© Peuples Noirs Peuples Africains no. 30 (1982) 43-84



L'IMAGE DU NOIR
D'UN PEUPLE A L'AUTRE

Laurent GOBLOT

La part de création contenue dans
l'image du Noir témoignera toujours
d'une rencontre sur un terrain
d'élection : celui de la liberté.

Ladislas Bugner

Une équipe d'universitaires, américains et européens, s'est groupée autour de M. Ladislas Bugner, et a réuni toute l'iconographie qu'elle a pu trouver dans l'art de l'Europe, du monde arabe, de l'Egypte, de l'Afrique du Nord romaine, qu'elle a publié sous le titre L'image du Noir dans l'art occidental; la publication est arrêtée, pour l'heure, à l'année 1500.

En même temps, M. Ivan Van Sertima, Américain, a publié chez Flammarion, Ils y étaient avant Colomb, livre qui contient... le seul art véritablement « occidental » par rapport à l'Afrique, au sens géographique du terme, sous ce rapport de l'image du Noir.

Ma lecture simultanée de ces deux livres m'a inspiré quelques réflexions, qui ne doivent pas, cependant, faire mépriser le premier de ces deux recueils. La comparaison de cette image de ce côté-ci et de l'autre de l'Atlantique, avant 1492, fait apercevoir, en deçà de l'océan, quelques habitudes qui n'existent pas au-delà, qui se sont accentuées au fil des siècles, depuis la XVIIIe dynastie d'Egypte (environ 1560-1314 avant J.-C.). Il est possible que les arts visuels fassent apparaître certains sentiments, avant qu'ils ne laissent une trace écrite.

Dans son article Un Américain pris en flagrant délire [PAGE 44] historique, M. Emmanuel Todd compare les sciences allemandes et françaises. S'il consultait le premier de ces deux recueils, il verrait que l'image du Noir façonnée par les Allemands, au nom de la religion chrétienne, est tout à fait différente de celle qu'ont illustrée les nations de culture latine. Je m'interroge encore sur les raisons de cette différence. Une explication, peut-être, de nature géographique : la proximité de la Grèce, puis de Byzance, peut avoir influencé une région de l'Europe, que la culture latine aurait épargnée. Une autre explication est apportée par le mythe de Cham : les descendants du fils maudit de Noé sont représentés – ici, et non au-delà du Rhin – une fois arrivés en Afrique, en Noirs, ce qui fait de la chaleur un élément de la malédiction; l'Eglise fait de la théorie des climats de Galien, médecin gréco-romain, un article de foi, qui va dans le même sens, en ce qui concerne les Noirs. Et cette même chaleur qui, sur le plan mythique, nuit aux Noirs, fait dans la théorie de Galien, de l'homme un être supérieur à la femme...

Dans l'excellent livre de William B. Cohen, « Français et Africains », un des passages qui m'a le plus captivé, sur les intentions coloniales des abolitionnistes, devrait intéresser M. Emmanuel Todd, qui fait de la démographie une science, qui serait la plus touchée par le racisme en Europe, et pas du tout en France. William B. Cohen cite, il est vrai, Pruneau de Pommegorge, qui fut jusqu'en 1760, négrier au Sénégal, mais qui se repentit, vingt ans plus tard, à cause des effets de la traite des Noirs sur la démographie africaine, et du climat guerrier que cela répand parmi les peuples africains, transformant ces peuples en « bêtes féroces raquo;, écrit-il dans son livre publié en 1789, Description de la Négritie. (Parenthèse : un recueil des écrits des négriers « repentis », ou mal repentis, comme celui-ci, serait plein d'intérêt, et leurs motivations peuvent être variées : religieuses (comme Newton), démographiques, philosophiques, politiques; une recherche est à faire.)

W.B. Cohen n'oppose pas ce livre avec celui de Sylvain-Meinrad-Xavier de Golberry, auteur de Fragmens d'un voyage en Afrique (Paris, 1802). Et pourtant (après avoir déclaré : « Mes opinions sur l'esclavage dans nos colonies n'ont jamais varié. Elles reçoivent l'appui du gouvernement ») vient de rétablir les colons dans leurs « droits », celui-ci, sur des considérations démographiques, [PAGE 45] justifie l'esclavage, parce qu'il croit que les abolitionnistes en font leur cheval de bataille :

    « L'opinion de la dépopulation de l'Afrique s'était accréditée contre toute vraisemblance (....) On peut présumer que la population de l'Afrique s'élève à près de 160 millions d'individus. Si des considérations politiques forcent à rétablir la traite et l'esclavage, et le commerce des Noirs, leur transport d'Afrique en Amérique, et leur état dans nos colonies doivent être soumis à des règlements et bien observés. »

Golberry paraît même penser que ce commerce n'a cessé que parce que les Européens étaient soucieux des effets de la traite sur la démographie du continent noir, étant mal informés, en 1793, et que neuf ans plus tard,

    « beaucoup de ces caravanes d'esclaves n'étaient parvenues sur le Sénégal, sur la Gambie, au Bénin, qu'après soixante, soixante-dix et quatre-vingts journées de marche; et, en calculant ces routes, on rétrogradait vers les régions les plus centrales de l'Afrique. Alors, on peut donc se persuader que l'intérieur du continent n'était pas aussi vide qu'on l'avait imaginé.

    « Suivant les résultats du commerce des Noirs sur les côtes d'Afrique, pendant les vingt années comprises entre 1765 et 1785, l'exportation des individus, débités par les comptoirs européens répandus sur ces côtes, a été estimée à soixante mille captifs par an, et les exportations de 1786 et de 1787, se montèrent à plus de soixante-dix mille têtes de Noirs, pour chacune de ces deux années.

    « Il y avait lieu de s'étonner d'un accroissement si prodigieux, dans les produits d'un commerce, dont l'abbé Raynal avait annoncé la décadence; et de l'abondance d'une marchandise, dont il avait prédit, peut-être trop témérairement, la disette prochaine.

    « Pendant mon séjour, en Afrique, j'avais suivi avec beaucoup d'application l'étude de cette partie du monde; tous les renseignements que j'avais [PAGE 46] réunis, m'avaient convaincu que les sources de la traite des Noirs étaient loin de tarir, et j'osai dire, dans une notice sur l'Afrique occidentale au nord de la ligne, que j'ai donnée au gouvernement en 1788, que ce continent était organisé de manière à supporter sans se dépeupler, des exportations plus nombreuses encore. Effectivement, nous vîmes augmenter le nombre des Noirs exportés, et un rapport fait sur la traite des captifs en 1790 par le conseil privé du roi d'Angleterre, et ensuite par la Chambre des communes, nous apprit, que pendant les années 1787, 1788 et 1789, les Européens avaient exporté d'Afrique, près de quatre– vingt mille Nègres par an. Dans ce nombre ne se trouvaient pas compris ceux qui sortaient du Darkulla, du Kororofah et du Darfur, et qui après quatre-vingt-dix et cent jours de marche, arrivent à Siout sur le Nil, pour passer dans l'Hiémen, et dans les sérails de la Perse.

    « De si grandes émigrations annuelles, ne pouvaient plus laisser aucun doute sur l'intérieur de cette immense portion de la terre, et l'on eut droit d'en conclure que non seulement l'espèce humaine se trouvait répandue sur toute sa surface, mais qu'elle s'y reproduisait dans une extraordinaire abondance; et l'on ne peut plus s'en étonner, quand on a bien observé toutes les circonstances physiques et morales qui y favorisent la propagation et la conservation des Nègres.

    « La surface de l'Afrique suivant les meilleures cartes de ce grand continent, est d'à peu près seize cent mille lieues carrées.

    « Du cap des Aiguilles, situé à l'Orient du cap de Bonne-Espérance, et qui forme la pointe la plus méridionale de l'Afrique, jusqu'au cap de Bonne. situé à l'Orient du golfe de Tunis, et qui forme la pointe la plus septentrionale de ce continent, on compte soixante-seize degrés, qui, à vingt-cinq lieues par degré, forment juste dix-neuf cents lieues, pour sa plus grande longueur.

    « J'ai mesuré sa largeur, suivant douze diamètres, et la moyenne de ces douze largeurs, est de huit cent quarante-deux lieues. [PAGE 47]

    « Il est donc résulté des deux dimensions une surface de seize cent mille lieues carrées.

    « Plusieurs auteurs politiques ont porté la population générale de l'Afrique à deux cents millions d'individus. Le baron de Bielfeld, dans ses Institutions politiques, édition de 1760, p. 508, estime la population de ce continent à cent cinquante millions d'individus; niais il faut remarquer, qu'à l'époque où il écrivait, on croyait encore l'intérieur de l'Afrique absolument vide, et ces chaînes de captifs, venues en si grand nombre des régions centrales aux comptoirs des côtes, et les voyages exécutés dans l'intérieur depuis vingt ans, n'avaient pas encore découvert le secret des populations du centre de cette partie du monde.

    « Ces considérations, ajoutées aux recherches que j'ai faites sur la population des contrées comprises entre le cap Blanc de Barbarie et le cap de Palmes, à beaucoup de renseignements que je me suis procurés, sur les régions arrosées par les grands fleuves, et par les rivières moyennes, enfin, aux rapports que les courtiers maures, mandings et foulhas m'ont faits de l'état de l'intérieur, m'ont porté à croire que l'estimation du baron de Bielfeld n'est pas exagérée et que nous pouvons même estimer la population générale de l'Afrique à cent soixante millions d'individus. »

Après un tableau arrangé des réalités africaines, Golberry revient longuement à ces considérations démographiques, qui forment une partie considérable de l'argumentation à laquelle s'ajoute ici la traite des Noirs conçue comme... un sauvetage de la vie des captifs :

    « Du tableau que je viens de donner de l'existence des Noirs de l'Afrique sur leur terre natale, il faut conclure que cette race d'hommes se trouve mieux que toute autre, parfaitement organisée et heureusement disposée à la propagation et à la conservation de l'espèce; et si toutes les causes qui concourent en Europe à diminuer les calculs des naissances, à troubler ou à dépraver les sources de la propagation, à affaiblir et à détruire celles de [PAGE 48] la conservation sont comparées à toutes les circonstances, à tous les avantages qui se réunissent en Afrique en faveur des résultats contraires, il paraît qu'on aura quelque motif d'établir que les calculs des naissances doivent être en Afrique, proportionnellement, d'un quart plus forts qu'en France; et que toutes les proportions étant toujours gardées, les résultats des calculs des mortalités, aux différentes époques où on les a observées en France, doivent être en Afrique tout au plus d'un quart de la génération actuelle.

    « L'état des choses conduit en Europe à y rendre les mariages plus rares et moins féconds, à diminuer le nombre des naissances, à multiplier à l'infini les causes de mortalité et à faire périr dans l'espace si court de vingt-cinq ans la moitié d'une génération; l'état moral et physique des choses en Afrique conduit au contraire à tout ce qui doit favoriser la propagation et la conservation des Nègres.

