé aux Européens un tableau repoussant du pays et de ses habitants; et ces matières précieuses sont, dès le début, à l'origine des rapports entre les deux continents : Charles V de France a une carte du monde, dessinée en Espagne, qui représente le roi du Mali, une pépite d'or dans la main droite.

En 1447, lorsque le commerce italien avec l'Orient devient difficile, du fait des Turcs, la maison de commerce génoise Centurione commandite un voyage de Antonio Malfante. La lettre qu'il expédie du Touat, d'après des renseignements de son hôte, frère d'un grand marchand [PAGE 32] de Tombouctou, donne une description à faire peur : idolâtres, sans cesse en guerre les uns contre les autres, des mœurs bestiales, incestueux, anthropophages, sans vêtements, ni écriture, ni livres; mais des multitudes innombrables pullulent à l'infini, et fuient les Blancs comme des fantômes. Le souci de l'informateur musulman de Antonio Malfante semble de lui ôter toute envie de rechercher des informations sur l'or des Zengs, des Sudans.

Un autre fait peut suggérer que le racisme anti-noir des Européens contient un héritage musulman : l'esclavage sucrier, la culture de la canne, sur de grandes surfaces, par des esclaves – noirs et blancs – fut arabe avant de devenir européen, après 1492.

A cette date, de nouveaux procédés, du fait européen, vont pervertir l'image aussi bien des Noirs que des Indiens d'Amérique.

Mon opinion a été que les explorateurs musulmans, les médecins musulmans, les commerçants musulmans, ont transmis aux Européens une image défavorable des Noirs, que d'autres éléments préexistants ont aidé à acclimater en Europe.

*
*  *

J'ai soumis mes articles à l'un des collaborateurs de la revue, M. Th. Mpoyi-Bwatu, qui a désapprouvé avec raison cette partie de mon article : l'Europe, sans aucun héritage arabe, a été capable de formuler tous ses mensonges à propos des Noirs et de l'Afrique, pour justifier sa domination; c'est celle-ci qui a nécessité, chez les Européens comme chez les Arabes, d'imaginer les Noirs comme des êtres à peine humains; puis, lorsque l'esclavage devint obsolète, ces clichés furent nécessaires pour justifier la colonisation, puis les transformations successives et formelles de l'exploitation du continent noir. Je me suis rallié à cette explication. Je pense qu'il a raison, et je crois que, d'une certaine manière, tout en le désapprouvant, j'en étais arrivé à adopter l'attitude de M. Jacques Heers, professeur à la Sorbonne, que je critiquais pourtant au début de mon précédent article. On a ainsi un témoignage de la méfiance que les Européens devraient [PAGE 33] cultiver lorsqu'ils examinent ce passé, envers tout ce qu'ils peuvent penser.

ARABES ET EUROPEENS

L'esclavage des Arabes et celui des Européens a été souvent l'objet de comparaisons, et d'abord par les Noirs, dans leurs écrits polémiques abolitionnistes :

    « Les Nègres, écrit Cugoano, n'ont jamais franchi les mers pour voler des Blancs; s'ils l'eussent fait, les nations européennes crieroient au brigandage, à l'assassinat; elles se plaignent des barbaresques, tandis qu'elles font pis à l'égard des Nègres : ainsi à qui doivent rester ces qualifications odieuses ? Les factoreries européennes en Afrique, ne sont que des cavernes de bandits et de meurtriers; or, voler des hommes, leur ravir la liberté, c'est plus que prendre leurs biens. »
    (Réflexions sur la traite et l'esclavage des Nègres, Paris, 1788.)

Dans son « Essai contre l'esclavage des Nègres » (Baltimore, U.S.A., 1788), Othello a trouvé, dans son pays, une utilité de faire lui aussi allusion à l'esclavage arabe :

    « Les puissances européennes auroient dû s'unir, pour abolir ce commerce infernal, et ce sont elles qui ont porté la désolation en Afrique; elles déclament contre les Algériens, elles maudissent les barbaresques qui habitent un coin de cette partie du globe, où de féroces Européens vont acheter et enlever des hommes pour les torturer; et ce sont des nations soi-disant chrétiennes, qui s'avilissent au rôle de bourreaux. »

Les Européens sont amenés, assez tôt, à comparer leur esclavage, qu'ils imposent aux Noirs, avec celui des Arabes, à la décharge de ces derniers. L'abbé Henri Grégoire, par exemple, cite un Allemand, C. Niebuhr, qui a remarqué, dans le « Deutsches Museum », que les Arabes ne [PAGE 34] refusent pas d'instruire les Noirs, au contraire des Européens dont bien des lois, anglaises, mais surtout françaises, espagnoles, portugaises, l'interdisent :

    « Les négocians mahométans à Kahira, Dsjidda, Surate et ailleurs, achètent volontiers des enfans noirs, auxquels ils font apprendre l'écriture et l'arithmétique : leur commerce est presque exclusivement dirigé par ces esclaves, qu'ils envoient pour établir leurs comptoirs dans les pays étrangers. Je demandois à l'un de ces négocians, comment il pouvoit livrer des cargaisons entières à un esclave ? Il me répondit : Mon Nègre m'est fidèle; mais je n'oserois confier mon négoce à des commis blancs, ils s'éclipseroient bientôt avec ma fortune. »

L'esclavage arabe diffère de celui des Européens sur un autre Plan : un esclavage militaire important montre que les Arabes ont, comme les Allemands, une autre perception des Noirs armés; et c'est pour cela qu'il est intéressant d'englober dans une même étude l'image des Noirs, que chaque peuple a imaginée. L'image d'un Noir, armé ou couronné, a déplu, au contraire, aux peuples de langue latine.

Si les Arabes avaient conquis le Nouveau Monde, trois siècles avant les Européens, au XIIe siècle, et s'ils avaient imposé leur esclavage aux Noirs, on peut supposer qu'il aurait différé de l'esclavage européen par ces deux caractères, qui ne sont pas minces : instruction possible, et esclavage militaire. Les regrets ne servent à rien. Une troisième raison me fait regretter l'abstention musulmane : une conquête arabe du « Mu Lan-pi » aurait été moins barbare, parce que la conquête européenne fut exaspérée par la concurrence entre les différents royaumes; la rivalité entre les conquérants arabes aurait fait défaut.

