© Peuples Noirs Peuples Africains no. 29 (1982) 77-94



APERÇU SUR LE CHOMAGE
ET LE SOUS-EMPLOI AU MAROC

Aziz LAHLOU

Une des caractéristiques fondamentales du sous-développement est l'ampleur et la diversité des formes du sous-emploi, la relation mal définie entre le travail et le non-travail, les implications que la confusion des rôles ne peut manquer d'exercer sur l'activité jusqu'à en altérer profondément la signification.

Le Maroc n'échappe pas à cette situation de l'emploi et du sous-emploi. Si le travail offre de très violents contrastes opposant le travail des riches à celui des pauvres, l'emploi présente les mêmes disparités entre les activités « modernes évoluées » dont le développement est lié aux progrès technologiques, aux innovations et aux besoins exprimés par ceux qui en bénéficient, et les activités de niveau « inférieur », multiformes, fractionnées, faiblement rémunératrices, occasionnelles et représentant le plus fréquemment une adaptation fragile aux modernisations et aux besoins qu'elles suscitent.

La statistique marocaine intéressant les domaines de l'emploi et de l'activité professionnelle et économique a été élaborée, selon un modèle occidental[1], ne tenant pas [PAGE 78] compte des spécificités régionales, des caractéristiques propres au pays. Aussi ne permet-elle pas de fournir une analyse satisfaisante de la situation de l'emploi et de l'activité des populations des différents métiers au degré d'intégration à l'économie nationale.

Les recensements effectués ont interrogé les populations sur les types d'activité la profession principale, l'activité de l'entreprise ou de l'administration, la situation dans la profession principale... les causes de chômage. Si nombre de questions peuvent apparaître critiquables, ainsi que les cadres retenus pour le traitement statistique des données, les recensements offrent un premier outil permettant une approche statistique de l'activité des populations actives marocaines.

L'approche statistique est globale, c'est-à-dire qu'elle intéresse l'ensemble des populations du Maroc, et s'attache à l'analyse du niveau d'activité général, à la distribution des actifs entre les principales branches professionnelles et les secteurs d'activité économique.

Il est toujours difficile d'évaluer correctement un effectif de chômeurs. Les données, toujours sujettes à caution, ne concernent de toutes manières qu'une période qui est, par définition, conjoncturelle, et se réfèrent à des définitions plus ou moins ambiguës. A plus forte raison cette estimation est-elle grossièrement approximative. Le Maroc à fort accroissement naturel de population ne dispose que de statistiques imprécises[2]. Comme dans tous les pays sous-développés, le Maroc, et surtout ses grandes villes, regorgent de « petits métiers » qui sont, en fait, de faux métiers camouflant le chômage chronique. Ces « petits métiers » sont les uns permanents (vente à la sauvette, gardiennage plus ou moins fictif, récupération des déchets), les autres saisonniers (parasitisme du tourisme par exemple), d'autres occasionnels (corvées à la journée, menus services de transport). Ils cachent mal une immense détresse, couverte par la résignation.

Obtenir un emploi permanent est un privilège dont on apprécie la jouissance, même si le salaire est bas : la sécurité prime le profit. Le chômeur qui a obtenu un emploi cherche la confiance du patron qui la lui accorde [PAGE 79] avec paternalisme en échange de son zèle et de son dévouement et moyennant les gages les plus minimes. L'Etat ne fait guère autrement, qui recrute de nombreux agents mal payés, mais assurés du lendemain, capables de payer un loyer, d'échapper au bidonville.

« La population active comprend toutes les personnes des deux sexes qui fournissent la main-d'œuvre disponible pour la production des biens et des services pendant la période de référence choisie pour le recensement ». (Principes et recommandations concernant les recensements de population de 1970 des Nations Unies.)

La population active recensée est constituée de deux catégories distinctes : les actifs et les chômeurs.

Pour une population active d'environ 5 millions de personnes, les chômeurs sont 731 000 selon les chiffres officiels. Mais ils sont bien plus nombreux selon les syndicats qui avancent des chiffres variant entre 1,2 million et 2 millions.

