© Peuples Noirs Peuples Africains no. 29 (1982) 95-105



DE L'IDÉOLOGIE DU SAFARI

KOUAME KOUASSI

Dans le numéro du 2 avril 1982 du Zeit – journal hebdomadaire libéral, bourgeois par excellence de la République Fédérale d'Allemagne – se trouve une petite annonce, soigneusement imbriquée dans une série d'autres qui donnent un aperçu non seulement de l'idéologie dominante de la société ouest-allemande, mais aussi et surtout de la commercialisation de toutes les relations humaines à l'échelle mondiale, cela bien entendu au profit d'une minorité, sous l'enseigne habituelle de la violence sous ses multiples formes :

    L'AFRIQUE
    « à fleur de peau »
    Congo – Afrique de l'Est
    Expéditions juillet/août + décembre-mars
    avec des voitures d'expédition spéciales –
    tentes - feux de camp / Lac Rudolf - Serengeti -
    observation d'animaux - Gorilles - Treck au
    Kilimandjaro - Pygmées - Voyages à travers la
    jungle / Pour les soirées de films et d'informations
    ainsi que pour les prospectus
    s'adresser à : [PAGE 96]
    EXPLORER
    Hüttenstr, 17, 4000 Düsseldorf 1
    Tél. (0211) 379 064
    Theodor-Heuss-Str. 6, 7000 Stuttgart
    Tél. (0711) 228097

Cette annonce saute aux yeux, du moins aux miens, à cause du mot « Afrique » écrit en caractères gras et de cette « tête de Négresse » bien connue, décorant la première page de tant de prospectus par le biais desquels on vend, dans le cas concret, l'Afrique Orientale aux amateurs de safari.

Nous avons là, sous les yeux, une série de mots-clés dont le lien idéologique apparaît dès qu'on pense à l'histoire des relations entre l'Afrique et l'Europe, particulièrement à l'histoire coloniale.

Le nom « Lac Rudolf » rappelle bien cette tendance des colonisateurs à vouloir éterniser leur droit de propriété sur le pays conquis par la force des armes. Il va de soi qu'un tel nom, pour la publicité, est beaucoup plus attrayant que « Lac Turkana » parce qu'il donne aux touristes le sentiment de marcher dans les traces des éminents « explorateurs » du continent « noir ».

Serengeti... C'est bel et bien la dénomination d'une réserve d'animaux – nettement plus connue, du moins en Allemagne Fédérale, que la plupart des noms des peuples africains – rendue célèbre dans ce pays par les nombreuses émissions télévisées du professeur de zoologie Bernhard Grzimek qui, des années durant, n'eut de cesse que de faire campagne pour la sauvegarde des animaux d'Afrique sans, bien entendu, dire un seul mot sur les luttes de libération des peuples opprimés de ce continent.

Quant aux gorilles, ils font évidemment partie de ces animaux que les amateurs de safari aiment au point qu'aucune expédition scientifique pour leur sauvegarde ne leur paraît harassante. Ces animaux, disent-ils à coups d'émissions télévisées et de publications, doivent être sauvés afin que les brillants amis des animaux, les amateurs de safari, puissent les observer en pleine nature, en Afrique qui, à leurs yeux, n'est ni plus ni moins qu'un grand jardin zoologique. Pour ceux de leurs compatriotes qui ne pourraient pas se payer le voyage au continent [PAGE 97] zoo, ils continueront d'envoyer des spécimens pour peupler les jardins zoologiques d'Europe.

Kilimandjaro... Le nom de cette montagne qui, dans la poésie coloniale allemande, était le symbole de la présence inébranlable des Allemands dans cette partie du continent africain qui fut d'ailleurs baptisée « Est-Africain-Allemand », réapparaît de nos jours dans la presse pour exprimer le même esprit de conquête sous une autre forme.