En tout cas, à l'inverse des Européens, lorsqu'ils reviennent du Mu Lan-pi (en chinois : le Pays où on va avec de grands bateaux), et qu'ils mettent au courant les Chinois de l'existence du Nouveau Monde, ils n'ont pas fait ce qu'a décidé Christophe Colomb, dès son premier voyage : emmener malgré eux des Indiens dans leurs bateaux. Ils n'ont montré aux Chinois que des bêtes et des plantes : [PAGE 35] une grosse céréale, une grosse calebasse et un étrange mouton, peut-être un alpaga (mot arabe). Le professeur Hui Lin-li a examiné les témoignages chinois au sujet du contact arabe précolombien, devant l'American Oriental Society, en 1961 :

    « Une graine de céréale, de sept centimètres et demi de long, commente Hui-Lin-li, est chose peu courante, et celle-ci a la propriété de se conserver très longtemps... Cette curieuse céréale ne peut être du blé, du riz, de l'orge ou même du seigle ou de l'avoine, qui sont tous plus petits et suffisamment connus des Chinois et des Arabes de cette époque pour susciter un intérêt particulier. A en juger par sa dimension et ses propriétés de conservation, la céréale décrite est apparemment du maïs ou blé indien, zea mays, une plante américaine... Ses grains sont beaucoup plus gros que ceux de n'importe quelle céréale du Vieux Monde; et, contenant peu de protéines, on peut la conserver très longtemps, caractéristique qui a certainement frappé les observateurs du Vieux Monde. »

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En Europe, avant 1492, les Noirs, sous l'angle de l'instruction, ont quelquefois une bonne image, même dans ses parties de culture latine. Par exemple, dans un pavement de la cathédrale de Sienne, réalisé en 1483 – neuf ans avant la « découverte » européenne de l'Amérique – est représentée une très jolie Noire, luxueusement habillée, un livre latin dans les mains, dans une attitude méditative. La légende nous dit qu'elle est en train d'apprendre par cœur Euripide – « Sibylla lybica cujus meminit Euripides » – et broderies et dentelles soulignent une classe sociale élevée. D'où vient que, à moi-même, et peut-être à certains Noirs, cette image féminine africaine paraisse si insolite ? De ce qui s'est passé depuis 1492, sur trois continents. [PAGE 36]

L'EXHIBITION DES INDIGENES

Ivan van Sertima écrit : « L'idée d'une race entière (européenne, africaine, ou américaine), découvrant une civilisation en plein épanouissement, est absurde. Il faut abandonner, une fois pour toutes, de telles notions, qui sous-entendent supériorité innée pour le nouveau-venu, et infériorité de la population autochtone. »

Le « découvreur » va enclencher un phénomène bien particulier, qui va avoir des effets très pervers sur l'image des Noirs et des Indiens en Europe. Dans son livre « La sauvage aux seins pendants » (C.N.R.S.), Mme Bernadette Bûcher décrit comment il fit défiler des Indiens, dans les rues de Barcelone et de Séville, au lendemain de son premier voyage. Dès cette époque, un rapport au corps des gens « découverts » est perverti, qui est dénoncé par les appréciations des contemporains. Ainsi, Amerigo Vespucci s'étonne-t-il devant ces hommes « nus et sans honte, comme sortis du ventre de leur mère, de stature moyenne et bien proportionnée (... mais) leur aspect n'est pas très beau, parce qu'ils ont le visage large et de type tartare ».

Nous allons voir, au fil des siècles, chaque manifestation et chaque regard s'ajouter au précédent, le regard sur l'Indien se conjuguer à celui sur l'Africain, dénoncé déjà par ces lignes (contradictoires) d'Albrecht Dürer :

« On peut observer dans ces derniers une différence de nature. Les visages nègres sont rarement beaux, à cause de leur nez très plat, de leurs lèvres épaisses. Ils ont également les tibias et les genoux, ainsi que les pieds, très osseux, et beaucoup moins agréables à regarder que ceux des Blancs. Il en est de même de leurs mains. J'en ai vu quelques-uns dont le corps tout entier était si bien bâti, que je n'ai jamais contemplé de si beaux modèles, que je ne puis concevoir comment ils pourraient être mieux, tellement leurs bras et tout leur corps étaient parfaits. » [PAGE 37]

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Au Musée de Cluny, à Paris, une tapisserie du début du XVIe siècle représente « Daniel et Nabuchodonozor ». Dans le fond du paysage, un personnage quasi nu est représenté, lui indique que l'un des artistes a été le témoin d'une de ce exhibitions d'Indiens; celui-ci au coin gauche, et en haut de l'œuvre, a le nouveau type physique, tel que la première impression a frappé l'imagination européenne : yeux bridés, peau rouge sang, une jupe à lanières autour des reins, avec une barbe cérémonielle, un bâton sculpté dans la main gauche, montrant son cœur avec la droite. Il n'a rien à voir avec le reste de la scène représentée. La tapisserie fut réalisée à Tournai. L'artiste anonyme a montré ici un Indien, au tout début de ces exhibitions; on ne soupçonne, à part la nudité, aucun autre caractère péjoratif. Les différences sont notées, comme telles, sans la moindre charge.

Cartier, le « découvreur » du Québec, a transporté dans les mêmes conditions en France des Hurons, dont certains ne revirent jamais leur pays. Je m'étendrai à dessein sur ces mœurs, dont les modernes touristes, qui vont à leur tour « découvrir » l'Afrique ou l'Amérique, ne sont pas indemnes.

A Rouen, en 1550, en l'honneur de Catherine de Médicis, se déroulèrent les fastes d'une fête triomphale, où furent exhibés des Indiens Tupinambas du Brésil, en train de danser. Montaigne prit contact avec eux. Il est certain que, pour un contact de cette qualité, les autres déformaient aux yeux européens l'image des Indiens dans un sens qui leur était défavorable, à eux et à leur continent. Montaigne et Dürer, au contraire, étaient préparés, par la pensée ou l'art, à ne pas subir le contact.

