© Peuples Noirs Peuples Africains no. 29 (1982) 33-44



L'AMÉRIQUE LATINE ENTRE
LA NUIT ET L'AUBE

Eduardo GALEANO

Remplacez l'Amérique latine par l'Afrique francophone, et l'on croirait que le texte ci-dessous a été écrit pour dénoncer l'impérialisme français en Afrique. C'est en réalité l'œuvre de l'auteur du célèbre essai : « Les veines ouvertes de l'Amérique latine ».

Né en 1940 à Montévidéo, en Uruguay, Eduardo Galeano a publié, outre l'ouvrage à succès mentionné ci-dessus, un roman, « La chanson que nous chantons »; il en publiera bientôt deux autres : « Jours et nuits d'amour et de guerre » et « Les Naissances », premier tome de la trilogie « Mémoires de feu ».

Nous publions le texte qu'on va lire avec sa très aimable autorisation.

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Discours prononcé le 13 juin 1982 à Rome devant le Congrès de la Ligue internationale pour les Droits et la Liberté des Peuples

L'an dernier, un ministre de la Junte du dictateur Pinochet incita les Chiliens à importer des chameaux. Les écrans de télévision retransmirent le large sourire du [PAGE 34] ministre qui expliquait les avantages de la liberté dans le commerce et dans l'utilisation des devises : « N'importe quel Chilien, dit-il, peut acheter ce qu'il veut à l'étranger ». Pour importer des chameaux – le ministre prit cet exemple – il suffit de remplir un formulaire et de déposer dans une banque la somme qu'il convient. « Mais nous, les Chiliens – soupira le ministre – nous n'avons pas encore appris à utiliser la liberté. »

UNE POLITIOUE DE DENATIONALISATION

Liberté pour les affaires, prisons pour les personnes. Domination de l'économie par l'étranger, militarisation de la société. Prix européens, salaires africains. Le peuple Chilien mange des nouilles, mais la minorité dominante reçoit des Baguettes[1] par avion depuis Paris, paie le whisky écossais moins cher que le bon vin chilien et boit ce whisky avec de l'eau importée d'Ecosse.

Dans les trois pays situés au sud de l'Amérique – le Chili, l'Argentine et l'Uruguay – les dictatures militaires ont mis en œuvre la même politique de dénationalisation.

« Ici, seul le persil est encore argentin » m'écrivait une amie depuis Buenos Aires, où la situation de l'industrie est catastrophique, pendant que le ministre chilien incitait au gaspillage de devises artificiellement bon marché et qu'en Uruguay, la chute de la consommation de lait, de chaussures et de livres était vertigineuse. Dans ces trois pays, les vitrines des magasins regorgent de vins français, de thons espagnols, de confitures anglaises, d'huîtres italiennes, d'olives grecques, de fromages hollandais, de chocolats suisses, de sardines portugaises, de jambons danois et de vêtements venus de Taïwan. Dans ces trois pays la politique économique des dictatures implique et exige une politique de dénationalisation de la culture et de la diffusion massive d'une idéologie d'impuissance nationale et de mépris de soi-même[2].

La crise des îles Malouines a mis en évidence la contradiction essentielle que renferme ce processus. La dictature [PAGE 35] argentine, acculée, a brandi avec habileté et avec audace le drapeau anticolonialiste. Mais l'invasion des Malouines, qui, au début, fut un rideau de fumée destiné à occulter les problèmes intérieurs, déchaîna une grande offensive populaire et latino-américaine pour défendre une cause juste; cette offensive a non seulement provoqué une crise du système impérialiste mais menace même, actuellement, les bases mêmes du pouvoir de ceux qui sont à l'origine de cette injuste attaque. Les faits sont en train de montrer qu'on ne peut pas agiter impunément le drapeau de la souveraineté nationale dans ces pays opprimés. En ce moment, son propre piège s'est refermé sur cette dictature qui a mobilisé les énergies patriotiques des Argentins pour la récupération des îles Malouines, après qu'elle eut vendu le pays tout entier au plus offrant, condamné la culture nationale au silence, à la fosse commune, à la prison ou à l'exil, et qu'elle eut noyé vingt mille patriotes dans le sinistre marécage des disparitions.