Mais l'offre de main-d'œuvre à salaire bas n'est pas la seule condition de la croissance économique marocaine. S'il n'y a pas investissement et mise en place d'une infrastructure à forte capacité d'emploi, le déséquilibre demeure entre offre et demande d'emploi. Or, le rapport entre nombre de postes de travail créés et l'investissement est très variable, et toute stratégie de prestige implantant à gros frais des installations raffinées à haute productivité diminue sensiblement le nombre de postes de travail par rapport au coût d'installation. Il n'y a donc pas une « loi » simple de résorption du chômage par l'industrialisation, mais une série d'opérations à apprécier suivant la méthode du « coup par coup ».

Les moteurs des politiques d'investissement sont multiples, et leur action est souvent contradictoire. L'investissement privé, et souvent l'investissement privé étranger[3], peut être séduit par l'abaissement des coûts de production procédant au taux des salaires. Il n'abandonne pourtant pas les techniques qui impliquent des taux de productivité relativement élevés. Son offre [PAGE 80]

[PAGE 81] d'emploi reste donc relativement mesuré. Les plans élaborés par l'Etat recherchent l'accroissement du produit intérieur brut, et, par voie de conséquence, la création de capitaux à réinjecter dans les circuits contribuant à la croissance. Ils ne sont donc pas insensibles aux perspectives de haute productivité des investissements, qui ne correspondent pas nécessairement avec la création du plus grand nombre d'emplois, même à salaires bas. Paradoxalement, le Maroc manque de cadres et de personnel qualifié qu'il faut importer, alors que s'accroît la masse des chômeurs venus de la campagne.

Quand l'économie de base n'absorbe pas la totalité des capacités d'activité disponible, des réserves ou des compléments sont assurés par des travaux marginaux, cultures hasardeuses sur les marges dans les villages, la cueillette de produits spontanés, la chasse, la pêche, en dehors du domaine et des périodes d'activité principale. Le plus souvent, c'est la migration d'une partie de la force de travail qui permet de rompre le cercle trop étroit de l'autoproduction-auto-consommation. Cette migration peut s'effectuer à l'intérieur du secteur traditionnel – c'est le cas des migrations de moissonneurs décrites par D. Noin[4] – ou appeler le passage d'une partie de la force de travail dans le secteur « moderne », soit dans le cadre national même, soit sous forme de migrations internationales définitives ou temporaires.

Dans le cadre national, trois options se présentent généralement pour l'économie marocaine.

– L'insertion dans un secteur de transition entre économie traditionnelle et économie moderne : les plantations, mais aussi les activités artisanales et commerciales, avec des marges plus ou moins larges de parasitisme économique et social;

– le passage aux emplois administratifs et aux services créés par l'introduction de modes « modernes » de gestion de l'Etat et d'organisation de la vie collective – ceci évidemment en ville;

– l'emploi dans les industries.

Les inégalités sociales, déjà aberrantes au Maroc, se sont encore accentuées au cours des dernières années. [PAGE 82] Les bénéfices accumulés par la grande bourgeoisie lui permettent, en cette période de profonde dépression, de se livrer au jeu rémunérateur de la spéculation dans d'innombrables domaines. C'est ainsi que, après l'interdiction, en 1978, d'importer certains biens d'origine étrangère, il s'est créé un marché parallèle où l'on peut trouver de tout, mais à des prix allant jusqu'au triple de la valeur initiale. La spéculation foncière va tout aussi bon train. Sans parler du marché noir de devises ou, tout simplement, de la fuite des capitaux vers des lieux plus sûrs et plus accueillants. Tout cela, bien évidemment, se fait au détriment de l'économie du pays.

Mais l'action inégale de la « nécessité » économique n'est pas le seul facteur de différenciation des revenus inégaux, autorisant une adaptation plus ou moins réussie à une économie définie par la prévisibilité et la calculabilité, des aptitudes à adopter librement et consciemment les modèles importés qui varient selon le niveau d'instruction, autant de facteurs favorables à la diversification des conduites et des attitudes en même temps qu'à l'élaboration d'idéologies propres à chaque classe marocaine et à la formation d'une conscience, implicite le plus souvent, des intérêts communs et de la situation partagée[5].

Parmi ces facteurs de différenciation, quels sont les plus déterminants ? Quels sont les critères les plus pertinents lorsque l'on entend définir les différentes classes marocaines dans leur spécificité et en suivant les articulations naturelles de cette société à un moment donné de son histoire ?