    « Si l'histoire des hommes n'offrait à chaque page la preuve que la passion de la guerre et de la destruction leur est naturelle, on ne pourrait accorder la paresse et la douceur des Nègres avec leurs guerres et leurs pillages éternels et réciproques; mais quand on a parcouru les annales sanglantes de l'humanité, quand on a médité sur la terrible effusion de sang qu'a causé notre révolution sur tout le globe, mais surtout dans cette Europe si éclairée, si civilisée, si enivrée de ses lumières, de son esprit et de ses arts, on ne doit pas s'étonner de l'habitude de se faire la guerre entre elles et l'horrible usage de massacrer leurs prisonniers existent en Afrique et que dans les régions centrales de ce continent ces féroces excès soient encore pratiqués fort habituellement.

    « Cependant, depuis que les nations intérieures ont eu des moyens d'échanger leurs captifs dévoués à la mort contre des marchandises, elles les ont fait conduire en grande partie aux comptoirs de la côte et elles ont préféré l'acquisition d'objets qui leur étaient utiles, à des massacres inutiles. Le nombre de ces sacrifices horribles a [PAGE 49] diminué, et l'humanité a trouvé quelque dédommagement dans le commerce, sans doute immoral, de la traite qui cependant est devenu une cause de salut pour une multitude de ces victimes sacrifiées tous les ans et perdues pour la population.

    « Cet accroissement dans les exportations des Noirs de l'Afrique n'a donc pas dû produire une grande différence dans la population de ce continent, qui sans les massacres de la guerre et sans les enlèvements de la traite qui les ont fait cesser en partie, serait vraisemblablement surchargée d'une population excessive. »

Je ne suis pas démographe, certes; la démographie que pratiquent MM. Michel Debré, homme politique, Pierre Chaunu, historien, certaines considérations démographiques émises pendant la guerre d'Algérie, me font voir cette science, de l'extérieur, comme une discipline où le racisme peut s'exercer, en France comme ailleurs. Le « seuil de tolérance », notion dont on abuse aujourd'hui, serait-il inconnu, par principe, des démographes français ?

La démographie française, d'ailleurs, m'apparaît aussi sexiste : elle excelle à discuter du nombre d'enfants par femme... en leur absence.

Par quelle magie, alors que l'art, la religion, les sciences naturelles, l'histoire et les sciences sociales, sont infectés par des stéréotypes dénigrant – quel verbe ! – les Noirs, la démographie aurait-elle échappé au sens commun ?

LES NOIRS, LA FONTAINE ET LES ALLEMANDS

Jean-Jacques Orieux raconte, dans sa biographie de Jean de La Fontaine, qu'une dame du Grand Siècle, quand elle ne savait que penser de quelqu'un, aiguillait la conversation sur l'auteur du Corbeau et du Renard – dont les courtisans aimaient se moquer; voyez le rapport qu'il y a – puis jugeait son homme sur ce qu'il dirait à ce sujet. Les Noirs, en ce moment, me font le même effet révélateur; ainsi, je crois connaître un écrivain, dont un travail m'a plu; et puis, cet écrivain aborde le sujet de l'Afrique noire et de ses habitants, et le langage qu'il tient me [PAGE 50] découvre une pensée qui m'est antipathique, et je le vois différemment, grâce au livre de W.B. Cohen, Français et Africains. M. Emmanuel Todd, dont j'avais apprécié un travail sur les démocraties populaires, soudain, comme malgré moi, je le vois tout autrement. Et je trouvais plaisir à écouter M. Emmanuel Leroy-Ladurie, ses dialogues à la radio, avec les meilleurs historiens, le lundi matin. Comment l'écouterai-je la prochaine fois ? Je me le demande. Pourtant, son expérience avec le P.C., rue d'Ulm, aurait pu lui apprendre à se méfier de lui-même ?

D'autres gens se révèlent ainsi, quelquefois, dès la prière d'insérer – ce qui, en un sens, est mieux, car cela vous évite d'acheter le livre : M. Jacques Heers, professeur à la Sorbonne, publie, par exemple, Esclaves et domestiques dans le Monde méditerranéen, chez Fayard: on peut lire au dos de la couverture : « Le sordide trafic négrier sur les côtes occidentales d'Afrique n'aurait jamais pris une telle ampleur, sans les mercantis, maures et noirs, qui razziaient et jetaient sur le marché des troupes de malheureux prisonniers. » Sans cette phrase, j'aurais peut-être rendu compte de ce livre dans notre revue... Certains propagent le doute quant au génocide nazi, pour soulager la conscience européenne de son passé. Au sujet de la traite des Noirs, d'autres manifestent cette volonté d'oubli par un transfert de responsabilité, qu'on enregistre en ces lignes. Un autre historien, M. Pierre Alexandre, dans « Les Africains », aux Editions Lidis, emploie un ton assez anti-arabe, à propos de leurs contacts avec l'Afrique noire, je ne sais dans quelle intention. Que l'esclavage sucrier, sur de grandes plantations, ait existé chez les Arabes, avant que l'Europe, en colonisant l'Amérique, ne lui donne des proportions plus vastes, ne justifie en aucune manière ce « jamais » saugrenu.

Vais-je, à cause de son dernier film, enregistrer « l'effet La Fontaine » à propos d'Ettore Scola ? La Nuit de Varennes est un film excellent. Pourquoi faut-il qu'une phrase soit de trop ? Cette réplique : « Elle est charmante... peut-être un peu sombre », fait rire les racistes. Un spectateur a crié : « Ce n'est pas le passage le plus drôle ! » Le personnage noir, aux dépens de qui on rit, n'est pas loin de répondre lui-même à un stéréotype européen; une Noire se fait embrasser, en haut d'une diligence, qui suit le même trajet que Louis XVI, ce qui propage de curieuses réactions chez les agriculteurs, tout [PAGE 51] le long du parcours... Est-ce que je « délire » ? Ces rires n'étaient pas méchants, diront les rieurs, au cas bien improbable où ils me liraient. Si, au lieu d'une particularité physique du seul personnage noir du film, il s'était agi d'une particularité caractérisant un Juif aux yeux d'un antisémite, « ils » ne diront plus cela : signe que, aujourd'hui, on se gêne moins avec les Noirs qu'avec d'autres.

Le livre d'Ivan van Sertima, lui aussi, traite des Noirs. Je connais un bon ethnologue, spécialiste réputé de l'Amérique précolombienne. Admettons que je ne connaisse de lui que son livre admirable sur Les Olmèques. Il ne croit pas aux voyages africains précolombiens, ce qui est son droit le plus absolu, comme le mien est d'y croire. Admettons que je ne connaisse de M. Soustelle – car c'est de lui qu'il s'agit – que ce seul livre : ce qu'il dit des Noirs, dans la revue L'Histoire, qu'il ne peut envisager que dans le rôle d'esclaves éthiopiens – et non de soldats, de marins, ou de pharaons, comme il en existait entre 800 et 600 avant Jésus-Christ – me révèle à propos de ce livre, quels stéréotypes habitent son cerveau :

    « Certains ont cru pouvoir identifier comme « négroïdes » les traits de la tête colossale de Hueayapan et en ont déduit une origine africaine. Or les yeux sont typiquement mongoliques et la bouche ne présente qu'une vague analogie avec les sculptures africaines, alors qu'elle est tout à fait typique de l'art olmèque. D'autres ont vu à l'origine de la civilisation olmèque un débarquement égyptien. Mais pourquoi ces voyageurs se seraient-ils donné la peine de graver clans la pierre, au prix d'efforts considérables, le visage de leurs « esclaves éthiopiens » sans laisser pour autant aucune figure égyptienne, ou un seul hiéroglyphe ? Tout cela ne tient pas debout. »

Pour appuyer la thèse qu'il exprime, il illustre son article d'un cliché à l'éclairage orienté; le soleil bride les yeux; une prise de vue de biais efface le nez large de la tête colossale de Hueayapan, une tête qui, parmi la dizaine d'autres de têtes africaines qu'a photographiées Ivan Van Sertima, a une toute autre allure de face. Dites-moi ce que vous pensez de La Fontaine ou des Noirs ou [PAGE 52] comment vous photographiez ces derniers, je verrai qui vous êtes !

Je connais, grâce au livre de Ivan Van Sertima, deux autres historiens blancs, mais anglo-saxons, qui avant M. Soustelle, on eu le même réflexe racial. Confrontés aux têtes géantes de La Venta, Miss Constance Irwin et M. James Bailey ont provoqué M. Ivan Van Sertima à écrire :

« On trouve un Noir à côté d'un Blanc : quels rapports ont-ils ? Evidemment, le Noir ne peut être que domestique, prisonnier ou esclave. Le Blanc, forcément le maître. Depuis - 676 jusqu'en 1976, l'histoire n'aurait pas bougé d'un iota. »

James Bailey ne craint pas de dire, insensible et dogmatique : « A l'exception de l'Egypte, l'Afrique n'a rien accompli d'important. »

Ce dogmatisme pourrait paraître imbécile; Ivan Van Sertima se garde de le faire apparaître tel : « Néanmoins, James Bailey ( ... ) jette un vaste filet sur les civilisations de l'âge du bronze et rapporte des choses curieuses. Mais l'un et l'autre ont la même faiblesse : une incapacité de regarder ( ... ) sans être aveuglés par l'ethnocentrisme actuel. »

Pour le positif comme pour le négatif, peut-on dire la même chose au sujet de M. Jacques Soustelle ?

En revanche, une opinion fondée uniquement sur des considérations d'histoire de la navigation, comme celle de M. Raymond Mauny (Les siècles obscurs de l'Afrique noire, Fayard), me paraît beaucoup plus estimable, car elle peut être aussi bien celle d'un Africain que celle d'un Européen, et non basée sur des considérations raciales; de plus, elle procure, dans sa bibliographie, à ceux qui sont d'une opinion contraire, des possibilités de recherches.

M. Emmanuel Todd, dans son article, Un universitaire américain pris en flagrant délire historique – on devrait se méfier des calembours, surtout dans un titre accrocheur; ils vous empêchent de réfléchir, par le contentement et la satisfaction qu'ils engendrent, à ce qu'on va écrire dessous – compare une fois de plus la science allemande à la science française. Il pourrait être sain, convenons-en, de comparer l'antiracisme des différentes nations de l'Europe, si c'était pour créer une sorte d'émulation sur ce plan (il faudra y penser si les circonstances s'y [PAGE 53] prêtent, et un jury, composé de Noirs, de Juifs et d'Indiens, pourrait être constitué, au sein d'un tribunal international), et si ce n'était pas, comme ici, pour se conforter dans le contentement de soi, à une époque qui ne justifie en rien l'autosatisfaction, loin de là. Avant de quitter le terrain où il se place, j'invite M. Emmanuel Todd à se reporter à mon article Les héritiers des saints Côme et Damien (P.N.-P.A., no 29, p. 58), pour se convaincre que Vacher de Lapouge n'est pas aussi isolé, ni « paria », qu'il le dit dans son article.

Aussi, dans le but de créer, entre les nations européennes, cette émulation – à qui sera le moins pesteux et raciste, sous l'angle de la connaissance, de l'éducation, de l'histoire, des sciences naturelles, médicales, de la mythologie, des chansons, des journaux, des films, de la radiotélévision, des expositions publiques, des sciences sociales, et j'oublie certainement d'autres mentions – je vais rappeler un certain nombre de faits, dont les Allemands pourraient tirer gloire, ainsi que les Bourguignons (puisque je vous écris de la Bourgogne).