Cependant, dès cette époque, des groupes, à cause des hasards de l'histoire, résistent mieux que d'autres à l'image aliénante imposée par les « découvreurs » et les conquérants. Par exemple, les huguenots. L'un d'eux, Chauveton, en traduisant « L'histoire du Nouveau Monde », de Jérôme Benzoni, y ajoute des commentaires de son cru, par exemple une requête en forme de supplication, adressée au roi de France, par « les femmes, veuves, petits-enfants, orphelins et autres, parents et alliés, de ceux qui ont été si cruellement envahis par les Espagnols en la France antarctique dite « Floride » (on nommait ainsi un établissement protestant français au [PAGE 38] Brésil. Leur condition d'hérétiques les prépare déjà à réagir différemment devant la différence; les protestants ont développé cette qualité, plus récemment, contre l'antisémitisme hitlérien.

Au XIXe siècle, ces procédures d'exhibition perdent leur rôle festif, et déforment le regard européen dans un sens zoologique; et les sciences naturelles, la médecine, l'anthropologie, donnent à ces manifestations un caractère consacré, académique, explicatif; l'image des hommes montrés, imposée par des savants, dont le savoir n'est pas mis en question, sert à justifier l'exploitation de la planète entière au bénéfice exclusif d'un continent, le plus petit, mais le plus puissant.

Dans une lettre du 26 décembre 1853 adressée à Louis Bouilhet, Gustave Flaubert a décrit l'une de ces manifestations, organisée par la bourgeoisie normande, dans un appartement de Rouen :

    Journée pleine ! et que je m'en vais te narrer. J'ai vu Léonie, j'ai vu des sauvages, j'ai vu Dubuget, Védie, etc. Commençons par le plus beau, les sauvages.

    Ce sont les Cafres dont, moyennant la somme de cinq sols, on se procure l'exhibition, Grande-Rue, 11. Eux et leur cornac m'ont l'air de mourir de faim, et la haute société rouennaise n'y abonde pas. Il n'y avait comme spectateurs que sept à huit blouses, dans un méchant appartement enfumé où j'ai attendu quelque temps. Après quoi une espèce de bête fauve, portant une peau de tigre sur le dos et poussant des cris inarticulés, a paru, puis d'autres. Ils sont montés sur leur estrade et se sont accroupis comme des singes autour d'un pot de braise. Hideux, splendides, couverts d'amulettes, de tatouages, maigres comme des squelettes, couleur de vieilles pipes culottées, face aplatie, dents blanches, œil démesuré, regards éperdus de tristesse, d'étonnement, d'abrutissement, ils étaient quatre et ils grouillaient autour de ces charbons allumés comme une nichée de lapins. Le crépuscule et la neige qui blanchissait les toits d'en face les couvraient d'un ton pâle. Il me semblait voir les premiers hommes de la terre. Cela venait de naître et [PAGE 39] rampait encore avec les crapauds et les crocodiles. J'ai vu un paysage de je ne sais où. Le ciel est bas, les nuages couleur d'ardoise. Une fumée d'herbes sèches sort d'une cabane en bambous jaunes, et un instrument de musique, qui n'a qu'une corde, répète toujours la même note grêle, pour endormir et charmer la mélancolie bégayante d'un peuple idiot. Parmi eux est une vieille femme de cinquante ans qui m'a fait des avances lubriques; elle voulait m'embrasser. La société était ébouriffée. Durant un quart d'heure que je suis resté là, ce n'a été qu'une longue déclaration d'amour de la sauvagesse à mon endroit. Malheureusement le cornac ne les entend guère et il n'a pu me rien traduire. Quoiqu'il prétende qu'ils sachent un peu l'anglais, ils n'en comprennent pas un mot, car je leur ai adressé quelques questions qui sont restées sans réponse. J'ai pu dire comme Montaigne : « Mais je fus bien empesché par la bêtise de mon interprète », lorsqu'il voyait, lui aussi, et à Rouen, des Brésiliens, lors du sacre de Charles IX.

    Qu'ai-je donc en moi pour me faire chérir à première vue par tout ce qui est crétin, fou, idiot, sauvage ? Ces pauvres natures-là comprennent-elles que je suis de leur monde ? Devinent-elles que je suis de leur monde ? Devinent-elles une sympathie ? Sentent-elles, d'elles à moi, un lien quelconque ? Mais cela est infaillible. Les crétins du Valais, les fous du Caire, les santons de la haute Egypte m'ont persécuté de leurs protestations ! Pourquoi ? Cela me charme à la fois et m'effraie. Aujourd'hui, tout le temps de cette visite, le cœur me battait à me casser les côtes. J'y retournerai. Je veux épuiser cela.

    J'ai une envie démesurée d'inviter les sauvages à déjeuner à Croisset. Si tu étais là, ce serait une très belle charge à faire. Une seule chose me retient et me retiendra c'est la peur de paraître vouloir poser. Que de concessions ne fait-on pas à la crainte de l'originalité apparente !

L'éditeur du Centenaire, en rééditant ce texte, a cherché à savoir ce que sont devenus les Africains exhibés à [PAGE 40] Rouen, et je joins la note qui a résulté de ces recherches (Editions de la Pléiade, 1981) :

    Exhibition africaine : troupe de sauvages Bosjemans, venue du Havre, d'abord installée salle Commin, boulevard Beauvoisine (5 novembre 1853), puis, à partir du 24 novembre, Grande-Rue, no 11, où ils restèrent jusqu'au 27 décembre. A cette date, les pauvres nègres, abandonnés par leur manager, M. Allen, dans un petit hôtel de la rue de la Vicomté, n'eurent d'autre ressource que de porter plainte au consul d'Angleterre, qui paya leurs dettes, 400 francs, à l'hôtelier, et les fit envoyer à Paris où ils débutèrent le 3 janvier 1854 (R. Descharmes, éd. du Centenaire, t. 11, p. 162).