En premier lieu, le secteur économique : très fortement marquée au sein même de l'économie marocaine, la dualité des secteurs entraîne des différences si considérables dans les conditions matérielles d'existence des travailleurs, dans leur attitude économique et leur idéologie, que l'on devrait, en toute rigueur, les décrire comme [PAGE 83] deux sociétés séparées, ayant chacune ses principes de différenciation et de stratification, si les travailleurs du secteur traditionnel n'étaient enclins à se situer eux-mêmes par rapport au secteur moderne, auquel ils aspirent, lors même qu'ils le savent inaccessible. En second lieu, la stabilité professionnelle qui contribue à définir le champ des potentialités objectives et du même coup le système des projets par rapport auquel s'organise la conduite. En troisième lieu, le type d'activité; en effet, ce qui distingue les travailleurs manuels des non-manuels ce n'est pas seulement le milieu de travail et la forme des relations professionnelles, ni le prestige attaché à la profession ou l'intérêt intrinsèque de l'activité, c'est aussi et surtout la nature même de l'effort fourni : l'ouvrier de l'industrie n'a pas à se soumettre seulement aux contraintes imposées par une organisation hiérarchisée et bureaucratique, il s'affronte sans cesse à une matière qui résiste, et devant laquelle il n'est d'autre attitude que le réalisme du technicien. Il faut mettre à part un quatrième facteur de différenciation qui est à la fois, selon le biais par le quel on le considère, déterminé ou déterminant, à savoir le degré de qualification ou le niveau d'instruction.

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Nous entendons par emploi tout travail apportant une ressource à la personne qui l'effectue; ainsi l'ouvrier perçoit-il un salaire et le commerçant réalise-t-il des bénéfices sur ses ventes. Par contre la ménagère ne reçoit aucun salaire pour l'entretien de son foyer. Définissons quelques termes.

POPULATION OCCUPEE :
Elle comprend toutes les personnes exerçant un activité rémunérée. Ces personnes peuvent être occupées d'une façon permanente ou non. Les raisons qui peuvent obliger un individu à travailler à temps partiel sont en effet nombreuses. La principale de ces raisons est évidemment le manque de travail stable et la difficulté à trouver un emploi mais il est intéressant de noter que de nombreux autres facteurs peuvent intervenir. Facteurs physiologiques (congé de grossesse) ou facteurs psychologiques (instabilité de certains individus) peuvent conduire [PAGE 84] à abandonner momentanément ou définitivement un emploi.

POPULATION INACTIVE :
Ce sont principalement les ménagères et les étudiants. Ce terme « d'inactif » est sans nul doute impropre et pourra même paraître choquant à certains mais il est universellement employé.

La population inactive se caractérise essentiellement par le fait que son activité n'est pas rémunérée. Parmi les individus de cette catégorie, certains cherchent un emploi; c'est par exemple le cas de l'étudiant cherchant une activité lucrative pour pouvoir s'offrir des vacances.

POPULATION INAPTE :
Ce sont toutes les personnes incapables d'exercer un emploi : c'est-à-dire pratiquement les malades quasi permanents et les personnes trop âgées.

POPULATION INOCCUPEE :
Cette catégorie englobe toutes les personnes non citées plus haut, aptes à exercer une activité, rémunérée ou non, mais ne produisant aucun travail.

Disponible pour tous les emplois parce qu'il n'est vraiment préparé à aucun, le manœuvre marocain dépourvu de qualification est livré aux aléas de l'embauche et du débauchage. Par suite, si la nécessité de développer la formation professionnelle est vivement ressentie, l'exigence d'une organisation rationnelle du recrutement s'exprime aussi parfois; et cela d'autant plus que la compétition a gagné en âpreté. La concurrence joue sans règle et sans frein parce que les méthodes rationnelles de recrutement ne peuvent pas s'appliquer à cette armée de manœuvres également désarmés. Pour tous ceux qui ne possèdent aucune qualification, la grande majorité, la liberté de choisir la profession est réduite à néant.

Dans un tel contexte, la compétition pour l'emploi est la forme première de la lutte pour la vie, une lutte qui pour certains, recommence chaque matin, dans l'anxiété et l'incertitude. Et si au moins cette compétition connaissait des règles... Mais elles lui sont tout aussi étrangères qu'aux jeux de hasard. [PAGE 85]

La conscience du chômage structurel peut inspirer les conduites et déterminer les opinions sans apparaître clairement aux esprits qu'elle hante et sans parvenir à se formuler explicitement. Et cela, tout spécialement dans les catégories sociales les plus défavorisées, le sous-prolétariat des villes et les ruraux prolétarisés.