Contradiction essentielle, dis-je, car c'est une contradiction de classes que celle que met à jour cette crise, tel un os que laisserait apparaître une blessure. Les dictatures du cône sud ont semé la terreur parce que les classes dominantes ne pouvaient pas se maintenir au pouvoir par d'autres moyens; et ces classes dominantes ont perdu – si jamais elles en ont eu – toute conscience nationale[3]. L'argent n'a pas d'autre patrie que le taux de profit; et les classes dominantes appellent culture nationale[4] l'importation de modèles qu'elles copient avec maladresse et mauvais goût. Elles se servent[5] de la patrie; mais au fond, elles la méprisent.

L'AGRESSION CULTURELLE

Les classes dominantes confondent leur propre impuissance et leur propre stérilité à créer avec une supposée impuissance nationale[6]. Elles se sentent perdues et elles mettent leurs capitaux en lieu sûr, dans les banques suisses; elles croient alors que leurs pays n'ont pas [PAGE 36] d'avenir. Ces toutes dernières années, en Amérique latine, et surtout dans le cône Sud et en Amérique Centrale, les classes dominantes n'ont fait preuve d'imagination que pour le développement de la technologie de la terreur. L'an dernier, un déserteur de la marine uruguayenne a énuméré 75 façons différentesde torturer[7] : il avait vu leur application dans l'édifice contigu à la douane de Montévidéo. Les statistiques font état – jusqu'à un certain point, et malgré les trucages et les mensonges – d'une détérioration de l'économie, d'une hausse des prix, d'une chute des salaires et d'une folle augmentation de la dette extérieure dans les pays comme le Chili, l'Argentine et l'Uruguay, pays soumis à des dictatures sanglantes; les chiffres, dans toute leur froideur, révèlent l'incapacité tragique des classes dominantes qui ne savent que demander l'aumône auprès des banques internationales. Mais ce dont ne font pas état les statistiques, ce sont les profonds ravages culturels dont souffrent les pays sous la coupe de tels régimes.

Les livres que l'on brûle, les journaux que l'on interdit, les artistes et les scientifiques que l'on assassine ou que l'on condamne à l'exil ne sont qu'un aspect du drame – le plus visible mais pas le plus important. Je pense, quant à moi, que la culture est l'ensemble des symboles qui constituent l'identité collective et que l'on concrétise dans la vie quotidienne[8]; et c'est pourquoi il est difficile, peut-être même impossible, de mesurer l'ampleur de cette agression.

Prenons, par exemple – ne serait-ce qu'en jetant un coup d'œil en passant – le cas de mon pays, l'Uruguay. Premier plébiscite dans toute l'histoire mondiale que perd[9] une dictature, le plébiscite qui eut lieu fin 1980 fit la preuve qu'il n'y a pas de dictature ni d'éponge de barbelés qui puisse effacer la conscience, l'identité et la mémoire collectives. Mais ce serait pécher par légèreté ou par triomphalisme que d'ignorer que, depuis 1973, ce petit pays subit une féroce campagne d'intoxication qui a causé de profondes lésions dans sa population. On sait bien que, dans ce pays, les taux d'analphabètes et de tuberculeux sont en progression, et il y a des chiffres [PAGE 37] qui le démontrent. Il n'y a pas de chiffres, en revanche, qui démontrent ce que l'on sait aussi : le projet de faire de l'Uruguay une société de sourds-muets n'a pas détruit totalement – mais malgré tout gravement atteint – la conscience, l'identité et la mémoire des Uruguayens. Durant ces neuf dernières années, le système a châtié la solidarité comme s'il s'agissait d'un délit et a récompensé la délation en l'érigeant en vertu; il a fait de la peur un style de vie et du mensonge une nécessité pour la survie; il a interdit tout espace de communication et de rencontre possibles; il a bâti des frontières par les mots, des cimetières pour les mots, des fours crématoires pour les mots. Il a fait de la torture une habitude; il a interdit la connaissance de l'histoire et il a maquillé la réalité. Bras armé d'un régime de fantoches, la dictature a condamné à l'exil cinq cent mille jeunes qui ont quitté le pays chassés par la faim ou la police. Assumer la réalité telle qu'elle est ne veut pas dire se prosterner devant elle. Assumer la réalité est la seule façon de la dominer. La dictature a échoué assurément dans sa tentative d'anéantir les forces du changement. Mais il ne sera ni rapide ni facile de redonner de la vitalité à un processus politique et culturel qui menacerait les bases d'un système ennemi du pays et du peuple.