Observons donc ceci : la résistance au cliché dominant, qui crée une sympathie, est causée au sujet européen par la place marginale que lui ménage la société occidentale; il peut être protestant, femme, homosexuel, sa vision des Noirs n'est pas la même que celle des autres Européens; il peut être « idiot de la famille », comme Flaubert, il se comporte autrement que les autres, et l'Africaine s'en est aperçue.

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Dans sont excellent ouvrage : Images du Dahomey : un royaume africain vu par la presse française, lors de sa conquête, Mme Véronique Campion-Vincent signale plusieurs cas d'exhibitions d'Africains, à l'occasion des événements. En particulier, des Dahoméennes furent montrées au Jardin d'Acclimatation de Paris, en 1890, et une publication parisienne, Paris-Revue, en rendit compte en ces termes :

    « Etude de mœurs sur les Dahoméennes exhibées au Jardin d'Acclimatation :

    Nous avons voulu savoir quelle impression leur avait causé la toilette des Parisiennes. On a demandé à l'une d'elles : [PAGE 41]
    – Qu'est-ce qui te charme le plus dans le costume de nos femmes ?
    Elle a répondu :
    – Tout est beau.
    – Voudrais-tu être habillée ainsi ?
    – Je suis belle comme je suis.
    Elle avait raison, la petite Dahoméenne de préférer son diadème de coquillages, la nudité de son épaule et de ses jambes, l'élégance libre de son pagne à tous ces falbalas qui donnent aux femmes civilisées un contour artificiel.
    Charmé par ses yeux tendres, je songeais à l'ancienne parole d'amour qui tomba sur la négresse et consola sa douceur d'esclave : "Nigra es, sed pulchra es...". »

Cette année-là, d'autres expositions eurent lieu : en février 1890, une exhibition d'Angolais à Tours. Chose remarquable, La Gazette du Jour publia une protestation d'une vingtaine de lignes, sous le titre judicieux : Une exhibition malsaine.

En cette même année, au mois d'août, en un endroit non précisé, des Somalis furent montrés par un nommé Le Clerc qui entraîna une autre protestation, dans un journal, sous le titre : Respect de l'homme.

Ainsi, alors que le XIXe siècle a fait entrer dans les mœurs européennes ces manifestations – des amis viennois m'ont assuré en avoir vues au Jardin d'Acclimatation de Vienne (Autriche), au début du siècle – il semble que la conquête du Dahomey ait changé quelque chose dans la manière dont on envisageait ces exhibitions (et peut-être en province, avant la capitale, où elles avaient eu une consécration scientifique plus fréquente[1]). [PAGE 42]

Pour bien montrer en quoi il me paraît que cette nouveauté est consécutive à la guerre du Dahomey, je retourne deux ans plus tôt, dans la capitale : comparons le commentaire de Paris-Revue à celui du docteur Topinard... [PAGE 43]

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A Paris, la Ville a reçu, durant l'été 1888, au Jardin d'Acclimatation une famille de Hottentots. Avec un tact charmant, le docteur Topinard invitait les Parisiens, dans le journal « La Nature », à les visiter parce qu'ils sont « intéressants à la fois pour l'artiste, avide de pittoresque et de couleur locale, pour le penseur, songeant que ces restes humains d'un autre âge sont condamnés à disparaître, parce qu'ils ne savent pas s'adapter aux conditions nouvelles, que leur impose notre civilisation ».

Le docteur Topinard parle, dans la suite de l'article, de Boschimans « exposés un an plus tôt aux Folies-Bergères », et mentionne pour mémoire le moulage de la « Vénus Hottentote ».

La disparition de cet objet, depuis mai 1982, des galeries du Musée de l'Homme, manifeste un léger progrès du continent, dans la voie de l'appréciation de l'altérité. Plusieurs films européens, récemment, ont recueilli un succès de bon aloi, et ont peut-être préparé le public européen à une réflexion sur ces sujets. « L'énigme de Kaspar Hauser », « The Elephant Man », examinent la situation d'un être monstrueux dans la société occidentale; ils montrent les réactions diverses des individus devant la monstruosité; leur exhibition en société fait penser à la scène décrite par Gustave Flaubert, Grande-Rue, 11, à Rouen. Mais la disparition des signes est insuffisante : il faut que l'apparition de chaque signe soit expliquée pour que son caractère pernicieux soit exorcisé. Un progrès de l'opinion européenne dans sa perception de l'Afrique ne serait ainsi possible... si le pouvoir politique ne reconduisait pas l'oppression, d'esclavage en colonisation; d'Union française en coopération gaulliste; de coopération gaulliste en coopération socialiste.

Chaque été, les radios proposent des textes du XIXe siècle, récits de voyages et journaux de bord, qui reconduisent les pires clichés aux dépens de l'Afrique, lus, chaque année, par le même acteur, M. Claude Piedpelu; est-ce parce que ces stéréotypes sont nécessaires à une bonne continuation de l'exploitation de ce continent ?

Des manuels d'anatomie du XIXe siècle, à l'intention des artistes, montrent comme des stéréotypes, après avoir atteint les Noirs, peuvent agir aux dépens d'autres personnes : « Les roux ont en général la nature et le tempérament des bruns, la violence et les passions. Ils exhalent [PAGE 44] aussi parfois une odeur comparable à celle qu'on rencontre aussi fortement chez les Nègres. Le roux est traité assez mal parmi nous, l'instinct des hommes ne les trompe pas, sa couleur est mise sur le pied d'une sorte d'infirmité. Certaines femmes, par mode, se font teindre les cheveux, d'une belle couleur rousse des Vénitiennes, mais en général, la rousse naturelle de nos climats, dans la teinte claire qu'elle donne, et qui approche de celle de nos gros ruminants, est fort peu estimée. » (Ouvrage d'un médecin qui enseignait l'anatomie aux Beaux-Arts de Paris, vers 1880.) Nous donnons ainsi des formes de plus en plus artistiques à des procédures d'exhibition, non sans que nous en soyions éclaboussés nous-mêmes. Nous devons déduire des modalités de la « découverte » de 1492 quels éléments nous ont menés à ces perceptions.

