© Peuples Noirs Peuples Africains no. 30 (1982) 138-158



STRUCTURE NARRATIVE ET
AVENTURE RÉVOLUTIONNAIRE DANS
Un fusil dans la main, un poème dans la poche

Martin T. BESTMAN

« Oui, j'ai commencé une révolution ( ... ) si je meurs, je voudrais être incinéré et que mes cendres soient jetées, dans le geste large du semeur, sur toute la face du continent. Et quand je regermerai avec les graines de maïs et de mil, je réécrirai, pour mon deuxième livre, le mythe de la création du monde.. un monde nouveau... une cité révolutionnaire... fraternelle... »
– Emmanuel Dongala, Un fusil à la main, un poème dans la poche, p. 81 et 83

« Le soleil explose dans toute sa munificence ! Eclate soleil, explose donc ! Et nous, forts de la vérité bue par nos paupières ouvertes, éblouis, nous aurons marché et marcherons encore sur le dos des non-initiés, couleur de terre... »

Ainsi débute le roman de Dongala[1], tel un fulgurant départ de fusée ou une rafale de mitraillette déchirant la chair tendre de l'aube. On ignore cependant qui exprime ce sentiment gonflé de désespoir insondable. Est-ce le [PAGE 139] narrateur ? Est-ce un désir qui nous est communiqué à travers le filtre de la conscience d'un personnage ? L'énigme que renferment ces phrases liminaires qui fournissent la clef du roman ne prendra tout son sens que plus loin dans le livre, au fil des pages. Quoi de plus logique alors, que de déplier progressivement ce roman qui, comme un kaléidoscope aux mille reflets, nous renvoie les expériences éparses et tumultueuses des personnages ? On sait au reste que la verticalité de la métaphore spatiale (le soleil) resplendissant, symbole de vie, qui explose, fait peser sur le livre un ton dominant de danger et de désespérance. Dès la première page la catastrophe affleure. D'ailleurs, le titre n'est-il pas annonciateur de violence ? Ne nous oriente-t-il pas vers le militantisme ?[2]. L'attaque brusque fait certes songer à celle d'une pièce les phrases musicale qui débute forte. Il y a plus : les phrases qui ouvrent le roman reviendont à plusieurs reprises tel un refrain ou un leitmotiv, aux instants les plus angoissants de la narration. Précisons dès maintenant que le propos essentiel de cette étude consiste à dégager les données socio– politiques de l'œuvre en suivant de près la structuration (j'allais dire l'élaboration) du récit proliférant, tout en montrant que l'auteur exploite le pouvoir moteur des sons ainsi que l'arsenal de la mémoire, qu'il recule sans cesse le moment privilégié de l'action tragique qu'une motivation répétitive, un système de flux et de reflux régissent l'articulation narrative, que le temps du roman est un temps éclaté, désarticulé, que passé et présent se recoupent, se brouillent, se détruisent, enfin que la structure d'ensemble, chaotique, explose pour ainsi dire comme le spectacle du soleil tourmenté et convulsif, spectacle décisif qui par anticipation résume la [PAGE 140] désintégration des projets et de la vie du héros et, partant, donne au livre son accent fondamental, toute son orientation et tout son relief saisissant :

    « ... devenait le bruit d'un troupeau d'éléphants, puis d'explosions. Il se boucha les oreilles, y enfonçant ses doigts de toutes ses forces, mais il entendait toujours; il se crut une fois de plus cerné par les troupes de l'armée blanche » (p. 14).

Aussi le deuxième chapitre nous télescope-t-il brusquement dans un lointain passé épique vécu en Afrique australe; nous voyons Mayéla en compagnie de ses « Camarades guerilleros » – le Noir américain Wendell Meeks, le vieux Marobi, etc., s'apprêtant à faire sauter « les points vitaux » de la ville de Litamu. Le retour en arrière explicatif nous permet de suivre de près le déroulement du combat révolutionnaire et de comprendre les divers comportements des protagonistes. Mais avant de nous laisser entraîner dans le tourbillon des souvenirs de Mayéla, quelques commentaires sur les procédés narratifs s'imposent : la pulsation du premier chapitre, voire même du roman tout entier, repose sur la structure dialectique passé vers présent, ces deux axes temporels s'interfèrent, se superposent l'un à l'autre et le sens du livre se fonde, en partie, sur cette opposition obstinée qui fait naître une structure disloquée, décousue, saccadée. Dongala qui compose son livre par séquences filmiques s'inspire visiblement de la technique cinématographique commence son récit par la fin et du point d'aboutissement nous remontons, ou plutôt reculons peu à peu au point de départ; dès le début le compte à rebours, c'est-à-dire l'exécution du personnage central, est déclenché. En remontant systématiquement le cours du temps le romancier élargit les perspectives du héros, conférant par conséquent une épaisseur spatiale et temporelle à la narration, car, selon les données de l'univers romanesque, Mayéla est retranché de la société, il est guetté par le néant, son horizon est bouché, donc son temps par excellence est le passé dans lequel il se confine. Si le présent affligeant jaillit par moment, il est vite submergé par le surgissement du passé; même la structure de ce passé, comme le tissu tout entier du récit, est morcelée. Un système de [PAGE 141] mobilité et de discontinuité régit en effet l'organisation du récit. Rien ne révèle mieux l'univers en voie de pulvérisation que la vision éparpillée que nous avons de l'existence de Mayéla. Le roman pourrait tout aussi bien s'intituler : « A la recherche du temps passé ».