AU HAZARD, BALTHAZAR

A Noël, en garniture d'un beau sapin, nous décorons une crèche, et parmi les santons, les adorateurs de l'Enfant, bien en évidence, trois rois mages. L'un d'eux, Balthazar, est un Noir. Ce sont les Allemands qui ont créé cette tradition. Il me faut justifier mon titre, qui est, en même temps, celui d'un excellent film de Robert Bresson, et décrire par quel hasard cette idée est née. Le chancelier de Frédéric Barberousse, Rainald von Dassel, évêque de Cologne, est en train de mettre à sac, en 1164, la ville de Milan. Il y trouve dans une église trois corps remarquablement conservés, dans trois cercueils en provenance de Grèce, et il décide que ce sont eux, les trois Mages. Et comme son ambition est de se faire proclamer antipape, il les ramène à Cologne à travers le Jura, la Lorraine et la Rhénanie, au milieu de l'adoration générale. On leur attribue des noms. Le mythe est donc lié, dès sa naissance, à la politique. Il confirme aussi l'idée que les monarques doivent leur couronne à Dieu. Le noircissement de Balthazar, qui, selon les cas, peut concerner un autre, Gaspard ou Melchior, est progressif. Lors du [PAGE 54] voyage, relaté par Jean de Hildesheim en 1450, il est encore « fuscus », foncé. C'est en figurant dans les armes de Cologne, qu'il devient « niger », noir; ce récit indique que c'est Gaspard; et son corps foncé répand une odeur si merveilleuse, « que l'on se précipitait pour s'en remplir ». Le plus intéressant, dans le mythe de Balthazar – j'emploirai désormais cette identité, puisque c'est elle que l'histoire a finalement retenue – est qu'il n'a pas été isolé; mais, du point de vue qui nous occupe, il conserve des ambiguïtés. Bien que sa représentation ait servi les Noirs, dans l'esprit allemand, et européen ensuite, il a pu avoir un sens antisémite – celui-ci : si même les Noirs ont adoré Notre Seigneur, les Juifs sont d'autant plus coupables de ne l'avoir pas fait (et ce « même » est aussi péjoratif pour les Noirs).

N outre, Balthazar, dans la représentation du mythe, est l'objet souvent d'une discrimination : par exemple, dans cette lettrine d'un missel rhénan, la barre centrale du « E » relègue Balthazar derrière la lettre, la « bande des quatre Blancs » étant représentée devant la lettre. Ce n'est pas la seule. S'il est presque toujours derrière, c'est parce qu'un tabou existe déjà, qui le sépare de la femme blanche, la Vierge. Ceci indique que les Noirs sont considérés comme « lascifs », pour les Européens, même lorsqu'ils adorent l'Enfant. Je « délire » ? Parmi les centaines – les milliers ? – d'Adorations des mages par. venues jusqu'à nous, un seul peintre, allemand comme par hasard, a osé transgresser ce tabou. Hans Von Kulmbach, élève d'Albert Dürer, a peint Balthazar en train d'offrir un vase doré à la Vierge; et leurs regards se croisent. Des deux autres, l'un se [PAGE 55] trouve derrière la Vierge, et l'autre à genou devant l'Enfant. II a peint son tableau à Berlin en 1511, et son œuvre est conservée au couvent des Pauliniens, à Cracovie.

Les armoiries de Cologne représentent les Saints Rois, Balthazar derrière.

Les Allemands s'attachent à exporter leurs mythes noirs, comme nous le verrons. Un manuscrit roman, de Catalogne, aujourd'hui détruit, contenait une Adoration des mages, avec les trois rois; le deuxième de ces rois avait le visage noirci, après-coup; le « correcteur » avait oublié les mains. Or, nous savons que le manuscrit a voyagé en Allemagne. On peut mesurer une résistance particulière à l'exportation au mythe, parmi les nations de culture latine. Par l'exemple de la Bourgogne, nous verrons par quels principes politiques, cette résistance pouvait céder.

SAINT MAURICE, LE « MAURE »

Pendant que prospère et s'enrichit le mythe de Balthazar, à partir de ville de Cologne, à l'Est de l'Allemagne, de la ville de Magdeburg – la Ville des Filles – un autre culte (que je trouve encore plus intéressant, parce qu'on peut en tirer plus d'explications sur l'origine de cet intérêt allemand envers les Noirs), celui de saint Maurice, se manifeste par une très importante iconographie, à laquelle ont participé les plus grands peintres allemands, Mathias Grünewald et Albert Dürer en tête. Ce saint armé, qui a été cultivé sous une forme blanche dans les nations dépendant jadis de l'Empire romain – ce qui illustre la résistance latine dont je parlais – a lui aussi un rôle politique, plus spécialement dirigé contre un peuple : les Slaves, ce qui en amoindrit la valeur antiraciste.

Mais, cette image de Noir, chevaleresque, à l'époque féodale, et son exportation, en Finlande, en Pologne, dans les Etats baltes, scandinaves, danubiens, a programmé sur un large secteur de l'Europe une valeureuse apparence, avec une esthétique, une persévérance, étalée sur Plusieurs siècles. La bannière de saint Maurice, croix blanche sur fond rouge, est aujourd'hui le drapeau de la Confédération helvétique.

Le saint, martyrisé avec 6 666 compagnons (chiffre [PAGE 56] évidemment mythique) sous Dioclétien, entre Rhin et Danube, faisait partie d'une légion thébaine, qui refusait d'abjurer la foi chrétienne. Il fut d'abord révéré sous la forme blanche, toujours militaire, en Gaule, à Agaune, Auxerre, Lyon, Angoulême, Tours et Vienne, où le Rhône aurait apporté des reliques, qui lui furent attribuées. Son culte essaime vers l'est, après le Xe siècle. Sa diffusion serait due aux raids normands. Otton Ier de Saxe l'emprunte en 937. Maurice a, dès le début, un rôle dans la conversion des Slaves, dans la lutte contre les Hongrois. A la suite de son mariage avec Adélaïde de Bourgogne, Otton Ier transfère des reliques du saint à Magdebourg. Sous Henri II, les Slaves convertis rejettent ce saint, au XIe, siècle, et saint Maurice devient un saint germanique. A Rome, il n'offre aucun intérêt, où on le considère avec froideur. Sa coloration noire viendrait de la crainte du Nord; elle ne se répand qu'au XIIIe siècle. Il figure sur les pièces de monnaie au XIIe Louis IX (saint Louis de France) manifeste un grand intérêt à saint Maurice, mais sous une forme blanche, alors qu'il est un Noir en Allemagne, dès 1240-1250). On ne connaît aucun texte justifie cette innovation, et le thème sera traité de en plus luxueusement, et princièrement, pendant au moins trois siècles.

Ce n'est pas un saint populaire, mais un compagnon du pouvoir, qui convie les foules à l'admiration. On pourrait trouver une explication de ces mythes noirs, nobles et royaux, dans une lettre de Frédéric Barberousse à Saladin, où le premier affirme « gouverner, par la volonté de Dieu, les deux Ethiopies, pays des Maures noirs, le Pays des Parthes, la Syrie, la Perse, l'Arabie, la Chaldée, et même l'Egypte ». Ces ambitions méditerranéennes et orientales auraient conduit les monarques allemands à s'entourer de Noirs mythiques et majestueux, qui les justifieraient.

Le culte est luxueux, accroît les revenus des prélats et des évêques. Au XVIe siècle, il devient un symbole pan-allemand, dans le Schleswig et les îles danoises, mais les principales bases du culte restent Magdebourg, Halle et la Saxe. Le culte de saint Maurice est une excellente affaire financière, et ce sera l'une des causes de sa disparition. Ce luxe dispendieux provoque la colère de Martin Luther contre l'évêque de Halle (mais sans que sa couleur soit évoquée). Et les cérémonies de 1532 marquent [PAGE 57] même un goût immodéré pour les ornements noirs. C'est le seul saint qui jouisse de l'exposition de ses reliques deux fois dans l'année. Des pèlerinages obligatoires des habitants de Halle sont organisés, ce qui exaspère les pèlerins... et la Réforme progresse. L'archevêque Albert de Brandebourg, à la suite de ces manifestations non spontanées, est tourné en ridicule par un libelle (1542). Pour renforcer le culte de saint Maurice, on lui invente une sœur, Fidis, aussi cuirassée d'or que son frère. Mais les excès du culte de saint Maurice, à la mort de l'évêque Albert de Brandebourg, contribuent à une chute brutale de ce qu'on pourrait presque appeler des titres de propriété. Même dans le discrédit, la couleur noire n'est pas évoquée.

Ce qui est dommage, c'est que ce saint soit resté aristocratique, et que les excès de richesse de son culte en aient éloigné le peuple. Mais on chercherait en vain dans l'art européen une image de Noir aussi fidèle, puissante, réelle, chevaleresque.

Le Noir s'exporte, cependant, en tant que symbole pan-allemand, dans différentes directions. La ville d'Ubertino, dépendant de Padoue, adopte dans ses armes une tête de Noir, sous l'influence de l'Empire allemand, vers 1370. C'est par ce moyen des armoiries que les deux principaux mythes allemands se propagent. Comme dans le drapeau corse – où je ne crois pas que l'influence allemande se soit manifestée – la tête noire a le front ceint d'un linge blanc nommé tortil. Ce signe, très souvent dessiné au Moyen Age et après, est une référence à la théorie des climats de Galien, et doit empêcher la sueur de couler dans les yeux. Ce signe n'est pas cultivé en Allemagne, à propos de saint Maurice ou de Balthazar. Mais un autre signe, les boucles d'oreille masculines, y est plus courant; celui-ci est inoffensif. En bref, la chaleur en Afrique est tenue pour une punition de Dieu contre ses habitants.

« ET JE SUIS FIER, ET JE SUIS FIER D'ETRE BOURGUIGNON ! »

C'est en Bourgogne que le mythe de Balthazar, et plus largement, cette image allemande des Noirs, s'est d'abord implantée, avec une politique ambitieuse en Méditerranée et en Orient. Ce pays se fait accueillant pour l'Afrique [PAGE 58] et l'Orient, même ce qui n'a aucune valeur. Par exemple, peu après son mariage, Philippe de Bourgogne, avec Isabelle, son épouse, assiste à Bruges à un repas; un immense pâté est servi, qui dissimule un personnage, écrit Montrelet, « nommé Hansse, le plus apert que on sceut, vestu en habit de beste saulvaige ». Nous ne sommes pas très loin du stéréotype du sauvage cannibale, à la diffusion duquel la cuisine apporte ainsi sa contribution.

Mais les velléités de croisades de Philippe de Bourgogne amènent le souverain, à la suite d'une influence allemande, à propager une image. princière des Noirs, et même plus : une image populaire, ou presque. Marié à Isabelle de Portugal, le Duc de Bourgogne (dont les possessions s'étendent de la Hollande et du Hainault, du Luxembourg au Brabant, à la Bourgogne, en font un des princes les plus puissants d'Europe), aura de constantes velléités de se croiser, comme le monarque de l'Empire voisin, avec lequel il est en perpétuelle rivalité.