Parmi les sous-prolétaires, c'est-à-dire les travailleurs non permanents dépourvus de toute qualification et souvent de toute instruction, on peut distinguer trois sous-groupes : d'abord les sous-prolétaires proprement dits, chômeurs et journaliers occasionnels, ensuite les sous-prolétaires du sous-tertiaire, petits marchands, petits artisans, employés des petites entreprises artisanales et commerciales, bref, tous ceux qui s'adonnent à des occupations peu lucratives, enfin, les manœuvres qui, faute de qualification, sont toujours menacés de chômer et, faute de pouvoir revendiquer en raison de la surabondance de main d'œuvre, livrés à l'exploitation. Née de l'effondrement de l'économie rurale et du dépérissement de l'ordre social ancien, la masse déracinée d'individus installés dans l'instabilité, privés des protections que les traditions séculaires assuraient au dernier des khammès[6], dépourvus de la qualification et de l'instruction qui seules pourraient leur assurer la sécurité à laquelle ils aspirent suprêmement, condamnés au travail de fortune et aux semblants de métier, cet immense sous-prolétariat qui campe aux marges de Casablanca, est prisonnier d'une contradiction indépassable : enfermés dans l'existence au jour le jour et dans l'angoisse chronique du lendemain, tous ces hommes sont maintenus dans l'impossibilité absolue de calculer, de prévoir et de soumettre leur existence à un plan rationnel par un système économique qui exige la prévision, le calcul et la rationalisation de la conduite économique. L'insécurité et la misère sont encore redoublées par la disparition de cet ensemble de garanties que fournissaient les traditions rassurantes de la société paysanne; à la prévoyance coutumière, dictée et soutenue par la sagesse commune, appuyée sur des repères et des cadres temporels qui assuraient une forme de prévisibilité, ils ne peuvent substituer la prévision rationnelle.

Et cela d'autant plus que le défaut d'adaptation économique [PAGE 86] est redoublé par le défaut d'intégration sociale : paysans sans terre, ouvriers agricoles, chômeurs, journaliers, manœuvres, souffrent aussi de ne pouvoir trouver une place assurée et reconnue au sein de la société; privés du soutien matériel et psychologique que procuraient les réseaux de relations de la société paysanne et les groupes de parents émiettés par l'émigration, trop désemparés pour pouvoir prendre une conscience systématique de leur condition et embrasser dans une même intention active le présent subi et le futur voulu, maintenus dans un état de frustration et d'insécurité perpétuelles qui les porte à espérer des satisfactions immédiates.

Il faut mettre à part l'ensemble des travailleurs du secteur traditionnel qui, bien qu'ils soient séparés par des différences importantes en ce qui concerne les revenus et les conditions matérielles d'existence, participent tous d'un même univers. On peut y distinguer d'une part un semi-prolétariat qui, bien qu'il vive en marge du secteur capitaliste, subit indirectement l'exploitation du fait que son activité s'exerce dans un secteur globalement défavorisé et d'autre part, une bourgeoisie traditionnelle, semi-industrielles ou commerciales et une bourgeoisie de fraîche date qui investit ses bénéfices dans des entreprises commerciales à demi-rationalisées ou dans des branches bien déterminées de l'industrie telles que l'alimentation, les textiles et l'habillement.

L'artisanat et le commerce fournissent à une partie importante des travailleurs un refuge. Perpétuant souvent dans le monde urbain des attitudes de ruraux, les commerçants sont généralement peu enclins à rationaliser leur entreprise : la plupart, illettrés, ignorent la comptabilité en partie double et la distinction entre le budget familial et le budget de l'entreprise, confondent souvent rentrées et bénéfices; on passe par transitions infinitésimales du tout petit commerce comme simple occupation au commerce vraiment lucratif. On comprend que l'artisan et le commerce soient aussi l'asile du traditionalisme au sein de la population active marocaine : il n'est rien dans l'activité professionnelle, dans le milieu de travail le plus souvent confondu avec le milieu familial, dans les contacts avec la clientèle qui puisse inciter le commerçant [PAGE 87] à changer de style de vie et d'habitudes de pensée.