Soulignons en outre que la structure narrative se soumet aux modulations de l'imagination, aux sauts, aux caprices, au mécanisme et au dynamisme de la pensée en acte. Le dernier paragraphe du premier chapitre que nous venons de citer (p. 14), rend compte du processus générateur de la pensée : le bruit des pas des soldats se transforme petit à petit en bruit de « troupeau d'éléphants, puis d'explosions »; dès lors, les bruits, les sons, par un jeu d'échos, par association furtive d'idées et tels des signifiants iconiques, se confondent, se rejoignent, raniment les sensations vécues, déclenchent, avec une force hallucinatoire (pendant 69 pages, soit du chapitre 3 au chapitre 5), les tableaux du passé avec les réverbérations d'explosions, l'effusion de sang, le ruissellement de feu et de cendres qui envahissent l'écran de la conscience de Mayéla. Les souvenirs s'amplifient pour atteindre, enfin, à des dimensions épiques.

RÊVE ET RÉALITÉ

Le long « flash back » nous aide donc à suivre les épreuves palpitantes traversées par les héros et à retracer leur itinéraire politique et moral. La lutte de libération en Afrique australe fournit la matière pour une bonne partie du roman et en constitue un des temps forts. En s'engageant dans l'aventure militante collective, Mayéla fait son éducation révolutionnaire. Avec ses compagnons de lutte, il tente de briser un inflexible système politique; toutefois, la réalité démythifie l'idéal : Mayéla se rend compte que la masse africaine est apolitique, que « la majorité de la population (en Afrique australe) avait fini par accepter passivement la présence des Blancs en tant que maîtres » (p. 18). Que ce soit en Afrique australe, centrale ou occidentale, n'est-ce pas le même écueil auquel se heurtent les nationalistes ? De fait, la masse africaine ne semble pas comprendre « que sans une conscience politique l'indépendance nominale n'est rien » [PAGE 142] (p. 254). Le personnage de Fouéti qui se sent bien « sous la botte » des envahisseurs blancs (p. 24) incarne l'attitude générale de la population; il sert donc de repoussoir aux révolutionnaires comme Mayéla, Marobi, Meeks... Les destinées turbulentes de ces trois héros s'entrelacent; le romancier. tout en chantant leur prouesse, éclaire leur passé grâce aux mouvements rétrospectifs.

Ainsi, la plongée dans le passé, p. 28-32, sert à projeter quelque lumière sur l'itinéraire de Meeks et nous aide à retrouver la clef de sa conduite. Révolté par l'asservissement des Noirs, et séduit par le pouvoir magnétique d'une Afrique ancestrale, Meeks se décide à s'engager dans le maquis de manière à lutter du côté des dépossédés. En définitive, le geste de ce personnage qui quitte l'Amérique pour combattre avec ses frères broyés par un système répréhensible est symbolique. Il convient peut-être d'ajouter que c'est de sa bouche qu'éclate le titre du roman lorsqu'il discute avec Mayéla : « nous sommes venus avec une certaine idée dans la tête, un fusil dans la main, un poème dans la poche » (p. 26, cf. note 2). Meeks s'efforce peut-être de « protéger ses illusions » (p. 25), il n'en demeure pas moins vrai que son engagement politique est un acte de courage. Malgré l'exotisme bon marché dont la télévision américaine l'a gavé, comme elle s'ingénie toujours à en nourrir toute la population d'ailleurs, il réussit à se défaire de ses « masques blancs » une prise de conscience politique germe chez lui et son idéal militant l'anime jusqu'à ce qu'il retrouve le paradis perdu après la prise de Litamu. Meeks est un personnage perspicace, il offre sans doute un exemple de générosité, de dévouement et de solidarité fraternelle. D'ailleurs, c'est par son truchement que nous saisissons une faiblesse chez Mayéla : celui-ci est doué d'un esprit aigu, d'une intelligence vive, mais « purement analytique » ; « il voyait très bien les rouages d'un système, les décomposait, mais il était incapable de synthèse » (p. 34). La synthèse n'est-ce pas une qualité indispensable chez un dirigeant ? La faille qu'analyse Meeks apparaît alors comme le signe précurseur de l'échec de Mayéla en tant que président.

Les protagonistes de Dongala, véritables porteurs de l'aube, ne se préoccupent pas de leur intérêt personnel mais d'un destin commun; on peut les considérer comme [PAGE 143] des héros collectifs. Au fond de ces héros gisent un drame, une douleur intime, vibrante. Par ailleurs, le jeu de contrastes leur donne du relief et permet de dessiner les particularités des caractères.

La structure des cinq premiers chapitres est l'expression des destins qui s'entrecroisent, s'entremêlent comme les tronçons d'épisodes s'intègrent dans la texture du roman. Nous passons d'un personnage à l'autre. Après Mayéla et Meeks, c'est Marobi, le vieux paysan désabusé et d'une calme gravité qui passe à l'avant-plan, la caméra se braque sur lui pour ainsi dire. Si l'oppression raciale a poussé Meeks à embrasser la révolution, l'humiliation des Noirs amène John Marobi à se dresser contre le régime d'apartheid avec tout ce que ce système érigé par les Blancs a de brutal. Et, comme lors de la récapitulation du cheminement de Meeks, c'est à la faveur d'un long coup d'œil en arrière que nous saisissons mieux le drame de Marobi, la transformation qui s'est opérée chez lui ainsi que le cauchemar, les expériences troubles et troublantes de John Sakoane qui traduisent symboliquement ceux de tous les Noirs en Rhodésie ou en Afrique du Sud, ces monstrueux laboratoires d'aliénation, d'humiliation, de tortures, d'inhumanités, du racisme le plus odieux, ces laboratoires de lâchetés, de mensonges et d'hypocrisie où les Blancs tuent à loisir et passent des nuits blanches faisant des expériences devant convaincre l'univers qu'un bébé blanc est plus intelligent qu'un adulte noir, que les territoires que les Boers ont occupés à leur arrivée en Afrique étaient « complètement vides » (p. 47); cette idée est reprise à la page 77. L'on peut avancer la même propagande pour justifier l'occupation de l'Amérique et de l'Australie, bref que « Dieu a envoyé l'Afrikaner (l'homme blanc) en Afrique pour une mission civilisatrice et sa tâche divine est de contrôler tout ce qui se passe dans ce pays » (p. 50). D'où les « laisser-passer pour traverser la ville blanche », l'interdiction aux femmes de vivre avec leur mari dans les « territoires blancs », la mine étant « dans un de ces territoires » (p. 52); d'où aussi les « réserves appelées Bantoustans, créées artificiellement en pleine zone inculte et désertique pour éloigner les populations africaines des « territoires blancs » (p. 57). « Vive la peau blanche!. Mais si cette prodigieuse machine à mensonges prolifère et s'épanouit, n'est-ce [PAGE 144] pas avec le concours des pays occidentaux, en l'occurrence la France, ce « pays ami » (p. 47) qui n'hésite nullement à s'enrichir du sang des Noirs en fournissant des armes meurtrières au régime répressif de l'Afrique du Sud ? Incontestablement, toute éthique morale est foulée aux pieds lorsque l'intérêt économique est en jeu[3]. (Nul doute que les écrits de Sartre, qui, selon les bourreaux, est « communiste » et « contre le gouvernement français », sont interdits en Afrique du Sud, tout comme ceux des apôtres de la justice sociale.)