Les « Pygmées »... Qu'est-ce à dire ? Ils font partie de ces groupes ethniques d'Afrique que les colonisateurs prirent le soin, au tout début du colonialisme classique, de séparer radicalement des autres groupes, aussi bien par le verbe que par l'action, et de mettre au rang des animaux – pour la simple raison que, de par leur mode de vie, ils se prêtaient moins à l'exploitation coloniale. Un siècle plus tard, des siècles même – car les « Boschimans » en Afrique Australe ont dû subir ce sort bien avant les « Pygmées » – cette opinion n'a aucunement changé. Aux yeux de la plupart des touristes et des amateurs de safari européens, ils sont – comme le montre cette annonce, reflet de cette nouvelle forme du mépris et de l'exploitation des peuples africains –, au même rang que les animaux. La seule différence dans le traitement de ces peuples serait qu'on ne leur fait plus la chasse à courre comme jadis les Boers dans leur entreprise d'extermination des « Boschimans », mais qu'on fait plutôt d'eux, aujourd'hui, des animaux étranges doués du langage articulé, que les touristes peuvent observer, photographier en pleine nature, faire parler et enregistrer sur bande magnétique... Et cela, sinon avec la participation active, du moins avec l'entente tacite de certains Etats africains.

On le voit : la nature, les animaux et les êtres humains sont mis au même rang, j'allais dire : placés sur le même podium – et offerts aux touristes comme objets d'attraction et de divertissement. Et les agences de tourisme de tirer d'énormes profits de ce nouveau commerce honteux.

Comme il y avait deux adresses de l'agence de safari au bas de l'annonce citée plus haut – ce soin des organisateurs qui se situe, cela va sans dire, dans la logique interne du capitalisme et respecte la loi de l'offre et de la demande – je n'eus pas de peine à me [PAGE 98] procurer le prospectus pour en apprendre un peu plus. Ces vendeurs de Nègres et de Négresses s'imaginaient certainement que j'étais un de leurs clients virtuels...

Voici donc devant moi le prospectus des frères Bienert : sur la couverture le buste d'une jeune Africaine lourdement parée de bijoux; il y en a dans les cheveux, aux oreilles, au cou, sur tous les doigts de la main droite d'ailleurs soigneusement placée près du visage pour être bien en vue.

En un mot, une pose très peu naturelle, le tout couronné par ce large sourire que l'on s'évertue, je ne sais depuis combien de siècles, à présenter comme l'un des traits caractéristiques de ces grands enfants de la nature que seraient les Africains et les Africaines.

L'expression « L'Afrique à fleur de peau » écrite maintes fois tout en haut de cette couverture, liée aussi bien au dessin de la tente dans un coin de cette page qu'aux dates (été 1982 - hiver 82/83) et la photo de cette jeune fille donnent une idée de cette nouvelle traite qu'est le safari.

Au premier coup d'œil, les intéressés européens s'aperçoivent qu'ils ont plus que jamais le choix, dans le temps et dans l'espace, pour se divertir. Les genres de divertissements varient avec le safari qui gagne chaque année du terrain sur le continent africain. Ceux qui, en été, au lieu de passer quelques semaines sur une plage d'Europe, préfèrent quelques semaines d'une vie d'aventures dans la nature africaine, au milieu des gorilles et des « Pygmées » – c'est bien là ce que les frères Bienert transmettent, par le biais de cette annonce, aux lecteurs du « Zeit » –, trouvent ici l'occasion plus que jamais rêvée. Il est possible aussi d'échapper à l'hiver pendant quelques semaines et de passer un séjour agréable, caméra à la main, au milieu des « sauvages » d'Afrique... grâce à l'esprit d'entreprise des organisateurs de safari.

J'ai l'impression, en écrivant ces lignes, de raconter des plaisanteries. Touchons enfin au noyau idéologique du safari que nous offrent ici les frères Bienert :

    Chers amis d'Explorer!

    Connaître effectivement l'inconnu. Pas de visites éclairs, pas de tournées de prospection, pas d'offre touristique ordinaire. Nos expéditions en Afrique [PAGE 99] avec des voitures d'expédition, tente et caméra ont toujours été quelque chose de spécial ( ... )

    Nous vous proposons le voyage au Lac Rudolf (Lac Turkana) très peu exploré, au nord du Kénia, au bord de l'océan Indien, à travers les réserves d'animaux les plus célèbres d'Afrique Orientale et du Zaïre (Massai-Mara, Amboseli, Sambourou, Serengueti, Ngorongoro, Lac Manyara, Virunga), ou alors faites avec nous ce voyage à travers les forêts vierges du Congo sur les bords du fleuve Congo. En notre compagnie, rendez visite aux Pygmées dans la futaie de L'Ituri, observez la faune dans les vallées des Montagnes de lune couvertes de neige du Zaïre Oriental, ou alors escaladez la plus haute montagne d'Afrique, le Kilimandjaro ( ... )

    Nous ne vous proposons donc point le genre de vacances ordinaires. Les expéditions en Afrique organisées par Explorer sont synonymes d'aventures et d'expériences. Nous voulons éveiller de la compréhension pour les êtres humains qui habitent cette région inconnue; pour les conditions de vie que leur impose une nature non maîtrisée, non domptée. Vous ramènerez des impressions inoubliables au moyen de la caméra et de la bande magnétique.