Conscients de l'excédent de main-d'œuvre et se sachant aussi peu irremplaçables que possible, la plupart des manœuvres, ouvriers et employés n'ont d'autre souci que de conserver leur place, si médiocre soit-elle. L'absence d'adhésion élective n'exclut pas l'attachement forcé. Il faudrait reproduire la litanie monotone des raisons invoquées par les uns pour expliquer l'échec de leur recherche par les autres, leur renoncement à chercher.

La précarité des méthodes de recrutement, la rareté des ouvriers marocains qualifiés et surtout hautement qualifiés, l'excédent de main-d'œuvre, tout cela donne force à la croyance en la toute-puissance des protections non point seulement comme appui conféré moyennant paiement et permettant un passe-droit, mais surtout comme adjuvant indispensable à la réussite ou comme principe de sélection agissant à défaut de tout autre.

Pour les sous-prolétaires, toute l'existence professionnelle se passe sous le signe de l'arbitraire. Ils perçoivent souvent la résistance anonyme de l'ordre établi comme volonté hostile et maligne. En l'absence d'une organisation rationnelle du placement et faute d'un contrôle des procédés de recrutement, certains employeurs peuvent effectivement exploiter ou laisser exploiter l'armée de manœuvres dépourvus de spécialité et prêts à passer par toutes les conditions pour échapper au chômage.

L'engagement dans certaines entreprises, est subordonné au versement d'un « bakchich », le plus souvent au contremaître. L'exploitation des candidats au travail prend des formes différentes : on peut exiger le versement d'une somme d'argent.

On peut aussi retenir deux ou trois semaines de salaire sur l'employé. On peut rémunérer les travailleurs à des tarifs de misère, jouant sur la concurrence et sur l'absence d'information des illettrés; on peut aussi verser un salaire inférieur à celui qui est déclaré[7].

Tout se passe comme si ne pouvant accéder au travail comme moyen d'obtenir un salaire, le travailleur marocain [PAGE 88] en venait, par la force des choses, à dissocier le travail de son résultat économique, à le saisir moins comme lié à son produit que comme opposé au non-travail. Travailler, même pour rien, même pour un revenu infime, c'est, devant soi-même et aux yeux du groupe, faire tout ce qui est en son pouvoir pour gagner sa vie en travaillant pour s'arracher à la condition de chômeur. Le fait de tâcher à travailler (plutôt que de travailler à proprement parler), suffit à assurer une justification aux yeux de ceux dont on a la charge et aussi de ceux auxquels on a recours pour subsister. Placé dans l'impossibilité de trouver un travail vrai, on essaie de combler l'abîme entre les aspirations irréalisables et les possibilités effectives en accomplissant un travail dont la fonction est doublement symbolique en ce qu'elle apporte une satisfaction fictive à celui qui l'accomplit en même temps qu'elle lui fournit une justification devant les autres.

De son côté, le groupe ne peut raisonnablement tenir les chômeurs pour responsables de leur défaut d'emploi; mais il est en droit d'attendre d'eux qu'ils s'occupent à quelque chose, qu'ils fassent comme si. La logique des rapports entre parents n'exclut jamais absolument la considération de l'intérêt et le calcul; aussi ne se sent-on tenu aux devoirs de la solidarité qu'envers ceux dont l'attitude témoigne qu'ils sont victimes d'une situation objective et non de leur incapacité, de leur indolence ou de leur paresse.

Dès lors, le travail entendu comme occupation ne se définit plus qu'en termes négatifs; il ne saurait plus être une pure fonction sociale, comme il l'était autrefois : la conscience des obstacles qui s'opposent à l'obtention d'un emploi constitue aux yeux de tous, une excuse irrécusable et suffirait à décharger l'individu de sa responsabilité s'il n'existait toujours, idéalement et selon une autre logique, la possibilité de faire quelque chose plutôt que rien, de faire comme si, à défaut de pouvoir faire, tant au sens de la société marocaine qu'au sens de la société occidentale.

