© Peuples Noirs Peuples Africains no. 30 (1982) 111-132



LIVRES LUS

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« L'ODEUR DU PÈRE » DE V. Y. MUDIMBE

Th. MPOYI-BUATU

Cet essai[1], le huitième de l'auteur, se présente sous la forme d'un ensemble de textes assez disparates, mais dont le point commun est la présence hallucinée de l'Occident (le « Père »). Mudimbe est à ce point grisé par l'« odeur » de celui-ci qu'il croit dur comme fer que tout le monde en subodore les exhalaisons!

Oui, pour Mudimbe, l'Occident devrait être une odeur à la mode !

Aussi se précipite-t-il de nous en persuader à grands coups d'arguments fallacieux aux allures de raisonnements rigoureusement compacts! On crierait « bravo », si, en y regardant de plus près, un grain de sable ne produisait à l'instar d'une grimace sur un visage aux traits sans reproche, un grincement dans l'apparente rigueur de la belle mécanique intellectuelle jusqu'à en signer l'arrêt de mort.

En effet, de quoi nous parle V.Y. Mudimbe ?

Il nous l'indique dans l'avant-propos de son livre :

« (...) d'un bout à l'autre de ce livre, malgré des affirmations même péremptoires, je n'ai fait que réunir des questions susceptibles d'éclairer les liens complexes qui, aujourd'hui, plus fortement qu'hier, arriment l'Afrique à l'Occident, déterminant ainsi non seulement les attitudes d'être mais aussi l'exercice de la pensée, les pratiques de connaissance et les manières de vivre ».

Dès lors que l'Afrique est à la traîne de l'Occident, les problèmes de « dépendance » sont nets et Mudimbe en [PAGE 112] circonscrit l'enjeu : « le maintien et l'épanouissement par l'adaptation, ou la réduction et la mort pure et simple d'expériences socio-historiques singulières ».

Pour Mudimbe, en effet, « l'occidentalisation de l'Afrique n'est plus un projet théorique ». Aussi, nous invite-t-il à nous intégrer « dans les mythes de l'Occident », tout en étant critiques par rapport à ces mythes. Si « l'Occident continue », à notre propos, de s'interroger sur le « comment peut-on être un Noir », c'est là une « violence idéologique » à laquelle il est « sans utilité » de rétorquer quoi que ce soit.

Mudimbe nous propose une tâche plus « urgente » ! « Assumer librement la responsabilité d'une pensée qui porte sur notre destin et notre milieu avec comme objectif la réadaptation de notre psychisme après les violences subies... »

Il ne saurait mieux dire. Et curieusement, ce qui marque le plus dans ce livre, c'est la manifestation d'une liberté. Par ailleurs, aucune trace de pensée n'y est perceptible; quant au « milieu », on chercherait en vain la moindre présence dans cet essai d'un quelconque écho d'innombrables problèmes politiques et sociaux que connaît le Zaïre.

Au lieu de cela qu'avons-nous ? Un essai subdivisé en trois parties (I. Positions, II. Analyses et tendances, III. Questions et ouvertures). A vrai dire, on ne voit pas ce qui fait la différence entre les trois parties parce qu'elles disent presque toutes la même chose et parlent davantage de l'Occident que de l'Afrique.

Dans la première partie, Mudimbe parle de l'ethnopsychiatrie, discipline dont le développement est dû à un Anglais d'origine française, Georges Devereux; de l'ordre du discours africain à partir d'un texte de Michel Foucault, des problèmes théoriques des sciences sociales et humaines, du christianisme... Tous ces problèmes reviendront sous des modalités plus ou moins différentes dans les parties suivantes.

D'une manière générale, Mudimbe part du constat que les sciences humaines ou sociales en Afrique n'ont pas dit un « même inoffensif ». A propos de l'ethnopsychiatrie, il dit par exemple : « qu'elle travaille dans un contexte socio-historique qui est singulier, utilise un langage à la fois fini et marqué par un univers culturel » (p. 21). Il en arrive à cette conclusion : « Il y aurait ainsi, à la genèse [PAGE 113] même de tout discours sur la culture, ce que j'appellerais une discorde fondamentale : la difficulté de dire la vérité, la culture d'autrui, du fait que ma connaissance et mon expérience, quelles que soient leur ouverture et leur attention, s'achèvent et ne peuvent que s'achever où commencent celles d'autrui. C'est qu'il n'existe pas et il ne peut exister un lien nécessaire entre la « vérité » des faits et celle « du dire de l'analyste ». Fort bien.

Seulement quelques pages plus loin, dans un texte intitulé. « Et Dieu que devient-il ? », Mudimbe rend compte d'un ouvrage d'un chercheur haïtien, Laënnec Hurbon, consacré au vaudou haïtien et intitulé « Dieu dans le Vaudou haïtien »[2]. Hurbon, en tant qu'ethnologue, refuse de penser la culture noire à la manière de Tempels et de toute l'école dite « ethnophilosophique ».

Déjà, cette prise de position agace quelque peu Mudimbe, lui qui considère Tempels comme un « véritable « savant ». Hurbon mène une réflexion sur Dieu en refusant de la subordonner à sa conception occidentale. Mudimbe cite Hurbon qui dit : « on peut à partir de contes sur Dieu, de proverbes, de chants, d'invocations quotidiennes, de formules de politesse haïtienne, dresser les caractéristiques de Dieu dans le Vaudou haïtien.

Mais connaître toutes les caractéristiques et tous les attributs de Dieu ne suffit pas pour une compréhension véritable, il faut intégrer l'ensemble des expressions verbales dans le champ du système total ».

Mudimbe fait alors le commentaire suivant : « Il y a une manière extrêmement subtile de polémique dans cette prise de position : à la fois, refus de conditionner une analyse sur la conception de Dieu aux normes des "peuples civilisés" et réserve devant les facilités des proclamations, même savantes, sur Dieu "bien commun à l'humanité" (p. 159). Si Hurbon conteste cette simplification, c'est parce qu'on ne peut oser parler du sens de Dieu chez quelqu'un ou dans un peuple, qu'en étant bien ancré dans sa propre culture. « Nul (en effet), ne parle de nulle part. »

A priori, la réflexion d'Hurbon irait dans le sens des recommandations de Mudimbe. Eh bien non !