Un véritable poème épique du mépris de l'être humain ! Safari signifie tout simplement : « Société des amis des animaux et des peuples sauvages ». Un poème du mépris de l'être humain dans le style le plus plat, le style publicitaire qui dangereusement captive. Il est question d'éveiller de la compréhension pour les peuples habitant ces régions « inconnues », « peu explorées » au même titre que de bonnes âmes s'engagent pour la sauvegarde d'espèces d'animaux menacées... pour le plus grand bien de la prospérité.

Aussi bien les présentations schématiques que les descriptions détaillées des différentes expéditions sont l'expression d'un mépris sans borne des peuples africains. Des expressions telles que « promenade chez les gorilles de montagne », « voyage en région montagneuse », « régions de Pygmées (Mt Hoyo) » sont placées les unes après les autres et reliées par des flèches pour décrire [PAGE 100] non seulement de façon schématique le parcours, mais aussi et surtout pour souligner les curiosités à découvrir dans cette partie de l'Afrique. C'est dire que les « Pygmées » sont considérés comme des primates étranges dont on s'ingénie à dépister les villages comme on détecte les gîtes des animaux sauvages... Dans le prospectus, le lecteur voit sur les mêmes pages des photos d'éléphants, de gazelles, de zèbres et de femmes « à lèvre à plateau ».

Les nombreux passages où brille cet esprit européen qui inventa la science dénommée « ethnologie », désormais alliée au safari, prouvent que cet alignement de photos n'est pas la preuve d'une maladresse quelconque, mais d'une profonde conviction;

    Notre itinéraire nous conduit vers le nord-est, au pied du Mont Kénia, dans les régions des Sambourous. Nous atteignons le Parc National Sambourou où nous faisons une petite escale et observons des animaux.

Cette citation laisse entrevoir, malgré toute la débilité dont elle émane, que le terme Sambourou est bel et bien l'appellation d'un peuple africain. Et pourtant, dans la logique interne de l'idéologie du safari, le terme « Stamm » (tribu) apparaît beaucoup plus approprié; lié au terme « Gebiet » (région), il donne un mot composé dont le contenu idéologique apparaît au grand jour : ce peuple serait, de par son mode de vie, très proche des animaux; la région dans laquelle vit ce peuple est, pour ainsi dire, aux yeux des amateurs de safari, comparable à maints égards à un parcours d'animaux dans un jardin zoologique. C'est dire que l'expression « Parc National Sambourou » est bien loin d'être une simple appellation lavée de toute suspicion. « Les régions des Sambourous » et « Le parc National Sambourou » sont sinon une seule et même réserve, du moins deux réserves attenantes.

J'avoue que je serais bien content si la suite du texte venait à prouver que cette analyse est fausse... Quelques lignes plus loin, je tombe malheureusement sur un passage dans lequel les élucubrations des organisateurs de safari semblent atteindre leur paroxysme : [PAGE 101]

    Ce pays du silence et de la solitude se situe loin au nord du Kénia. C'est la région de la tribu Sambourou, un peuple sauvage d'origine nilo-hamitique, peu touché par la civilisation ( ... ) Là-bas les êtres humains partagent l'espace vital avec les animaux sauvages dont de très nombreuses espèces apparaissent ici. Cette partie de l'Afrique n'est pas encore découverte par le tourisme normal.

Qu'est-ce à dire ? Un peuple sauvage et des animaux sauvages qui se partagent un « espace vital » et qu'il est question d'aller observer comme des curiosités. On n'en croit pas ses oreilles... ni ses yeux en lisant ces lignes.

La tentation d'aligner des citations de ce prospectus et de les présenter à la face du monde comme des produits de cet esprit pervers qui fait depuis si longtemps le malheur des peuples dominés m'assiège. Et pourtant il faudrait dominer cette tentation et aller un peu plus loin dans la prospection; car toutes ces affirmations ne sont aucunement tombées du ciel. Elles prouvent bel et bien que l'auteur a été nourri, dès sa plus tendre enfance, de nombreux écrits ethnologiques qui, aujourd'hui, dirigent ses actes sur le « continent noir ». S'il avait vu le jour à l'époque du colonialisme classique – je veux dire peu de temps avant le partage de l'Afrique entre les puissances européennes, puissances en ce sens que, dans ce monde, la valeur des Etats se mesure plus que jamais par leur capacité de conquête, de destruction –, bien des « pionniers coloniaux » auraient eu à le prendre en modèle. Son esprit si tôt éveillé n'est en aucun cas resté oisif; il excelle même dans cette nouvelle version du mépris des habitants de l'Afrique.