Se rechercher en Orient des alliés contre les Turcs est un mobile de sa politique, le plus ferme. Le thème de la marche des rois guidés par l'étoile est un reflet plastique de ce mobile; le mythe de Balthazar est, bien entendu, adopté, dès 1465, dans la Bible d'Evert van Soudenbalch. Ce livre contient deux autres miniatures représentant des Noirs princièrement habillés : la fiancée noire du Cantique des Cantiques, et l'Eunuque converti de la reine Candace. Mais, dès le début du siècle (1410), les miniatures des « Très riches heures du due de Berry » ont illustré de beaux personnages de Noirs, et de Noires, très gracieuses. Pourtant, des traditions restent, telles que les martyrs de saints, qui sont souvent le fait de bourreaux noirs : un rôle trop fréquent en Europe, sans en excepter les pays d'outre-Rhin.

En 1470, on publie en France « Le Roman de Troie », conservé à Oxford. Un détail d'une miniature, représentant le départ légendaire des Argonautes, montre l'armement et le chargement d'un navire. Charpentiers et techniciens sont européens; dockers et matelots sont noirs, le front ceint d'un tortil. Serait-ce l'un des premiers négriers ? Il ne fait pas de doute que ce navire a été vu par le miniaturiste.

Pour clore ce chapitre bourguignon, citons une miniature très informative de Jean Fouquet, extraite d'un recueil « Des cas des Nobles Hommes et Femmes », daté [PAGE 59] de 1458, conservé dans une bibliothèque de Munich. Sous ce titre charmant, est publié le premier mariage mixte connu. Le volume célèbre des « cas », choisis depuis l'Antiquité, illustrés par la fortune, suivie d'une chute fatale.

Le mariage de Philippa de Catane, nourrice choisie par Violante, femme du due de Calabre, avec « un homme éthiopien, qui avait du tout telle figure et couleur, comme ont les Ethiopiens, que l'on nomme autrement Mores » (cette mention finale indique, à mon avis, l'influence allemande), acheté par le duc Raymond. Celui-ci l'affranchit, le fit baptiser et lui donna son nom. Claude Witart, traduisant Bocace, ajoute : « Cela luy étant accordé, ce gendarme More coucha avec la lavandière de Cathine. » Le Noir, nommé Raymond de Champagne, mourut sénéchal du roi. Le mariage relaté eut lieu vers 1345. Hélas! Après la mort de son mari, Philippa de Catane eut une fin atroce, ainsi que ses enfants. Accusée d'avoir étranglé, avec ses fils, le frère du roi de Hongrie, cette famille fut mise dans une charrette pour être brûlée vive. La nourrice, le mariage, le jugement et l'exécution sont représentés dans la même miniature.

Un autre cas de mixité, fictive celle-là, est examiné par un manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale. Un « Traité de la Vie contemplative » raconte le choix, par Jésus-Christ, d'une fiancée noire. Dieu le Père se montre raciste : « Il me plaît que tu pregnes une espouze, mais pas celle-là, car elle est trop laide et noire, est de basse extraction, et ribaude. » Notre Seigneur parle même de « ressemblance bestiale » et de « méchanceté ». Néanmoins, un ange antiraciste fléchit ce premier mouvement du Créateur : « Combien que ceste fille soit noire, néanmoins, elle est gracieuse, et a belle composition de corps et de membres, et est bien habile pour porter fouezon d'enfans, et ce que on luy baillera, bien gardera. » Il est caractéristique que la Bourgogne, sous une influence allemande, enrichit son héritage de mythes noirs féminins, qui n'ont pas eu de succès outre-Rhin.

Une tradition française fait entrer dans l'arbre de Jessé, au XVe siècle, un Noir, c'est-à-dire dans l'arbre généalogique du Christ.

Retournons en Allemagne, après avoir examiné comment se propage une image du Noir plus positive, d'un peuple à l'autre. Si l'Allemagne communique à l'étranger ses mythes noirs, avec leur caractère positif, on pourra [PAGE 60] formuler des hypothèses sur les peuples d'où elle les tient, et nous verrons que la résistance latine au mythe de Balthazar nous aidera à rechercher une vérité possible, à propos du personnage de Cham.

LES PAYS OU LA MALEDICTION DE CHAM N'EXISTE PAS : L'ALLEMAGNE ET BYZANCE

Chacun connaît, en deçà du Rhin, le mythe de Noé ivre, dont l'un des fils, Cham, se moque, et la malédiction paternelle, qui le condamne, lui et sa descendance, à servir ses frères et leurs descendants; ce mythe a préexisté, dans plusieurs régions, à la conquête de l'Amérique, et au trafic triangulaire. Le mythe de cette malédiction est connu dès le IVe siècle de notre ère, chez les chrétiens et les musulmans. Ibn Khaldoun a cherché à combattre cette « rumeur ». Et même, les chrétientés copte (où il y a des Noirs) et éthiopienne, l'ont acceptée sans discussion, renonçant aux saints noirs.

Saint Menas, un saint militaire, patron d'Alexandrie, a une effigie blanche ou noire, sur des poteries contenant de « l'huile des martyrs », distribuée par un monastère égyptien – on en a retrouvé en Europe – suivant que le pèlerin acheteur est noir ou blanc.

Byzance a peut-être eu l'idée de rattacher par la généalogie les Noirs à Cham, sans que le thème contienne aucune idée de culpabilité, ni de malédiction, ni d'inégalité; les Noirs sont donnés pour Noirs dès la dispersion des héritiers de Noé. Cependant, toute vision péjorative n'est pas exclue de l'idée qu'on s'y fait des Noirs pour autant à Byzance, et cette notion de temps après la dispersion a son importance, par une punition, qui interviendrait par la chaleur de l'Afrique.

Au contraire, en Occident, un noircissement interviendrait sur les descendants de Cham après leur dispersion-punition, dans les terres chaudes d'Afrique, dans le monde latin. Cette idée s'agrège avec la théorie des climats de Galien.

A cause de cette différence, les Byzantins sont plus capables d'observations des Noirs que les Occidentaux dans leurs écrits et leurs peintures.

En Allemagne, comme à Byzance, la malédiction de Cham n'existe pas : dans une généalogie du Christ, provenant [PAGE 61] de la cathédrale Sankt Patroklus de Soest, à Berlin, dessinée en 1230, on n'insiste pas sur la malédiction de Cham.

Une fresque détruite au XVIe siècle, connue par des copies et des manuscrits, relate la généalogie de la Maison de Luxembourg, et mentionne Cham, sans aucune idée de malédiction.

La « Chronique de Bohême », rédigée à la demande de Charles VI de Bohême (1353-1356), place Noé, Cham, Chus et Nemrod à l'origine de l'Empire allemand – mais sans représentation des Noirs.

C'est cette absence de malédiction en Allemagne, qui rend les mythes noirs possibles dans l'Empire allemand. Mais ça ne peut suffire comme explication.

L'interprétation divergente du mythe de Cham est l'élément qui fonde, dans la Germanie, une sensibilité différente envers les Noirs : le Miracle de la Jambe Noire, dont j'ai parlé précédemment, est illustré, une fois, à Vienne : le peintre refuse de représenter les deux saints, Côme et Damien, et le Noir; de plus, on dirait que, dans la représentation du miraculé, il a voulu discréditer la légende par la dérision : seule, la cuisse est remplacée, ce qui nécessite deux greffes, et le malade exhibe sa bizarre anatomie devant un groupe d'amis ou de curieux. Cette œuvre date de la Renaissance, période où la monarchie autrichienne règne en Espagne; et il est intéressant de voir comment la légende, si bien accueillie dans la péninsule ibérique, est ainsi dénaturée par la culture allemande.

L'INVERSION DES ROLES

William B. Cohen, dans son prétendu « délire », m'a informé du voyage que fit l'abbé Proyart, et du témoignage qu'il en publia sous le titre « Histoire de Loango, Kakongo et autres royaumes » (1776), dans lequel il combat courageusement tous les stéréotypes de « L'Histoire des Voyages » le livre « Français et Africains » consacre à ce bon livre près de deux pages; et je peux ajouter des exemples d'une idée antiraciste, pour illustrer ce qui n'est pas un mythe, mais plus une attitude allemande. L'abbé Proyart compare la simplicité du train de vie des monarques et de leurs sujets en Afrique, aux opulences [PAGE 62] européennes, et cette comparaison lui paraît l'une de sources de notre mépris : « Un témoin impartial de leur simplicité et de notre profusion ne jugerait pas la comparaison en notre faveur. » L'auteur, à plusieurs reprises se livre à ces comparaisons, qui l'amènent à s'imaginer dans leur position, et eux dans la nôtre. Par exemple témoin de l'étonnement des Noirs au sujet de l'écriture il écrit : « Nous éprouverions le même sentiment que ces Barbares, au récit qu'on nous ferait de ces précieux avantages, qui surpassent quelquefois ceux mêmes de la parole » (p. 173).

Leurs mythes noirs ont poussé les Allemands à cultiver cette aptitude d'imaginer une inversion des rôles, entre Noirs et Blancs, qui s'est manifestée en plusieurs époques jusqu'à aujourd'hui. A ce propos, c'est d'antiracisme, au sens moderne, qu'il convient de parler. Je vais en donner plusieurs exemples, dont l'un est adressé aux enfants, de façon à les inciter à cette tradition si louable : vieux souvenir d'enfance personnel de votre serviteur.

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La plus ancienne illustration de cette inversion se trouve dans la Tapisserie des Sauvages, tissée à Strasbourg, en 1400 environ, pour la famille Zorn. Elle es aujourd'hui conservée au Museum of Fine Art à Boston (U.S.A.). Un château féodal, pont-levis baissé, est défendu contre des « sauvages » blancs, pieds nus, hirsutes, vêtu de feuilles d'arbres, armés de massues et de pierres, par des Noirs armés de flèches et d'arcs. D'autres Noirs tancent des projectiles du haut des tours; leurs dames, couronnées, surveillent la scène, coiffées de longues chevelures blondes. (Notons que si, en Allemagne, la reine de Sabah est ainsi coiffée, jamais l'un des mythes noirs masculins n'est blond, à ma connaissance.) La scène se passe à l'orée d'une forêt, représentée en longueur (quatre foi et demi la hauteur). Voilà un chef-d'œuvre qu'on ne voit pas souvent reproduit, et je suspecte ce fait; d'ailleurs, pourquoi l'a-t-on vendue aux Américains ? Mais je « délire » ! [PAGE 63]

Vers 1880, alors que la conférence de Berlin est proche, le docteur Hoffmann, un médecin aliéniste de Francfort, publie un livre d'images et de vers à l'intention des enfants de moins de six ans, « Der Struwwelpeter » (Pierre l'Ebouriffé »), contenant des histoires moralisatrices et éducatives, pour convaincre les petits de ne pas se balancer à table, ne plus sucer son pouce, revenir de l'école ans détours, ne pas arracher les ailes des mouches, ne pas faire souffrir un chien, ne pas jouer avec les allumettes, bien manger sa soupe, et j'arrête là : ne pas se moquer des Noirs. Egon Friedel, un littérateur allemand, écrit « toute la littérature allemande de son époque est oubliée et que seul « Der Struwwelpeter" est resté ».