Ces hommes pour qui l'expérience du travail dans une entreprise moderne n'est pas moins angoissante et déconcertante, bien souvent, que l'expérience du chômage, ces ruraux « déruralisés » sans être urbanisés qui doivent tout découvrir et tout apprendre à la fois du monde technique [PAGE 89] et du monde citadin, ces éternels exécutants dont on n'attend pas qu'ils comprennent ce qu'ils ont à faire, ces gens qui ne peuvent jamais être sûrs de rien, ni de travailler aujourd'hui, ni de travailler encore demain, ces hommes sur qui s'appesantissent tous les déterminismes et qui ne peuvent trouver ni en eux-mêmes ni dans leur travail ni dans l'entreprise, des raisons d'adhérer à un emploi qu'ils n'occuperont peut-être plus demain, faut-il s'étonner qu'ils ne puissent forger un système d'opinions cohérentes sur une condition aussi profondément marquée par l'instabilité et l'incohérence ?

Pour tous ces journaliers, travailleurs intermittents, chômeurs, marchands à la sauvette qui transportent en milieu urbain des attitudes de ruraux et qui n'ont pas les moyens d'accomplir la mutation nécessaire pour s'adapter à la vie urbaine, toute l'existence se passe sous le signe de la nécessité et de l'insécurité.

Pour ces hommes prêts à tout faire et conscients de ne savoir rien faire, toujours disponibles et totalement soumis à tous les déterminismes, condamnés à vivre au jour le jour et avides de sécurité, dépourvus de métier véritable et voués de ce fait à tous les semblants de métier, il n'est rien de solide, rien de sûr, rien de permanent. L'emploi du temps quotidien partagé entre la recherche du travail et les travaux de fortune, la semaine ou le mois découpés au hasard de l'embauche en jours ouvrables et jours chômés, tout porte la marque de la précarité. Point d'horaire régulier ni lieu de travail fixe. La même discontinuité dans le temps et dans l'espace. La recherche du travail est la seule constante de cette existence ballottée au gré du hasard; et aussi l'échec quotidien de la recherche. Chômeurs, revendeurs au détail d'un régime de bananes, d'un paquet de cigarettes ou d'un lot de friperie, petits artisans, petits commerçants des bidonvilles et des quartiers traditionnels, marchands de bonbons, de limonade, gardiens, porteurs, commissionnaires dont le gain est une aumône autant qu'un pourboire, tous ces gens ne sont-ils pas condamnés à l'imprévoyance et au renoncement fataliste, expression d'une défiance totale en l'avenir inspirée par la conscience de ne pouvoir maîtriser le présent?

L'explication systématique de la conscience du chômage [PAGE 90] et de son fondement objectif est autre chose et d'un autre ordre que la conscience implicite qui ne s'exprime que dans la conduite et dans le langage ambigu et souvent contradictoire de l'affectivité. D'un côté, le radicalisme du sentiment, expression incertaine et incohérente d'une condition caractérisée par l'insécurité et l'incohérence, de l'autre le radicalisme révolutionnaire issu de la considération systématique de la réalité, deux attitudes qui correspondent à deux types de conditions matérielles d'existence : d'une part, les sous-prolétaires des villes et les paysans déracinés dont l'existence n'est que fatalité et arbitraire, de l'autre, les travailleurs permanents du secteur moderne pourvus de la sécurité et des assurances qui autorisent la mise en perspective rationnelle des aspirations et des opinions. La désorganisation de la conduite quotidienne interdit la formation de ce système de projets et de prévisions rationnels dont la conscience révolutionnaire est un aspect.

Si la mesure des temps de travail est susceptible de nous donner un reflet exact de l'activité (dans le sens le plus général du terme), elle est loin d'être un critère sûr et universel.

Si l'ouvrier d'une grande usine peut déclarer sans erreur combien d'heures de travail il a effectuées dans sa journée, il n'en est évidemment pas de même de la ménagère ou du paysan. En outre si les heures ouvrées sur une machine-outil donnent effectivement une idée exacte du travail fourni il n'en est pas de même pour d'autres activités, où la mesure du temps perd toute importance : qu'est-ce en effet que le temps de travail pour le commerçant ou le gardien de troupeaux ? Le problème se complique encore du fait que certaines réponses peuvent être manifestement imparfaites, ou même simplement fantaisistes, sans que les intéressés aient d'ailleurs fait preuve de mauvaise volonté.