Les scènes d'abêtissement que revit Marobi contrastent douloureusement avec l'effervescence et l'exaltation lytique suivant la reconquête de Litamu et amènent le vieux qui porte l'humiliation des Africains comme une écharde à se demander si la victoire temporaire remportée par les militants vaut toujours ces humiliations » (p. 58). L'euphorie s'oppose à la dysphorie; la structure contra punctique met en évidence l'amertume qui colore Un fusil dans la main... – expression exemplaire de nos déchirures.

Mais le choc décisif qui, plus que tout autre chose, a servi de déclic à la conscience de Marobi et qui l'a décidé à se joindre aux rangs des militants nationalistes au lieu [PAGE 145] de se résigner à son sort de vaincu, est le massacre des Noirs à Sharpeville – lors duquel il a perdu sa femme et ses trois enfants : « Il m'a fallu Sharpeville pour que brusquement tout s'éclaire en moi », avoue-t-il sur un ton sombre (p. 69).

L'HYPOCRISIE OCCIDENTALE

Une alternance d'ascensions et de chutes, un système de poids et de contrepoids, rappelons-le, commande le dynamisme du récit. Après les réminiscences de Marobi, nous assistons à la contre-attaque blanche. Et voilà que le roman nous fait toucher du doigt la complicité, la solidarité et l'hypocrisie des toubabs : « Grattez un peu la surface, et la défense de l'Occident chrétien réapparaît » (p. 77). Cette évidence est mise en lumière par la réaction de l'Occident face à la prise triomphale de Litamu par les Noirs : le monde blanc monolithique réagit vivement quand ses intérêts impérialistes semblent mis en question. C'est ainsi que New York, « Brussels », le Portugal, Johannesbourg, etc., s'empressent de mater les « rebelles » sous prétexte que ces derniers ont tué des Blancs; les exagérations vont bon train : « Many Western governments have expressed fear of massive indiscriminate killings... » (p. 78).

En définitive, « la contre-offensive blanche » vient contrebalancer la victoire des militants; la lutte de libération est réprimée avec cruauté; les cris de victoire se transforment vite en cris de mort. Les combattants s'organisent « dans une atmosphère de joie, de fraternité » (p. 81) lorsque les bombes venant de France, d'Angleterre, de l'O.T.A.N. éclatent. L'énoncé de Meeks, le jour de la victoire fragile, prend dès lors une valeur étonnamment prophétique : « la journée a été dure, elle sera encore dure demain », p. 66.) Les instincts meurtriers se déchaînent et portent le déferlement de violence à son comble :

    « La grande solidarité du monde blanc n'était plus un mythe, elle jouait à fond, par-delà les océans et les mers, pour se concrétiser dans cette petite ville perdue au cœur de l'Afrique : les avions et hélicoptères français avec des soldats portugais, [PAGE 146] sud-africains, rhodésiens, déversaient des engins meurtriers qui avaient fait leurs preuves au Vietnam, la dernière en date des guerres occidentales pour sauver « le monde libre ». La deuxième vague d'avions lançait des bombes incendiaires au napalm... » (p. 81).

Bien entendu, nous sommes dans un univers fictif, mais force est de reconnaître que la ligne de démarcation entre la réalité objective et la figuration romanesque demeure ténue; la « fiction » est parfois une transposition de spectacles d'une hallucinante vérité. Le jeu des impérialistes sur la scène politique internationale, à l'O.N.U. par exemple, est bien connu. Ce jeu, Fanon l'avait bien démasqué. Si bien qu'il ne semble pas nécessaire de s'y attarder ici.

Quarante-huit heures après des raids aériens, les « rebelles » Meeks, Yamaya, Malonga, Adamo, Adouki et les forces de négation menées par le général Espinosa dirigeant de la lutte anti-guérilla se livrent un affrontement sanglant. Après la mort de nos trois maquisards – Malonga, Adamo et Adouki – la tragédie fond sur Meeks qui caressait les rêves d'une Afrique libre. En combattant au risque même de sacrifier sa vie, le jeune intellectuel américain fait un geste d'édification; la cause des Noirs en Afrique du Sud ne vaut-elle pas qu'on meure pour elle ? Le mot qu'il a prononcé depuis la page 70 ré émerge avec violence et s'investit d'une valeur de présage : « Il n'y a pas d'acte qui soit tout à fait gratuit; même pas le don de soi. » Son action héroïque se pulvérise et se dissout dans le suintement de son sang.