Aux yeux de notre auteur, Hurbon est coupable de ce [PAGE 114] qu'il assimile le christianisme à une idéologie. Aussi, peut-il écrire : « A mon sens, d'un point de vue sociologique, l'ambiguïté fondamentale de ce travail réside en l'utilisation faite du concept et de la réalité d'idéologie » (p. 161). Si le christianisme est une idéologie, pourquoi, demande Mudimbe, le vaudou n'en serait-il pas une ? C'est logique, en apparence. Là-dessus, Mudimbe décèle la faiblesse du livre d'Hurbon : « le sacre de l'idéologie vaudoue ». Mudimbe délaisse la particularité de l'expérience socio-historique haïtienne telle qu'elle apparaît dans le vaudou (qui l'aurait cru!) pour stigmatiser la revendication de la singularité.... au nom de l'universalisme.

« S'il est fondé de croire que l'universalité n'est pensable que dans la mesure où il y a le singulier, qu'un projet universaliste n'a de sens que si son promoteur, d'une façon ou d'une autre, est justifié par le "milieu archéologique" de sa propre culture et de sa propre individualité, quel sens donner à des projets selon lesquels la "vérité" ne réside que dans la différence ? Si nous prenions franchement cette voie, à l'extrême limite et en toute logique, il nous faudrait soupçonner la véracité et la bonne foi de toute entreprise, tendant à "construire" un discours sur n'importe quelle communauté, fût-elle noire, et invoquer le droit pour chaque individu à ne "parler" que pour lui-même, à ne "construire" de théologie, de sociologie ou de psychologie qu'individuelle et personnelle ? Plus aucune de nos sciences humaines et sociales n'aurait alors de sens et les cultes de la différence et de la singularité s'étaleraient enfin, royaux, sans emprise mais sans barrières non plus. »

On croit rêver et on se demande quelle valeur probante peuvent avoir les affirmations de Mudimbe sur la « singularité » d'une culture... Si à la fin de son texte sur Hurbon il pose la question, « Et Dieu que devient-il ? », c'est tout simplement parce qu'il ne retrouve pas le Dieu du christianisme... tel que l'a enseigné l'Occident en tant que forme impérieuse d'universalisme... J'ai choisi de parler de ce texte parce que plus que tout autre il est exemplaire des contradictions de Mudimbe sur ses allégations et de sa fascination pour l'Occident.

Dans un texte précédent, je me référais à l'analyse d'un critique nigérian pour montrer comment Mudimbe faisait dépendre l'africanité de l'occidentalité... Ici, cela éclate [PAGE 115] encore davantage. L'Afrique est presque absente dans ces réflexions qui n'en sont pas.

Tout ce qui concerne l'Afrique est énoncé avec la prudence de quelqu'un qui en parle de l'extérieur : « la culture africaine : un art d'être qui pourrait réunir, sans tension, en une synthèse harmonieuse le travail et la vie, l'existence et la mort... » (p. 96).

Rien n'est affirmatif. Qu'il s'agisse d'université africaine, voilà que Mudimbe reprend les réflexions d'un sociologue belge... S'il parle de la préface d'A. Diop sur le libelle de Tempels, c'est pour constater qu'il y a eu « normalisation de l'espace africain ». Lorsque quelqu'un fait un effort de réflexion sur un problème vécu socialement en Afrique (sorcellerie), il consent tout de même à saluer l'effort de réflexion pour ensuite dire que le discours ainsi construit sur la « sorcellerie » finit par « élider » « la vérité » de l'organisation première de cette « sorcellerie ».

Ce qui intéresse Mudimbe, c'est d'avoir recours à Lacan pour comprendre l'auteur de la réflexion sur la sorcellerie.

Plus grave, dans une préface à un livre sur les mérites comparés de l'Afrique et de l'Europe, livre édité aux « Editions du Mont Noir » qu'il avait fondées et qu'il dirigeait, il se réfugie dans une série de digressions sur l'évolutionnisme, sur la mystique, et finit par laisser tomber : « aussi pour dire la singularité de la tradition africaine, pourrait-on partir des idées sérielles et voir qu'elles résistent au fait d'une analyse intégralement objective ». Au passage, il nous aura expliqué, grâce à Lang et Cooper, « inventeurs » de l'anti-psychiatrie et traducteurs de Sartre en anglais, « l'idée sérielle n'est pas un moment conscient de l'action, à savoir un dévoilement unifiant des objets dans la temporalisation dialectique de l'action, mais c'est un objet pratico-inerte ». Et tout le monde aura compris cette définition on ne peut plus pertinente de l'idée sérielle !

Il s'arrêtera à l'idée de « structure » comme règle des « fonctions » dans n'importe quelle formation sociale. Il reconnaît que « ce que l'Occident appelle sa culture n'est rien d'autre qu'un système de valeurs soutenu par une idéologie », il refuse de voir se dégager une idéologie de l'Afrique dite « traditionnelle », tout comme il refuse de considérer l'« authenticité » comme une idéologie du moins tant qu'il se trouvait encore au Zaïre.

La « tradition » pour lui se trouve « en nous et non [PAGE 116] derrière nous ». « Ma tradition comme mon passé sont dans ma parole présente, cette parole qui, marquée par des données concrètes de mon espace socio-économique, me fait aujourd'hui lire subjectivement mon "histoire" et, dans un mouvement inverse, réfléchit le champ archéologique de ma spécificité historique » (p. 193).

Pour Mudimbe, la « leçon d'écriture » n'est même pas le critère de différence entre la culture européenne et la culture africaine. Et avec le secours de Lévi-Strauss, il affirme que les grandes découvertes de l'humanité (l'agriculture, la domestication des animaux ...) ont eu lieu bien avant l'écriture...

En attendant, on s'aperçoit que la fascination qu'exerce l'Occident sur Mudimbe s'effectue surtout grâce à l'écriture.