Peut-être est-il utile d'expliquer comment l'auteur de ces lignes a été amené à examiner ces procédures d'exhibition des indigènes, si malheureusement inaugurées par Christophe Colomb : une maladie de peau l'a habitué, dès l'enfance, à supporter le regard et le comportement européens sur l'altérité; le regard des autres sur son infirmité l'a amené à écrire cette poésie sur Sarah Bartmann, et ce chapitre sur ces mœurs. Inconsciemment, lisant pour la première fois, il y a trente ans, la « Correspondance » de Flaubert, il avait déjà remarqué en quoi cette lettre à Bouilhet le concernait personnellement.

LA TENTATION D'ARRANGER L'HISTOIRE

A propos du livre de William B. Cohen « Français et Africains », la revue « L'Histoire » écrit : « Sa démonstration le conduit à ne prendre en considération que le volet raciste », ce qui est faux, puisque j'ai appris l'existence de plusieurs de ces courants dans son livre, et qu'il a le mérite d'en montrer les limites. Ce reproche pourrait être retourné à ceux qui nous enseignent l'histoire de France : le seul nom d'abolitionniste français qu'un écolier français connaisse est celui de M. Savorgnan de Brazza, dont nous savons, dans cette revue, que penser ! Je n'ai appris qu'à trente ans le nom de John Brown grâce au dessin de Victor Hugo; et à cinquante ans seulement l'existence de Jean Misson et du Père Caraccioli, ces corsaires anti-négriers [PAGE 45] du début du XVIIe siècle; ou celle de M. Antonin Bénezet, né à Auxerre, qui, émigré en Amérique, apprenait à lire aux Noirs, vers 1730, malgré la loi, aux obsèques duquel un antiraciste américain s'écria : « J'aimerais mieux être Bénezet, dans ce cercueil, que George Washington, avec toute sa célébrité! »

Le livre « Français et Africains » a aussi cet avantage loin de passer sous silence les courants antiracistes des XVIIIe et XIXe siècles, il nous invite à examiner ce qu'ils ont de relatif, d'insuffisant. Nous pouvons d'ailleurs ajouter des détails à ce qu'il avance.

Par exemple, l'abbé Henri Grégoire, dans « De la littérature des Nègres », divise les auteurs entre ceux qui ont bien, ou mal, parlé des Noirs; et il cite dans la première catégorie, C.C. Robin, qui édita un « Voyage dans l'intérieur de la Louisiane, la Floride, la Martinique » (Paris, 1807). Le même homme qui écrit, avec justice : « Ceux qui commandent veulent que leur volonté soit la suprême loi : ainsi, le maître est dispensé de raisonner ses ordres, et l'esclave de raisonner leur exécution ( ... ). L'avare Sorel répétait sans cesse qu'il ne craignait rien tant que des Nègres avec de l'esprit ; que toute son attention se portait à empêcher qu'ils n'en acquissent : il y réussissait trop », ce même homme propose des raisonnements de négrier; il prône un système d'engagés européens à trente-six mois : « Ce système des engagés a encore ce grand avantage de diminuer l'excessive cherté des Nègres. » Puis, il ajoute qu'il faudrait remplacer complètement ceux-ci par des engagés, « qui seraient la meilleure défense pour exterminer ce qui reste de Nègres ». Qu'importe ! C.C. Robin, pour l'abbé Grégoire, qui a lu ce mot de génocide, a « bien » parlé des Noirs; ce n'est pas le seul cas qu'on peut relever, chez ce député abolitionniste, et je convie les critiques de William B. Cohen à faire des recherches sur ce sujet.

Ladislas Bugner, dans « L'image du Noir dans l'art occidental », observe avec justesse que les abolitionnistes ne se sont pas préoccupés d'améliorer les signes perçus des Noirs, même dans leur propre cerveau.

Nous ne voulons pas examiner notre retard sur l'Angleterre, qui laisse des traces encore aujourd'hui – maintes fois devinées dans cette revue. En caviardant la réalité, nous transférons nos responsabilités sur les Arabes, [PAGE 46] quand ce n'est pas sur les Noirs eux-mêmes, comme Voltaire – « ils se vendent entre eux » – justifications qui étaient déjà produites par les Arabes, il y a mille ans, mais qui sont la suite logique d'une domination esclavagiste. Sur ces sujets, « La conquête de l'Amérique, la question de l'autre », de Tzvetan Todorov (Seuil), nous empêche de récrire l'histoire.

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Les commentaires qui ont accueilli ces livres, laissent paraître des intentions suspectes. Commentant, dans « Le Nouvel Observateur », le livre de Bernard Lewis (qui s'est refusé explicitement à faire aucune comparaison entre l'esclavage et le racisme anti-noir des Arabes avec celui d'autres régions), André Miquel « invite à dépassionner le débat, à rendre au passé ce qui relève de situations et d'attitudes périmées ( ... ), à déculpabiliser, en un mot, le passé, pour avoir une vraie chance de regarder le présent en face ».

Ce qui me frappe dans cette idée : elle est formulée à propos d'un génocide, dont l'histoire n'est toujours pas écrite par les Noirs eux-mêmes, et on n'imagine pas cette intention à propos du génocide juif, dont l'histoire est écrite par les Juifs.

UN CALEMBOUR ANGLAIS

La Velle, chanteuse noire, s'est produite dans des récitals, l'an passé. Dans l'interview qu'elle a accordé à l'hebdomadaire « Femmes en Mouvements », elle dit bien, à travers un jeu de mots anglais, comment l'histoire s'écrit, aux dépens et en l'absence des Noirs :

« Dans le mot "histoire", il y a his-story : son histoire à lui, celle de quelqu'un d'autre – mais pas la mienne! »

L'année 1492 a privé de leur histoire les Noirs, les Indiens, les femmes – mais pas les Juifs, ceux-ci semblent avoir une vocation de la leur rendre.