A travers Meeks, le romancier célèbre l'héroïsme de l'homme au service d'une cause fraternelle; il célèbre également la puissance de lucidité, le courage inaliénable de Yamaya, la prodigieuse combattante qui, seule, tient tête aux Blancs. L'audace de cette femme que même les soldats blancs « tenaient en respect » (p. 94) exerce une étrange fascination sur le général Espinosa. Cependant, lorsque le sang-froid désarmant de « cette femme sauvage » met le général à bout de patience, les gisements de haines et de mépris explosent :

    « D'une voix que seuls peuvent avoir les descendants d'hommes qui ont pillé et massacré d'autres [PAGE 147] peuples pendant des générations et des siècles, d'une voix que seuls peuvent avoir des hommes qui ont violé de pauvres femmes noires à leur merci dans un coin désert d'immenses plantations esclavagistes, bref, d'une voix hautaine que seul un homme blanc se sachant armé devant une femme noire nue et désarmée peut avoir, le généralissime Espinosa, expert en guérilla, fulmina : – Réponds-moi, sale négresse ! » (p. 94).

C'est alors que Yamaya qui porte en elle la part du feu, déploie une hardiesse singulière en agissant avec une fulgurance d'éclair : en un battement de cils, elle lâche une rafale de mitraillette sur le général Espinosa et le « défenseur du monde libre en Afrique australe tomba sur le cul en poussant un cri de douleur » (p. 95). Après ce geste désespéré et courageux, la militante noire meurt sous le crépitement des mitraillettes des Blancs tout en riant :

Et malgré les rafales de feu et de fer qui l'atteignaient et la transperçaient de toutes parts, Yamaya toujours debout continuait à rire, à rire, à rire... » (p. 95). A la différence du général Espinosa, l'énigmatique Yamaya meurt « sans jeter un cri » de douleur, tel le loup de Vigny. Cette scène douloureusement émouvante, tout comme l'évocation du combat épique, est sans parallèle dans notre littérature. Yamaya, cette figure fabuleuse et mythique, cet être qu'habitent la tendresse, l'amertume et la violence contenue, Yamaya, ce potentiel de libération, cette force indomptable, atteint une dimension symbolique, tragique, épique. Par là, elle rejoint en quelque sorte les Amazones des Bouts de bois de Dieu, Tioumbé de L'Harmattan, Salimatou du Cercle des Tropiques, ou encore Ngwané-Eligui de La Ruine presque cocasse d'un polichinelle.

On le voit bien, les multiples spectacles du passé se bousculent, se sollicitent, se génèrent, coulent sur l'écran de Mayéla. Une à une, sans continuité chronologique, les sensations, avec leurs vibrations intimes, se détachent de l'épaisseur du passé – profilèrent. L'orchestration savante des séquences, la superposition des divers plans permettent de donner de la profondeur, un caractère d'éternité, une densité crispée et écrasante au présent.

Aussi, après l'afflux des sensations fortes, le leitmotiv [PAGE 148] « Eclate soleil, expose donc ! [ ... ] » (p. 96) annonce-t-il discrètement le retour à la cellule de Mayéla, c'est-à-dire à l'action fondamentale, au présent névralgique. Une fois de plus, passé et présent s'entrechoquent, se fécondent, le heurt entre ces deux modes de la temporalité fait sentir les tourments, la tension haletante qui habitent le séquestré. Le passé abolit le présent lorsque la peur que ressent Mayéla devant son exécution imminente rappelle, par analogie, l'angoisse qu'il a éprouvée « lors de l'attentat resté célèbre, connu sous le nom de l'attentat de Juillet. C'était l'époque où le pouvoir commençait à lui échapper » (p. 96) et encore celle « qu'il avait eue lorsque le tribunal révolutionnaire le condamna à mort après le réquisitoire du commissaire du gouvernement, maître Moïse Adilène » (p. 98). Le poids du présent court-circuite, interrompt brièvement ce mouvement du passé, cependant pour plonger le condamné à mort dans un passé antérieur à son jugement, c'est-à-dire à l'époque de son interrogatoire « en Zambie ou au Malawi », ou de ses mésaventures en Afrique australe; les souvenirs refluent, déferlent par vagues successives; on a la nette impression que Mayéla préfère fuir le présent accablant, de manière à se réfugier dans un passé mythique :

    « Les tintinnabulations approchaient. De temps en temps, le gardien faisait racler ses clés contre les barreaux des autres cellules. Non, ce n'est pas vrai, se dit Mayéla en triturant sa barbe, ce n'est pas l'heure de mon exécution. [ ... ] L'aube, l'aube ! Recommencement de la vie ! Pureté d'un nouveau départ... Non, je suis encore en Afrique australe, ils viennent m'interroger... Oui, c'est cela, m'interroger... » (p. 98).

La rupture de la chronologie permet au romancier d'étirer, de gonfler le présent avec des impressions du passé; rien ne suggère mieux les pensées agitées, l'éternité de l'angoisse de Mayéla ne l'émiettement de la narration. L'auteur opère une fragmentation, une destructuration à l'instar des cubistes et c'est au lecteur de réunir les impressions désordonnées en un ensemble cohérent. [PAGE 149]

Bourreaux blancs, bourreaux noirs...

Le chapitre VII qui fait resurgir le procès intenté contre Mayéla (après sa fuite éperdue de Litamu, en convulsion), procès dont le verdict est truqué ou connu d'avance, évoque l'univers kafkaïen; c'est une véritable descente vertigineuse aux Enfers. L'interrogé ignore où il se trouve; qui pis est, il est accusé d'avoir ourdi une tentative de coup d'Etat avec un nommé Kapinga, crime qu'il ignore totalement. (Cet épisode sert à illustrer la confusion qui règne dans certains pays africains où les innocents sont parfois jetés en prison, voire tués pour des raisons anodines, absurdes.) Les spectacles de la torture et de la violence dans cet étrange pays africain où se trouve Mayéla sont l'écho de ceux infligés aux Noirs en Afrique du Sud ou au Zimbabwe. Rien d'étonnant que le pays anonyme et à Parti Unique cherche une « politique de paix, de coopération et de dialogue [ ... ] avec l'Afrique du Sud » (p. 105). La ségrégation à l'hôpital, l'abîme entre les résidences riches et les quartiers pauvres ne rappellent-ils pas les structures coloniales et la politique sordide de l'Apartheid ? Pauvre Mayéla qui vient de participer à un combat étourdissant au Zimbabwe et qui tombe de Charydbe en Scylla. Quelle ironie aussi que notre héros épique soit traité comme un criminel et qualifié de « bandit » ! (Son humiliation est la contrepartie de sa grandeur épique.) Peu à peu le révolutionnaire se désillusionne et s'enfonce dans le pessimisme; abasourdi, annihilé par la bêtise, l'avilissement et la futilité du monde qui l'entoure, il laisse tomber les écailles de ses yeux; sa combativité s'émousse :

