© Peuples Noirs Peuples Africains no. 30 (1982) 17-38



VERS UN FASCISME SANGLANT EN HAUTE-VOLTA :

LE SPECTRE DU P.C.R.V. ET LA GUERRE CONTRE
SES SOI-DISANT MILITANTS

Taha et Wowobé

(Cette étude concerne la situation qui prévalait en Haute-Volta avant le dernier coup d'Etat.)

Le but premier de cet article était de parler du spectre du P.C.R.V. en Haute-Volta et de la guerre totale déclenchée par le C.M.R.P.N. contre ses soi-disant membres.

Mais comme cette guerre s'inscrit dans un cadre global de la politique du C.M.R.P.N., il nous a semblé plus souhaitable de poser dans les généralités le problème de la fascisation du C.M.R.P.N. avant de voir cet aspect dans le cadre spécifique de la guerre totale déclenchée contre les soi-disant militants du P.C.R.V.

I – PROBLEMES GENERAUX SUR LA POLITIQUE DE FASCISATION DU C.M.R.P.N.

Voici près de deux ans que le C.M.R.P.N. (Comité militaire pour le redressement national) est au pouvoir à Ouagadougou. Dès sont avènement le 25 novembre 1980, il avait, dans sa première proclamation, promis mordicus de respecter les libertés syndicales, d'expression... une fraction importante du peuple – il ne s'agit pas de celle ignorante et veule qui soutient actuellement le C.M.R.P.N. [PAGE 18] – avait alors cru, à tort, qu'un changement réel, mais relatif pouvait s'amorcer dans le pays.

En effet, après le gâchis immonde des dirigeants de la IIIe République, toujours détenus sans jugement, cette fraction importante de notre population se refusait à croire que les successeurs des dirigeants de la IIIe République pussent faire autre chose que l'établissement de la confiance au sein du peuple voltaïque, la recherche d'une véritable démocratie et d'un véritable développement au profit de tout le monde, etc. C'est cet espoir naïf, qui, à l'époque, avait motivé l'envoi de nombreux télégrammes – qui n'émanaient pas toujours des éléments du M.L.N. (U.P.V.-F.P.V.) qui forment aujourd'hui le pivot du régime, mais souvent d'honnêtes citoyens – adressés au C.M.R.P.N., et dont la teneur essentielle était l'unité nationale, la demande du respect des libertés démocratiques, l'établissement d'une vraie justice et d'une concorde sans laquelle aucune vie paisible et heureuse n'est possible.

Moins de deux ans après le putsch des petits colonels de Ouagadougou et de certains petits capitaines en mal de grandeur, c'est presque l'ensemble du peuple voltaïque qui est désenchanté. Ce désenchantement vient du fait que le C.M.R.P.N., dans ses actes illogiques et dans ses propos paranoïaques et vindicatifs, a amorcé un tournant dangereux vers un fascisme sanglant et démoniaque. En effet, toutes les grandes consciences voltaïques constatent aujourd'hui – ou l'ont toujours constaté – avec amertume et inquiétude, que la Haute-Volta, sous la férule de la botte et de la fanfare militaires, s'achemine lentement mais inexorablement, vers une dictature sanglante, qui ne le cédera en rien à celle forgée par un Pinochet, un Hassan II, un Ahidjo, un Mobutu ou un Eyadema, sauf si...

Nombreux sont les exemples qui peuvent corroborer ces propos. En effet, depuis le 25 novembre 1980 jusqu'à nos jours, toutes les velléités de grève ont été lourdement sanctionnées : renvoi massif d'étudiants en 1981, suspension de fonctionnaires grévistes avec suspension de salaires. Sur ce plan, le cas le plus spectaculaire est à rechercher dans la grève déclenchée par les syndicats de base de l'ancienne C.S.V. (Confédération syndicale voltaïque), les 14, 15 et 16 avril 1982. Les mobiles de cette grève étaient les suivants : [PAGE 19]

– la défense des libertés démocratiques;

– la suppression de l'ordonnance no 82/003/PRES du 14 février 1982 réglementant le droit de grève;

– la levée du mandat d'arrêt lancé contre Touré Soumane, ex-secrétaire général de la C.S.V. dissoute.

Cette grève courageuse n'a pas été suffisamment suivie à cause de la défection du S.N.E.A.H.V., de la plupart des militants du S.U.V.E.S.S. En effet, on sait que les militants du S.U.V.E.S.S. et du S.N.E.A.H.V. sont en majorité du parti du professeur Ki-Zerbo. Et on sait aussi que les deux syndicats, par la voix de leurs dirigeants, ont publiquement opté de collaborer avec le C.M.R.P.N. dont le chef suprême, le colonel Saye Zerbo, est un militant du M.L.N. (U.P.V.-F.P.N.).

Les quelques travailleurs qui ont bravé la terreur du C.M.R.P.N. ont été suspendus pour une durée indéterminée. Ils ont été jugés à Ouagadougou le 10 septembre 1982. Le verdict a été rendu le 23 du même mois.