LES CASTRATEURS

Au moyen de leur projet de castration politique et culturelle, les dictatures du sud, comme d'autres régimes latino-américains, ont tenté d'annihiler toute forme de résistance nationale à l'invasion de la culture fabriquée en série par les centres de pouvoir impérialiste.

Cette culture pour les masses[10] que l'on exporte dans le monde entier à travers les moyens technologiques modernes, vend aux pauvres des illusions de richesse et aux faibles des rêves de pouvoir. Elle enseigne aux opprimés à se regarder eux-mêmes avec les yeux de celui qui les opprime et qui prétend domestiquer les peuples [PAGE 38] pour qu'ils acceptent l'actuel ordre du monde, bien qu'inégal, comme un ordre « naturel » et par conséquent, éternel. La meilleure façon de coloniser une conscience consiste à la vider de son passé : en falsifiant et en occultant le passé, on fait l'impasse sur les véritables causes de l'échec historique des pays d'Amérique latine dont la pauvreté a toujours alimenté la fortune des autres; sur le petit écran comme sur le grand, c'est le meilleur qui gagne, et le meilleur, c'est le plus fort. Le gaspillage, l'exhibitionnisme et l'absence de scrupules ne provoquent pas le dégoût mais l'admiration, tout peut être acheté, vendu, loué, consommé, tout, y compris l'âme. On attribue à une cigarette, à une automobile, à une boisson ou à une montre, des propriétés magiques telles que conférer de la personnalité, réussir dans la vie, donner puissance sexuelle, bonheur et succès. A la prolifération des héros et des modèles étrangers, correspond le fétichisme des marques et des modes des pays riches. On vend de la démocratie occidentale et chrétienne accompagnée de violence et d'hémoglobine.

L'Amérique latine constitue encore une énigme à ses propres yeux. Quelle image nous en renvoie le miroir des cultures dominantes ? Une image brisée. Des morceaux. Des morceaux sans lien entre eux : un corps mutilé, un visage à composer. Les cultures dominantes, cultures des classes dominantes dominées de l'extérieur, se révèlent, de façon pathétique incapables d'offrir des racines, une identité et un destin aux nations qu'elles disent représenter. Ce sont des cultures à bout de souffle comme si elles avaient beaucoup produit : mais malgré de trompeuses lueurs, elles ne sont que l'expression de la paralysie des bourgeoisies locales, encore habiles pour copier, mais de plus en plus inutiles pour créer. Retranchées dans de grands ports et dans des villes monstrueuses, elles ignorent et elles méprisent la réalité nationale ou tout ce que celle-ci peut leur opposer; pratiquement elles se limitent au rôle de courroies de transmission des puissantes structures de l'impuissance[11] qu'a bâties l'impérialisme dans le monde entier pour empêcher que les peuples soumis pensent avec leur propre tête, ressentent [PAGE 39] avec leur propre cœur et marchent avec leurs propres jambes.

Beaucoup de centres éducatifs et presque tous les moyens de communication de masse lancent, en Amérique latine, des messages qui la poussent à consommer et à reproduire, passivement, les symboles du pouvoir qui l'humilie.

Le processus de profonde transformation du Nicaragua démonte, comme cela s'était déjà produit à Cuba, deux pièces maîtresses de cet engrenage, l'élitisme et le racisme[12], qui refusent aux vastes majorités le droit à la création et à la participation et qui mutilent une partie essentielle de la mémoire collective.