Le passage qui nous intéresse, en vers enfantins comme out l'ouvrage, montre trois gamins blancs, avec chacun on caractère : l'un avec un bretzel, l'autre avec un cerveau, le troisième avec un drapeau - le cocardier de la bande – qui se moquent d'un enfant noir, passant à l'abri d'une ombrelle, en le montrant du doigt. Survient le grand Nicolas, armé de son encrier, qui plonge les trois gamins dans l'encre, et les voici plus noirs que celui dont ils se sont moqués, qui continue son chemin, dans le soleil et la lumière. Je ne connais pas d'autre exemple en Europe de cette intention éducative – mais seulement en Afrique, qui m'est apparue dans « Les couples dominos » (Julliard). Mme Kouoh-Moukouri dit dans ce livre, qu'on enseigne aux enfants africains, dès leur jeune âge, qu'ils risquent de se trouver affligés de la particularité physique dont ils se moqueraient.

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On perçoit encore cette attitude d'esprit chez Gerhardt Hauptmann (1862-1940), auteur allemand, qu'on peut comparer à Zola. Dans sa pièce « Der Heiland » (« Le sauveur blanc »), il montre des Blancs arrivant au Mexique, accueillis par les Aztèques comme des incarnations de leur Dieu Quetzalcoatl, et se comportant comme des démons.

Il y a quelques années, le musicien allemand Maurizio Kagel a fait jouer en Avignon une pièce de théâtre musical, intitulée « Mare Nostrum », autour d'une grande flaque [PAGE 64] d'eau bleue aux contours exacts de la Mer Méditerranée. L'argument : ce n'est pas Christophe Colomb qui découvre l'Amérique en 1492. Ce sont les Incas, les Aztèques qui découvrent le monde méditerranéen et en organisent la mise à sac, et au fur et à mesure des événements, la belle bleue se transforme en un infâme merdier.

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Le livre de Ivan Van Sertima contient une inversion effective de ce qu'on croyait précédemment : Egyptiens, Arabes et Noirs ont été entraînés par les courants en Amérique, et les Chinois étaient informés de l'existence du continent, de sa faune et de sa végétation, dès le XIIIe siècle, par des navigateurs arabes, et de la durée du voyage atlantique. Deux savants allemands, le linguiste Otto Wiener et l'archéologue Alexander von Wurthenau, l'ont précédé dans cette voie : il est possible que ces traditions allemandes, ayant préparé une autre image des Noirs dans l'esprit, aient incité ces deux savants à accueillir cette idée.

Ces voyages précolombiens africains et le livre de Ivan Van Sertima sont refusés par des savants de cultures espagnole, française, et Jacques Soustelle écrit que « tout cela ne tient pas debout ».

Ils reconnaissent pourtant que les civilisations d'Amérique centrale se sont développées grâce à des contacts extérieurs, et qu'on en a des preuves par les procédés de fonte des métaux, et la cadence de leurs progrès. Mais pourquoi les savants de culture latine s'obstinent-ils à privilégier l'ouest de l'Amérique, dans leurs recherches (alors que les courants qui traversent l'Atlantique rendent ces voyages possibles, mais le retour malaisé, dans le sens Amérique-Afrique) ? Cette obstination n'a- t-elle pas les mêmes raisons que le refus des nations de langues latines pour adopter le mythe de Balthazar, quatre siècles avant ?

Les têtes à caractères africains de La Venta sont décrites, soit comme « mongoloïdes (Soustelle), soit comme [PAGE 65] « australoïdes » (« L'Amérique d'avant Christophe Colomb », de Pedro Bosch-Gimpera, 1967, Payot). Avant eux, Paul Rivet, déjà à la recherche de ces influences, qu'ont pu recevoir les civilisations précolombiennes, allait davantage les chercher en Australie qu'on Afrique.

Cela alors qu'elle est, selon la géographie, beaucoup plus proche; que les courants marins atlantiques ont amené accidentellement beaucoup plus de bateaux africains que d'Australie, depuis qu'il y a des bateaux; et que la traversée du Sahara a habitué l'homme, plus tôt que sur un autre continent, à se guider par les étoiles; de plus, les Africains sont plus avancés que les Australiens, dans le travail des métaux.

Ces refus peuvent amener les Blancs à être pris, par les Noirs, en flagrant délit de bêtise : Jean-François Bizot n'écrit-il pas, dans « Actuel », que les traits négroïdes des statues colossales de La Venta « sont dus à l'absence d'outils métalliques chez les Olmèques »... et que tous les archéologues « blancs » pensent cela !

Il est vraiment temps d'examiner les racines historiques de ce que nous pensons de l'Afrique et des Noirs, et d'effacer certaines images de notre cerveau.

Le livre de Van Sertima est passionnant et utile : il permet aux Européens de détruire leur ethnocentrisme, ou du moins celui qu'ils se sont constitué depuis 1492, ce qui n'est pas rien. A ce propos, M. Pierre-J. Simon m'a appris qu'il existe aux Etats-Unis une école de sociologues et d'historiens qui se nomme « l'école de 1492 », animée par Oliver Cromwell Cox; j'espérais y retrouver Ivan Van Sertima, Alexander von Wurthenau, etc., donc tous ceux qui entendent refaire une histoire, qui ne serait plus écrite par les seuls Européens, et je dus déchanter : la grande préoccupation de cette école est de délimiter historiquement le racisme, et de l'expliquer par la seule approche marxiste, et par cette date. Je dois peut-être à cette nouvelle approche visuelle, que ces livres nous permettent, de trouver d'abondantes traces d'un racisme antérieur, de quelques siècles ou millénaires, à la « découverte » de l'Amérique... celle du moins qu'on date de 1492.

Dans le bulletin de la Société des Américanistes, M. Raoul d'Harcourt écrit, sous le titre : « De quelques liens archéologiques intercontinentaux en Amérique » : [PAGE 66] « Les traces que les relations entre les deux continents Nord et Sud ont pu laisser dans l'archéologie du Nouveau Monde ont été jusqu'ici insuffisamment recherchées. Ces relations, il est vrai, ne sont pas faciles à établir et beaucoup les nient. Il semble en outre que certains chercheurs, dans l'Amérique latine surtout, les écartent par un sentiment nationaliste, bien étranger en la matière; ils refusent d'admettre que la civilisation de leurs ancêtres, la première, la plus ancienne à leurs yeux, ait pu recevoir et accepter une influence extérieure. Et pourtant que d'enseignements ne tirerait-on pas de ces rapports, qu'ils résultent d'invasions guerrières, de migrations ou de simples échanges commerciaux ! »

J'entends bien que ces lignes ne s'appliquent qu'aux contacts interaméricains. J'en retiens cependant aussi qu'on ne trouve que ce qu'on veut bien chercher : là où le nationalisme latino-américain joue le rôle d'un frein, ailleurs, ce rôle peut être tenu par les stéréotypes européens sur les Noirs.

Un comble ! Le journal français « Le Point » a parlé de « robinsonnade » à propos du livre de Ivan Van Sertima : à chaque robinsonnade, il faut son Vendredi; ce dernier doit nécessairement être un Blanc, comme ici, les Robinsons sont noirs, et je veux bien tenir ce rôle!

LA PERSISTANCE DES MYTHES NOIRS POSITIFS OU NEGATIFS

Nous avons vu comment l'Allemagne a influencé la Bourgogne par ses mythes noirs et par sa politique méditerranéenne. Une explication de cette image allemande des Noirs, particulièrement entre Charles VI et la Renaissance – comme du refus latin du mythe de Balthazar, m'est fournie par les différences notables des Romains et des Grecs, dans l'image qu'ils ont de l'Afrique : de nombreux dessins de vases grecs montrent des Noirs armés de lances, de casques, de boucliers, d'arcs (alors qu'aucune représentation romaine ne nous parvient. sauf [PAGE 67] une petite statue de gladiateur). Ce sont les ancêtres de saint Maurice.

Des vases bifaces, modelés par les potiers grecs, avec un visage blanc et un visage noir, une seule couronne surmontant les deux visages, voilà un autre thème abandonné par les Romains.

Héraklès a de nombreux rapports avec l'Afrique et les Noirs, et même une mère noire, quelquefois; chez les Romains, on a oublié tout cela dans le personnage d'Hercule.

Après les guerres médiques, des femmes grecques ont épousé des prisonniers noirs, venus d'Asie, sans que des désapprobations soient parvenues jusqu'à nous. Sur ce plan sexuel, à Rome, et à partir du Ier siècle de notre ère, on donne des farces qui font rire aux dépens des femmes, qui ont un enfant révélant à leur naissance leurs amours avec un Noir; deux mosaïques datant de cette époque, [PAGE 68] dans des thermes, à Pompeï et à Timgad, représentent des Noirs dont le membre est disproportionné, tous deux garçons de bains : deux phénomènes liés dans le temps !

Des vases grecs sont garnis d'un décor avec un guerrier éthiopien d'un côté, une Amazone blanche de l'autre, thème abandonné par les Romains. Ces derniers, quelquefois, font déjà apparaître un angle facial simiesque, et qui fait penser à ce que l'Europe fera beaucoup plus tard. Mais c'est rare encore. Et les Romains, là comme ailleurs, ont fait de très beaux portraits de Noirs. Le seul Noir, dont on connaisse l'identité dans le monde gréco-romain est nommé Memnon; il a été adopté par le Romain Hérode Aticus à cause de son goût pour l'étude.

Enfin, on ne connaît pas de poème grec, comme celui d'Hadrumète, Romain propriétaire d'un esclave noir en Afrique du Nord :

    L'excrément des Garamantes s'est répandu sous nos cieux
    Et de la poix s'éjouit l'esclave noir.
    Si la voix, de ses lèvres émise, ne sonnait humain, Il terrifierait, vision de larve à faire frissonner les hommes.
    Puisse le sinistre Tartare, Hadrumète, à son usage, te ravir ton monstre !
    Tel est bien le portier que mérite la demeure de Pluton !

D'où viennent ces différences entre les Grecs et les Romains ?

La Grèce classique a été contemporaine des siècles « noirs » de l'Egypte, des pharaons de Kouch, Méroé et Thèbes, qui reprenaient à leur compte les valeurs de l'Egypte blanche, vaincue par les Assyriens. C'est d'Egypte que vient cette image grecque du Noir armé, et si mon explication vaut quelque chose, ces deux images de Noirs, si différentes, qui se partagent l'Est et l'Ouest, nous apprennent comment des stéréotypes peuvent être tenaces, si le sort des Juifs ne nous l'avait pas déjà enseigné...

CAUSES DE L'IMAGE ROMAINE

Ces perceptions romaines, toutes du Ier siècle après Jésus-Christ, différentes des Grecs. sont le fait des hommes [PAGE 69] en ce qui concerne : l'obscénité, la poésie citée (où l'on pressent le rapport au Démon et à l'Enfer, dont le Moyen Age a beaucoup usé aux dépens des Noirs), et les enfants illégitimes.