Sur quatre-vingt-sept accusés, dix-sept ont été acquittés, les autres ont été condamnés à une amende de 10 000 F C.F.A. chacun avec sursis. Sur le plan de la liberté d'expression, la répression organisée par le C.M.R.P.N. et ses alliés du M.L.N. (U.P.V.-F.P.V.) est tout aussi sauvage. La L.I.P.A.D. (Ligue patriotique pour le développement), a été sévèrement frappée. En janvier 1982, le no 22 de son organe d'information, Le Patriote, a été saisi, La couverture de garde de ce numéro portait, semble-t-il, une photo de Touré Soumane, qui était entré dans la clandestinité mais est aujourd'hui arrêté. Le C.M.R.P.N. ne s'arrêta pas là. Il arrêta plusieurs militants de la L.I.P.A.D., dont le polytechnicien Philippe Ouedraogo qui était à la tête du Projet Tambao. Ils furent détenus pendant plusieurs semaines au cachot du Camp de la C.R.S. avant d'être relaxés. Un autre exemple concernant le bâillonnement de la liberté d'expression et d'association. Un tract des scolaires et étudiants de Boussé en date du 29 août 1982 fait état d'une répression sauvage contre les militants de cette association.

Les membres de l'association des scolaires et étudiants de Boussé avaient monté une pièce de théâtre dont on dit que le titre était : Planter un arbre pour quoi faire ? Au cours de la représentation de cette pièce engagée et critique, les gendarmes du C.M.R.P.N. ont envahi la scène et déporté tous les membres des scolaires et étudiants de [PAGE 20] Boussé dans la capitale. Ils ont été relaxés après plusieurs jours de détention arbitraire.

La répression a touché aussi la classe commerçante. Les commerçants de Ouahigouya et de Bobo-Dioulasso ont été sévèrement réprimés parce qu'ils s'en sont pris aux autorités placées par le C.M.R.P.N. à cause de leur arbitraire. Vers fin juin-début juillet, un certain nombre de militants du P.D.V.-R.D.A., le parti majoritaire renversé par le C.M.R.P.N., ont été arrêtés et gardés à vue à la gendarmerie pour avoir signé une pétition sur le sort des dirigeants du P.D.V.-R.D.A. internés et la collusion patente du régime militaire avec le M.L.N. du professeur Ki-Zerbo.

Tous ces exemples que nos enquêtes nous ont permis de réunir corroborent à suffisance que le C.M.R.P.N. et la clique des éléments du M.L.N. (U.P.V.-F.P.V.) ont résolument décidé de supprimer chez nous toutes les formes de liberté possibles : libertés syndicales, d'expression, de presse, etc. Ne doit demeurer que ce qui tend la main au C.M.R.P.N., un véritable monstre fossoyeur de la Haute-Volta. Faisons une remarque nécessaire sur les répressions orchestrées par le C.M.R.P.N. Par exemple, la répression contre les éléments actifs du P.D.V.-R.D.A. et de son allié, la fraction la plus importante de la classe commerçante, prise isolément, peut fort bien se comprendre. En effet, et on ne le dira jamais assez, le P.D.V.-R.D.A. (autre, fois U.D.V.-R.D.A.), a, depuis les indépendances gaullistes de 1960, contribué, avec l'aide de l'impérialisme français et des grands monopoles capitalistes, à opprimer et à exploiter sans pitié le peuple voltaïque. Mais, il n'en demeure pas moins vrai que, amalgamée avec celle dirigée contre les syndicats authentiques et les associations démocratiques, elle prend une signification allant de façon pertinente dans le sens de ce que nous tâchons de démontrer dans cet article, à savoir, toutes proportions gardées, que la politique d'ensemble du C.M.R.P.N., dans ses moindres recoins, tend à broyer, avec une volonté névrotique et démoniaque, toutes les formes d'opposition quelles qu'elles soient chez nous, pour ne laisser sur le terrain qu'un monstre sanglant et ses enfants sataniques du M.L.N., à moins que...

Toute cette monstrueuse politique de fascisation et d'oppression est coiffée par le parapluie maléfique d'une cour spéciale de justice rattachée à la présidence et dont le jugement est sans appel. [PAGE 21]

Après ce rappel succinct sur la politique anti-démocratique et anti-populaire du C.M.R.P.N., venons-en maintenant à notre vrai propos, qui porte sur un exemple précis :

Il s'agit du spectre du P.C.R.V. et de la guerre totale que le C.M.R.P.N. et ses fieffés alliés du M.L.N. (U.P.V.-F.P.V.) ont déclenchée avec un fanatisme névrotique contre les soi-disant militants de ce parti.

II– LE SPECTPE DU P.C.R.V.

A dire objectivement la vérité, le P.C.R.V. est une réalité concrète en Haute-Volta. Selon un document qui fut jeté dans les rues de Ouagadougou, de Bobo-Dioulasso (et peut-être ailleurs), le P.C.R.V., parti clandestin, vit le jour en octobre 1980. Il se présente comme le parti le plus radical de toute la gauche voltaïque, d'où son nom : Le Parti communiste révolutionnaire voltaïque. Son idéologie de base est le marxisme-léninisme. Il est partisan de l'instauration dans notre pays d'un communisme pur, dont le modèle se trouverait en Albanie. Pour notre part, disons que nous nous méfions des modèles, sans pour autant refuser d'y voir ce qu'on peut tirer de meilleur.

Dès que le gouvernement de la IIIe République eut connaissance du P.C.R.V., une phobie ineffable s'empara de ses membres. Dès lors, ils n'eurent point de cesse que de le détruire. Le Premier ministre d'alors, le docteur Joseph Colombo, lors d'une de ses multiples tournées démagogiques et ruineuses sur le plan économique, à travers le pays, ne put s'empêcher d'évoquer publiquement, c'est-à-dire sur les ondes de la radio nationale, le spectre du P.C.R.V., un parti de mécréants, de démons, qui voulait détruire toute la société voltaïque. Il fallait bon gré, mal gré, barrer la route à ce monstre naissant.