IV – J'ai le sentiment que personne n'est très différent de la société qui le produit. Malgré tout nous aussi nous véhiculons les a-priori des cultures qui justifient l'injustice. Nous les intellectuels qui nous refusons à servir de complices à l'organisation criminelle du monde, nous ne sommes pas des « vaccinés » contre l'idéologie de l'oppression. Peut-être que notre santé, comme le dit le poète Juan Gelmen, consiste à savoir que nous sommes malades mais pas beaucoup moins malades que le système qui nous a faits et à la défaite duquel nous voudrions contribuer.

C'est aussi que nous appelons folklore[13] la culture populaire afin d'en nier l'existence ou de la réduire au seul pittoresque, de même que nous qualifions fréquemment d'artisanat n'importe quelle expression d'art populaire afin de lui refuser toute possibilité de sortir de schémas répétés de façon mécanique. De petits sourires indulgents attendent l'« artisan » qui se croit un « artiste » et ce sont des maris au comble de l'indignation qui dégainent leur épée lorsqu'un simple homme de la rue prétend baiser la main de Madame la Poésie. C'est de démagogie et de populisme que l'on qualifie toute tentative de violer la propriété privée de la parole et de briser le privilège de la création artistique comme si un ordre social qui condamne presque tout le monde au silence était « naturel ». Il n'est pas surprenant, car traditionnel, de voir que les publications culturelles éditées en Amérique [PAGE 40] latine réservent peu d'espace – ou pas du tout – à la diffusion de la culture populaire ou non professionnelle, ou comme l'on voudra bien appeler l'expression et les sentiments des classes opprimées exprimées par elles-mêmes. C'est aussi le cas des publications de gauche qui ignorent, en général, l'existence de cette « autre » culture qui, cependant, se manifeste sans cesse dans la vie quotidienne du peuple, et dans son inépuisable capacité à s'étonner, à se rebeller et à renverser les valeurs nous écrivons sur le peuple[14] et même au nom du peuple[15] mais nous partageons rarement avec le peuple les espaces d'expression que nous parvenons à conquérir. Nous agissons, en général, comme si le peuple était muet, même si nous faisons l'impossible pour qu'il ne soit pas sourd. Dans un système social où il y a des propriétaires d'usines et de terres, de maisons et de personnes, la culture aussi a un propriétaire; mais c'est une erreur de croire que la culture révolutionnaire se réduit au travail des intellectuels révolutionnaires et que la culture populaire n'est que l'écho affaibli de la voix du maître.

RACISME CULTUREL

Comme cela se produit pour l'élitisme, le racisme[16] des cultures dominantes aussi imprègne les sociétés latino-américaines. Combien de fois avons-nous nommé ou entendu nommer non-cultures[17] ou cultures inférieures[18] les cultures indigènes et les cultures noires, ou qualifier de dialectes leurs langues ? combien de fois avons-nous nommé ou entendu nommer superstition[19] ou sorcellerie[20] les religions originaires d'Amérique et d'Afrique ?

Il n'existe pas un seul latino-américain qui ne soit pas, dans une certaine mesure, culturellement métis. Tous, nous sommes le fruit de mélanges culturels, quelle que soit la couleur de notre peau – exception faite peut-être, de quelques micro-civilisations indigènes qui subsistent encore, à l'état pur, dans la forêt vierge – mais depuis l'époque de la colonisation, nous avons tous été dressés [PAGE 41] à ignorer notre féconde pluralité, lorsque nous nions l'existence de deux de nos trois « mères » culturelles, que nous méprisons ou que nous les réduisons à un aspect superficiel et pittoresque, au simple spectacle. Cette négation des cultures d'origine non européenne, que l'on voit tous les jours dans tous nos pays, est particulièrement dramatique là où « ces autres » cultures qui ont perpétué leurs traits essentiels, sont majoritaires. Sur dix Guatémaltèques, par exemple, six sont des Indiens; mais au Guatemala, le mot « indien » est utilisé comme insulte et un homme peut être emprisonné tout simplement parce qu'il ne parle pas espagnol car, pour l'administration publique et pour le système judiciaire, les langues autochtones n'existent pas. Pendant que le Ministère du Tourisme invite à visiter le pays des Mayas, la dictature militaire du Guatémala dépouille de leurs terres les descendants des Mayas, les assassine et les jette dans des fosses communes où les pierres tombales portent pour toute inscription : NN[21], c'est-à-dire Non Nato[22], c'est-à-dire Pas Né[23].