J'ai précédemment rendu compte du livre de François de Négroni, Les colonies de vacances, sur les milieux coopérants. Celui-ci explique comment la colonisation est une entreprise masculine, où les femmes restent marginales, et n'ont pas un sort enviable dans la domination coloniale. Or, l'Empire romain est une entreprise coloniale, et je prie le lecteur de se reporter, pour expliquer ces perceptions masculines au 1er siècle de notre ère, au livre de cet auteur dont j'ai donné un compte rendu (no 22 de P.N.P.A., p. 23).

La marginalisation des femmes dans une profession (la médecine), sur un continent « l'Amérique latine), dans un lieu public (les thermes romains), dans un empire (les empires coloniaux ou l'empire romain), aurait eu, en des lieux et des époques différentes, un résultat sur le sort des Noirs. Les actions d'hommes très divers – Galien, mais aussi Napoléon; Christophe Colomb, mais aussi Adolf Hitler; Sigmund Freud, mais aussi les Clunysiens – ont souvent nui aux Noirs et aux femmes.

Dans la vie sociale, l'oppression sexuelle et l'oppression raciale se recoupent fréquemment; la libération de ces oppressions, souvent jumelles, est mise en question, historiquement, en même temps : la fin des cieux conflits mondiaux, la Guerre de Sécession, la Révolution française, ont servi de cadre à des expressions communes. « L'image du Noir dans l'art occidental », éditée à un moment où les femmes expriment, elles aussi, une préoccupation au sujet des clichés, qu'on a fait à leurs dépens, m'offre un nouvel exemple.

Que le livre de William B. Cohen ne mentionne aucune différence entre le regard féminin français et celui des hommes, me paraît une lacune.

LA RESPONSABILITE DE GALIEN

Nous avons vu comment la théorie des climats de Galien a donné au mythe de Cham sa pleine efficacité, en faisant de la chaleur du soleil africain, à la fois l'explication de la couleur des Noirs, et la punition de l'insulte [PAGE 70] faite à Noé. Nous avons vu que, là où le mythe de Cham ne contenait ni notion de punition, ni explication par la chaleur de la couleur noire, l'image des Noirs était meilleure (Byzance, et surtout Allemagne féodale).

Comme je l'ai montré ci-dessus, ce qui concerne les Noirs affecte aussi les femmes. La théorie des climats de Galien au sujet des sexes se base encore sur les climats, et elle a les mêmes effets délétères, aliénants et dépréciateurs, bien que basée, envers elles, sur le froid et l'humidité, et la lune. L'homme, au contraire, est considéré comme chaud et sec, et lié au soleil. Froide et humide, mais aussi sale et impure, proche de la pourriture et de la mort, laide plus tôt que l'homme, à la vie plus courte, donc chargée des soins aux morts, être souillé. Elle est aussi considérée, par son rapport à la reproduction, comme un animal, comme les Noirs. Le Moyen Age hérite de ces conceptions grecques, et la science grecque se coule dans le moule de la théologie. Un anatomiste du XVIe siècle assure que tous ceux qui s'écartent de l'épaisseur d'un ongle de Galien, sont passibles du bûcher et de l'excommunication.

Pour donner une idée de la violence de la misogynie, dont la théorie de Galien est responsable, on peut écouter Odon, abbé de Cluny, au sujet des femmes au Xe siècle :

« La beauté physique ne va pas au-delà de la peau. Si les hommes voyaient ce qui va au-delà de la peau, la vue des femmes leur soulèverait le cœur. Comme nous ne pouvons toucher du bout des doigts un crachat ou de la crotte, comment pouvons-nous désirer embrasser ce sac de fiente ? »

Il se trouve que les Clunysiens, en Castille, ont joué un rôle particulier dans le racisme contre les Maures noirs, au XIIe siècle, et ont transmis aux Castillans leur intolérance... Est-ce que je délire ?

C'est lorsque l'on commence à disséquer le corps humain, qu'on s'aperçoit, au XVIIe siècle, que ce que dit Galien n'est pas toujours vrai : sur ce plan, la théorie des climats survit plus longtemps en ce qui concerne les Noirs, qu'envers les femmes. C'est que les dissections faisaient plus aisément justice des mythes anti-féminins, que de tous ceux qu'on avait accumulé sur la « Terre de Cham », l'Afrique et ses habitants. [PAGE 71]

Une lecture juxtaposée de « L'image du Noir dans l'art occidental » et du livre de M. Ivan Van Sertima révèle, en ce qui concerne l'image du Noir entretenue dans l'art égyptien, trois habitudes qui seront transmises et accentuées par l'Europe : un rapport avec l'animal, particulièrement les fauves, et oiseaux de proie, est installé, et on représente souvent les Noirs dans leurs griffes; des objets et des jouets sont façonnés à leur effigie, ce qui habitue le Blanc à considérer le Noir comme une chose; enfin, très rarement, un angle facial, qui sera beaucoup utilisé en Europe, installe le rapport au singe, comme dans la sculpture conservée à Saint-Louis (U.S.A.), produite à la fin de la XVIIIe dynastie (environ 1560-1314). Les deux premières habitudes seront léguées aux Grecs et aux Romains – ainsi qu'aux siècles « noirs » de l'Egypte. Les Latins, sauf exceptions, ne cultiveront pas le cliché simiesque.

Les Noirs et le Phénicien, dont les Olmèques ont fait le portrait, ni aucune figurine précolombienne reproduite [PAGE 72] dans le livre de Ivan Van Sertima, ne représentent aucun Noir, selon ces habitudes. Même ceux qui pensent que ces reproductions sont des faux, confectionnés pour faire croire à des voyages africains, dans le but de les « flatter », devraient considérer ce fait : si ces faux ont été confectionnés, pour fuir des clichés, qui fonctionnent depuis trois mille cinq cents ans, en les enrichissant au fil des siècles, chaque mythologie et religion renouvelant les images à leurs dépens, dans une histoire que d'autres écrivent et veulent continuer à écrire, en leur absence, ceci mérite attention, de la part de ces sceptiques.

Seuls, des gros bateaux peuvent traverser l'Atlantique ». Cette idée, transmise par les Arabes du mire siècle aux Chinois – qui leur suggère la première dénomination de l'Amérique : le Mu Lan-Pi, le pays où l'on va avec de grands bateaux – est encore partagée par la plupart des adversaires du livre de M. Ivan Van Sertima (et aussi, d'ailleurs, par des historiens maliens, ce qui devrait exclure un conflit racial à ce propos). Est-ce qu'on ne trouve que ce qu'on cherche, pourtant ? Des mobiles assez mystérieux ont poussé, depuis assez longtemps, certains Européens à faire des recherches sur les voyages africains en Amérique centrale, dès le début du siècle, et parmi eux deux Français, Alphonse de Quatrefage et le commandant Cauvet.

Que ces objets précolombiens ne contiennent aucun jouet, cuillère à parfum, lampe à huile, boîte de cirage à aucun porte-flambeau, marionnette, des portraits, des objets de culte, des objets d'adoration (dont certaines me suggèrent, à moi qui suit athée, un intense sentiment mystique), ceci a une signification, même si on décide que ce sont des faux, comme on l'a dit lors de leur exposition au Festival des Arts africains de Dakar.

Ce sont les arguments qui contiennent des stéréotypes serviles employés par les sceptiques, qui me pousseraient à ajouter foi au livre en question. Je leur suggère donc de ne pas les employer, dans l'intérêt de leur cause...

UNE IMAGERIE

J'ai beaucoup apprécié l'article déjà publié par P.N.P.A. à propos du livre de W.B. Cohen, dû à T. Mpuyi-Buatu. J'ai [PAGE 73] seulement voulu donner des informations, qui me paraissent ignorées, et des réflexions qui me sont venues à propos de cet article. Pour les Français de gauche que sont MM. Emmanuel Todd et Emmanuel Leroy-Ladurie, c'est sans doute resté un article de foi, ce décret d'abolition, ce « Périsse les colonies plutôt qu'un principe », cette Association des Amis des Noirs, que la Révolution française a mis en scène. Le livre « Français et Africains » met à mal cette imagerie, en décrivant les intentions coloniales, impériales des abolitionnistes, dont bon nombre voulaient, dès le milieu du XVIIIe siècle, que l'Afrique remplace les Iles. Et cette phrase de l'abbé Sibire : « Cessons d'être féroces, nous n'en serons que plus riches ! », est en effet bien « vulgaire », mot que l'on doit à M. Leroy-Ladurie.

Que des livres soient étouffés est inquiétant. « Le mythe du Nègre et de l'Afrique noire dans la littérature française de 1800 à la Deuxième Guerre mondiale », de Léon Fanoudh-Siefer, épuisé depuis sept ans, est réédité... à Dakar. (Je l'ai commandé, et je l'attends depuis un an; je l'espère ... )

Ces gens ne sont pas hitlériens; alors, qu'ils réfléchissent à ceci : si les mythes allemands du Moyen Age n'ont pas empêché Hitler d'inoculer le mépris des Noirs aux Allemands, c'est parce que cette sorte d'idéal monarchique noir n'a que rarement mordu dans le peuple. Ces mythes étant élitaires, la peste brune a pu s'implanter avec succès parmi les ouvriers allemands. Aujourd'hui, ce qui intéresse les nouveaux hitlériens, ce sont les opinions ouvrières, populaires, et c'est pourquoi toutes les opinions antiracistes doivent pouvoir s'exprimer, non sans critiques, mais avec de la tolérance. Ceci s'adresse aux critiques français de W.B. Cohen.

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J'ai voulu montrer, après l'article de M.T. Mpuyi-Buatu, que les représentations plastiques faisaient apparaître, dans l'image du Noir, des habitudes datant des Egyptiens, que les cultures et religions, les sociétés et les Etats ont perfectionnées, mais inégalement; que leurs successeurs immédiats, grecs et romains, sont différents sur ce point; [PAGE 74] qu'ils ont eux-mêmes légué leurs différences à l'Europe chrétienne et féodale; que le mythe de Cham, s'agrégeant avec la théorie des climats de Galien suivant ses interprétations, neutres ou maudites, engendre et fait vivre des mythes seconds totalement opposés, positifs ou négatifs, suivant que la malédiction est tue ou affirmée; que c'est peut-être trop simple de dire : « L'horreur de la couleur noire trouve son origine dans la morale religieuse » qu'il ne faut peut-être pas juger tous les Européens d'après les Français : « Il est à remarquer que la même image se retrouve chez les autres Européens : Anglais, Espagnols, Portugais... »

Sur cinq mille ans, une image suivie comme celle-ci fait peut-être apparaître des permanences plus clairement, à cause de l'analphabétisme, que celles qui apparaîtraient grâce à des traductions, ou même, pour une même culture, aux différents âges d'une langue (c'est pourquoi j'ai voulu faire connaître ces citations bourguignonnes).

« L'image du Noir dans l'Art occidental », par cette approche plastique du racisme, m'a inspiré une autre pensée, qui, à ma connaissance, n'est pas souvent dite, et qui devrait faire l'objet de recherches : depuis très longtemps, toutes les professions, qui ont un rapport avec le corps, ont eu un rôle particulier dans la conception, la diffusion du racisme anti-noir : médecins, mais aussi garçons de bains; peintres, mais aussi cuisiniers; sculpteurs, mais aussi pâtissiers ; anatomistes, mais aussi tailleurs. J'en ai donné quelques exemples. Et c'est compréhensible : le racisme est construit sur le modèle du sexisme, qui le précède dans l'histoire de l'espèce. Or, ces professions ont eu le même rôle dans la conception et la diffusion de l'oppression des femmes par les hommes...