Je ne fais qu'indiquer là des éléments de contradiction qui abondent dans cet essai qui détonne par son manque de cohérence malgré l'apparente rigueur de l'argumentation... Aussi, disais-je dès le départ que c'était un essai sans liberté, sans pensée, sans milieu.

Mudimbe s'y refuse de penser réellement l'Afrique parce que c'est l'Occident qui l'occupe et même le préoccupe.

Il a beau prétendre que « le problème des sciences sociales en Afrique est un problème politique », c'est justement la réflexion concernant ce problème qui manque ici. En fin de compte, il n'utilise là que des formules parce que fondamentalement la politique n'est pas son problème justement. C'est un « utopiste » et l'« utopie ne connaît pas le concept d'aliénation, elle veut la parole contre le pouvoir, et contre le principe de réalité, qui n'est que le fantasme du système et de sa reproduction indéfinie » (p. 202).

On pourrait, au passage, demander à notre auteur comment, alors que le projet de l'essai était d'établir une certaine critique de l'anthropologie, il peut définir un principe scientifique à partir de la négation de la « réalité » ?

La politique impliquerait aussi qu'il faille descendre dans l'arène et s'adresser au peuple... Or, pour Mudimbe, le peuple est loin de « comprendre Frege, Russel... ou Marx ». Alors il parle pour la « caste aristocratique ». Mais laquelle ? [PAGE 117]

Le projet de Mudimbe est clair : occidentaliser l'Afrique.

Son essai ne pousse pas du tout la critique dans la voie d'une radicalisation de la pensée. Il aménage les voies de pénétration de l'Occident en Afrique. S'il fallait une preuve supplémentaire de cette attitude qui le caractérise, on n'a qu'a voir la hargne avec laquelle il tient Fanon dans le mépris. Pourquoi ? Mais parce que Fanon a été l'un de nos rares théoriciens à avoir eu une véritable pensée. Et quand on pense vraiment, il se produit des ruptures radicales. Et Fanon nous engageait à rompre avec l'Occident dès lors qu'il se refusait à reconnaître notre capacité de réflexion.

Mudimbe re-lit, ré-aménage, re-pense ! A chaque ligne de son essai, de ses écrits, il fait une citation, comme s'il avait peur de penser par lui-même. Et que ferait-il le jour où il n'aura plus de citation à se mettre sous la dent ? Il accumule du savoir, il en fait la consommation. Il n'en vit pas, il ne le comprend pas parce qu'il s'investit trop dedans... C'est vraiment un « intellectuel » dans le pire sens du terme, c'est-à-dire quelqu'un qui agite les idées, sans se rendre compte qu'elles ne sont intéressantes qu'à partir du moment où elles sont en rapport avec une expérience vécue et pour résoudre un problème concret...

Dans la conclusion, répondant à une critique sur un autre de ses essais : « l'Autre face du royaume », il indique qu'il revendique « la totalisation du sujet » et « l'abolition de cette facilité » pour une « révolution » qui permettrait une nouvelle définition et une autre compréhension de ce que « être autre » ou « être soi-même » signifie en vérité; et, naturellement, de ce que « pourrait » alors être une nouvelle pratique scientifique sur l'« un » et « ses autres ».

Mais tout ce que Mudimbe réussit dans « l'Odeur du Père » c'est de rendre manifeste son aliénation profonde : non seulement il n'est pas « soi-même » mais en plus, il ne réussit pas à nous faire voir en quoi consiste « être autre ».

On pourrait dire que c'est sa façon à lui de prendre la « parole ». Mais il ne représente nullement l'Afrique. Et pour la science.... on en reparlera !

Th. MPOYI-BUATU
Octobre 1982

[PAGE 118]

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« HOMMES DE PLEIN VENT » de Jean Métellus[3]

Th. MPOYI-BUATU

A la fois neurologue et linguiste, Jean Métellus est un Haïtien installé en France. Comme René Depestre. La littérature constitue pour ces Haïtiens installés en France un véritable lieu de rassemblement. A ces deux noms, on peut adjoindre celui de Jean-Claude Charles qui s'est fait remarquer récemment par une série d'émissions à Antenne 2 sur les réfugiés haïtiens en Floride. Ces émissions viennent de faire l'objet d'un livre intitulé « De si jolies petites plages... », publié chez Stock. Auparavant, Jean-Claude Charles avait été l'auteur d'un saisissant « Corps noir » publié chez Hachette.

S'il vit loin d'Haïti comme Depestre et Charles, Métellus n'est pas comme eux réfugié politique. Mais son œuvre parle tout de même de liberté. Auteur l'an dernier d'un premier roman, « Jacmel au crépuscule » publié chez Gallimard, il publie cette année toujours chez le même éditeur, « La Famille Vortex », qui parle de l'éclatement d'une famille consécutif à la situation désastreuse régnant en Haïti. Son premier livre lui a valu un mystérieux prix littéraire: le « Prix André Barré », décerné en juin dernier par l'Académie française...

Mais Métellus s'est fait connaître en premier lieu comme poète. A ce titre, il avait publié « Au pipirite chantant », paru en 1978 aux Lettres Nouvelles/Maurice Nadeau. A propos de ce recueil, un critique, Claude Mouchard, dans « La Quinzaine Littéraire », disait ceci : « Ces figures hautaines et familières tournent lentement, développent graduellement toute leur stature-Piero Della Francesca zébrés du soleil des Tropiques... »

Les « figures hautaines et familières », on les retrouve dans le recueil dont il est question ici. Il s'agit de Christophe Colomb, Malcom X, Dessalines...

Nous y reviendrons.

Le recueil de Métellus est précédé d'une longue préface de Gérard Noiret intitulée « Il ne suffit pas de se grimer [PAGE 119] pour être Ogoum, », L'auteur de la préface établit un parallèle étroit entre les poèmes de Métellus et la peinture haïtienne. Il nous assure lui-même que certaines citations émaillant son texte sont tirées d'un opuscule intitulé « Peintres haïtiens et vaudou ». Par ailleurs, il nous gratifie d'une confidence : on avait retrouvé sur le chevet de Malraux un exemplaire du « Pipirite chantant », découpé dans la revue « Lettres Nouvelles » et reconstitué en livre. On sait par ailleurs que l'exaltation esthétique de Malraux l'avait conduit à la « découverte » de la peinture haïtienne. Or qui dit peinture haïtienne dit peinture naïve ! Mais que veut dire le terme naïveté en peinture ? Et ailleurs ?