Dans l'ensemble de l'industrie marocaine, la moyenne hebdomadaire est de 40 heures avec pratiquement peu de gens travaillant moins de 40 heures. Pour toutes les activités sauf le commerce, les temps de travail des salariés sont assez sensiblement supérieurs aux temps de travail des non-salariés. Rappelons que beaucoup de commerçants ont des entreprises à caractère familial, souvent sans salariés, ce qui explique la présence ininterrompue [PAGE 91] d'au moins un membre de la famille à toute heure du jour, avec une journée de travail commençant tôt le matin et finissant très tard le soir, dans l'alimentation en particulier. Les commerçants employant des salariés sont surtout ceux du secteur non-alimentaire, avec des horaires fixes, ouvrant leur boutique assez tard, fermant leur magasin le midi, et quittant le soir leur travail relativement tôt.

Nous n'avons pas de données suffisantes pour évaluer le nombre total de jours ouvrés dans l'année. Cette donnée n'est d'ailleurs pas fondamentale car une récession dans le secteur industriel se traduit tout au moins au départ aussi bien par une diminution des heures ouvrées dans la semaine (ce à l'échelon individuel) que par des licenciements massifs. C'est donc le nombre d'heures ouvrées dans l'année qui est intéressant, d'autant plus qu'il est en corrélation parfaite avec la production.

Dans une société où près de 75 % des individus n'ont aucun diplôme d'enseignement général, et près de 80 % aucun diplôme d'enseignement technique, la possession d'un C.A.P. ou d'un C.E.P. procure un avantage énorme dans la compétition économique : une différence de niveau infime, celle qui sépare par exemple un individu sachant lire d'un autre sachant lire et écrire, différence qui peut tenir à une année de scolarisation supplémentaire, détermine une différence disproportionnée quant aux chances de réussite sociale. Il suit de là diverses conséquences : en premier lieu, les barrières que créent les différences d'instruction, surtout dans le secteur moderne où la progression dans la hiérarchie sociale ne s'opère que par bonds; en second lieu les individus pourvus d'un diplôme d'enseignement technique ou général, et, plus largement, les travailleurs qualifiés et hautement qualifiés, bénéficient d'un privilège incomparable : ils s'arrachent d'un seul coup à la masse des gens dépourvus de toute qualification et, en l'absence de concurrence, disposent de tout un ensemble d'assurances de sécurité et d'avantages. Les principaux bénéficiaires de cet effet de repoussoir sont évidemment les gens pourvus d'un diplôme qui, en raison de leur petit nombre, n'ont pas de peine à accaparer toutes les fonctions et particulièrement les emplois administratifs, le prestige attaché à ces fonctions venant redoubler celui que cette société accorde [PAGE 92] traditionnellement au lettré[8]. Le style de vie et l'existence même de cette sous-intelligenzia de petits bureaucrates, fonctionnaires ou employés, qui adopte les signes extérieurs de l'intellectualisme et qui joue souvent de sa compétence comme d'une technique charismatique, supposent une société abandonnée à l'analphabétisme et peu informée du cursus scolaire et des hiérarchies qui en sont solidaires.

Il semble donc qu'il faille distinguer des inégalités personnelles des inégalités fonctionnelles. Les premières sont aussi appelées disparités, elles existent dans tout corps social car l'ensemble n'est pas homogène; par contre les inégalités fonctionnelles sont les disparités ou les différenciations pré-existantes qui, à un moment ou à un autre, deviennent gênantes pour le bon fonctionnement du système économique. Ce sont elles que l'on nomme « inégalités sociales » aujourd'hui[9].

Le capitalisme bureaucratique apparaît comme une forme dégénérée du capitalisme, ne devant son existence qu'à l'immaturité historique des classes vis-à-vis desquelles il s'est présenté comme un compromis : la bourgeoisie privée, son support traditionnel; le prolétariat, son adversaire irréductible. Mais comme pour les tâches économiques, ce compromis échoue.

Le prolétariat et la paysannerie, repus de promesses non tenues, exaspérés par la corruption, l'illégalisme, l'exhibitionnisme de nouveaux riches affichés chez ceux-là mêmes qui sont chargés d'appliquer les lois et leur tiennent les beaux discours, se réfugient dans une résistance passive – entrecoupée d'émeutes violentes et de grèves éclair – sur laquelle la propagande officielle a de moins en moins de prise.