Voici comment Jacques Soustelle considère les peuples [PAGE 47] indiens et espagnols – les sacrifices des premiers, les massacres des seconds :

    « De tout cela, du passé aztèque, ou même pré-aztèque; du côté espagnol aussi, qui n'étaient pas des mous, des gens très durs, très valeureux, et assez cruels, il résulte une certaine attitude vis-à-vis de la vie humaine, qui fait qu'on est plus fataliste qu'ailleurs, et plus dédaigneux de la vie. Il y a un certain mépris de la vie, qui est traditionnel, et pour lequel il faut bien dire qu'Indiens et Espagnols se sont rencontrés de façon extraordinaire, parce qu'il y eut un fond commun, à ces deux peuples si éloignés, qui a fait qu'ils ont cette attitude à l'égard de la vie humaine » (enregistré à Radio France-Culture).

Alain Finkelkraut, examinant ces génocides, dans un commentaire du livre de Tzvetan Todorov, voit cette « rencontre » tout autrement, parce qu'il est Juif, et j'apprécie sa conclusion, qui nous parle de l'impunité coloniale :

« Dans ce livre, Tzvetan Todorov étudie la découverte des Indiens par les conquistadores; il essaie de comprendre la victoire des Espagnols – qui n'était pas écrite dans les cieux, parce qu'ils étaient beaucoup moins nombreux. Il essaie d'analyser la violence exercée par les conquérants. Il dit que, s'il y a un cas où le mot génocide s'applique, c'est bien celui-là. En effet, on estime à 70 millions de personnes à peu près la diminution de population engendrée par l'invasion des conquistadores – meurtres directs, contagions, maladies diverses. En tout cas, l'hécatombe est absolument immense; et les récits que Tzvetan Todorov nous relate sont terribles : des Espagnols, pour voir si leurs épées sont bien coupantes, tranchent la tête à tous leurs prisonniers, sans autres mobiles. De même, il y a de nombreux récits de bébés jetés dans les fourrés, dont on fracasse la tête – des récits, qui nous rappellent certaines anecdotes, si on peut dire, sur les camps de concentration. A travers eux, Tzvetan Todorov fait une sorte de typologie entre les « sociétés à sacrifices » et les « sociétés à massacres ». Le sacrifice, c'est un meurtre ritualisé, pour souder l'unité du monde social. Le massacre, c'est tout à fait différent : le sacrifice est spectaculaire, le massacre est dissimulé. Le sacrifice est religieux, il a lieu dans le centre même de la Cité, de la vie sociale. Le massacre, au contraire, désobéit à la loi religieuse; [PAGE 48] et il se fait loin de la métropole; il ne soude pas le tissu social, et il traduit, au contraire, un relâchement de celui-ci. Le massacre obéit au principe karamazovien du tout-est-permis » (enregistré à Radio France-Culture).

Ici aussi, un Juif prend un rôle particulier envers l'histoire, pour retirer aux colonisateurs le pouvoir, qu'ils se sont arrogés depuis 1492, de parler de « rencontres » là où il y a agressions.

LES ENFANTS ET L'HISTOIRE

Les enfants, dans cette reconquête de l'histoire, prennent un rôle. Refuser l'histoire qu'on leur a préparée – « his-story », l'histoire d'un autre – ils peuvent le faire dès six ans. Les enfants se posent des questions nouvelles : un livre porte ce titre : « Dis Maman, pourquoi il n'y a pas de dames, dans l'histoire ? ».

C'est aussi ce qu'indiquent Mongo Beti et sa fille Sarah, dans le numéro 19 de notre revue : « C'est à croire que l'Occident a besoin, biologiquement, de notre servitude; c'est ce que ma fille Sarah, nourrie comme tous les enfants élevés en Occident de bandes dessinées et de feuilletons télévisés, a compris très tôt, puisque, à six ans exactement, alors qu'elle venait d'apprendre à lire, elle me posa cette question redoutable : « Papa, pourquoi ce sont toujours les Noirs, qui sont les esclaves ? »

Il est fort étonnant que William B. Cohen, examinant trop rapidement la formation des stéréotypes chez l'enfant, ne pense pas à mentionner les mythes de Robinson et Vendredi, dont l'image a séduit tout un continent, aux dépens de l'Afrique. A six ans, moi aussi, le roman de De Foë était déjà parvenu à impressionner mon cerveau, par une pensée exactement inverse de celle de Sarah. Jean-Jacques Rousseau, dans son « Emile », conseille cette lecture – et ce conseil concerne les garçons, bien plus que les filles. Les innombrables moutures de « Robinson », dont tant d'auteurs ont farci nos cerveaux, reconduisent pour les générations suivantes, une série de stéréotypes, dont cette école de 1492 devrait s'occuper. Ce rêve de tout un continent à l'île déserte de Robinson, auquel bien des parents, pour y avoir succombé eux-mêmes, ne voient [PAGE 49] aucun caractère pervers, entretient cette idée d'impunité coloniale, que j'ai soulignée déjà plusieurs fois.

L'ANTI-ROBINSON

De Foë, Jules Verne ne sont pas des gens médiocres, alors que ceux qui cultivent le genre, aujourd'hui – Guy Des Cars, Jean Cau dans « La conquête de Zanzibar » – n'ont pas de talent. La réédition récente de « L'île mystérieuse », sans préface alertant le lecteur sur le personnage de Nab, et de « Deux ans de vacances », sur celui de Moko – cuisinier, naturellement, tutoyé par chacun, et contraint au « vous » et au « monsieur » envers tout le monde – reconduit le personnage de Vendredi; pourquoi les éditeurs modernes ne se préoccupent pas de resituer dans l'époque les œuvres qu'ils rééditent ? Parce qu'ils sont blancs.

Néanmoins, quelques auteurs européens se sont préoccupés de lutter contre les mythes de Robinson et Vendredi. Janusz Korczak, écrivain polonais, créateur d'une république d'enfants, auteur de plusieurs livres d'éducation – « Le droit de l'enfant au respect » – a écrit un roman, « Le Roi Mathias Ier », où il met en scène tous les clichés sur les filles, les enfants et les Noirs, puis essaie de les détruire dans un Parlement enfantin : il édite ce livre dès 1928. Une édition à Folio Junior (Gallimard) est accessible.