Dans le parallèle que l'auteur de la préface établit entre la peinture haïtienne et les poèmes de Métellus, voici comment il explicite, grâce à une citation de l'opuscule ci-dessus mentionné, une certaine forme de naïveté : « L'émotion du « naïf haïtien » essaie de restaurer d'un seul tenant la trame brouillée de la naissance, de l'histoire du peuple haïtien : elle redessine sur la nappe déchiquetée des habitudes, les ressources originelles, l'ouverture et les possibilités d'accès au monde; c'est l'irruption de l'essentiel, de la végétation, de la grâce dans l'expression du monde. C'est la capacité de richesse des hommes qui est saisie. Cette peinture propose donc l'investissement de l'espoir, l'appropriation silencieuse du temps, la dissipation des barrières et une esquisse des revendications de l'Haïtien-dans-le-monde. »

« La trame brouillée de la naissance, de l'histoire du peuple haïtien ». C'est exactement le sens de l'entreprise poétique de Métellus dans ce recueil. Mais avant de parler du sens de cette entreprise, voyons au passage ce qu'il en est de la « naïveté » dans la peinture haïtienne.

Le mois dernier, deux peintres antillais ont exposé rue Guénégaud : Louis Laouchez et Serge Héléon. Martiniquais tous les deux, ils avaient suivi le même itinéraire : partis de la Martinique, ils étaient passés par Paris pour se retrouver en Afrique. Puis, ils ont mené une recherche esthétique et ont exposé en Côte-d'Ivoire, au Sénégal, en Haïti, aux U.S.A., à Cuba, à la Martinique.

Ces peintres sont en colère contre la représentation folklorique ou « doudouïste » qu'on donne souvent à l'inspiration picturale des Antilles. Ils ne trouvent pas de mots assez sévères pour condamner le « naïvisme » haïtien rongé par l'exploitation commerciale qui étouffe dans [PAGE 120] l'œuf l'éclosion d'un véritable talent pictural en Haïti. Aussi est-ce pour lutter contre toute exploitation des arts plastiques aux Antilles qu'ils ont créé l'Ecole Négro-Caraïbe. Voici comment ils en définissent le projet : « L'école négro-caraïbe a été créée par des peintres antillais venus de la Martinique passant par l'Europe et découvrant l'Afrique. Ce départ traduit la recherche de références qui leur sont propres. Il se fait dans un élan instinctif pour déchiffrer, comprendre ce qui est encore présent de l'Afrique dans les Caraïbes. Pour Serge Hélénon et Louis Laouchez, cet itinéraire est en fait leur expression, dans la différence de l'identité antillaise. Il ne faut surtout pas entendre par Ecole, orientation esthétique. »

Justement, la recherche esthétique est ce qui tend à être gommé dans la peinture dite naïve, pour éviter les contradictions de la création.

Nous allons voir pourquoi l'auteur de la préface tient absolument à établir un parallèle entre les poèmes de Métellus et la peinture naïve.

Il y a « la trace de la naissance », « de l'histoire du peuple haïtien ». Du peuple haïtien, il en est question dans ce recueil à travers les poèmes « les Zombis », Dessalines-Ambroise et Jacques Stephen Alexis, « Les damnés de la vie », « Les mots se croisèrent ».

En fait, l'entreprise poétique ici à l'œuvre entend rendre manifeste le geste héroïque. Christophe Colomb en incarne l'idéal en même temps que le rêve déchu. Aussi, le poème dramatique « Christophe Colomb » démarre-t-il sur un constat général et positif,

    « La mémoire tremble au souvenir des gestes titanesques »

pour tout de suite, à travers le qualificatif « titanesque », en limiter la portée dans la mesure où au bout du rêve gît la trahison.

Le reste du recueil va en quelque sorte définir la nature de cette trahison. Elle est « visualisée » dans le poème intitulé « Ku-Klux-Klan » :

    « Tourbe vénéneuse flétrie
    Cramoisie de crimes
    Venin mêlé de vent
    Flamme fourbe
    Ruchée d'aigreur [PAGE 121]
    Ordonnant les sévices
    Nuée crachant les volcans. »

Elle apparaît à travers le rêve mort-né de « Malcom X »...

Alors que l'espoir est placé du côté des « Zombis », les glorieux morts revenant comme des fantômes hanter les consciences :

    « L'arbre immémorial de Toussaint
    Qui a mûri la négritude...
    A nous les nouvelles naissances...
    Notre Jazz n'évoque-t-il pas Dessalines ? »

C'est là l'espoir des « damnés de la vie », « eux qui portent la croix du monde ». Et le dernier poème peut alors se clore sur ces vers d'une inspiration fortement lyrique :

    « De notre vouloir naîtront des dieux
    Sur les décombres de cette fête fleurira le printemps
    Hommes, faites le geste éternel qui vous lie à la vie
    Et à cette aube radieuse qui tarde à se lever
    Car j'entends s'approcher les pas d'une époque glorieuse. »

Cette « aube radieuse » rejoint « l'aube d'un jour nouveau » des poètes sud-africains.

Le sens de l'entreprise poétique est clair : célébrer le « geste » des hommes qui ouvrent les horizons de la liberté, ces « hommes de plein vent », et montrer comment ce « geste » reste inabouti parce que sans cesse trahi. Fort bien! Tout cela sous le haut patronage de saint Christophe Colomb !