Il faut, cependant, prendre garde à ne pas mettre sur le même plan les conflits internes à la bourgeoisie nationale et les contradictions qui l'opposent aux masses prolétarisées. Les premiers sont l'expression nécessaire d'un [PAGE 93] procès d'unification de toutes les formes d'exploitation sous le contrôle du capitalisme et, par conséquent, de tous les groupes sociaux correspondants sous la tutelle de la bourgeoisie, tandis que les secondes reflètent la division fondamentale de la société en classes dominées et dominantes.

La création du chômage est un effet de l'accumulation du capital; la création d'un chômage aussi important et aussi multiforme, qui plus est permanent, est un effet de l'accumulation du capital périphérique. Dans certains pays du tiers-monde, ce phénomène trouve sa cause immédiate dans l'appauvrissement continu depuis l'ère coloniale des économies de ces nations et dans les obstacles multiples qu'elles rencontrent à dégager un surplus disponible pour l'investissement. Pour d'autres pays dont le Maroc, ce surplus existe et il est investi. Le maintien du chômage à son niveau maximum et son extension trouvent leurs causes, ici, dans les modalités de la consommation de ce surplus, y compris de sa consommation productive (de son investissement), dans les choix et modèles de développement[10].

Nous pensons que cette armée de réserve est l'effet de la loi de l'accumulation capitaliste. Comme l'écrit Marx : « Elle fournit à ses besoins (les besoins du capital) de valorisation flottants, et indépendamment de l'accroissement naturel de la population, la matière humaine toujours exploitable »[11].

Le bilan de l'emploi et du chômage au Maroc est en effet un résultat : ce résultat n'est rien d'autre que l'aboutissement inévitable des lois du développement du capitalisme, une exigence de l'accumulation et la concrétisation de l'incapacité de ce type de rapport de production d'intégrer la force de travail disponible dans le processus de production et de reproduction. [PAGE 94]

Si la croissance capitaliste s'accompagne toujours de la mise en chômage d'une fraction déterminée de la population active et si l'existence de cette fraction est aussi nécessaire à l'accumulation du capital que le perfectionnement des techniques de production, ainsi que le montre Marx dans le livre Ier du Capital, le niveau du chômage et le maintien sur de longues périodes de ce niveau ne peuvent s'expliquer par la seule analyse du capitalisme classique.

Aziz LAHLOU
Docteur ès Sciences Economiques


[1] Les définitions retenues pour le Recensement Général de la population de 1971 sont celles tirées des principes et recommandations, concernant les recensements de populations des Nations Unies.

[2] Le taux de croissance de la population marocaine est le deuxième du monde : 3,3 pour mille habitants.

[3] L'économie marocaine est lourdement endettée (7 milliards de dollars fin 1980) et le service de cette dette (intérêt et amortissement du capital) dépasse le milliard de dollars par an.

[4] D. Noin, « La population rurale au Maroc », Paris, univ. de Rouen et PUF, 1970, p. 163 et s.

[5] « Tant que la classe opprimée, c'est-à-dire, en l'occurrence, le prolétariat ne sera pas assez mûr pour se libérer lui-même, il considérera dans sa majorité le régime social existant comme le seul possible et formera, politiquement parlant, la queue de la classe capitaliste, son aile gauche extrême. » F. ENGELS (L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat.)

[6] Khammès : ouvrier agricole; il perçoit le cinquième de la récolte.

[7] Le rapport de la mission d'étude de 1980, de la BIRD, concernant la Maroc, déclarait que 60 % des entreprises marocaines rémunéraient leurs salariés au-dessous du SMIC, cf. compte-rendu dans Libération, nos 259, 260, 261, Mars-avril 1980.

[8] La course aux petits emplois stables, relativement bien rémunérés et peu pénibles, est favorisée par le prestige qui leur est attaché ou par l'attrait qu'ils exercent, mais aussi par le fait que l'instruction élémentaire est beaucoup plus largement répandue que la qualification professionnelle : d'où la pléthore de plantons et la pénurie d'ouvriers qualifiés.

[9] C.f. M.A. Barrière-Maurisson, article paru dans Economie et sociétés, série AB, no 9. nov.-déc. 1975, intitulé « Travail et pauvreté ».

[10] Cf. H. El-Malki, «Surplus économique et développement : cas de l'économie marocaine », éd. Cujas, Paris, 1978.

[11] K. Marx : « Le capital », éd. Sociales, t. 3, p. 76, Paris, 1977.