Peu de temps après le discours de guerre du Premier ministre, des rumeurs assez dignes de foi firent état d'un budget spécial que le gouvernement du docteur Joseph Colombo aurait voté avec précipitation pour détruire ce monstre de P.C.R.V. dans l'œuf. Puis la situation se tassa. De temps en temps, les mystérieux militants du P.C.R.V. jetaient des tracts dans les différentes villes du pays, ou leur journal dont le titre est donné dans trois langues nationales (mossi, dioula, peul). [PAGE 22]

BUG – PARGA
TAKISSE
JEWOL – JEMA

ce qui veut dire « l'étincelle ». Qui est militant du P.C.R.V. ? Personne ne peut le dire avec certitude. Pour ce faire, il faudrait prendre des gens la main dans le sac. Or, jusqu'à présent, cela n'a pas encore eu lieu. Alors, pour forcer les portes, on remonte au militantisme estudiantin, au pays ou en France, aux querelles idéologiques, aux interventions en public des uns et des autres lors des réunions syndicales...

Mais à ce niveau, on vaticine, on conjecture. Par exemple, il suffit de prendre le contre-pied de l'analyse d'un autre pour que ce dernier vous taxe d'être un militant du P.C.R.V. Quand vous parlez de justice sociale, de liberté et de démocratie, mais sans qu'on ne vous voie à la messe ou à la mosquée, on crie eurêka! Mais on évite de s'interroger si on a affaire à un animiste (ou fétichiste) ou un croyant non pratiquant... Ceux qui agissent de la sorte ont la mémoire trop courte.

Nous les invitons à jeter un regard sur la révolte des populations Bwa et Daffing dans l'Ouest-Volta en 1915-1916. C'était une révolte menée contre l'oppression du colonisateur français et de ses alliés africains. La Révolution d'Octobre 1917 n'avait pas encore eu lieu. Pourquoi ce qui a été fait en 1915-1916 ne serait-il pas possible aujourd'hui, puisque, à peu de chose près, le peuple voltaïque vit dans les mêmes conditions qu'en 1915-1916 ?

Bref, sous la IIIe République, l'on était au stade des enquêtes, des vagues supputations. Avec l'avènement du C.M.R.P.N., tout a brusquement changé. La lutte contre les sorcières a été déclenchée avec un acharnement névrotique à la Mac Carthy. Et pourtant, le C.M.R.P.N. a bien d'autres chats à fouetter : redresser la situation économique qui se dégrade de jour en jour, au point que le vent de la banqueroute commence à souffler; beaucoup d'entreprises ferment leurs portes ou sont menacées de le faire; l'état s'achemine sur la voie de la cessation de paiement de ses fonctionnaires. N'eût été l'aide extérieure destinée à d'autres fins, ce serait déjà chose faite.

Les problèmes de l'éducation, de la santé, sont tragiques. Mais on les laisse s'aggraver en combattant des [PAGE 23] fantômes. Il y a aussi ce problème des anciens dirigeants qui ne sont pas encore jugés. Au lieu de travailler avec diligence sur ce terrain, le C.M.R.P.N. décide de liquider d'abord toutes les oppositions du pays avant de se mettre au travail pour la construction nationale. C'est dans ce cadre de la volonté diabolique et cynique du C.M.R.P.N. de liquider toutes les formes d'opposition chez nous que les reîtres du C.M.R.P.N., sur une simple dénonciation sans aucune preuve matérielle, firent irruption dans les maisons de certains professeurs de Ouagadougou et à Bobo-Dioulasso en février 1981. Ils ont été perquisitionnés de fond en comble. Après la perquisition, certains furent gardés à vue pendant une ou plus d'une semaine.

Les professeurs perquisitionnés étaient accusés de subversion, d'appartenir au P.C.R.V. Pourtant, on n'a trouvé ni tracts, ni stencils, ni matériels clandestins de travail chez eux. Tout ce qu'on a pu trouver, c'est des textes comme le Manifeste du Parti communiste de Karl Marx et d'autres textes de la littérature de gauche. Pour les reîtres du pouvoir fascisant des petits colonels de Ouagadougou, c'était une preuve de subversion. Le ridicule de cette situation est manifeste. Par exemple, le Manifeste du Parti communiste est inscrit dans les classes de terminale, surtout pour le programme de la philo. En plus, il est vendu dans les librairies qu'on trouve chez nous. Si posséder le Manifeste du Parti communiste relève de la subversion, pourquoi ne pas s'en prendre aux commerçants qui le vendent chez nous, comme par exemple à Ouagadougou ?

En outre, le pouvoir lui-même reçoit des volumes sur les œuvres choisies de Kim II Sung ou des œuvres sur la littérature russe. Le colonel Saye Zerbo se veut même un ami de la Corée du Nord communiste. L'ambassadeur de Corée du Nord en Haute-Volta a été l'une des premières personnalités étrangères installées chez nous à être reçues par le colonel Saye Zerbo après le coup du 25 novembre. Il est absurde de vouloir être un ami des communistes coréens du Nord et ensuite de déclencher une guerre totale contre d'autres gens qu'on soupçonne d'être des communistes. Peut-être faut-il voir ici deux poids deux mesures.

Bref, pour cette première perquisition chez de soi-disant militants du P.C.R.V., Biny Traoré ne fut pas touché. [PAGE 24]

Néanmoins, ses proches lui rapportèrent que la gendarmerie s'intéressait à lui. On voulait savoir quelle était son option idéologique, et les activités qu'il menait. La vérité profonde est que Biny Traoré ne fait pas partie d'une organisation clandestine de son pays. Toutefois, il n'a jamais caché qu'il pensait à gauche, et qu'il n'était pas question pour lui d'accepter des compromissions avec des régimes qui se vautraient dans la corruption, la paresse intellectuelle, le refus de défendre de façon drastique l'autonomie de notre pays et de notre peuple face à l'impérialisme international...