Seulement, si quelqu'un a ouvert la voie de la négation d'autrui, c'est bien lui. En inaugurant l'ère de la soi-disant « découverte », il installait le principe même de la reconnaissance d'autrui, base même de la liberté. Toute l'entreprise de Colomb contenait implicitement et explicitement la non-reconnaissance d'autrui. Alors y a-t-il lieu de se lamenter sur son idéal trahi ? Alors que nous vivons sur les retombées négatives de son idéal[4]. [PAGE 122]

Voir à ce sujet : « La Conquête de l'Amérique » de T. Todorov, Le Seuil, 1981. Dès lors quel crédit accorder à une entreprise poétique fondée sur l'exaltation lyrique d'un personnage dont le nom est le symbole même de la négation ? Est-ce l'effet de la « naïveté » dont il est question dans la préface ? Visiblement, cela ne tourmente nullement la conscience des académiciens parce qu'ils ont une fois pour toutes tranché la question du fond et de la forme. Pas de surprise, c'est cette dernière qui a leur préférence !

Th. MPOYI-BUATU
Novembre 1982

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L'ENUMERATION DES LIMITES SUR SONY LABOU TANSI

Ange-Séverin MALANDA

Les textes de Sony Labou Tansi[5] s'apparentent à ces autres qui, à l'intérieur de la littérature ou, pour mieux dire, aux frontières de la littérature, explorent ce qui, quoi qu'y étant peu dit et narré, ne la constitue pas moins. Ces textes nous propulsent vers des rivages cauchemardesques, et le lecteur se demande en tournant chaque page qu'est-ce qui préside aux destinées du récit. L'insolite rejoint là l'inénarrable (ou, du moins, ce qui est supposé être inénarrable). Et peut-être est-ce là la première particularité des pièces théâtrales et des « romans » qu'il va falloir étudier ici : ce qui s'y dit, ce qui est représenté semble être indicible, non représentable. Y est écrit ce qui ne se lit que rarement, ce qui ne s'est dit qu'en de rares œuvres[6]. La lecture, le déchiffrement se fait indécis parce que nous lisons des textes dont le propre est d'enfreindre de nombreuses limites (nous allons voir lesquelles). Les récits que nous lisons peuvent mener partout et nulle part. La [PAGE 123] première phrase que nous lisons ne nous fixe sur rien. Elle annonce, abruptement, que la tempête sera notre unique compagne durant le voyage, qu'il n'y aura aucune boussole pour nous secourir, que nous prenons des risques, et que pour ne pas perdre ce qui nous est cher (quelques bribes de croyances monotones, quelques outils de navigations éculés), il nous faudra guerroyer contre nous-mêmes.

I. QUESTIONS D'APPROCHE

Les discours sur la littérature, comme chacun sait, abondent. Pour cerner avec quelque peu de pertinence ce domaine vaste qu'est la littérature, il ne suffit pas (il n'a jamais suffi et il ne suffira jamais) de constater qu'il existe une typologie des genres littéraires. Il faut (et il faudra) encore bien mesurer et évaluer cet autre fait tout aussi important : à cette typologie des genres littéraires s'adjoint simultanément celle des discours sur la littérature (appelons cette région, après d'autres, la méta-littérature). Il y a une typologie des discours sur la littérature, ensemble fluctuant, divers et épars des propositions élaborées sur la littérature. Il y a donc plus d'une interprétation du fait littéraire, et l'histoire littéraire est donc inséparable, indissociable de l'histoire des interprétations – interprétations qui ne sont pas seulement proférées à propos de la littérature[7]. L'espace de la littérature n'est donc pas uniquement jalonné d'œuvres, mais aussi sillonné par les interprétations de ces œuvres.

La littérature, donc, ne peut qu'inciter et obliger les critiques à polir leurs réflexions, à affûter leurs arguments. [PAGE 124] il y a, à travers l'histoire de la littérature, des textes qui invitent à déplacer les schèmes, à modifier les principes ou autres postulats théoriques. Il y a dans la littérature des astres troublants. L'œuvre de Sony Labou Tansi est l'un de ces astres. C'est ce fait, incontournable, qu'il convient de noter avant de pousser plus loin l'analyse. Ce fait est, en tant que tel, à méditer, et il est inconcevable qu'un quelconque propos puisse se tenir en deçà de lui. L'on peut, par paresse intellectuelle, tenter d'appliquer une méthode de lecture quelconque, parmi les plus vulgarisées, pour lire l'œuvre de Sony Labou Tansi. On peut aussi concocter avec quelques ingrédients impressionnistes qui excluent tout rigoureux travail des concepts, quelque « étude » qui ne sache et ne puisse donc ni partir d'une formulation de concepts ni y aboutir, ni encore s'approprier ceux qui sont disponibles ici ou là. On ne se contentera d'ailleurs pas ainsi de juxtaposer des propos dont on se permettra ensuite de dire qu'ils attestent la « neutralité» de l'étude faite. Par le même biais, on neutralisera l'œuvre étudiée, lui faisant subir une formidable régression. Ce genre de propos, disons-le pour aller vite, éludera naïvement ce sur quoi il s'appuie : une idée de la littérature qui élimine de l'œuvre ce qui la rend singulière. La description qu'on fera alors de la littérature consistera essentiellement à « découvrir » quelques « thèmes ».

Une question nous enserre depuis tout à l'heure, et cette question ne peut être évacuée devant les textes de Labou Tansi : que dire de ces textes ? Le sol interprétatif vacille quelque peu. Peut-être faut-il refondre de nombreux principes de lecture pour s'aventurer dans les méandres de ces textes. Nous n'avons ni la place, ni la force de nous y atteler ici. Ce qui importe, d'ailleurs, ce n'est pas tant une réponse immédiate à cette question, que le maintien de la question elle-même à travers ce travail. Que faire, que dire? Que lire? Chercher des thèmes, repérer des faisceaux, des réseaux fictionnels ? Explorer les pièces de théâtre et les romans pour tenter seulement de reconnaître dans ces derniers quelque constellation narrative ? Soulignons dès à présent, en ce qui concerne les pièces de théâtre, que nous ne nous attacherons ici qu'à une de leurs dimensions. Comme l'écrit Anne Ubersfeld dans Lire le théâtre, « refuser la distinction texte-représentation conduit à toutes les confusions, [PAGE 125] d'abord parce que ce ne sont pas les mêmes outils conceptuels qui sont requis pour l'analyse de l'un et de l'autre »[8]. C'est pourquoi nous tenons à nous départir de l'idée selon laquelle il y aurait une quelconque « équivalence sémantique entre le texte et sa représentation » puisque, ajoute Anne Ubersfeld, « cette équivalence risque fort d'être une illusion: l'ensemble des signes visuels, auditifs, musicaux, créés par le metteur en scène, le décorateur, les musiciens, les acteurs, constitue un sens (ou une pluralité de sens) au-delà de l'ensemble textuel. Et réciproquement dans l'infinité des structures virtuelles et réelles du message (poétique) du texte littéraire, beaucoup disparaissent ou ne peuvent être perçues, effacées qu'elles sont par le système de la représentation »[9].