    « Ainsi, c'était ça le pays, le continent qu'il voulait défendre! Enlever le pouvoir d'entre les mains des derniers colonisateurs blancs pour le remettre entre les mains de ces Noirs galonnés et bedonnants, assis sur la masse du peuple d'où ils tiraient puissance, richesse et gloire, et pour lesquels conserver le pouvoir était plus important que l'action politique! Des politiciens qui n'hésitaient pas à torturer sous le moindre prétexte. Il fallait sûrement [PAGE 150] une nouvelle révolution. Mais de révolution en révolution, atteindrons-nous jamais ce que nous cherchons ? (p. 106).

Voilà cristallisé en quelques mots le drame des indépendances africaines. La réalité démythifie le rêve – « C'était plus facile de combattre les colons blancs que d'imaginer une société nouvelle après leur départ » (p. 122). Quelle amère révélation ! Décidément, les indépendances devraient œuvrer pour que le minimum vital soit assuré, que le niveau général de la vie soit amélioré, que les Africains soient les maîtres de leur destin, enfin que chaque Africain soit respecté partout ailleurs, tout le reste n'est que folklore.

Comme on a pu le constater, le « tissu temporel » et la structure narrative en général sont rendus complexes par l'enchevêtrement des événements et les récits analeptiques. Dongala tire parti des ressources de l'écriture cinématographique avec une étonnante virtuosité; il pousse le jeu du flux et du reflux jusqu'au vertige. Le chapitre IX offre un bon exemple d'un passé dans le passé et nous amène à suivre l'itinéraire psychologique du « révolutionnaire conséquent » c'est là que nous apprenons les motifs qui ont poussé Mayéla à délaisser les bancs de l'université pour aller faire l'apprentissage de la révolution au Zimbabwe; d'après lui, il préparait un doctorat ès sciences physiques lorsque, outré par les remarques désobligeantes de son directeur de thèse, il laisse éclater son indignation robuste et quitte « la France (...) par un coup de tête » (p. 135) ou un « mouvement d'humeur ». Les propos de Mayéla sont volontairement brutaux mais pleins de lucidité : « Vous avez peut-être quelque chose à m'apprendre en chimie, mais vous n'avez rien à m'apprendre de la vie ( ... ) ce qui m'intéresse, c'est d'aller chez moi chasser les marionnettes qui sont à vos ordres et qui gouvernent encore la plupart de nos pays » (p. 136-137). Cette réaction laisse entendre que Mayéla a un tempérament explosif. Cependant, au lieu de rentrer chez lui et « former un parti révolutionnaire d'opposition défiant le parti unique », il décide, à la faveur d'une « illumination » et de propos délibéré, d'aller « combattre dans un maquis quelque part en Afrique » afin de parfaire son « image de révolutionnaire authentique » [PAGE 151] (p. 138). Dès lors, la politique devient un destin. cette décision virile marque un. élan de révolte et de générosité et un divorce idéologique d'avec un monde repu et fier de sa suffisance matérialiste. C'est le commencement des vicissitudes. Mais est-ce un saut aveugle ? On le devine, Mayéla, ce frondeur, ce dissident qui a fait son éducation politique au sein de mouvements estudiantins en France, est poussé par une foi rageuse et « la fraternité révolutionnaire », mais aussi par l'idéalisme, le romantisme, et l'égoïsme; à cet égard, son aveu est révélateur : « J'ai beaucoup plus pensé à moi qu'à l'Afrique et à sa libération. » Quoi qu'il en soit, son expérience au maquis contribuera largement à le mûrir et à aiguiser sa conscience révolutionnaire.

Il n'est pas sans intérêt de remarquer que les multiples expériences de Mayéla ne sont pas présentées en bloc mais en lambeaux; par conséquent, l'univers romanesque est en perpétuelle voie de désintégration et de réorganisation. La technique qui consiste à disloquer la continuité chronologique du récit, à superposer différents plans, espaces et axes temporels souligne la fragilité de l'instant présent; le montage concerté engendre une tension dramatique. Remarquons également que les chapitres II à VII où le récit se déroule selon un rythme heurté et une progression dramatique essoufflante, font contrepoids aux chapitres VIII à IX où la tension qui s'accumule depuis le début se relâche; c'est comme l'accalmie après une tempête violente. Les chapitres X à XIII reconstituant le voyage de Mayéla (après s'être échappé du pays africain anonyme grâce à la complicité du Dr. Nkoua[4]) jusqu'à Zola Bantou en République d'Anzika, présentent[PAGE 152] d'autres aspects du passé du protagoniste, prolongent l'accalmie et servent de contrepoint aux chapitres de violence exacerbée : l'hospitalité légendaire africaine, « la bonté, la beauté et la paix » que goûte le voyageur permettent d'affirmer qu'« il ne fallait désespérer de rien » (p. 148); qui plus est, le voyage aide Mayéla à communier avec les éléments et lui révèle qu'il ne fait qu'un avec la terre africaine, que « son amour pour l'Afrique était devenu quelque chose de presque physique » (p. 149). D'autre part, le long périple rend compte de tout un cortège de fléaux qui s'abattent sur notre continent, la corruption, la gabegie, le tribalisme, le népotisme, la veulerie, la lâcheté, la médiocrité, l'incurie, la désinvolture, le désert moral, la dictature...