Cela a suffi pour l'assimiler à « un rouge ».

En 1982, le même scénario se répète, mais cette fois, uniquement à Bobo-Dioulasso, considéré dans les sphères du pouvoir comme le nid épineux des vipères du P.C.R.V. Au lieu de perquisition comme en 1981, des professeurs – au nombre de sept – ont été purement et simplement convoqués à la gendarmerie pour interrogatoire, ainsi que les deux proviseurs des lycées Ouezzin Coulibaly et municipal. Mais ne confondons pas les choses. Pour les chefs d'établissement, qui sont bien connus pour leur collaboration zélée avec le C.M.R.P.N., il s'agissait de donner des informations à la gendarmerie sur les activités manifestes ou occultes des sept professeurs enseignants. Dans le cas des sept professeurs suspectés, ce fut la même chanson qu'en 1981. Ils furent tous accusés de subversion, d'être des militants du P.C.R.V., et plus grave encore, de tentative de complot pour renverser le pouvoir. Tous les professeurs interrogés ont été stupéfaits par ces graves accusations de nature visiblement provocatrice.

Il convient de noter que parmi les professeurs interrogés, tous ne se fréquentaient pas. Comment des membres d'un même parti ne vont-ils pas se voir de temps en temps ? Et comment pouvait-on comploter sans projet de société préalablement discuté ensemble ? C'est le sort commun imposé par les autorités aux sept professeurs interpellés qui a fini en fin de compte par les unir. C'est-à-dire les amener à discuter ensemble sur leur situation, et comment faire pour s'arracher des griffes du pouvoir fascisant et démentiel du C.M.R.P.N.

Pouvait-il en être autrement en pareille occurrence.

Bref, pour cette année 1982, les sept professeurs de Bobo ont été victimes de la délation d'un élève de Teminale du lycée Ouezzin Coulibaly. On lira sous peu tous les [PAGE 25] détails sur la vie de ce jeune indicateur dans une lettre ouverte envoyée au ministre de l'Education nationale.

Pour l'instant, disons qu'une confrontation eut lieu à la gendarmerie entre les sept professeurs et leur délateur. Il supporta mal la confrontation et craqua. Il avoua alors qu'il avait menti. C'est après ce dénouement heureux pour les sept professeurs, que ceux-ci écrivirent la lettre ouverte suivante au ministre de l'Education nationale.

LETTRE OUVERTE A MONSIEUR LE MINISTRE
DE L'EDUCATION NATIONALE ET DE LA CULTURE
S/C VOIE HIERARCHIQUE

Objet : Situation créée dans les établissements depuis 1981.

Monsieur le Ministre,

Une coutume pour le moins étrange tend à s'instaurer dans notre pays. En effet, depuis 1981, des professeurs de l'Université, des établissements secondaires de Ouagadougou et de Bobo-Dioulasso font l'objet de tracasseries policières. Certains furent gardés l'an passé à la gendarmerie une, voire deux semaines. L'acte d'accusation – propos subversifs tenus en classe, manipulation d'élèves, appartenance au P.C.R.V.

Le même scénario se répète cette année à Bobo-Dioulasso. Sept professeurs du lycée Ouezzin Coulibaly et du lycée municipal sont interpellés à la gendarmerie à partir du 29 mars 1982. Les chefs d'accusation sont les mêmes : propos subversifs tenus en classe, réunions au lycée ou à la maison avec des élèves pour parler du P.C.R.V., manipulation d'élèves, subversion, bonnes relations avec les élèves. Cette année, le problème prend une dimension nouvelle avec la déposition délibérée d'un élève, accusant certains professeurs, particulièrement l'un d'entre eux, de se proclamer ouvertement en classe comme étant le cerveau du P.C.R.V. dont les rangs grossissent et qui remportera la victoire finale.

Au fil de l'enquête, cet élève accusera deux de ses compagnons de lui avoir fourni ces informations, pour [PAGE 26] ensuite reconnaître, suite à une confrontation à la gendarmerie, le samedi 10 avril 1982, avoir menti. Ses deux compagnons, injustement mis en cause, le dénonceront à l'ensemble des élèves et aux professeurs incriminés.

Qui est cet élève ? Il s'agit de Sanon Abdoulaye Baba, élève de Terminale I du lycée Ouezzin Coulibaly de Bobo Dioulasso depuis seulement l'année scolaire 1981-1982. Cet élève, qui en est à sa troisième terminale, est irrégulièrement inscrit et exerce les fonctions de chef de dortoir dans des conditions obscures. Jugez-en.

Il ne devient chef de dortoir qu'à partir du deuxième trimestre, sans avoir été désigné par les autres élèves, comme l'exigent les règlements intérieurs des établissements publics et privés de Haute-Volta.

Selon ses propres dires à l'Assemblée générale des délégués du lycée Ouezzin (élèves), tenue le 22 avril 1982, il aurait été inscrit au lycée Ouezzin Coulibaly par le chef de l'Etat lui-même et serait en mission. Il révèle à la même réunion n'être pas le seul au lycée Ouezzin à être en mission.

Sanon Abdoulaye Baba, malgré son statut de chef de dortoir effectue des déplacements fréquents à Ouagadougou sans sanction aucune. Cet élève, ancien repris de justice pour avoir escroqué 800 000 F lors de la visite du pape en Haute-Volta, se vante auprès de qui veut l'entendre de ses entrées chez les autorités du pays : administration du lycée, commandant national de la gendarmerie, chef de l'Etat.