L'œuvre de Sony Labou Tansi est torrentueuse et torrentielle, et tout y est équilibre trouble. Les éléments théoriques dont nous pouvons user en face d'elle doivent l'être en connaissance de cause, en sachant qu'on ne fera que hasarder quelques hypothèses. L'interprétation est interminable, elle n'épuise pas ce qu'elle explore[10]. Le discours critique doit donc accepter de s'aventurer auprès de cette œuvre – quoi qu'il lui en coûte, et il risque de lui en coûter beaucoup.

II. AU-DELA DU VRAISEMBLABLE

S'appuyant sur divers travaux, Gérard Genette, dans son analyse des « frontières du récit », a souligné :

1) que tout récit comporte, « quoique intimement mêlées [PAGE 126] et en proportions très variables, d'une part des représentations d'actions et d'événements, qui constituent la narration proprement dite, et d'autre part des représentations d'objets ou de personnages, qui sont le fait de ce que l'on nomme aujourd'hui la description »[11], et,

2) qu'en outre, « la description pourrait se concevoir indépendamment de la narration, mais en fait on ne la trouve pour ainsi dire jamais à l'état libre; la narration, elle, ne peut exister sans description, mais cette dépendance ne l'empêche pas de jouer constamment le premier rôle »[12].

Le problème de la vraisemblance et de la motivation[13] est à rattacher à ceux que soulève cette étude des « frontières du récit ». Tzvetan Todorov, de son côté, distingue précisément deux formes génériques du vraisemblable :

1) « ce qu'on appelle les règles du genre : pour qu'une œuvre puisse être jugée vraisemblable, il faut qu'elle se conforme à ces règles »[14];

2) celui « que l'on a pris encore puis souvent pour une relation avec le réel. Aristote, pourtant, rappelle Todorov, avait déjà clairement dit que le vraisemblable n'est pas une relation entre le discours et son référent (relation de vérité), mais entre le discours et ce que les lecteurs croient vrai. La relation s'établit donc ici entre l'œuvre et un discours diffus qui appartient en partie à chacun des individus d'une société, mais dont aucun ne peut réclamer la propriété; d'autres mots, à l'opinion commune. Celle-ci n est évidemment pas la « réalité » mais seulement un discours tiers, indépendant de l'œuvre. L'opinion commune fonctionne donc comme une règle de genre qui se rapporterait à tous les genres »[15].

Nous voyons a partir de là que jusqu'à preuve du contraire, les écrits de Sony Labou Tansi excèdent les limites de ces deux modèles de « vraisemblance ». Cette dimension de l'œuvre de Labou Tansi est l'une de celles qui lui confèrent une grande richesse. [PAGE 127]

III FRONTIERES, LIMITES, DEDALES

La difficulté – excitante à plus d'un titre – de « résumer » un récit de Labou Tansi provient sans doute de ceci : le récit, chez lui, croît constamment en se maintenant sur une crête, une arête. Chaque récit enfreint des limites ou s'y installe, chaque récit est en même temps le récit des limites de la narration, chaque récit morcelle les frontières à l'intérieur desquelles il prend forme. Prêt à basculer à tout moment, porté à élimer toutes limites, ce récit est donc difficile à « résumer ».

La vie et demie et L'Etat honteux ne sont linéaires que sur un plan restreint, et prolifèrent donc dans tous les sens. Y sont bouffons les princes et princes les bouffons grotesques. Chaque récit se fonde sur ce qui, jusqu'à un certain point, pourrait lui ôter tout fondement. Bien qu'exploitant certains paradigmes fictionnels plus que d'autres, les récits n'en passent pas moins, avec vélocité et célérité, d'un axe à un autre, discontinus. La contiguïté séquentielle ne certifie plus la continuité des événements rapportés, et la nature de chaque événement raconté s'en trouve elle-même remise en cause : aucune causalité n'est motrice du récit.

La vie et demie et L'Etat honteux sont en d'autres termes des récits dédaléens. On peut s'y perdre, s'y égarer. Ce sont des récits mus par des courants divers – des récits polymorphes où, par différents procédés et par des procès chaque fois différents (bourgeonnements, bipartitions, accélérations, etc.) sont suscitées à tout bout de champ des possibilités différentes. Ceci va de pair avec des répétitions, des réitérations d'unités narratives – c'est le propre même de la fameuse « palilalie » dont il est constamment question dans L'Etat honteux (la palilalie est ce dysfonctionnement de la parole qui conduit à répéter involontairement le même mot ou la même phrase). Des unités de signification sont répétées et différenciées (ainsi « urne » et « urine » dans La parenthèse de sang, «ébauche » et « débauche » dans Conscience de tracteur.. Autre exemple d'un autre niveau, extrait de L'Etat honteux (p. 96) : « Le colonel Jescani trinque en cachette. Il a formé son gouvernement au brouillon, il a fait un brouillon de discours d'intronisation et un brouillon de serment. il donne l'ordre à notre frère Darso Lamondia [PAGE 128] pour un brouillon de constitution. Bref, il met son pouvoir au brouillon ». Les pièces de théâtre et les romans de Sony Labou Tansi font donc un lacis de tous ces éléments, explorant de multiples limites, transgressant nombre de frontières, nous engageant dans des dédales. Le monstrueux, la dimension monumentale de la monstruosité est soulignée à travers ces opérations.

