© Peuples Noirs Peuples Africains no. 29 (1982) 119-126



EXOTIQUE? COLONIALE?

OU QUAND LA LITTÉRATURE AFRICAINE ETAIT LA LITTÉRATURE DES FRANÇAIS D'AFRIQUE

Guy Ossito MIDIOHOUAN

« Platon peut bannir le poète des vieilles républiques
métropolitaines; il est indispensable aux jeunes colonies. »
Marius et Ary LEBLOND.

Nous avons déjà souligné plus d'une fois dans cette même revue les insuffisances d'un certain discours critique qui, par souci d'universalisme, adopte une perspective d'approche pan-négriste situant la genèse de la littérature négro-africaine dans la poussée d'un vent soufflant des hautes pressions « de Harlem » vers les basses pressions sises « au Quartier Latin ». Cette orientation de l'étude historique – sans être dénuée de fondement ni d'intérêt – a le défaut d'escamoter certaines particularités essentielles à une compréhension correcte de la genèse et de l'évolution du phénomène dans ses différents domaines géo-politiques et/ou linguistiques. C'est le cas notamment de la littérature négro-africaine d'expression française dont certains aspects fondamentaux ont été occultés par les œillères de l'approche pan-négriste ou, plus exactement, par l'absence d'œillères qui diffuse et désintensifie le regard. Il et désormais nécessaire [PAGE 120] de réécrire l'histoire de la littérature négro-africaine d'expression française en remettant le système colonial (néo-colonial) français à sa place et dans son rôle; en accordant toute leur importance aux rapports qu'entretenait (entretient) ce phénomène littéraire avec la littérature coloniale (française).

C'est à ce titre que la littérature coloniale nous intéresse au plus haut point : la nécessaire révision de l'étude de l'évolution de la littérature négro-africaine d'expression française en implique une connaissance large et profonde non plus seulement dans les optiques de L. Fanoudh-Siefer, M. Astier-Loufti et A. Martinkus Zemp, mais aussi dans celle d'une histoire littéraire négro-africaine. Les temps sont révolus où l'on croyait (ou feignait de croire) et faisait accroire (pour faire accroire) que la littérature africaine était un phénomène d'abord et avant tout culturel[1] ; révolue l'ère de la critique culturaliste et raciale. La littérature négro-africaine a de tout temps été le lieu et l'enjeu d'une lutte idéologique acharnée de quelque point de vue que l'on se place. Le nier ou en mésestimer consciemment ou inconsciemment l'importance, c'est encore une des expressions de cette lutte idéologique.

Il est indispensable de définir les conditions dans lesquelles les premiers écrivains négro-africains apparurent en France. En ces années-là la littérature coloniale avait déjà atteint son apogée, et la critique afférente un haut niveau théorique. Nul n'ignore qu'elle fut en France l'expression la plus vigoureuse de l'exotisme. Mais elle ne fut pas exclusivement l'œuvre d'écrivains ayant voyagé, séjourné ou vécu dans les possessions d'Afrique ou d'ailleurs.

Ces écrivains qui, répondant à un goût évident du public métropolitain, avaient été les porteurs du courant exotique dans la littérature française, peuvent être répartis en trois catégories principales :

D'abord ceux qui, sans quitter les bords de la Seine et les salons parisiens, parviennent à promener leur héros [PAGE 121] dans quelque décor exotique construit à partir d'éléments rapportés dans les premiers récits de voyage. Indiquant à grands traits cette influence coloniale sur l'œuvre d'écrivains sédentaires, Louis Cario et Charles Régismanset[2] donnent, entre autres, l'exemple d'Emile Zola, notamment dans Fécondité (1889). C'est aussi le cas de Paul Vigné d'Octon (Chair Noire, 1889), de Maurice Dubard (Fleur d'Afrique, 1894) et de Paul Bonnetain (Dans la Brousse, 1895).