Michel Tournier, avec « Vendredi ou les limbes du Pacifique » – dont il a fait une version enfantine – et Robert Merle, dans « L'Ile », ont cherché à détourner le mythe de Robinson, mais (si leur intention était bien celle-là ?), on peut se demander s'il ne l'ont pas reconduit. A ma connaissance, aucune femme ne s'est jamais occupée de cette illustration en Europe; cela indique la discrimination dont, depuis l'Antiquité, les femmes européennes (et non les Africaines) sont les objets, pour tout ce qui concerne la marine, ce qui n'a pas été sans conséquences en 1492.

Plusieurs événements de la vie de Colomb se sont composés comme des préfigurations des relations de l'Europe avec les colonies – notamment l'éclipse de lune, dont il s'est servi pour mystifier les Indiens, que j'ai [PAGE 50] vue sous forme d'illustration dans un livre de classe. Très pernicieuse, cette image, qui invite les petits Européens à se mettre dans le rôle du mystificateur scientifique, se servant de sa science pour dominer l'autre!

Si un jour, une œuvre doit être écrite, qui affranchira les Européens du mythe de Robinson, elle sera le fait d'une femme, qui sera peut-être Noire, et qui aura eu, dans son enfance, le souci de Sarah, à l'âge de six ans. Je crois, en tout cas, qu'elle est déjà née, et que le roman sera écrit avant la fin du siècle : avez-vous observé que depuis quelques années les femmes noires se font mieux entendre, et que les hommes blancs sont plus capables qu'autrefois de les écouter ?

LES DENTS AGACEES

Sous ce titre biblique, j'aimerais insister sur une chose que m'a appris, involontairement certes, M. Emmanuel Todd, dans son article si hostile au livre de William B. Cohen : toute comparaison du racisme de notre nation avec celui d'une autre nous est insupportable, et nous agace les dents. Nous ne la supportons pas, bien sûr, lorsqu'elle est en notre défaveur; mais même si ce n'est pas le cas (par exemple, les Arabes), cette comparaison n'est pas mieux supportée.

En milieu européen, la comparaison entraîne des réactions particulièrement révélatrices, pour cette raison : la « découverte » de l'Amérique par les Européens, en 1492, s'est faite selon des modalités qui ont accentué des rivalités, hispano-lusitaniennes, d'abord, puis entre les autres nations coloniales, qui sont loin d'être éteintes : M. Todd se lance dans une comparaison entre le racisme scientifique, en Allemagne et en France, à propos d'un livre, qui est construit sur une comparaison franco-anglaise, parce que la première est beaucoup plus gratifiante pour les Français que la seconde. Les antiracistes ne devraient-ils pas tirer davantage parti de ces rivalités, entre les différentes nations de l'Europe ?

Même des nations européennes, qui n'ont jamais possédé aucune colonie, comme la Suisse, ont une perception tout à fait particulière à l'Europe des anciennes colonies de leurs voisins continentaux, qui entraîne des comportements [PAGE 51] commerciaux et criminels. J'ai lu, dans Le Monde du 19 novembre 1982, la nouvelle suivante, qui indique qu'il est nécessaire que les Etats du Tiers-Monde, comme l'écrit François de Négroni, dans son livre Les colonies de vacances, « suspectent méthodiquement les contenus idéologiques » venant de l'Occident, et surtout ce qui sort des laboratoires occidentaux. Cette dépêche de l'A.F.P. devrait être lue avec attention par les ministres de la Santé des Etats du Tiers-Monde.

Sous le titre : Dangereux en Suisse, un pesticide ne l'est-il plus en Amérique latine ? une dépêche de l'Agence France-Presse indique :

    Quelle est la limite de la responsabilité du fabricant du fait de ses produits ? Le groupe chimique et pharmaceutique suisse Ciba-Geigy, mis en cause mercredi 17 novembre par la télévision alémanique pour la commercialisation en Amérique latine d'un pesticide, estime que cette responsabilité doit avoir une limite : « On ne peut nous rendre responsable des problèmes du dernier utilisateur et du dernier voisin », a déclaré un de ses responsables au quotidien zurichois Tages Anzeiger.

    Le Galecron, le pesticide incriminé, reconnu comme toxique (il provoque maux de tête et d'estomac, vomissements, troubles de l'appareil urinaire), est retiré du marché suisse depuis 1976. Ciba-Geigy continue néanmoins à en fabriquer 500 tonnes par an dans son usine de Monthey dans le Valais, et les exporte vers les pays d'Amérique centrale et le Mexique, où le produit, utilisé dans les plantations de coton, est destiné à détruire les parasites qui se sont lentement accoutumés au D.D.T.

    « Un pays en voie de développement, dit encore Ciba-Geigy, doit faire une autre analyse "risques-avantages" des produits pesticides d'un pays industrialisé », puisque, dans certains de ces pays, les insectes, devenus résistants aux traitements chimiques, dévorent jusqu'à 40 % des denrées alimentaires produites.

    Pourtant, l'usage intensif dans le Tiers-Monde d'environ 305 millions de tonnes de pesticides et fongicides provoque, selon l'Organisation mondiale [PAGE 52] de la santé, quelque cinq mille décès par an dans ces pays... (A.F.P.).

Dans la revue internationale Environnement Africain, en 1980, M. Boniface Mwaiseje a signalé le cas critique de la Tanzanie. Des centaines de personnes ont été hospitalisées, à la suite d'empoisonnements accidentels (?), à Dar-es-Salaam (le point d'interrogation n'est pas de moi, il indique que l'on a déjà vent en Afrique de cas analogues à celui de l'entreprise Suisse).

Selon lui, les exemples qui arrivent à la connaissance des médecins ne représentent, dans des pays où le nombre de praticiens est inférieur à ce qu'il devrait être, qu'une petite part de ce qui doit effectivement se passer dans le pays.

De plus, les médecins ont des difficultés à distinguer, dès le début – à cause de symptômes semblables : vomissements et diarrhées aigus – les cas de choléra et ceux d'empoisonnement par une eau contaminée par les pesticides.