Tel est l'individu, homme sans foi ni loi, qu'aucun des professeurs interpellés ne tient, en qui certaines autorités ont pourtant foi et dont les propos calomniateurs ont eu pour conséquences l'interpellation de sept professeurs et de plus de quarante élèves, la perturbation des cours, ce qui compromet dans une large mesure les résultats des examens de fin d'année.

A notre sens, une telle situation soulève des questions importantes relatives à l'Education en Haute-Volta,

1) Elle révèle la présence de « mouchards », d'indicateurs de police, placés dans les classes pour surveiller et les élèves et les professeurs. Dans de telles conditions, nous estimons que l'insécurité règne dans les établissements.

De même, de telles pratiques nous amènent à nous demander quels types d'hommes nous sommes appelés à [PAGE 27] former ! Sont-ce des hommes responsables ou des béni-oui-oui, de petits flics prêts à tout pour « arriver » ? Aucun parent d'élève, nous en sommes convaincus, ne souhaite un tel avenir pour son enfant. Aucun enseignant conscient ne saurait admettre de telles pratiques.

2) Nous nous demandons quelle marge de liberté est laissée aux professeurs dans le cadre de l'enseignement du programme. La question est capitale, si l'on sait que des œuvres telles que Le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau, Le Manifeste du Parti communiste de Karl Marx et Friedrich Engels font partie du programme de philosophie, qu'en littérature, Le Soleil des Indépendances de Amadou Kourouma, Les Bouts de bois de Dieu de Sembène Ousmane, Germinal d'Emile Zola, et en histoire-géographie, le Développement du capitalisme et les Doctrines sociales, la Révolution d'Octobre, la Situation internationale depuis 1945, le Nouvel Ordre économique international, etc., font partie du programme officiel également.

Faut-il étudier ce programme de manière à développer chez les élèves l'esprit critique tel que le recommandent les pédagogues, ou faut-il les maintenir dans l'obscurantisme et en faire des hommes incapables d'analyser de manière correcte les problèmes de la vie ?

3) Le professeur doit-il être disponible pour ses élèves à tout moment, à l'école, et à la maison et leurs rapports doivent-ils être des rapports sereins de collaboration ou des rapports conflictuels ? Nous estimons que si des citoyens – instituteurs, militaires, gendarmes, policiers, etc. peuvent s'adresser à des professeurs pour des cours particuliers, il est du droit des élèves de fréquenter leurs professeurs pour des explications et des approfondissements en dehors des cours, à l'école ou ailleurs. L'Education ne saurait reposer sur une pédagogie répressive si l'on veut former des hommes sains, équilibrés et responsables.

La déontologie du métier l'exige.

Une telle situation à notre sens, est préjudiciable à l'école voltaïque. Elle tue le moral, ruine la conscience professionnelle, instaure à l'école un climat policier et de délation, source de suspicion, de méfiance entre professeurs et élèves. Autant de choses qui approfondissent la crise de l'école voltaïque, que vous-mêmes, Monsieur le Ministre, reconnaissez comme un fait établi. [PAGE 28]

Maintenant que l'affaire a, semble-t-il, trouvé un épilogue, nous demandons, Monsieur le Ministre que :

– cessent les tracasseries policières contre les enseignants et élèves, afin que les écoles retrouvent un climat serein, sain, propice au travail;

– l'élève Sanon Abdoulaye Baba, principal accusateur connu, responsable du préjudice moral causé aux élèves, aux professeurs et à la fonction enseignante, soit immédiatement exclu du lycée Ouezzin Coulibaly de Bobo et de tous les établissements publics et privés de Haute-Volta;

– que des poursuites judiciaires soient engagées contre lui;

– enfin, que toute la lumière soit faite sur cette scandaleuse affaire et que tous responsables de ce climat malsain et de cette provocation policière soient démasqués pour le crime qu'ils commettent contre l'école voltaïque et soient châtiés comme ils le méritent. L'Ecole et l'Education en Haute-Volta sont des biens trop précieux pour être laissés à la merci de provocations policières utilisant des éléments crapuleux comme Sanon Abdoulaye Baba et autres,

Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l'expression de notre haute considération.

Bobo-Dioulasso, le 26 avril 1982.

Les professeurs interpellés du Lycée
Ouezzin Coulibaly
et du Lycée municipal de Bobo-Dsso.

Ampliations :

Directions des Etablissements secondaires;
Professeurs;
Parents d'élèves;
Elèves.

Cette lettre ouverte fut déposée sur les bureaux des proviseurs du lycée Ouezzin Coulibaly et municipal pour envoi ministre de l'Education nationale. [PAGE 29]

Deux jours après – notez la rapidité de cette réponse – le ministre de l'Education nationale, par lettre no 21-84 CAB/ENC du 27 avril 1982, adressait une lettre aux proviseurs des deux lycées ci-dessus indiqués.

Le ministre invitait les deux proviseurs, suppôts zélés du C.M.R.P.N. et militants fanatiques du M.L.N., à faire une mise en garde sévère aux auteurs de la lettre ouverte, ce qui fut fait. Le contenu de la lettre du ministre, laquelle est rédigée avec un style machiavélique et revanchard, faisait plusieurs reproches aux professeurs :

– Non-respect des structures établies – hiérarchie et syndicats.

– Diffusion à large échelle de la lettre ouverte afin de populariser le P.C.R.V.

– Insulte au chef de l'Etat.

En conclusion, les auteurs de la lettre ouverte apprirent qu'en sus du préjudice moral déjà subi, ils devraient s'attendre à d'autres sanctions.