Il y a ensuite les « passants » dont l'œuvre était le résultat d'un voyage ou d'un court séjour Outre-Mer. Le plus célèbre parmi ceux-ci était Loti avec Le Roman d'un Spahi (1881). Henry Bordeaux dans La Voie sans Retour et E. M. Vogué que la critique présentait comme « défenseur et vulgarisateur de l'idée coloniale en France » sont à inclure dans cette catégorie à laquelle participent aussi M. Barrière (Le Monde Noir, 1909) et Jean Renaud (Les Errants, 1913). Leurs œuvres, dans le temps, correspondent à peu près à la période de gestation de l'Empire Colonial français.

La troisième catégorie est constituée par les « coloniaux » professionnels affectés à des tâches précises de « pacification » ou « d'administration » et qui, de ce fait, furent amenés à faire des séjours plus ou moins longs : Robert Randau (La Ville de Cuivre, 1923), Pierre Mille, Delafosse, Psychari, Delavignette... auxquels on peut ajouter le grand voyageur en quête d'évasion A. Demaison[3].

Ces trois catégories d'écrivains avaient été reçus indifféremment comme coloniaux et surtout comme exotiques jusque dans les années 20 et il ne s'était pas manifesté de polémique systématique (tout au moins pas ouvertement) ni de divergences particulières entre les uns et les autres.

Cette cohabitation pacifique allait tourner à une situation conflictuelle au lendemain de la première guerre mondiale : sous l'influence des recherches ethno-sociologiques et historiques, et devant l'amorce d'une évolution d'idées sur le monde et l'homme nègres, la critique [PAGE 122] éprouva le besoin nouveau, pour sauvegarder la crédibilité d'une littérature reconnue comme appoint indispensable à la politique coloniale, de faire campagne autour de « l'authenticité des écrivains africains »[4] (sic) qu'elle jugeait par rapport aux deux phénomènes extra-textuels qu'étaient la connaissance ou la méconnaissance du « terrain », c'est-à-dire des pays qui servaient de décor aux œuvres. Le « séjour africain » devint ainsi pour la critique colonialiste, le premier critère d'appréciation de toute œuvre se réclamant de la littérature coloniale, car l'on décréta que celle-ci s'attachait désormais à une connaissance « vraie » du monde africain et à la « fidèle » description de la » psychologie de l'indigène ». Alors survint la polémique[5]. Dans son Histoire de la littérature coloniale en France, Roland Lebel définit ainsi le « colonialisme littéraire » : « L'écrivain colonial ne se reconnaît pas au fait d'avoir traité des sujets coloniaux. Nos colonies ont été l'occasion d'œuvres exotiques qui ne sont pas de la littérature coloniale. Celle-ci ne se distingue pas que par le lieu du sujet; elle a (et ceci est surtout sensible depuis une vingtaine d'années) un caractère propre. Le colonialisme, pour employer la définition de Dominique Braga, réside dans une attitude, une qualité d'âme, l'assimilation d'une optique nouvelle. L'exotisme est plus romantique que colonial. Exotisme s'oppose à colonialisme, comme romantisme s'oppose à naturisme... Les auteurs coloniaux ne sont plus des métropolitains de [PAGE 123] passage qui restent attachés à la mère patrie; ils ont opté pour la colonie et c'est non plus d'Europe, mais de la colonie qu'ils regardent couler les événements... le colonialisme en littérature est une forme du mouvement général qui porte les esprits sur une connaissance plus précise, plus complète et plus pratique aussi des choses coloniales...

Aux qualités qu'on exige de l'écrivain, il faut adjoindre des qualités qui sont plus particulières au savant, c'est ainsi que le roman colonial, qui va en quête de la connaissance des âmes, se rencontre avec les travaux des techniciens qui étudient les mentalités primitives. »[6]

Systématiquement, dans les ouvrages et articles publiés après la guerre, la critique distingue « exotique » de « colonial », comme « superficiel » de « profond » « bouquineurs » et « passants » des « vrais écrivains coloniaux »[7]. La nécessité de cette réorientation idéologique tenait à deux raisons principales : d'abord, dès l'origine, on s aperçut que la littérature coloniale (était) un ferment actif de l'idée coloniale ». « N'est-il pas significatif de voir le Portugal, attribuant le recul de la conscience coloniale en ce pays à l'absence d'ouvrages romanesques sur les colonies, instituer deux importants prix annuels pour les meilleurs romans coloniaux ? », soulignait Lebel dans son Histoire de la littérature coloniale en France (p. 88).La critique française s'engagea très tôt dans cette voie qui présentait la littérature coloniale comme devant « faire aimer (nos) colonies »[8].