IV. REPETITION ET DIFFRACTION DES MYTHES

Qu'est-ce qui est à l'origine de la situation mise en scène dans Conscience de tracteur ? Quelques-uns diront : un contexte implacable, à cause duquel une incroyable panique envahit toute une région – le genre humain risque d'y disparaître, et un de ces vieux savants qu'on ne voit que dans les bandes dessinées et les dessins animés tente de « sauver » l'espèce humaine (tente de la « sauver », en grande partie, de ses « excès » moraux, politiques). Hypothèse plausible, défendable. Mais on peut aller plus loin : ce qui est à l'origine de cette situation, c'est aussi le fait que ce vieux savant veut réitérer « tous les gestes de Noé ». L'origine, c'est le mythe. Conscience de tracteur met en scène l'impossibilité de renouer avec la totalité d'un mythe. Le mythe, donc, est à l'origine. Et la science elle-même n'est qu'une excroissance historique des mythes. San-Mérina est la capitale d'une province du même nom, en République de Coldora. « Nous sommes en 1955 », signalent les didascalies. Le Vieux apparaît dès la première scène de l'Acte I, portant un livre épais, pérorant sur « le Hasard [qui] en se mouchant fit l'Homme ». A cet « Homme », il « donna deux mains pour manœuvrer les mondes et une tête pour prévoir là où lui n'avait rien prévu, de telle sorte que la création ne fut plus qu'une éternelle ébauche... » « Ebauche ? » se demande le Vieux, ou simplement débauche? C'est à voir. La débauche scientifique. La débauche technique... D'où le recours qu'il envisage : « il faut repartir de zéro. Les Babéliens voulaient repartir de zéro. Noé est reparti de zéro ». «L'éternel recommencement. Autrement, c'est le genre humain qui s'écroulera dans la débauche ».

Cet « éternel recommencement », c'est celui du temps [PAGE 129] mythique[16], c'est celui du mythe lui-même[17]. Mais le mythe n'a ici aucun prolongement rituel. Le vieux savant ne pourra être le nouveau Noé. C'est que le mythe est présenté comme étant dégradé. San-Mérina assistera à l'ajournement du mythe – le mythe n'est plus qu'une utopie. La réitération du mythe est là impossible.

V. LA PROLIFERATION DES PERSONNAGES

Les récits de Labou Tansi se réduisent, en certains de leurs pans, à un simple dénombrement de personnages. Les généalogies sont un des ressorts de cette prolifération. Des générations se créent, ou s'effondrent, ou s'opposent les unes aux autres. Les alliances parentales président aux affrontements politiques. Il y a prolifération des personnages selon deux modes différents.

1) La scène des métamorphoses

Il y a sans cesse un « trafic d'identités » (La vie et demie, p. 123) qui fait que les personnages ont une aire d'action sans cesse élargie. Comme dit le médecin personnel du Guide providentiel de La vie et demie à Chaïdana (la fille de Martial), « moi je vais prendre un nouvelle identité. C'est le pays, ma chère » (p. 30). L'autre versant, ou plutôt l'inverse de cela, c'est la confusion dont sont victimes certains personnages. Dans La parenthèse de sang, Martial-Makaya, neveu de Libertashio qui lui est déjà mort est assimilé à son oncle. Un soldat dira que « la capitale n'a pas d'oreilles. Elle nous demande de chercher, nous cherchons. Des Libertashio ? Nous en trouverons cinquante, nous en trouverons cent ». Les [PAGE 130] soldats s'entre-tuent car celui d'entre eux qui commet l'erreur de dire que Libertashio est mort est un « déserteur » « Mort ou pas mort, la loi interdit de croire à la mort de Libertashio : donc il n'est pas mort. » En outre, dit le soldat, « Libertashio change de visage tout le temps. Il change de corps, comme on change d'humeur ». La mort est donc une variante de ce type de prolifération des personnages, comme on peut le constater dans La vie et demie et dans L'Etat honteux.

2) Généalogie de la terreur

Il y a aussi comme une graduation (et une dégradation) des situations dans les textes de Sony Labou Tansi. Il y a des seuils générateurs de folie (voir l'exemple de la folie de Maman Nationale, mère du bouffon-tyran Martillimi Lopez, dans L'Etat honteux, et celui du Fou de La parenthèse de sang), des degrés générateurs de barbarie et d'inhumanité et, si l'on peut dire, des degrés – des seuils de situations – germicides (l'instituteur de Je soussigné cardiaque est un germe de liberté qui est broyé tragiquement au nom des us et coutumes du pays dans lequel il vit). La généalogie contribue d'une certaine manière à cette graduation des seuils (humains ou inhumains). Une certaine terreur ne peut être perpétuée ou perpétrée que grâce à la persistance d'une lignée généalogique. Nombreuses sont les séquences qui, dans le récit, tournent autour de la question généalogique. Ainsi est évoquée dans La vie et demie une « scène » qui « devait se répéter avec la force d'un rite pendant les quarante ans que dura le règne de Jean-Cœur-de-Pierre » (p. 147) et devait aboutir à la naissance des « cinquante premiers-sortis-de-reins-du-guide » (p. 148) et de plusieurs autres : « les quatorze dernières séries, à cause de l'épuisement des lettres de l'alphabet, comportaient des Jean chiffrés : Jean 93, Jean 76, Jean 47, Jean 1 461...