Dans un prochain numéro, nous continuerons à examiner en quoi l'image que l'Europe et les U.S.A. se sont faite des Noirs, induit une politique pharmaceutique tout à fait perverse, en revenant à notre rubrique Les héritiers des saints Côme et Damien[2].

Laurent GOBLOT

(« L'image du Noir dans l'art occidental » n'est éditée que jusqu'au XVIe siècle, et en attendant la fin de l'ouvrage, je propose aux lecteurs d'attendre la suite de cette publication... s'ils ont eu la patience de me lire jusqu'ici !) [PAGE 53]

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SIX STROPHES
à Sylvette Cabrisseau[3], en chômage

La rumeur se propage, s'enfle et va, répétant :
Sylvette Cabrisseau a été licenciée
Parce qu'elle était noire, et que c'est embêtant
Pour un tas d'imbéciles à l'esprit carnassier.

Car les lettres pleuvaient : « Il n'y a pas assez
De femmes de chez nous, pour que l'on nous impose
Des métèques, des ratons, des nègres métissés,
Des bougnoules, des bicots, dont la peau n'est pas rose ? »

Mais Monsieur de Bresson, approuvant ce langage,
Ne peut cependant pas, et devant tout le monde,
Aller le justifier : on ferait du tapage :
« La télé est raciste », dirait-on à la ronde.

Il lui faut un prétexte, il veut donner le change.
Compulsant ses dossiers, de Bresson a trouvé
Libidineusement – un cochon dans sa fange –
Un cliché de Sylvette, les seins nus et bronzés !

« Voilà, éructe-t-il, de quoi la leur boucler! »
Espérant amadouer Messieurs les journalistes.
Mais la presse, point dupe, continue à râler
Que Monsieur de Bresson obéit aux racistes.

Il faut lui proposer, à cet homme buté,
Un moyen de faire taire les esprits malveillants
Il n'a qu'à engager – cela doit exister –
Une autre dame noire, et aux beaux yeux brillants.

Laurent GOBLOT


[1] Le livre de Mme Véronique Campion-Vincent est édifiant à de nombreux titres, bien que cité une seule fois par William Cohen. Lors de la conquête du Dahomey, la traite des Noirs est encore très présente – sur la côte dahoméenne et dans la mentalité européenne. Elle subsiste, sous un autre nom, malgré l'Angleterre, et on l'appelle « Traite des Engagés », pour le Congo et le Cameroun, où l'on construit des chemins de fer. Et comme on doit la justifier, on n'a pas changé d'arguments : on se sert des sacrifices humains, de la vie des prisonniers, que la traite épargne, par ces achats d'hommes. Au début de 1892, éclate le scandale de l'un de ces achats. La presse française s'indigne... Mais c'est parce que les Noirs étaient troqués, non contre des fusils usages, mais contre des armes modernes, d'origine allemande ! La traite des engagés est ainsi justifiée par Le Petit Journal de 1892:

    « Autrefois, du temps de la traite, tous ces peuples se battaient comme aujourd'hui ils le font encore. Mais ils rendaient leurs combats aussi peu meurtriers que possible, sachant bien que leurs convois de prisonniers s'écouleraient, se vendraient en arrivant à la côte.

    Le jour où on a supprimé la traite, ne trouvant plus le placement de leurs prisonniers de guerre, ne pouvant les nourrir car tous ces pays sont pauvres, les vainqueurs ont recommencé à les égorger, comme devant, aux fêtes des Dieux. Et c'est ainsi que l'œuvre humaine par excellence a coûté des milliers, des millions de têtes de nègres » ( ... )

(Cette citation du Petit Journal met en cause, dans le cadre de la traite tardive, le cardinal Lavigerie, soupçonné en son temps par le consul britannique à Zanzibar (cf. Français et Africains, de W.B. Cohen, p. 372) :

    « On se demande pourquoi les gouvernements n'interviennent pas en masse, pourquoi ils ne se cotisent pas pour acheter ces captifs qui auraient la vie sauve et qui iraient alors, pendant dix ans ou plus, travailler à la terre dans nos colonies et en Amérique. Et si les gouvernements ne veulent pas agir ainsi, pourquoi le cardinal Lavigerie ne met-il pas en œuvre cette idée si pratique et qui donnerait au moins un résultat tangible ? ne faut-il pas les acheter, ces malheureux qu'a trahi le sort des armes et qui sont condamnés à la plus horrible des morts !
    C'est odieux, c'est lamentable, soit ! Mais du moment que l'on n'a pas le choix des moyens, ne faut-il pas se servir du seul qui soit à la portée de la civilisation et de la charité humaine? »

M. Hervieu, député de l'Yonne, dépose une interpellation contre la reprise de la traite des Noirs, dans le cadre de la guerre du Dahomey. L'Universel illustré lui répond de la même façon (comme avant S.M.X. de Golberry pour le décret du Premier Consul, en 1802, cité au début de la première livraison de mon article).

[2] Pour rendre cette contribution future aussi efficace qu'il se peut, je prie les lecteurs ayant des activités médicales sur les points abordés, et particulièrement sur un médicament abortif, le Dépo-Provéra, d'origine américaine, vendu aussi sous le nom de Dépo-Prodasone (acétate de médroxy progestérone), lecteurs au courant en cette matière, de bien vouloir m'écrire : Chemin de Cheugny, Les Bourdons, 58640 Varennes-Vauzelles, France.

[3] Antillaise, présentatrice de T.V., Sylvette Cabrisseau fut licenciée, il y a une dizaine d'années, à la suite d'un important courrier demandant son renvoi; comme on est spirituel, on envoyait des pots de peinture blanche pour qu'elle en mette sur son visage; et des délégations, venues de loin, se dérangeaient pour appuyer ce licenciement. Aujourd'hui, Michèle Maillet subit le sort de sa compatriote; elle publiera un livre où elle dénonce le racisme des milieux du spectacle. Chaque président laisse s'exercer l'intolérance raciste dans la T.V. Un Blanc a ainsi l'impression pénible de se retrouver en famille, blanc parmi les Blancs.