Quelques remarques critiques de la lettre du ministre s'imposent. C'est tout à fait exact que la lettre ouverte a été diffusée à une haute échelle, et ceci afin d'informer les populations sur la gravité et les conséquences incalculables de la situation qui venait de se créer. Il ne s'agissait pas du tout d'une publicité au nom du P.C.R.V. Quant aux voies hiérarchiques, une seule n'a pas été respectée : les syndicats, notamment le S.U.V.E.S.S. Sur ce plan, il convient de noter qu'au lendemain du 25 novembre, le S.U.V.E.S.S. et le S.N.E.A.H.V., dont la majorité des militants est d'obédience M.L.N.-U.P.N.-F.P.V., ont décidé de collaborer avec le C.M.R.P.N. C'est à cause de cette collaboration que la grève des 14, 15, 16 avril 1982 avait échoué.

Dans ces conditions, les signataires de la lettre ouverte n'ont pas jugé bon de se référer à un syndicat – le S.U.V.E.S.S. – qui, de toute évidence, allait bloquer leur démarche.

Les parents d'élèves et l'ensemble des autres professeurs des établissements secondaires de Bobo – Blancs comme Noirs – furent largement informés de la situation. On mettait chacun devant sa responsabilité. A la suite de la réponse du ministre, une autre lettre ouverte lui fut envoyée et signée de trente-six professeurs. [PAGE 30]

Voici de nouveau le texte intégral de cette deuxième lettre ouverte.

LES PROFESSEURS DE L'ENSEIGNEMENT
PUBLIC SECONDAIRE DE LA VILLE DE
BOBO-DIOULASSO

Bobo-Dioulasso, le 11 mai 1982

Monsieur le ministre
de l'Education nationale
et de la Culture à Ouagadougou
S/C de la voie hiérarchique

Objet: Motion de protestation.

Monsieur le Ministre,

Considérant la situation créée par l'interpellation de certains de nos collègues suite aux déclarations mensongères et aux dépositions diffamatoires auprès de la gendarmerie de Bobo-Dioulasso par l'élève Sanon Abdoulaye Baba de la classe de Terminale 1 du lycée Ouezzin Coulibaly.

Considérant la lettre ouverte des collègues incriminés, en date du 26 avril 1982, vous expliquant clairement la situation et le précédent grave que cette situation pourrait constituer pour l'avenir de la fonction enseignante et de l'école voltaïque.

Considérant la suite inattendue que vous avez réservée à cette lettre dont nous partageons le fond, ce fond que vous refusez d'apprécier.

Considérant vos reproches et menaces transmis par les chefs d'établissement à nos collègues concernés, lesquels reproches et menaces ont soulevé l'indignation unanime du corps professoral qui voit en cela une menace pour la sécurité et le respect de la profession en faveur des mouchards et des délateurs.

Les professeurs de l'enseignement secondaire des établissements publics de la ville de Bobo-Dioulasso.

1) Estiment qu'une telle situation, par la suspicion et [PAGE 31] l'insécurité permanentes qu'elle crée dans les établissements, ne fera qu'aggraver la situation de l'école voltaïque déjà en crise que vous-même, Monsieur le Ministre, reconnaissez comme un fait établi.

2) Pensent que votre refus d'apprécier cette situation pourtant préjudiciable au bon fonctionnement d'un secteur de votre ministère, expose l'ensemble du corps enseignant aux tracasseries policières sur la base de déclarations mensongères et diffamatoires.

3) Estiment que les reproches à l'endroit de nos collègues quant à la procédure d'acheminement de ladite lettre, quant à son caractère « publicitaire de mauvais aloi », ainsi que la mise en cause du chef de l'Etat, relèvent d'une mauvaise interprétation du contenu et du but de cette lettre que vous refusez par ailleurs d'apprécier dans son fond; parce que :

– Pour ce qui est de la procédure, cette lettre a été bel et bien acheminée par la voie hiérarchique.

– Concernant son caractère publicitaire, ladite lettre n a été diffusée que dans un délai raisonnable de réception par vous.

– Quant à la mise en cause du chef de l'Etat, nos collègues n'en sauraient être les responsables, car ils n'ont fait que citer, et cela avec beaucoup de réserve, les propos publics de l'élève Sanon Abdoulaye Baba. Donc, si quelqu'un doit « répondre devant qui de droit et s'attendre à des sanctions », c'est bel et bien ce délateur. Si au contraire ces sanctions frappaient nos collègues tout le corps professoral en particulier, de la fonction enseignante en général se sentirait touché du même coup par ces mesures qui ne peuvent être qu'arbitraires.

4) Par conséquent, nous demandons que cessent les tracasseries policières contre les enseignants et les élèves afin que les établissements retrouvent un climat de sincérité propice à notre travail et à la réussite de ceux dont nous avons la charge; que l'élève Sanon Abdoulaye Baba irrégulièrement inscrit au lycée Ouezzin Coulibaly (trois fois inscrit en classe de Terminale, de surcroît maître d'internat) et seul responsable de cette situation, soit immédiatement exclu du lycée et de tous les établissements [PAGE 32] d'enseignement secondaire en Haute-Volta, et que des poursuites judiciaires soient engagées contre lui, afin que toute la lumière sur cette scandaleuse affaire dans laquelle les victimes sont en passe de devenir des coupables au bénéfice des vrais responsables.

Dans l'attente d'une suite que nous espérons dans les délais les meilleurs, nous vous prions, Monsieur le Ministre, de bien vouloir agréer l'expression de notre haute considération.

Ont signé : Trente-six professeurs du lycée Ouezzin Coulibaly, du lycée municipal et du C.E.G. de Bobo-Dioulasso.