« A l'époque de la naissance de la série C des Jean, la guerre du bleu était finie; commença celle de la passe d'identité » (p. 149). L'inceste, ou le parricide et le matricide, inaugurent ou prolongent un imbroglio généalogique : « Vous voulez peut-être que je vous... que je vous parle de notre arbre généalogique ? L'ancêtre maternel s'appelait Obramoussando Manuellia. Elle épousa Grabanita. Leur premier fils, Lessayino, les tua tous deux à [PAGE 131] l'âge de... Bon, j'oublie l'âge. Lessayino épousa une Pygmée avec qui il eut deux garçons : Larmonta et... et Kanamasha, non, je me trompe : c'est Imboulassoya... » (La parenthèse de sang, p. 19). Martial, plusieurs fois exécuté, réapparaît indéfiniment dans La vie et demie, fantôme vivant. Il revient, entre autres, châtier sa fille Chaïdana : « Martial entra dans une telle colère qu'il battit sa fille comme une bête et coucha avec elle, sans doute pour lui donner une gifle intérieure. A la fin de l'acte, Martial battit de nouveau sa fille qu'il laissa pour morte. Il cracha sur elle avant de partir et tous les écrits disparurent de la chambre, restaient ceux que Chaïdana avait sur ses paumes. Elle revint à elle deux jours et deux nuits après la gifle intérieure, elle avait le sexe et le ventre amers, le cœur lourd, sa chair avait franchi une autre étape sur les vides humains » (La vie et demie, p. 69). Plus loin, Chaïdana et Martial Layisho, fils de la précédente Chaïdana, se réfugient dans une clairière, après l'arrestation du « père d'identité » de cette dernière :

– Si on pouvait avoir un enfant, dit Chaïdana un soir, on serait moins seuls.

– Ferme ta gueule, répondit Martial Layisho (La vie et demie, p. 90).

Notons, pour finir, que deux directions peuvent ici être remarquées : d'une part l'usage, comme ressource fictionnelle, d'une série qui se noue à partir du problème de la prohibition de l'inceste sur lequel nous ne nous appesantirons pas[18], et, d'autre part, celui des liens entre écriture et classification généalogique (suggéré dans La vie et demie, pp. 148-149), sur lequel nous ne pouvons que renvoyer aux instructives remarques de Jacques Derrida dans De la grammatologie[19] [PAGE 132]

Notre lecture, disons-le pour clore provisoirement cette étude, ne se justifie que par l'écart incertain qu'elle instaure tant bien que mal entre elle-même et les textes analysés. Elle n'approche les textes qu'à travers cet écart. Notre propos est donc provisoire - parlant de Sony Labou Tansi, il ne pouvait être autre que provisoire. Il n'est qu'une amorce d'analyse. C'est ce à quoi nous convie l'imprévisibilité même du travail de Labou Tansi qui nous réserve, nul n'en doute, de nouvelles surprises. Le travail de Sony est un pari sur l'écriture, et plus qu'un pari sur l'écriture. Gageons qu'il saura tenir son pari.

Ange-Séverin MALANDA


[1] Présence Africaine, 1982.

[2] L'Harmattan. Paris. 1972.

[3] Ed. Silex et A.C.C.T. (Agence de Coopération Culturelle et Technique).

[4] Voir à ce sujet : « La Conquête de l'Amérique » de T. Todorov, Le Seuil, 1981.

[5] Conscience de tracteur (Nouvelles Editions Africaines-Clé, 1979); La vie et demie (Seuil, 1979); L'Etat honteux (Seuil, 1981); La parenthèse de sang suivi de Je soussigné cardiaque (Hatier, 1981).

[6] Cf. Georges Bataille, La littérature et le mal « Idées », Gallimard, et Maurice Blanchot, Le livre à venir, « Idées », Gallimard.

[7] « Le discours scientifique passait en philosophie, à l'âge classique, sans traduction. Dans ses résultats et dans sa sémantique. Voici qu'on ne transporte plus que sa syntaxe et nul n'y voit plus rien. Un bon tour est joué. Que Descartes soit géomètre et Leibniz algébriste, il faudrait être aveugle pour l'ignorer. Il est un peu plus difficile de lire la mécanique de Marx, la physique de Freud et la chimie de Nietzsche. Cela se joue par le signifiant : masse, force, travail et rapports, condensation et refoulement, ici corruption. Et pourtant » (Michel Serres, « L'Antéchrist : une chimie des sensations et des idées », Hermès IV, La distribution, Editions de Minuit 1979, p 190).

[8] Editions Sociales, 1978, p. 15.

[9] Ibid., p. 16. On lira avec grand intérêt Particle qu'Arlette Chemain consacre au Rocado Zulu Théâtre animé par Sony Labou Tansi, in Recherche, Pédagogie et Culture, mars-avril 1981, no, 52. Voir, dans le même numéro, l'entretien de Maryse Condé avec Sony.

[10] « L'inachevé de l'interprétation, le fait qu'elle soit toujours déchiquetée, et qu'elle reste en suspens au bord d'elle-même, se retrouve, je crois, d'une façon assez analogue chez Marx, Nietzsche et Freud, sous la forme du refus du commencement (Michel Foucault, « Nietzshe, Freud, Marx », in Nietzsche, Cahiers de Royaumont, Editions de Minuit, 1967, p. 188). Cf. Nietzsche, Aurore, & 44.

[11] Gérard Genette, « Frontières du récit », Figures II, Seuil, 1969, p. 56.

[12] Ibid., p. 57.

[13] « Vraisemblance et motivation », Figures II, p. 71-99.

[14] Tzvetan Todorov, Poétique, « Points », Seuil, p. 36.

[15] Ibid., p. 37.

[16] Voir, sur le temps mythique, le Traité d'histoire des religions de Mircea Eliade, Petite bibliothèque Payot, chapitre IX, et les « Réflexions à propos des mythes d'Afrique noire » de L.-V. Thomas, in L'autre et l'ailleurs. Hommage à Roger Bastide présenté par Jean Poirier et François Raveau, Ed. Berger-LevrauLt, 1976, p. 313-332. Cf. aussi Religions, histoires, raisons de Jean-Pierre Vernant (Maspero, 1979).

[17] Cf la belle analyse de Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain faite par Michel Serres, in Hermès III, La traduction, Editions de Minuit, 1974 : « Roumain et Faulkner traduisent l'Ecriture » (p. 245-269).

[18] Cf. Sigmund Freud, Totem et tabou, trad. S. Jankélévitch Petite bibliothèque Payot, et Claude Levi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Mouton, 1967 : « La prohibition de l'inceste est, à la fois, au seuil de la culture, dans la culture, et, en un sens – nous essaierons de le montrer –, la culture elle-même » (p. 14).

[19] Editions de Minuit, 1967, p. 182.