UN LIVRE ETOUFFE

Plusieurs livres sont étouffés parce qu'ils disent des choses nécessaires, à propos de l'Afrique. Par exemple, depuis treize années, une thèse de 350 pages, due à M. Serge Daget, qui a écrit plusieurs ouvrages sur la question de la traite, est toujours disponible en quelques exemplaires, dont un à la bibliothèque du Musée de l'Homme. Elle mérite mieux, mais son sort nous éclaire sur les raisons du mauvais accueil du livre de M. W.B. Cohen. [PAGE 75] « La France et l'abolition de la traite des Noirs de 1814 à 1831 » offre ce point commun avec le livre de M. Cohen, de comparer avec constance l'attitude de la France et de l'Angleterre, que l'histoire économique des deux pays a conduit à une solution antagoniste, dont certaines suites sont encore observables par tout le monde de nos jours; sur dix-sept ans comme sur trois cent cinquante ans, beaucoup de choses s'expliquent.

M. Serge Daget est motivé par la question : pour illustrer son désintéressement, un exemple : M. Jean Mettas, mort, en 1975, à trente-quatre ans, d'une tumeur, avait laissé un travail qui examinait ce sujet de la traite des Noirs dans le port de Nantes. Il a réuni une équipe d'amis du défunt, et a mené à bien le travail d'un autre, alors que son propre travail gît là où j'ai dit.

Cette comparaison franco-anglaise ne fait pas précisément plaisir. Il est cependant utile de comprendre pourquoi les différences entre les deux nations se sont amplifiées sur ce problème du « trafic triangulaire », à partir de l'Empire; et pourquoi les négriers français, pendant la seconde moitié du XIXe siècle, ont été jusqu'à se reconvertir dans la traite entre l'Afrique orientale et le Moyen-Orient.

Il me paraît intéressant, par exemple, d'apprendre que Mungo Park, voyageur anglais qui explorait l'Afrique centrale à l'époque de la Révolution française, cherchait à avertir les Africains qu'ils allaient devenir esclaves de l'autre côté de l'Atlantique; et que ceux-ci, s'attendant à être mangés, ne le croyaient pas.

M. Serge Daget explique que le futur Louis XVIII, émigré en Angleterre, militait pour l'abolition... Sur le trône, le roi devient vite indifférent. Il décrit lumineusement comment se pratique cette transformation, et comment l'abolition, se présentant sous un manteau anglais, les esclavagistes peuvent se draper efficacement dans le manteau patriotique. Et la rivalité entre les deux pays ne date pas de là, si elle s'accentue. Danton, lors du décret abolitionniste du 4 février 1794, plaçait l'événement sous ce signe en clamant: « Citoyens ! L'Anglais voit s'anéantir son commerce ! »

Dans le livre de W.B. Cohen, Tocqueville, Lamartine, de Beaumont, sont marqués en un sens plus heureux par l'influence anglaise. L'abolition britannique, dont ils observent les effets politiques, les libère des idées fausses. [PAGE 76]

L'influence de cette rivalité franco-anglaise, qui n'a jamais le même sens, et peut avoir des effets positifs aussi bien que négatifs du point de vue africain, et dont on trouve es traces jusque dans le règne gaulliste, son observation peut être utile, à condition d'examiner les questions désagréables : que, au temps de Tocqueville, les abolitionnistes français n'admettaient pas Bissette parmi eux à cause de sa couleur (alors que, avant la Révolution, John Newton, négrier anglais, repenti plus sincèrement que notre Pruneau de Pommegorge, avait fait son ami d'un Noir, l'écrivain Olaudah Equiano, dit Gustavus Vassa); que Théophile Gautier et Alfred Michiels (traducteur de « La case de l'Oncle Tom ») pensaient que l'esclavage était un agent de civilisation des Noirs, tout en se défendant de le justifier; que la vie des Africains était considérée comme difficile au XVIIIe siècle, du fait du climat africain, puis comme facile au XIXe du fait de ce même climat, et que ces deux circonstances contraires étaient évoquées en chaque époque, pour justifier l'infériorité des Noirs, voilà quelques-unes des choses que nous apprend ce bon livre, dont c'est la critique qui est délirante.

Si la comparaison avec l'esclavage anglais est bien faite, celle avec l'espagnol me laisse sur ma faim. En Amérique latine, alors que l'abolition brésilienne n'est intervenue qu'en 1888, après dix-huit ans de lois attribuant la liberté au compte-gouttes, d'autres nations la pratiquaient dès 1850, sous la contrainte anglaise. L'esclavage au Brésil, qui a laissé, visibles encore maintenant, plus de traces que partout ailleurs, dans les mœurs, les lettres, le cinéma, n'a pu avoir cette permanence que pour une raison que Cohen n'examine pas : la rivalité que Portugais (mais aussi Espagnols, au Pérou, par exemple) ont su installer par toutes sortes de procédés voulus, entre Noirs et Indiens, ce ni rendait les rapports entre esclaves noirs et maîtres blancs plus souples. Le Brésil fut le pays où l'esclavage fut le plus longtemps légal, alors même qu'il y avait dans cette immense nation une grande République noire, qui a duré des dizaines d'années, celle de Palmarès.

Un livre ne peut être parfait. Je relève en particulier la bourde curieuse sur Olympe de Gouges. J'apprends, d'ailleurs, qu'elle se nomme Marie Gouze, qu'elle se rétracte, par rapport à sa pièce de théâtre et à sa « Lettre à un colon très aisé à connaître ». Lors des événements de Saint-Domingue, elle prêche aux Noirs : « Les hommes [PAGE 77] n'étaient pas nés pour les fers, et vous prouvez qu'ils sont nécessaires! » Mais une formulation malheureuse a fait oublier à W.B. Cohen que la guillotine a mis fin à ses jours en Thermidor : « Lorsque l'esclavage fut réintroduit en 1802 ( ... ) », Olympe de Gouges en faisait maintenant un acte éclairé, qui sauvait les hommes, écrit Cohen, « d'une horrible situation où non seulement, ils se vendaient, mais où ils se mangeaient entre eux »...

Pourquoi comparer avec tant de persévérance le racisme des nations européennes, démarche très utile, assurément, et ne pas comparer le racisme des hommes et des femmes d'Europe ? Pourtant, Aphra Behn, Mme de Staël, Mme la duchesse de Duras, auraient pu conduire l'auteur de « Français et Africains » à cet examen. Depuis Christine de Pizan jusqu'à Louise Michel, elles ont eu assez souvent un regard et des politiques, qui anticipaient sur leur époque. Est-ce parce que, seules, les différences du racisme anti-noir ne l'intéressent que sous l'angle national ? Peut-il justifier cet intérêt exclusif ?

Pourquoi certains faits sont-ils maintenus dans l'ombre alors qu'ils sont significatifs et posent des problèmes ? Cohen ne dit rien, en particulier, de l'un des premiers décrets de Napoléon Ier, pendant les Cent Jours. Dès les premières heures de son second règne, alors que les Alliés bavardent à Vienne sur l'abolition, avec Talleyrand qui finasse, il rédige le décret, simple et coupant, du 29 mars 1815, qui rompt avec toute ambiguïté, dans une Europe qui y baigne – et dans une intention très politique : satisfaire l'Angleterre mieux que ne pourra jamais le faire Louis XVIII :

    « Art. 1 : A dater de la publication du présent décret, la traite des Noirs est abolie.
    Il ne sera accordé aucune expédition pour ce commerce, ni dans les ports de France, ni dans ceux de nos colonies.

    « Art. 2 : Il ne pourra être introduit, pour être vendu dans nos colonies, aucun Noir provenant de la traite, soit française, soit étrangère.

    « Art. 3 : La contravention au présent décret sera punie de la confiscation du bâtiment et de la cargaison, laquelle sera prononcée par nos cours et tribunaux. [PAGE 78]

    « Art. 4 : Néanmoins, les armateurs qui auraient fait partir avant la publication du présent décret des expéditions pour la traite, pourront en vendre le produit dans nos colonies.

    « Art. 5 : Nos ministres sont chargés de l'exécution du présent décret. »

Ce décret sera appliqué dès sa publication, jusqu'à plusieurs mois après Waterloo; et l'influence du décret sur les bureaux du ministère de la Marine et les armateurs sera suffisamment intimidante pour que, à cause aussi de la puissance anglaise, après janvier 1816, le premier navire négrier à repartir soit un bateau de Surcouf, qui, à cause de son passé, se sent ce triste courage. Mais les Cent Jours et le décret du 29 mars 1815 laissent d'autres suites, plus lointaines.

Lorsque Benjamin Constant, député, dévoile dans son discours du 2 juillet 1821 à la Chambre ses opinions abolitionnistes, l'un des très rares élus à le soutenir a été élu pour la première fois sous les Cent Jours :

    Le député Jacques Manuel : Est-ce donc manquer à l'honneur national, que de demander à cette tribune, que la loi rendue par l'autorité légale soit respectée, surtout lorsque les lois ne font que consacrer les droits de l'humanité ? (Clameurs prolongées.)

    Le député de Puymaurin : Vous calomniez la France! Ce n'est pas un Français! C'est un Portugais!

On se prend à regretter que William B. Cohen, qui a lu Serge Daget, n'en ait pas tiré plus, y compris sa rigueur... Et même on se prend à regretter Waterloo !

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Pourquoi ce travail de Serge Daget n'est-il toujours pas édité ? C'est cela aussi, comme le dit Jean Copans, qui « devrait nous remplir de honte ». A Vienne, Talleyrand et Louis XVIII voudraient, vaincus, « une traite découragée, autant que cela est compatible avec les besoins de nos colonies ». Le conflit avec l'Angleterre se concentre autour d'un Acte Additionnel, qui prolongerait la traite pendant cinq ans, que le député abolitionniste, l'abbé [PAGE 79] Henri Grégoire, définit ainsi; « Nous savons que la traite est un crime; mais trouvez bon que nous le commettions encore pendant cinq années! » Et à propos des sentiments qui sous-tendent cette politique, des « préjugés », mot qui apparaît à cette époque, M. de Talleyrand aurait cette opinion, qui me rappelle quelque chose : les préjugés à vaincre, dit-il en substance à Wilberforce, on ne doit pas les bousculer, mais les ménager. C'est l'abbé Grégoire qui rapporte cette opinion. Aujourd'hui, en 1982, on ne bouscule toujours pas, on ménage...

Le livre de Serge Daget n'est pas publié dans cette optique. Mais d'autres livres sont publiés dans le dessein de diffuser les préjugés : ceux de Georges de Villiers, Guy Des Cars, Jean Cau : aussi, le livre de Lacroix, « Les derniers négriers, derniers voyages de bois d'ébène », écrit par un homme qu'on peut soupçonner de complaisance envers ce « métier », a été édité trois fois, jusqu'en 1967. La thèse de Serge Daget, non.