II – LA SIGNIFICATION PROFONDE D'UNE SANCTION DEMENTIELLE

On a noté plus haut que par la lettre ne 21-84 CAB/ENC, le ministre de l'Education nationale, agissant en pure paranoïa, promettait rageusement de sanctionner les auteurs de la lettre ouverte du 26 avril 1982. Cette sanction irréfléchie est venue sous forme d'affectation pour nécessités de service, par arrêté no 353/ENC/SD du 2 septembre 1982. Les sept professeurs signataires de la première lettre ouverte furent ventilés dans des lycées bidons (il s'agit de C.E.G. érigés en lycées) et dans des C.E.G. se trouvant dans de petites villes éloignées du reste des grands centres, Nous donnons ci-dessous les lieux d'affectation des sept professeurs, ainsi que leurs noms. [PAGE 33]

[PAGE 34]

Après avoir reçu leur arrêté d'affectation et après analyse de la situation globale du pays, les sept professeurs concernés ont décidé de rejoindre leur poste à temps et d'accomplir, aussi correctement que possible, leur tâche d'enseignant.

III – LE CAS PARTICULIER DE TRAORE

Dans ces affectations arbitraires, le cas de Biny Traoré retient particulièrement l'attention. En effet, des sept professeurs affectés, il est le seul à disposer d'un doctorat de 3e cycle en lettres. Biny Traoré ne fut pas affecté dans un lycée bidon comme la plupart de ses camarades, mais dans un C.E.G., au cœur de sa région natale. Dans le C.E.G. de Dédougou, Biny Traoré tient toutes les classes existantes en français. une 6, une 5e, une 4e et une 3.

Toutes les classes sont surchargées. Elles comportent toutes des effectifs supérieurs à cinquante élèves. Dans ces classes pléthoriques, Biny Traoré assume dix-neuf heures par semaine.

Il y a ici une anomalie scandaleuse qu'il faut relever. Dans les normes de la fonction publique, il est dit que les professeurs de C.E.G. – deux ans de formation après le bac – ont vingt-deux heures par semaine, les licenciés dix-huit heures. Des textes officieux parlent de douze heures par semaine pour les docteurs. En dépit de tout cela, Biny Traoré se retrouve avec dix-neuf heures de cours par semaine au C.E.G. de Dédougou.

L'affectation de Biny Traoré dans un C.E.G. constitue un piège à plusieurs faces où on voudrait le voir tomber. En effet, les autorités voltaïques, en l'affectant dans un C.E.G., n'ont pas voulu seulement le punir, elles ont voulu susciter chez lui une gamme de réactions dont les conséquences le conduiraient à la ruine si jamais ces réactions devaient avoir lieu. Parmi les réactions souhaitées par les adversaires de Biny Traoré, on peut citer :

a) le refus de rejoindre son poste, ce qui, en tout état de cause, serait suivi de son renvoi de la fonction publique;

b) le refus d'assurer dix-neuf heures de cours par semaine dans des classes au demeurant surpeuplées, ce qui serait considéré comme une désobéissance vis-à-vis des [PAGE 35] autorités et entraînerait de ce fait des sanctions comme la suspension, la rétrogradation...;

c) la démission de la fonction publique. Les adversaires de Biny Traoré ont cru cette hypothèse hautement plausible, lorsqu'ils ont décidé de l'envoyer dans un C.E.G.

Et pour cause, ils ont transféré leur nature petite-bourgeoise sur Biny Traoré. Ils se sont dit qu'il a un troisième cycle en lettres, une licence de sociologie, qu'on lui a refusé l'université, et maintenant le lycée, et qu'en l'envoyant cette fois dans un C.E.G. pour enseigner dans les classes de 6e, 5e, 4e et 3e, il lui serait impossible de résister à ce coup de massue. C'est vraiment ignorer qui est Biny Traoré. Pour eux, en effet, son affectation dans un C.E.G. allait immanquablement constituer une puissante bombe dont l'explosion le pousserait à démissionner.

Les spécialistes de la manipulation psychologique du pouvoir avaient préparé le terrain dans ce sens. Tout cela s'éclairera dans l'esprit de Biny Traoré à la suite de certains propos entendus qui ont précédé, peu après, la nouvelle de son affectation. Jugez-en.

Biny Traoré se retrouva un jour dans le bureau d'un petit-bourgeois du pouvoir. Celui-ci simula de téléphoner. Il parla à peu près en ces termes :

« Oui, patron, c'est moi-même! Ah! Si les affaires marchent si mal, ce n'est pas de ma faute. Je fais de mon mieux, et d'ailleurs, tout le monde sait que je suis compétent. Et puis, je suis sous-employé. J'ai même l'intention de démissionner, je vais démissionner... »

Sur place, Biny Traoré n'a pas saisi la signification profonde des propos de notre petit-bourgeois.

Disons qu'il n'a pas compris qu'il était l'authentique receveur.

Mais le mot démission, venant d'un autre petit-bourgeois ne tarda pas à résonner dans les oreilles de Biny Traoré. Cette fois, ce fut un proviseur de lycée qui déclara à un professeur venu lui demander une place pour son petit frère, que si les autorités lui faisaient un autre coup bas en l'enlevant de son poste de proviseur, il démissionnerait de la Fonction publique.

Le professeur à qui parlait notre proviseur était un commensal de Biny Traoré, ce qui veut dire que ses propos entrèrent dans les oreilles de celui-ci. [PAGE 36]

Quand Biny apprit plus tard son affectation au. C.E.G. de Dédougou, toute la lumière se fit sur ce qui paraissait ne pas le toucher directement. Il fit alors la relation entre son affectation et les propos de nos deux petits bourgeois.