La seconde raison ayant déterminé cette réorientation était que dans la conscience du plus grand nombre des Français de l'époque, « exotique » pouvait s'opposer à « national » dans la mesure où, de temps en temps, ce mot avait désigné en France un complexe d'idées, de modes, de faits, d'objets... empruntés à des pays étrangers; une évasion vers un ailleurs situé dans un cadre lointain dans le temps ou dans l'espace pour fuir la [PAGE 124] platitude quotidienne : un alibi. Continuer de dire « exotique » était donc travailler consciemment ou inconsciemment contre l'idée d'une extension du domaine français lancée résolument après 1870 pour sauvegarder l'orgueil national, et – ceci était loin d'en être l'unique motivation – effacer les déboires de l'Alsace-Lorraine. Cette idée commençait à peine d'être concrétisée et exigeait encore un effort soutenu d'ancrage : « L'expansion coloniale, reconnaissait Lebel, est le fait marquant de notre histoire au lendemain des revers de 1870... Cette expansion coloniale a inauguré un mouvement littéraire qui s'est développé avec une vigueur croissante et qui dominera peut-être l'humanisme du XXe siècle. La littérature coloniale est née lentement du succès de nos différentes conquêtes »[9]. Les colonies étant désormais « les autres Frances », « les pays lointains » étant en passe de devenir des « possessions françaises », tout ce qui venait de ces « contrées » et qui était jusqu'alors connu comme « exotique » était tenu pour nul et non avenu.

La querelle entre « intégristes coloniaux sachant de quoi ils parlent » et rats de bibliothèques vaticinateurs et superficiels avait donc été provoquée pour que l'action idéologique continuât d'être efficace sous le paravent de l'authenticité et de la vérité et, par conséquent, son impact préservé face aux attaques de certains milieux métropolitains contre les préjugés raciaux et les prétentions d'objectivité et de vérité des Blancs se targuant de « psychologie indigène ». Dans cette institution d'Etat qu'était la littérature coloniale, la critique littéraire, prescriptive et doctrinaire[10] de par sa nature et ses visées, était loin d'être un simple relais mais jouait un rôle idéologique capital dans la réception des œuvres. Le critique colonialiste, à l'instar d'un officier supérieur, régentait avec fermeté, à travers la proclamation inlassable des exigences de l'entreprise, la troupe des écrivailleurs placée sous ses commandements : « Le romancier colonial, ordonnaient M. et A. Leblond, doit désormais abandonner l'idylle exotique surannée qui grouille de tous les [PAGE 125] poux du romantisme facile, encore plus la hideuse rocambole d'un faux réalisme puisé aux bavardages des bouges saïgonnais ou des popotes algéroises; les grandes questions des mines, du négoce, de l'administration, de la religion, voilà les plus beaux sujets du roman colonial où l'écrivain, avec la dignité d'une esthétique féconde, puisse faire vraiment œuvre de psychologie et acte de création »[11].

Ainsi donc ceux qui « mirent les colonies dans la littérature » furent écartés au profit de ceux dont les œuvres étaient une « révélation d'humanité » : « C'est une nouvelle humanité que nous réclamons », proclamait Leblond[12]. Il fallait porter la littérature dans les colonies. La littérature coloniale, pour l'Afrique, devint donc essentiellement la littérature des Français d'Afrique et tous les préceptes de sa critique trouvèrent leur base dans le contact physique prolongé avec le continent.

