© Peuples Noirs Peuples Africains no. 29 (1982) 7-32



LA FEMME NOIRE AMÉRICAINE
A TRAVERS L'ESCLAVAGE
[1]

Guy CABORT-MASSON

Présentons la généalogie de Elizabeth pour en voir le succès d'autant plus spectaculaire que nous comparons avec le destin de Kounta-Bell.

Capitaine HEMINGS – Esclave africaine
Elizabeth Hemings

J. Wayles (Blanc concubin)

Robert lib. 1794
James – 1795
Critta (concubine d'un Blanc)
Peter vendu 1826
Thénia
Sally lib. 1826
      Viol (Blanc)

John lib. 1826
      2 maris (Esclaves)

5 enfants
      Thomas Jefferson (Maître concubin)

Thomas envolé 1809
Beverly – 1822
Harriet lib.1822 (P.L.L.)[2]
Madison 1826
Eston 1826 (P.L.L.)

[PAGE 8]

De plus des enfants noirs de Elizabeth sont aussi émancipés. En deux générations, sous le règne domestique de deux femmes de plus en plus mulatrifiées, la famille Hemings est pour l'essentiel émancipée.

Cette réussite des Hemings prend tout son sens quand on la compare au destin des Kounta.

Après Bell, sa descendante Kizzy, vendue à un petit Blanc, entame la mulâtrification dans les pires conditions. Kizzy naît en même temps que l'aîné de Sally Hemings, Thomas, elle ne sera pas libérée alors que Thomas est émancipé à 19 ans.

Le fils aîné de Kizzy, Chicken Georges, sera le seul affranchi après avoir passé 5 ans en Angleterre, à l'âge de 55 ans, soit quatre ans avant l'abolition de l'esclavage aux USA. Tous les autres descendants de Kounta-Bell seront libérés avec l'abolition officielle de l'esclavage, en 1863.

La réussite des Hemings saute aux yeux.

Comme nous les avons décrites, les stratégies de Bell et de Hemings diffèrent parce que la lignée de la famille Bell se situe dans le Noir alors que celle des Hemings est dans la mulâtrification accélérée, volontaire.

Bell a pour horizon, non pas la liberté, mais le maintien pour elle et ses enfants du statut d'esclave domestique dans l'habitation concentrationnaire maintenue intacte et florissante. Elizabeth a pour horizon la liberté pour tout de suite en dehors de l'habitation concentrationnaire par appropriation de la peau blanche symbolisant la liberté.

Bell compte sur la générosité du maître qui peut affranchir pour services rendus pendant des vies. Pas Elizabeth. Elle joue le blanchiment intégral qui, même si le maître n'est pas généreux – il ne faut surtout pas compter sur la générosité d'un Toubab – permettra de « passer la ligne » en passant au nord des Etats-Unis.

La mulâtrification, même si elle est imposée (viol), peut devenir stratégie consciente de promotion.

Pour une certaine opinion, « passer la ligne » est considéré comme immoral. N'est-ce pas là reniement ultime d'une ascendance noire africaine ? A y regarder de plus près historiquement, les hommes ont plus souvent passé la ligne que fait la révolution. Quelles races blanches infériorisées se sont intégrées progressivement à quelles [PAGE 9] races blanches dominantes pour former n'importe quel pays de l'Europe actuelle ?

Plus près de nous, lorsqu'un Noir ou Jaune ou Antillais devient agrégé ou médecin et reste en Europe ou aux USA alors que rien (aucune répression) ne l'empêche de regagner son pays (en général sous-développé), ne passe-t-il pas la ligne non pas par la peau mais par européanisation du cerveau ?

Le passage de la ligne paraît immoral parce que l'opposition Noir-Blanc est spectaculaire. On oublie trop que passer la ligne n'est pas seulement couleur de peau mais c'est la promotion de tout individu d'une fraction (ethnie, classe) infériorisée dans un système parvenant à faire partie de la fraction dominante. C'est chose banale et quotidienne, c'est même une des conditions indispensables du maintien au pouvoir de la fraction dominante. Et elle le sait bien.

Bref, Kounta et Hemings, deux stratégies aussi périlleuses et pour le comprendre il faut même rapidement étudier le statut de l'enfant esclave conditionnant le devenir des esclaves.

STATUT DES ENFANTS
et promotion sociale

Toutes les sociétés, même celles que nos Européens ont traitées de « sauvages, barbares » ont un code de la parenté résultant d'une histoire, d'une longue expérience. Le chef de famille mâle ou femelle est délimité, individuel et collectif. Sa disparition est prévue. La mère, le père, l'oncle, la tante, le fils aîné, le groupe... peu importe, le chef désigné par la loi et la coutume est bien circonscrit pour le présent et l'avenir. C'est le cas pour la famille blanche esclavagiste. Mais il en va autrement pour la « famille noire esclave ». C'est le concept même de « famille » qui n'existe pas, il doit plutôt être remplacé par une formule du genre « accouplement toujours circonstanciel selon les intérêts immédiats du maître ». Le vocable « accouplement » inclut aussi bien l'union entre esclaves que le concubinage Blanc-esclave ou Blanche-esclave.

Cette société brille par sa simplicité : la loi du maître intouchable, son caprice évidemment limité par des lois [PAGE 10] socio-économiques telle la conjuration économique (niveau des prix des produits Coloniaux dont l'esclave, offre et demande, pression des négociants métropolitains ... ) ou la conjonction politique (crise internationale, crise de la société esclavagiste pour cause de révolte d'esclaves...)