Par la suite, nous remontons plusieurs années en arrière : après avoir revécu le souvenir nostalgique de son adolescence et l'euphorie du jour de l'indépendance, Mayéla est brutalement plongé dans le présent; le refrain rituel en est l'indice (p. 196).

Le bruit de la clef dans la serrure arrache Mayéla à ses rêves éveillés; la répétition de ce bruit agressif concourt à créer un effet obsédant (dans la prison les bruits prennent une importance démesurée). Peu après, le passé fait une irruption brusque et se superpose au présent; le rythme de la narration devient tourmenté et nous communique le malaise de Mayéla que le néant guette à tout instant. La scène antérieure où Me Moïse Adilène, le commissaire du gouvernement de Marius Mouyabi, en proie à des remords, à une mauvaise conscience, avait rendu visite au condamné à mort surgit avec une soudaineté brutale (p. 196-198). Le lecteur apprend que maître Adilène, l'ami et le « supporter » de Mayéla « était passé à la suite du coup d'Etat dans le camp des vainqueurs, celui de Mouyabi. Et (que) c'était lui qui avait prononcé le réquisitoire et demandé la peine maximum, l'emprisonnement à vie » (p. 197-198). Nous n'en savons pas plus long sur les circonstances qui ont amené Mayéla au cachot.

Chronologiquement, le chapitre XV est la suite du chapitre XIII; il reprend et continue le récit du retour de Mayéla au village natal, c'est-à-dire des événements bien antérieurs à la visite de maître Adilène. La visite que ce [PAGE 153] dernier rend à Mayéla en prison est une transformation négative de leur première rencontre alors que le révolutionnaire regagnait le bercail (chap. XV, p. 202). Les deux rencontres s'appellent, se complètent, s'opposent. La première visite, permettant de constater la vacuité et l'ineptie des arrivistes, est décisive dans la carrière politique de Mayéla, car elle le pousse à se replonger « dans sa passion politique » après des mois de léthargie, et le décide à « s'occuper sérieusement des affaires de son pays, (p. 203). Une fois sorti de sa torpeur, le militant se rend à Anzika, la capitale, où les gens embellissent et multiplient les exploits du héros du Zimbabwe (p. 205). Devenu enseignant, il est vite auréolé de gloire : « Il fut l'homme le plus populaire de la République d'Anzika, l'idole de la jeunesse et des étudiants, l'équivalent d'un Ho Chi Minh, unissant en lui le théoricien et l'activiste révolutionnaire » (p. 205). L'itinéraire se dessine. Mayéla se rend bien vite à l'évidence que malgré le changement de régime, la stagnation afflige le pays : les putschistes, après avoir pris le pouvoir, en véritables « dirigeants folkloriques », ne cessent de se réclamer « de révolution, de socialisme », ils laissent les « experts » français, les assistants techniques (« envoyés au titre de la coopération - coopération », p. 112), les « diviser pour régner », selon la devise chère aux colonialistes prétendus philanthropes. Le climat politique l'amène à faire un constat stupéfiant : « Aller combattre en Rhodésie ou en Afrique du Sud était peut-être nécessaire, mais par trop facile. Il fallait beaucoup plus de courage pour dénoncer les choses chez soi » (p. 210). De cette illumination à l'engagement politique véritable, il n'y a qu'un pas.

Le désir de mobiliser la conscience politique du peuple motive donc les tournées que Mayéla entreprend à l'intérieur du pays (p. 220). Enflammé par les doléances des paysans contre « ceux qui roulent en Rolls Royce ou en Mercedes », il sème et anime la révolte au cœur de la masse en tenant ces propos incendiaires : « S'ils (les dirigeants) ne veulent pas partir, eh bien, nous marcherons sur les mairies, les préfectures, partout et nous prendrons le pouvoir! » Et la foule en délire de hurler : « Mayéla, président Mayéla... » (p. 223). Ce cri est une préfiguration du destin futur de Mayéla. Après que celui-ci a annoncé publiquement son intention de créer « un [PAGE 154] parti politique d'opposition », les dirigeants du Parti unique, « le parti légal », lui offrent successivement deux postes importants à l'extérieur du pays; mais n'étant pas homme à esquiver ses responsabilités et décidé désormais à mener « la lutte dans son propre pays », Mayéla refuse les offres (p. 224). Le violent éditorial de la presse gouvernementale est ostensiblement calculé pour intimider et discréditer le gêneur, le « démagogue ». L'évocation des pendaisons des trois hauts fonctionnaires inculpés de « complot pour un coup d'Etat » (dans l'éditorial) rappelle non seulement des incidents analogues dans l'hallucinant pays africain où Mayéla avait été tenu prisonnier, mais c'est également une mise en abîme car elle annonce obscurément le destin tragique de Mayéla; pendant la séance d'exécution de ce dernier, la foule manifestera le même « plaisir sadique », le même « frémissement de jouissance » (p. 225) que lors de la pendaison des « trois traîtres », la même « atmosphère de kermesse et de réjouissance populaire » (p. 226) régnera. L'organisation des phrases semble renforcer ce rapprochement : « Mayéla repensa à ces trois hommes. Ils avaient été pendus pour rien. Quant à lui, il était trop tard, il ne pouvait pas reculer, il était allé trop loin. » On a l'impression que Mayéla ressent un sourd pressentiment comme les trois fonctionnaires, il sera tué « pour rien » les deux épisodes sont homologues.