Dans le contexte de la construction de l'Empire, la critique participait au développement d'une logique implacable qui était celle du système colonial en marche : il était temps de briser toute velléité de rapports imaginaires des métropolitains avec les colonies pour les inciter (surtout lorsqu'ils étaient écrivains et qu'ils voulaient conserver leur notoriété) à aller visiter les pays conquis et constater le triomphe de la civilisation sur la barbarie. C'était, sans aucun doute, la meilleure façon de sensibiliser au « fait colonial » et de donner aux habitants de l'Hexagone ce qui apparaissait comme la garantie de pérennité de l'entreprise : « le goût de l'Afrique »[13]. C'était aussi l'aboutissement quasi naturel de cette démarche critique qui avait pour fondement l'idée que « par la littérature coloniale la France et sa Littérature (prenaient) conscience de leur puissance mondiale dans [PAGE 126] ses forces et ses responsabilités et (que) le sentiment de la fécondité qui s'épuisait lui (était) rendu »[14]. A l'instar des guerres coloniales qui se déroulaient sur tous les fronts, la critique de la littérature coloniale se reconnaissait elle-même comme une critique de combat, qui comme son objet, se devait d'être au service de l'Empire. C'est dans ce cadre institutionnel et idéologique qu'il convient désormais de situer toute la production littéraire négro-africaine d'expression française d'avant la deuxième guerre mondiale, dans ses préoccupations comme dans son écriture.

Guy Ossito MIDIOHOUAN


[1] La culture! Un désastre, ce mot. Elle fonctionne comme un redoutable obus dans le conflit qui oppose le colonisateur au colonisé. On n'apprécie pas toujours à leur juste mesure les ravages qu'elle continue de faire en Afrique...

[2] L. Cario et C. Régismanset, L'Exotisme : la littérature coloniale, Paris, Mercure de France, 1911.

[3] Pour la bibliographie de ces hommes, voir Lebel (Roland), L'Afrique Occidentale dans la littérature française. Paris, Larose, 1925.

[4] Nous nous limitons à l'Afrique mais cette idée s'étendait à tout l'Empire Colonial Français.

[5] Roland Lebel, Marius et Ary Leblond furent naturellement les ténors de cette redéfinition. A leurs ouvrages il faudrait ajouter, pour avoir une idée plus précise de cette polémique, de nombreux articles parus dans diverses revues; Thomas et Sauvebois, « Le rôle et l'importance de la littérature coloniale », Revue Mondiale, avril 1925. – Jean Rodes, « L'exotisme nouveau », Grande France, 1900. – Robert Randau, « Etudes sur la littérature coloniale », Dépêche coloniale, décembre 1926 et sq.; « La littérature coloniale d'hier et d'aujourd'hui », Revue des deux Mondes, juillet 1929; « Les débuts de la littérature coloniale », Le Monde colonial illustré, mars 1929. – Louis Bertrand, Préface au recueil de contes Notre Afrique; « Pour la littérature coloniale de la France », La vie, janvier 1925. – La nouvelle orientation de la critique dans ces années 20 est bien illustrée par l'article d'Eugène Pujarniscle, « La littérature coloniale et ses difficultés », Grande Revue, décembre 1921. E. Pujarniscle reprend ses idées dans Philoxène ou de la littérature coloniale, Paris, éditions Firmi - 0., 1931.

[6] Lebel (Roland), Histoire de la littérature coloniale en France, Paris, Larose, 1931, p. 86.

[7] Cf. l'article de Dumont Wilden sur « Pierre Mille, écrivain colonial », Les Nouvelles littéraires, août 1924.

[8] Leblond (M. et A.), Anthologie coloniale pour faire aimer nos colonies, Paris, Larousse, 1908.

[9] Lebel (Roland), op. cit., p. 75.

[10] L'article de Pujarniscle sur « La littérature coloniale et ses difficultés », Grande Revue décembre 1921, est très éclairant à cet égard.

[11] Leblond, Après l'exotisme de Loti: le Roman colonial, Paris, Vald. Rasmussen, 1926. p. 63.

[12] Ibidem p. 6. Par « révélation d'humanité» ou « humanité nouvelle ». Leblond entendait la confirmation de la supériorité raciale de l'homme blanc et le catalogue des preuves de progrès de la lumière de l'esprit au sein de la lointaine barbarie. La littérature coloniale devait mettre en valeur la vigueur conquérante de l'homme blanc.

[13] Cf. préface de M. Delafosse au Livre du pays noir, anthologie de la littérature africaine de Roland Lebel, Paris, éditions du Monde Moderne, 1927, 211 p.

[14] Leblond, op. cit.