Citons ce long passage sur les « Pygmées » qui prouve que l'auteur est très cultivé, mais surtout qu'il n'a jamais lu avec un esprit critique les nombreux écrits ethnologiques des idéologues allemands de la belle époque du colonialisme classique et qu'il ne fait que ressasser la même idéologie dans le style on ne peut plus trivial... pour les raisons que tout le monde sait :

    La région montagneuse de Ruwenzori et les régions situées à l'ouest jusque dans le bassin du Congo sont habitées par les Pygmées. Ce sont les premiers [PAGE 102] habitants de ce continent et leur race n'est pas apparentée aux tribus bantoues aujourd'hui plus nombreuses. C'est surtout la région autour de la futaie de l'Ituri avec ses arbres géants de plus de quarante mètres de haut qui est leur espace vital. Notre but consiste avant tout à dépister ces petits êtres de la forêt dans leurs villages et à leur rendre visite. Comme point de départ, nous avons choisi ici le Mont Hoyo. Nous connaissons là-bas Auuto et Omani, les deux chefs des Pygmées de cette région déjà depuis 1973. C'est une expérience que de connaître ce peuple vivant encore dans la préhistoire africaine. Les sons de tam-tam se font entendre. Nous aurons peut-être l'occasion d'assister à l'une de leurs fêtes qu'ils organisent si souvent. Notre arrivée pourrait même en constituer l'objet.

C'est sans aucun doute de la poésie ethnologique qu'il a tiré l'idée selon laquelle les « Pygmées » seraient les premiers habitants du continent africain... D'où et quand seraient venus les autres peuples africains ? Cela restera une énigme pour les clients des frères Bienert.

L'« espace vital » dont il est question, on voudra bien me l'accorder, n'a rien de commun avec celui que les Nazis réclamèrent par le verbe, puis par la force des armes. L'« espace vital » que les organisateurs de safari s'évertuent à situer et à décrire serait plutôt le domaine de quelques peuples « sauvages » ne connaissant les notions ni d'Etat, ni de ville – dont les touristes épris d'aventures éprouvent une satisfaction à détecter les villages comme on dépiste les gîtes de maints animaux... Que l'on s'imagine toute l'arrogance du touriste européen se faisant fêter par ces « petits êtres humains de la forêt » pour lesquels il n'a que du mépris ! Le safari est, on ne peut s'empêcher de le croire, à la fois une visite au zoo et un retour aux sources de l'histoire de l'humanité – plus précisément de l'humanité dite inférieure.

Les expressions telles que « tribus bantoues », « roitelets », « régions de la tribu... » qui sans cesse sortent de sa plume, prouvent qu'il a la maîtrise parfaite du langage ethnologique – qu'il enrichit d'ailleurs – à un point tel que, quand je lis la phrase : « Serengueti est le mot magique de plusieurs africanophiles », je ne peux que m'imaginer [PAGE 103] le grand organisateur de safari qui, la baguette magique héritée de ses ancêtres colonialistes à la main, transforme le continent africain en un parc zoologique et tire d'énormes profits de cet art nouveau. Il va de soi qu'il a des raisons d'aimer l'Afrique et qu'il ne manque pas d'arguments pour faire aimer ce continent...

Cet amour de l'Afrique ne peut que grandir en Europe puisque les intéressés savent à l'avance que dans la somme versée à l'organisateur à Düsseldorf ou à Stuttgart sont inclus non seulement les frais de visite des parcs nationaux et de nourriture au cours de ce séjour dans la brousse africaine, mais aussi les services des porteurs et guides autochtones; que chaque participant au safari a un porteur à sa disposition et que le seigneur européen, tout compte fait, ne porte que ses appareils photographiques qui lui sont de si grande utilité. La relation maître-serviteur dans la brousse ou la forêt africaine est portée en triomphe, présentée comme un ordre inchangeable, l'idylle que tout Européen devrait connaître au moins une fois dans sa vie.