La malédiction du pouvoir personnel

En dépit des menaces et des prémonitions obscures, l'agitateur maintient « son grand meeting » de sensibilisation qui se solde par le drame à la suite d'une répression sanglante : plusieurs sont morts, Mayéla lui-même est « atteint au thorax » par une balle et cet incident paraît anéantir ses projets. Car, après sa guérison et son retour à Zola Bantou, « il lui était interdit de quitter son village sous quelque prétexte que ce soit, interdit d'occuper une fonction publique, et il était déchu de ses droits civiques pendant trente ans » (p. 228). La « quasi-obscurité » dans laquelle il est plongé contraste vivement avec sa vie mouvementée, sa popularité et ses exploits d'antan. [PAGE 155]

Néanmoins, par un étonnant retournement de situation, près d'un an après sa « réclusion », Mayéla est réclamé par « le peuple » qui a contraint le chef de l'Etat, le général Bokabar Mabouta, à démissionner; selon le capitaine Buzola, il n'y a que Mayéla qui peut débloquer la situation critique. Par la force des choses il se soumet aux exigences du présent, et du jour au lendemain, l'« ancien étudiant en Sciences physiques », l'« ancien maquisard et révolutionnaire conséquent » est élu président à 99,99 % du suffrage populaire. Il est pris dans son propre jeu. Cette réalité est une transformation du désir formulé par la foule à la p. 223. Le militant a atteint son « heure triomphale », L'expression, « A nous deux, Afrique », qui clôt le chapitre XVII (p. 233), écho lointain des mots lancés par Rastignac, est un cri jailli de l'âme de Mayéla qui vient d'atteindre une étape fondamentale de son itinéraire.

Sans doute la structure du récit, obéit-elle aux ondulations et aux errances de la pensée; une fois le mécanisme de l'imagination déclenché, les souvenirs vibrent, défilent et éclairent les gestes, les comportements, la psychologie des personnages; le présent devient tout chargé du poids du passé. Aussi une fois arrivé à l'apogée de sa célébrité, ou mieux, « l'une des stations de la croix » (p. 235), Mayéla se remémore-t-il le passé épique : les images de Meeks, Marobi, de Litamu, de son adolescence, de la célébration de l'indépendance le hantent, reviennent « en force dans son esprit » et « avec une précision étonnante » (p. 235). Il se souvient surtout de la litanie « tout va changer » avec l'indépendance, « chanson » qui traduit les aspirations vite trahies par les indépendances. Car une fois hissé à la tête du pays et impuissant face à « la feuille blanche » devant se noircir de son discours inaugural, le président Mayéla, en proie aux soucis, se demande comment traduire ses idées révolutionnaires en réalité pratique, comment mettre le « pouvoir entre les mains du peuple », bref, comment « mobiliser le peuple ». Il est sans doute animé par de bonnes intentions, mais il s'apercevra trop tard, hélas, qu'« on ne fait pas de révolution avec des sentiments » (p. 159). En quête de réconciliation avec ses idées, Mayéla se plonge dans des projets et « des contre- projets » : [PAGE 156]

    « Il n'y a qu'une chose à faire, mener une politique dure, du moins les premières années : rigueur morale, rigueur politique et économique. Casser la lourde administration héritée et la rebâtir sur des bases nouvelles, prendre en main l'exploitation de toutes les ressources naturelles... » (p. 237).

Exalté, altruiste, saisi d'une véritable passion, d'un « feu intérieur », il continue en idéalisant : « Je bannirai toute torture, les gens pourront parler, dire, faire tout ce qu'ils voudront. La cité révolutionnaire doit être de ce monde [ ... ] je réaliserai, avec le peuple, cette République fraternelle! » (p. 238). Quelle utopie !

Au fur et à mesure que nous atteignons au paroxysme de l'itinéraire révolutionnaire de Mayéla, le rythme de la narration devient haché; la division et le mouvement des chapitres en témoignent : les chapitres XVIII, XIX et XX comportent, respectivement, 5, 2 et 2 pages. Le chapitre XIX restitue le premier discours d'investiture, discours dont nous avons eu des bribes depuis la p. 13. Dans son zèle de néophyte, Mayéla rebaptise le pays, « République Populaire et Démocratique » (p. 240), comme si changer de nom transformerait miraculeusement l'essence ou la réalité des choses. N'est-ce pas là déplacer les perspectives et fausser les problèmes ? Certes, les « mots sonores et vides » ne nourrissent ni ne comblent les aspirations de la masse, comme le croient nos dirigeants.

Mais, de façon assez inattendue, le romancier suspend la narration de ces expériences antérieures du président Mayéla : du sommet de son éclat, le révolutionnaire est replongé dans son univers clos. Le refrain obsessionnel qui recèle un symbolisme discret annonce le présent chargé d'appréhensions, d'inquiétudes : « Là-haut, bien haut, le soleil éclate dans toute sa munificence! Eclate soleil, explose donc! [ ... ] » (p. 241). En effet, avant de se trouver au cachot, le président était « bien haut », comme le soleil flamboyant, royal qui étincelait dans toute sa splendeur, mais, en revanche, il explosera bientôt. Le jeu de contrastes, de correspondances et de parallélismes est furtif, mais assez suggestif. [PAGE 157]

De nouveau, le bruit des clefs du garde-chiourme, moteur de la pensée, évoque toute une constellation de réminiscences; Mayéla s'efforce de maîtriser les sensations désagréables, mais malgré lui, le bruit actualise et prolonge la tristesse et le malaise indéfinissables qu'il a éprouvés le jour de sa « dernière conférence de presse internationale » (p. 241). Le pouvoir évocateur des sons, la gamme des sensations et leurs réverbérations pèsent sur l'état d'âme douloureux du condamné à mort.