On peut interdire de boire, pas d'avoir soif. Depuis que l'aventure coloniale, aux Amériques, a fait des Indiens et des Noirs des esclaves du développement européen, leurs cultures ont survécu au plus vaste processus d'anéantissement de l'histoire humaine. Après plusieurs campagnes d'extermination successives, ces cultures se sont cachées, ont mis un masque, ont reçu mille influences mais elles ont gardé toute la vigueur de leur identité et de leur message. Aujourd'hui encore, elles continuent à offrir à toute l'Amérique, et pas seulement à notre Amérique latine, des clés fondamentales pour sa mémoire historique et pour son avenir[24]. Elles témoignent du passé en même temps qu'elles allument des torches qui doivent éclairer notre chemin. Si elles n'offraient, actuellement, qu'un intérêt purement archéologique, elles ne feraient aujourd'hui l'objet d'aucune féroce répression, et leurs ennemis du pouvoir ne porteraient pas tant d'intérêt à les isoler, en les manipulant, de la lutte des classes et des mouvements populaires révolutionnaires.

Dans un monde qui réduit les relations entre les personnes [PAGE 42] au niveau des relations entre les objets, nous avons tous beaucoup à apprendre de la vitalité et de l'amour de la liberté des cultures africaines qui ne séparent pas la pensée de l'émotion, ainsi que de la joie profonde de religions qui exaltent le corps humain au lieu ne le condamner. Dans un système qui condamne à mort la terre et les personnes, qui emprisonne l'air, putréfie l'eau et ruine les sols, les cultures indigènes d'Amérique nous disent que la terre est sacrée car nous, ses fils, sommes sacrés; face à la loi de la jungle capitaliste, qui érige la cupidité en vertu suprême, se dresse l'exemple de la solidarité des communautés indiennes, qui, hier, ont inspiré Thomas More lorsqu'il écrivit son utopie et qui, aujourd'hui, nous aident à découvrir le visage latino-américain du socialisme, lequel plonge, dans la tradition communautaire, sa plus profonde racine.

MIEUX QUE LES CONQUISTADORS

Temps de la révolution, temps de l'étonnement : plus nombreuses ont été les découvertes faites par les guérilleros sandinistes, pendant leurs années de lutte armée contre Somoza et par les muchachos durant leur récente campagne d'alphabétisation que celles faites par les conquistadors espagnols, il y a quatre siècles et demi. A travers la révolution, le Nicaragua commence à se découvrir lui-même, enrichi et agrandi par l'insurrection d'un peuple qui a cessé d'être témoin de son propre malheur et par l'apport des cultures ignorées des minorités noire et indienne. Au cours d'un processus contradictoire et difficile, et malgré les erreurs et toutes les difficultés, le Nicaragua recouvre peu à peu son identité, aux visages multiples et populaires – soupçonnée auparavant mais toujours ignorée – en même temps qu'il recouvre aussi son histoire. On nationalise[25] le passé à partir de la résurrection d'Auguste César Sandino, héros nié et calomnié. Mille symboles, mille raisons et mille mystères me disent que je suis une goutte d'une certaine mer, une poignée d'une certaine terre, une brique d'une certaine maison qui est encore à bâtir : la culture nationale, identité partagée, mémoire collective, vient de l'histoire à laquelle elle retourne sans cesse[26], transfigurée par les défis et les [PAGE 43] nécessités de la réalité. Notre identité se trouve dans l'histoire, pas dans la biologie, et ce sont les cultures qui la forgent, pas les races. Mais elle se trouve dans l'histoire vivante[27]. Le présent ne reflète pas le passé : il le contient. Mais quels chemins a empruntés notre route ? Les cultures dominantes falsifient l'histoire et l'enferment dans les musées. Nos classes dominantes, menacées, voudraient un monde immobile.