Ces choix sont bizarres, inquiétants et honteux. C'est une question de santé mentale. Voilà ce qu'ils signifient :

– Nous ne voulons pas savoir que, sous la Restauration, des navires négriers portugais et espagnols choisissaient le drapeau français, car le gouvernement français était plus indulgent que les gouvernements de la péninsule ibérique.

– Nous ne voulons pas savoir que les députés faisaient de l'humour, et que l'on entendait : « Oui! Faisons un cours de géographie africaine! », au commencement d'un débat sur la traite.

– Nous ne voulons pas savoir que Villèle lui-même reconnaissait les proportions des traites française et étrangères, quand, dans un moment d'exaspération, à propos du droit de visite, pour perquisitionner sur les négriers, il s'exclama : « Nous y serions soumis tous les jours, et nous l'exercerions une fois en deux ans! »

– Nous ne voulons pas lire le discours de Benjamin Constant, à la séance de la Chambre du 2 juillet 1821, qui causa la chute de Portal, le ministre de la Marine, au cours duquel il décrivit la traversée du négrier « Le Rôdeur », qui, décimé par une épidémie d'ophtalmie, jeta par-dessus bord trente-neuf Noirs aveugles, dénués de valeur marchande (le cas vint à la connaissance par le rapport d'un médecin). [PAGE 80]

– Nous ne voulons pas savoir comment le cas du « Rôdeur », qui remplit la presse des mois durant, fut étouffé en justice.

– Nous ne voulons pas entendre M. Ferrand, ministre de la Marine de Louis XVIII pendant l'élaboration du traité de Vienne et de son Acte Additionnel, selon qui, pendant cinq ans, la traite doit être « bien active, pour procurer un grand nombre de bras à la culture de nos colonies ».

– Nous ne voulons pas lire une lettre de Portal, ministre de la Marine, qui propose à Richelieu, pour tourner l'interdiction anglaise, de déguiser les Noirs, « des Africains engagés à terme, et pour l'importation dans la Guyane d'un certain nombre de ces engagés par chacun des bâtiments de Sa Majesté, qui se rendraient en Amérique en passant par le Sénégal ».

– Nous ne voulons pas lire la réponse de Richelieu, refusant cette idée naïve, non parce qu'il est contre la traite, mais parce qu'on ne peut « se faire d'illusion : l'incorporation dans les équipages, et l'inscription sur les rôles des bâtiments du roi, de Noirs acquis sur les côtes d'Afrique, ne paraîtrait, aux yeux des nations, qu'un prétexte grossier, pour éluder nos engagements ».

– Nous ne voulons pas connaître comment, trente ans durant, nous avons cherché à déguiser la traite, pour la continuer.

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Dans « Français et Africains », édition française, une reproduction d'une litho datée de 1826, « de la Vénus Hottentote de Georges Cuvier, de l'histoire naturelle des mammifères, avec des figures originales colorées, dessinées d'après des animaux vivans » est insérée. Les lecteurs de « Peuples noirs, Peuples africains » (no 24) se souviennent de mon poème sur « Sarah Bartmann, la femme de Bonne-Espérance », dans lequel je rappelais le souvenir de cette femme, de ce qu'elle avait subi, de son vivant et après son décès, de l'exposition du moulage, réalisé par Cuvier, au Musée de l'Homme. Comme je désirais obtenir la disparition de cet objet j'envoyais [PAGE 81] deux exemplaires de ma poésie au Palais de Chaillot, l'un au Musée de l'Homme, et le second à M. Antoine Vitez, qui dirige le Théâtre, dans l'autre aile du palais. Le directeur du musée, M. Yves Coppens, me répondit qu'une nouvelle présentation de la galerie d'anthropologie allait intervenir, qui « ne conservera évidemment pas ce moulage de Sarah Bartmann ». D'autre part, la direction du théâtre du Palais de Chaillot me répondit par un autre avis, qu'apporterait une solution différente : comme cet objet a des effets avilissants par son exposition actuelle, M. Georges Goubert, directeur des programmes, suggère que « loin de le retirer de sa vitrine, on en ferait l'exemple à proscrire, afin de rendre sensible aux générations d'aujourd'hui ce qu'avait d'insupportable le regard porté par leurs parents sur leurs « frères de couleur ».

Je ne crois guère que cet objet puisse avoir cet effet; peut-être, entouré de tous les éléments comparés des mythes européens à propos des Noirs, ce moulage pourrait avoir cette utilité. Mais on n'a pas consulté les Hottentots, pour les exposer ainsi; il faut que l'Afrique soit consultée, à propos de ce on fait d'elle, dans les musées, et qu'un tournant soit, enfin, pris à cet égard. C'est dans ce but que cette poésie et cet article sont écrits.

POUR UNE NOUVELLE « ECOLE DE 1492 »

Pourquoi la conquête européenne de l'Amérique et de l'Afrique a-t-elle été aussi catastrophique alors que les apports égyptiens, africains et arabes n'avaient fait qu'enrichir les peuples contactés ? Alors que les voyageurs, africains se déplaçaient avec leurs femmes, l'émigration uniquement masculine des Européens n'a-t-elle pas été une cause de leur barbarie ? La rivalité entre l'Espagne et le Portugal, entre l'Angleterre et la France, rendit-elle la cruauté des invasions plus intense ?

Le rôle d'une nouvelle « Ecole de 1492 » pourrait être. au lieu de se préoccuper de dater la naissance du racisme, d'examiner ces rivalités, qui ne sont pas encore éteintes, entre la France et l'Angleterre, en Afrique, puisqu'un tabou est observé et que, dès qu'on en parle, on préfère détourner la question en comparant la France et l'Allemagne.

Lors du conflit des Malouines, le concept européo-centrique [PAGE 82] de « découverte » fut évoqué; l'un des intérêts de cette Ecole serait d'enlever à cette idée, née de la concurrence entre les nations européennes, sa justification, et d'en décrire les effets sur les mentalités nationales; une collection de l'éditeur Maspero a pris ce titre malheureux; les travaux de Ivan Van Sertima (1981) et de Muhammad Hamidullah (Présence Africaine, février-mars 1958), consacrés au contacts précolombiens, qu'ont eu les Africains, contestent, chacun, en conclusion, cette idée qu'un continent puisse en « découvrir » un autre. C'est cette idée, qui explique les dénominations des noms géographiques, qui recouvrent le globe, dont le sens est lié au pavillon et à la langue de chaque nation impériale européenne. Le Cap des Tempêtes, rebaptisé de Bonne-Espérance, apparaît comme le dernier grand lieu géographique à n'être pas nommé par référence à l'Europe, avec l'Australie. Il ne sera plus question, après 1492, que de Nouvelle-Zélande, de Nouvelle-France, d'Hispaniola, d'Amérique, de Nouvelle-Angleterre... et de Colombie.

Cette « Ecole de 1492 » pourrait aussi faire la critique de théories historiques nouvelles; MM. Emmanuel Leroy-Ladurie et Pierre Chaunu évaluent à 80 % le rôle des microbes dans l'extermination des Indiens d'Amérique (donc 20 % seulement du fait de la barbarie européenne). Comment sont calculés ces chiffres, donnés par M. Leroy-Ladurie dans « Le Monde » du 8 janvier 1982 ? Les contacts égyptiens, africains et arabes n'ont pas eu cet effet microbien, apparemment.

Lorsque des livres sont mal accueillis en Europe, le rôle de cette « Nouvelle Ecole de 1492 » serait de remédier à leur étouffement, à une époque où les livres invendus sont beaucoup plus souvent qu'autrefois envoyés au pilon. Ces derniers temps, les livres qui font allusion à cette date sont fréquents. Tzvetan Todorov, dans « La conquête de l'Amérique, la question de l'autre » (Seuil), édite, sur sa couverture, une gravure représentant Cortès recevant les Aztèques, en compagnie de la Malinché. Ivan Van Sertima comme Tzvetan Todorov, examinant l'histoire du « Nouveau Monde », bien que les images devraient les provoquer à cet examen, parce qu'ils sont hommes, semblent n'avoir pas vu en quoi la présence ou l'absence des femmes, parmi les marins arrivant en Amérique, ont donné à ces voyages une issue bien différente, dans les [PAGE 83] rapports avec l'autre. Les voyages précolombiens, à cause de la présence féminine, ont enrichi des civilisations accueillantes, sur les lieux mêmes où les Espagnols ont tout détruit... sans leurs femmes. C'est dire que, dans cette « Ecole de 1492 », les femmes devraient être présentes.

Mais une nouvelle « Ecole de 1492 » aurait surtout pour rôle de permettre enfin aux peuples africains, ou indiens d'Amérique, expropriés de leur histoire et de leur information, pour cause de colonisation et de traite, de reconquérir leur passé, et cela d'autant plus que les collaborations européennes ne sont pas refusées, comme cette revue, où paraît mon article, en témoigne.

(A suivre.)

Laurent GOBLOT


BIBLIOGRAPHIE

L'image du Noir dans l'art occidental (Bibliothèque des Arts, 3 vol.).

Ils y étaient avant Christophe Colomb, par Ivan Van Sertima (Flammarion, 1981).

Français et Africains, les Noirs dans le regard des Blancs, 1530-1880, par William B. Cohen (Gallimard, 1980).

La France et l'abolition de la traite des Noirs de 1814 à 1831, thèse de M. Serge Daget, accessible à la bibliothèque du Musée de l'Homme, 1969 (U.E.R. Paris-Sorbonne).

Les colonies de vacances, de François de Négroni (Hallier).

Les Français sont-ils racistes ? Un universitaire américain pris en flagrant délire historique, par M. Emmanuel Todd « Le Monde », 19 février 1982.

William B. Cohen et le racisme anti-noir, par M.T. Mpuyi-Buatu, dans P.N.P.A., mai-juin 1982.

Fragmens d'un voyage en Afrique, par S.M.X. de Golberry (Paris, 1802).

Histoire de Loango, Kakongo et autres royaumes d'Afrique, par l'abbé Proyart (Paris, 1776).

Description de la Nigritie, par Pruneau de Pommegorge (Paris, 1789).

Ethnisme et racisme, ou « l'Ecole de 1492 », par Pierre-J. [PAGE 84] Simon (Cahiers Internationaux de Sociologie).

L'Afrique découvre l'Amérique avant Christophe Colomb, par Muhammad Hamidullah (Présence Africaine, février-mars 1958).

L'image du Noir dans l'art européen, de Ignacy Sachs, et L'image des Africains dans le théâtre élizabéthain, de Guy Boquet (Les Annales, juillet-août 1969).

Les siècles obscurs de l'Afrique noire, par Raymond Mauny (Fayard).

La conquête de l'Amérique, la question de l'autre, de Tzvetan Todorov (Seuil).

Race et couleur en pays d'Islam, de Bernard Lewis (Payot).

Un voyage à Surinam, de Jean-Gabriel Stedman (Club français du Livre)

Images du Dahomey : un royaume africain vu par la presse française lors de sa conquête, thèse en 2 volumes de Mme Véronique Campion-Vincent, disponible à la bibliothèque du Musée de l'Homme.