Le retour en arrière fournit les données de la chute de Mayéla qui a su contrôler les rênes de son gouvernement pendant cinq ans. Analysons ces données de près. Pendant les « deux premières années euphoriques et héroïques » de son régime, le président donne une impulsion décisive à l'organisation socio-économique (p. 245); le progrès réalisé témoigne aussi bien de l'enthousiasme et de l'altruisme du peuple que des bases solides sur lesquelles il a tenté d'édifier son régime socialiste. Afin de trouver des remèdes pour les problèmes financiers écrasants et de manière à accentuer son parti-pris de révolution, Mayéla fait un geste radical et déterminant dont la portée politique lui échappe peut-être, car cette entreprise audacieuse l'entraînera inéluctablement à la déroute et à la perte :

    Mais comme il manquait d'argent, il était naturel qu'il prît le contrôle des exploitations étrangères. C'est alors qu'il avait pris la décision qui devait le conduire à l'impasse dans laquelle il se trouvait aujourd'hui : il décida de nationaliser toutes les banques étrangères, les puits de pétrole et les mines d'uranium qui faisaient la richesse d'Anzika » (p. 245).

A partir de ce moment, les murs commencent à s'écrouler; Mayéla se heurte à la réalité politique internationale; sa faillite est inévitable compte tenu du fait que les grandes puissances maléfiques, hostiles à ses stratagèmes, mobilisent leurs forces et leurs appareils répressifs de façon concertée dans le but de désamorcer l'élan du jeune pays, voire même de l'étrangler : [PAGE 158]

    « Les compagnies internationales de pétrole imposèrent alors un boycott sur la production de pétrole d'Anzika et les exportations tombèrent, ce qui eut pour effet de provoquer le chômage » (p. 245).

Les pays occidentaux montent une violente propagande dont Mayéla est la cible; les journaux étrangers se répandent en récriminations : « La France, qui contrôlait la plupart des banques du pays, suspendit son "aide financière" à Anzika, et une violente campagne anti-Mayéla se déclencha dans les journaux occidentaux » (p. 245). Un journaliste remarquera lors de la conférence de presse internationale : « l'ennemi numéro un est l'impérialisme international et français en particulier dans le cas d'Anzika » (p. 254). Désemparé devant ce faisceau de problèmes politiques, sociaux et économiques, le président durcit sa position .

    « Mayéla réagit d'abord en interdisant toute importation d'alcool à partir du 1er janvier, puis saisissant l'occasion de l'inauguration de la place Nelson-Mandéla lors d'une journée de soutien aux combattants africains en lutte contre le colonialisme portugais et à la mémoire des victimes du massacre de Sharpeville, il annonça qu'il suspendait également l'importation de toutes les voitures françaises, anglaises et allemandes à cause de leur fourniture d'armes au gouvernement raciste d'Afrique du Sud et au Portugal par le canal de l'O.T.A.N. L'Allemagne et la Grande-Bretagne suspendirent à leur tour le peu d"aide" qu'elles offraient. Et Anzika se retrouva seul, malgré les télégrammes de soutien que Mayéla recevait d'un peu partout dans le monde » (p. 245-246).

(A suivre.)

Martin T. BESTMAN
Dept. of Modern European Languages
University of Ife, Ile-Ife, Nigeria


[1] Emmanuel Dongala, Un fusil dans la main, un poème dans la poche, Paris, Albin Michel, 1973.

[2] Il conviendrait de faire quelques commentaires sur le titre de ce roman plein de tendresse et de violence à la fois. Le « fusil », symbole de virilité (selon le jeune Meeks, « le pouvoir est au bout du fusil », p. 30), désigne le combat contre une dure réalité, tandis que le « poème dans la poche » semble symboliser l'Afrique romantique, la transformation idéalisée de la cruelle réalité, l'attendrissement, le mythe, l'illusion, enfin le rêve de bonheur. On sait que Mayéla et Meeks, en dépit de leur engament révolutionnaire, gardent une « âme de poète » (p. 252). D'ailleurs, Mayéla explique au Dr Nkoua qu'il est venu à la guérilla « par hasard ( ... ) par romantisme ( ... ) par foi aussi » (p., 134).

[3] C'est en somme ce que Mayéla reproche au prétendu « expert » français : « Ecoutez, monsieur l'expert, j'en ai assez d'entendre que l'Afrique est mal partie, surtout de votre bouche, vous qui n'avez aucun droit moral à nous donner des leçons. A l'"indépendance", vous vous êtes arrangés pour balkaniser l'Afrique et pour créer des structures facilitant votre mainmise sur les nouveaux Etats où vous avez placé de nouveaux rois nègres à votre service, après avoir éliminé les vrais nationalistes. Et pour camoufler tout cela, vous nous jetez aux yeux la poudre de l'"aide et de la coopération". Et vous faites semblant de vous indigner quand vous savez bien que ce que vous appelez de l'argent gaspillé retourne chez vous, bénéfices en plus ( ... ) La colonisation n'a rien laissé, ou plutôt si, un vide, monsieur, un gouffre ! ne me resservez plus ces salades ! Je la connais, votre hypocrisie. Vous offrez l'amitié, mais quelle amitié? Rien ne compte pour vous, Occidentaux, que l'argent, le gain. L'amitié, une longue histoire commune, tant cela ne vous dit rien. Comment vous croire lorsque, pour gagner un peu de sous, vous n'hésitez pas à vendre des armes à l'Afrique du Sud contre le sang des Africains, ces Africains qui étaient dans les mêmes rangs que vos soldats pendant deux guerres mondiales, guerres où ils n'avaient rien à gagner ( ... ) l'argent, le gain, l'intérêt, c'est tout le langage que vous comprenez » (p. 212-213).

[4] On remarquera incidemment la ressemblance de nom entre Nkoua de Un fusil dans la main... et Nakou des Soleils des Indépendances; le destin de ces deux personnages présente d'étranges similitudes : ils sont tous les deux impliqués dans une tentative de coup d'Etat. D'autre part, la technique de Dongala s'apparente à celle de Kourouma à certains égards : les deux romanciers utilisent des récits analeptiques pour éclairer le comportement des personnages; dans les deux livres, on passe parfois de la troisième personne de la narration à la première personne; par conséquent, les voix narratives sont brouillées; enfin, la mort des protagonistes dans les deux romans évoque la même sensation qui accompagne un rêve vaporeux...