Il ne faisait plus aucun doute; nos deux petits bourgeois, ayant appris depuis longtemps l'affectation de Biny Traoré, en tout cas avant lui, avaient entamé un travail psychologique auprès de lui, en obéissant sans doute aux mots d'ordre de gens plus puissants. Ce qu'ils recherchaient par leurs propos, c'était d'amener Biny Traoré à s'en souvenir une fois qu'il aurait appris son affectation effective au C.E.G. de Dédougou, et, partant, à prendre la décision de démissionner. Ce genre de manipulation psychologique – qui comporte d'ailleurs d'autres méthodes plus odieuses – marche bien en Haute-Volta. Plusieurs hauts fonctionnaires ont démissionné de la Fonction publique pour n'avoir pas pu résister à l'arme diabolique de persécution et de la manipulation psychologique.

d) La dépression jusqu'à la folie ou la mort. La persécution (excusez-nous d'insister sur ce mot dans ce cas précis, car nous n'en voyons pas de plus pertinent) pour ceux qui la pratiquent, a souvent pour but de pousser leurs victimes à s'auto-détruire à travers la folie ou le suicide. Cet aspect du problème est posé dans le film de Paulin Soumanou Vieyra (En résidence surveillée) et L'homme d'ailleurs de Mory Traoré (Côte-d'Ivoire). Dans ces deux films, on voit des intellectuels bien diplômés, qui ont été rejetés par le milieu où ils vivent, et qui ont fini par devenir fous, et, finalement, par se suicider. Ces deux films, en traitant ce problème, ne font pas de fiction. Ils traduisent une réalité courante aujourd'hui en Afrique.

Dans la société voltaïque, nos enquêtes nous ont amenés à tomber sur un exemple récent qui joint celui donné dans les deux films ci– dessus cités. Un chercheur se plaignait d'être marginalisé, déconsidéré, complètement isolé. Déprimé, presque au bord de l'alcoolisme, il finit par tenter de se suicider. Aujourd'hui, il est amputé d'une jambe. Pour expliquer son drame, on parle de mésentente avec sa femme qui est française. Certes, il y a une part de vérité dans cela. Mais la victime nous a confié elle-même que c'est à cause du comportement des hommes à son égard, surtout de leurs injustices, qu'il avait tenté de se supprimer. [PAGE 37]

Ce sont des effets monstrueux de ce genre qu'on avait tenté de susciter chez Biny Traoré en l'envoyant dans un C.E.G. Heureusement, Biny Traoré est protégé par la rude éducation humaniste de son village natal et il est tout à fait insensible à ce genre de persécutions. Il a rejoint le C.E.G. de Dédougou avec sa femme et ses cinq enfants sans sourciller.

e) Etouffer la création littéraire d'un homme. Biny Traoré tente depuis longtemps, péniblement il est vrai, de se frayer une voie dans la création littéraire. Par exemple depuis 1969, il fait la critique cinématographique dans un journal local de son pays, L'Observateur.

En l'envoyant dans un C.E.G., où les classes sont pléthoriques, et en l'accablant d'heures on cherche manifestement à étouffer son génie créateur. Quoi de plus criminel que cela !

Ce serait manquer d'objectivité que de croire que cette partie de notre analyse qui est focalisée sur le cas Biny Traoré ne concerne que lui. Toutes les remarques faites ont valables pour lui et ses camarades, ainsi que pour tous ceux qui se trouvent dans la même condition qu'eux. Néanmoins dans le cas précis, et compte tenu des titres universitaires de Biny Traoré, il est loisible de penser qu'il a été particulièrement visé par l'arrêté d'affectation du ministre de l'Education nationale.

CONCLUSION

Avec la politique actuelle du C.M.R.P.N., on peut dire que le peuple voltaïque traverse aujourd'hui la premièrephase de la répression fasciste : suspensions pour tout fait de grève, arrestations pour délit d'opinion, menaces de toutes sortes, persécutions, tout cela ayant pour but cynique de réussir une intégration autoritaire des Voltaïques dans le projet diabolique de société que les démons du C.M.R.P.N. sont en train de forger.

Toutes les grandes consciences voltaïques sont unanimes à reconnaître que la deuxième phase de la répression en Haute-Volta sera sanglante. On peut dire que le C.M.R.P.N., en moins de deux ans de règne fait plus de tort à la Haute-Volta que vingt ans de règne du parti R.D.A. Quand on pense qu'en sous-main le M.L.N. (devenu [PAGE 38] U.P.V. puis F.P.V.) orchestre tout cela, on ne peut qu'être frappé de stupeur. Car hier, c'était lui qui parlait de démocratie piétinée, de dictature du P.D.V.-R.D.A.renversé.

Tout humanisme est en train d'être détruit en Haute-Volta. Les opposants sont menacés. Le président a dit un jour, dans un de ses discours, que « Certains avaient le pied dans la tombe ». La menace est directe. Les petits colonels de Ouagadougou veulent marcher sur des cadavres pour pérenniser leur régime impopulaire et déjà vomi par l'immense majorité au peuple voltaïque.

Au lendemain du 25 novembre 1980, son éminence le cardinal Paul Zoungrana avait qualifié le coup d'Etat des colonels de « grâce de Dieu ». A la lumière de ce qui se passe aujourd'hui, on peut dire que son éminence s'était trompée. Il fallait dire que le coup d'Etat du 25 novembre 1980 est une malédiction de Dieu !

Enquête réalisée par :

Taha et Wowobé
Haute-Volta : 8 octobre 1982.