On me dira que les choses évoluent : alors que les « explorateurs », puis les colonisateurs, se faisaient porter en hamac et avaient une suite d'hommes et de femmes lourdement chargés de leurs bagages et des fruits de leurs recherches, les amateurs de safari n'ont qu'un porteur par PERSONNE...

L'auteur-organisateur de safari est tellement ancré dans la tradition colonialiste qu'un terme tel que « askari » – servant autrefois à désigner les Africains enrôlés dans l'armée coloniale allemande, qui donc ne devrait réapparaître que dans les traités d'histoire – revient sous sa plume. A la limite, j'ai l'impression qu'il a lu avec dévotion tous les livres du général allemand Paul von Lettow-Vorbeck et qu'il ne fait que réadapter les perceptions de ce « vaillant guerrier » à la nouvelle situation : semblable au général qui sut non seulement imposer la discipline et l'endurance à des milliers de soldats africains, mais aussi instaurer une nouvelle forme d'esclavage sous lequel d'innombrables Africains servaient de porteurs aux soldats allemands. Le capitaliste allemand dirigeant les opérations à partir de Düsseldorf ne perd jamais de vue sa cohorte d'esclaves noirs à bon marché. Si, jadis, en période de conflit inter-impérialiste, les porteurs [PAGE 104] servirent au colonisateur allemand à confirmer, ne serait-ce que provisoirement, sa mainmise sur cette partie du « continent noir », ceux qui accompagnent aujourd'hui les amateurs de safari, aussi bien à la recherche ou à la chasse des « Pygmées » que sur les traces de Stanley et de Livingstone, sont, nolens volens, les instruments de la domination des peuples africains par le capitalisme en tenue de safari...

La dernière chanson de ce poème épique qu'est le prospectus des frères Bienert est la confirmation de la tradition selon laquelle les Européens, sans vergogne aucune, volent aux habitants du continent africain leurs objets d'art et de culte qui, baptisés sous le terme d'« art nègre », peuplent mains salons et maints musées du « monde civilisé » :

    Nous avons beaucoup de souvenirs dans nos bagages. Nous avons acquis par troc des armes de chasse, des tambours, des objets sculptés en bois et en ivoire, des masques, des fétiches, des bijoux et autres objets de la vie quotidienne des indigènes. Nos caméras ont capté des images intéressantes, souvenirs vivants d'un moment plein d'expériences. Un avion nous mène de Kisangani (Stanleyville) à Kinshasa. De là nous prenons un avion moderne qui nous ramène en quelques heures en Europe, dans notre civilisation. Nous laissons derrière nous l'une des aventures encore possibles de notre monde multicolore et à multiples facettes.

C'est justement là où le bon entrepreneur de safari donne des renseignements précieux à ses clients que nous découvrons le sens profond du troc, exemples à l'appui, dans le contexte du safari. Les souvenirs, écrit-il, sont particulièrement bon marché; une chemise usagée ferait bien souvent l'affaire. Il établit même une liste d'objets de troc : stylos à bille, miroirs, parfum, rouge à lèvre, chewing-gum, bonbons, canifs, briquets, aspirine, cigarettes, habits usagés... En un mot, avec ce qu'il y a de plus banal dans le « monde civilisé », l'amateur de safari peut se donner bonne conscience en piétinant de ses lourds brodequins des peuples dits inférieurs dont les objets d'art et de culte le fascinent... justement pour leur prétendu caractère primitif. [PAGE 105]

A vrai dire, à l'allure où vont les choses, dans ce monde nouveau où leurs confrères africains bien nourris des miettes de l'impérialisme hautain et rageur s'allient aux capitalistes européens pour les traiter comme des bêtes de zoo, ces peuples finiront par perdre leur culture, si jamais ils continuent d'exister... Car il suffirait qu'on découvre demain des réserves de matières premières dans ces régions considérées comme terrain de safari par excellence pour qu'on s'évertue à éduquer ces « peuples sauvages » au travail, à les intégrer dans le mode de production capitaliste; et qui s'avère incapable de s'adapter devra disparaître, selon la pratique social-darwiniste bien connue depuis la belle époque de l'impérialisme.

Je ne peux m'empêcher de voir, derrière ces entreprises de safari, le génocide savamment planifié des peuples dits sauvages d'Afrique... dans le plus grand bien-être du capitalisme, avec la complicité tacite de certains Etats africains.

KOUAME KOUASSI
Bielefeld, juillet 1982