En général, nos pays, qui ne se connaissent pas eux-mêmes, ignorent leur propre histoire. On nous enseigne l'histoire comme on montre une momie : des dates, des faits détachés de leur contexte, et irrémédiablement coupés de la réalité que nous connaissons, que nous aimons et dont nous souffrons. On nous donne une version du passé défigurée par l'élitisme et le racisme. Pour que nous ignorions ce que nous pouvons être, l'on nous ment sur ce que nous fûmes et on nous le cache. Dans ce statut néocolonial qu'est celui de l'éducation, l'Europe, c'est l'Univers. On ne nous apprend rien – ou presque – du passé précolombien de l'Amérique, sans parler de l'Afrique, que nous connaissons à travers les vieux films de Tarzan! On nous enseigne l'histoire de chacun de nos pays, comme en appendice de celle des autres; les soulèvements indigènes et les révoltes d'esclaves noirs sont mentionnés au passage – et quand on y fait allusion! – comme des exemples de mauvaise conduite, les grandes évolutions économiques et sociales n'existent même pas comme toile de fond et les héros, hommes de bronze toujours vêtus de leurs habits des jours de fête, agissent seuls, par inspiration du Saint Esprit : dans ce combat entre le bon et le méchant, les masses jouent passivement leur rôle de comparses.

Ce n'est qu'au cours des processus véritablement révolutionnaires que l'histoire abandonne les musées pour se dérouler dans les champs et dans les rues. Retrouver notre mémoire nationale est une pièce maîtresse de notre identité. En ce sens, il est révélateur qu'actuellement, en Uruguay, les instituteurs et les professeurs soient tenus d'oublier que José Antigas, ce héros national, avait réalisé la première réforme agraire de l'Amérique. [PAGE 44]

Qu'arrivera-t-il lorsque nos terres, aveugles, recouvreront la vue ? Quelle vision lumineuse naîtra, au terme de siècles entiers d'occultation et de terreur, lorsque la réalité cessera d'être un mystère et l'espérance une consolation ? Lorsque le pouvoir appartiendra à tous, et la parole aussi, que diront nos terres ?

Que sera la synthèse de toutes les couleurs et de toutes les douleurs de l'homme, dans cette Amérique si chère à nos cœurs, toute tendresse, magie et violence ?

De telles questions, il convient de les formuler en ce qui concerne la planète tout entière. Lorsque l'histoire des choses fera place à l'histoire des hommes et que les rapports entre les pays ne seront plus réduits aux rapports entre les marchandises, combien de dimensions inconnues de la condition humaine seront révélées ? Que se passera-t-il lorsque se réalisera la prophétie de ce fameux prêtre indien du Yucatan qui annonça qu'un jour, les jambes, les mains et la force du monde se délivreraient de leurs liens ?

Je voudrais terminer en remerciant la Ligue Internationale pour les Droits et la Libération des Peuples. Durant ses quelques années d'existence, en luttant toujours avec passion et sans moyens financiers, la Ligue nous a aidés à mieux comprendre que la lutte contre l'impérialisme ne se limite pas seulement à la récupération des ressources économiques qui nous ont été usurpées, mais qu'elle a pour fin ultime la réalisation pleine, entière et créatrice de la liberté de l'humanité.

Et je voudrais aussi dire combien je suis heureux de voir que Lelio Basso, notre vieil ami et compagnon, est là, parmi nous, et qu'il parle, écoute et discute; ce Congrès est aussi une façon de lui adresser un très cordial salut.

Eduardo GALEANO
Traduit par D. Marchand


[1] en français dans le texte.

[2] souligné par l'auteur.

[3] idem.

[4] idem.

[5] idem.

[6] idem.

[7] idem.

[8] idem.

[9] idem.

[10] idem.

[11] idem.

[12] idem.

[13] idem.

[14] idem.

[15] idem.

[16] idem.

[17] idem.

[18] idem.

[19] idem.

[20] idem.

[21] idem.

[22] idem.

[23] idem.

[24] idem.

[25] idem.

[26] idem.

[27] idem.