Les esclaves enfants se répartissent en 4 types :

– Les esclaves-enfants aux champs travailleurs dès l'âge de 4 ans. Tout le bien qui peut leur arriver c'est qu'un toubab, en distingue un et le fasse passer à la grande maison. Il tombe sous le sens que ce sont les petites femelles qui sont le plus « sauvées » par la faveur blanche. Les enfants des maîtres, comme nous le verrons, peuvent aussi distinguer des compagnons de jeux. Sauver un enfant des champs c'est lui conférer le statut d'esclave domestique.

– Les enfants d'union inter-habitation. Ce sont des bâtards économiques car l'enfant suit le ventre maternel, appartient au propriétaire de la mère. Il arrive que les maîtres s'entendent – offre et demande – pour le rachat du conjoint ou de la conjointe pour la réunion de la famille dans un seul centre concentrationnaire. Tout rentre dans l'ordre.

– Les enfants de la grande maison qui semblent avoir tout gagné et qui vivent dans la hantise de tout perdre, retour aux champs ou la vente pour faute de lèse-maître. Cet enfant est quand même dans l'antichambre de l'émancipation comme le raconte Chase-Riboud.

– Les enfants-métis (mulâtres) qui ne prennent importance que si le géniteur est le maître de l'habitation ou l'un des parents proches. C'est là le thème du livre de Chase-Riboud et dans la troisième partie du livre de Haley (vie de Kizzy).

Au-delà de ces cas typiques, il y a la Loi, l'arbitraire total.

(Texte 16 Racines page 257.)

« Mais Kounta ne trouvait pas le sommeil. Il repensait à tout ce qu'il avait entendu là-dessus : des bébés noirs encore dans le sein de leur mère étaient offerts en cadeau, proposés comme enjeux de parties de cartes ou de combats de coqs. Le Violoneux lui avait rapporté l'histoire de ce maître qui, en mourant, avait légué par testament à chacune de ses cinq filles un des bébés à naître de son [PAGE 11] esclave Mary, âgée de quinze ans – et déjà grosse. Des enfants noirs étaient donnés en garantie des emprunts, des bébés encore dans le ventre maternel étaient revendiqués par des créanciers, monnayés par des débiteurs pour se dégager d'une créance. Il savait qu'au cours des adjudications d'esclaves, au chef-lieu du comté, un robuste nourrisson noir de six mois – âge permettant de présumer qu'il survivrait – atteignait deux cents dollars. »

Le maître-marchand suppute sa récolte d'embryons et la ventile...

Dans la Virginienne existe la même hantise.

(Texte 17 Chase-Riboud page 319.)

« Sally Hemings ne faisait que supposer. Cette fuite était une de celles qu'elle n'avait pas prévues. Elle ignorait pourquoi Beverly avait finalement décidé de s'enfuir. Il avait abandonné, tout simplement. Cessé d'aimer ou de haïr son père, elle ne savait, et il était parti. Avant de se rendre à Montpelier, son maître avait vendu vingt hommes, femmes et enfants à Jack Eppes, son gendre, pour quatre mille dollars. Le gendre avait accepté de ne pas séparer les familles et de les céder à son fils Francis quand celui-ci serait majeur. Ainsi le cousin de Beverly, Mat, qui avait treize ans, deviendrait la propriété de son cousin blanc, Francis âgé de treize ans lui aussi.

Ensuite, là-bas à Edgehill, Thomas Mann avait vendu Ely, la fille de Fennel qui avait quatre ans, à Edmund Bacon pour deux cents dollars. Un jour Fennel était rentré des champs et sa fille n'était plus là. Sa femme était par terre, évanouie. On avait vendu leur bébé. Fennel était venu à cheval jusqu'à Monticello pour reprendre sa fille à Bacon. Quand celui-ci avait su que Fennel arrivait, il avait supplié Sally Hemings de le calmer, disant « qu'il ne voulait pas lui faire de mal ».

Elle avait entendu Fennel descendre Mulberry Row en hurlant. Les portes se fermaient l'une après l'autre devant son air terrible – le visage d'un homme déjà mort, car n'était-il pas venu tuer le Blanc qui avait acheté sa fille et celui qui la lui avait vendue ? Jim, le contremaître noir, l'avait poursuivi depuis Shadwell et l'avait rattrapé presque en face de l'ancienne case d'Elizabeth Hemings. » [PAGE 12]

Il faut également parler du rôle des enfants du Maître qui reproduisent au niveau infantile la société esclavagiste. Prenons dans Haley la vie de Kizzy. Son malheur viendra de « l'amour » que lui octroie sa petite maîtresse Anne.

(Texte 18 Racines page 264.)

« Trois jours plus tard, en découvrant Kizzy dans la cuisine de Bell, mam'zell Anne se mit à gambader en battant des mains.

– On dirait un vrai petit poupard noir! s'écria-t-elle; est-ce que je peux l'avoir ?

Bell rayonnait de joie.

– Mon trésor, elle est à son papa et à moi, dès qu'elle s'ra assez grande, vous pourrez jouer tant qu'vous voudrez avec elle !

Et c'est ce qui se passa. Kounta ne pouvait plus se montrer dans la cuisine pour demander si le maître voulait le buggy, ou simplement pour voir Bell, sans y trouver la nièce du maître – l'enfant avait déjà quatre ans – sa tête blonde penchée au-dessus du panier de Kizzy, à lui roucouler des douceurs. « Oh ! tu es trop mignonne! Tu verras comme on s'amusera toutes les deux. Allez ! Dépêche-toi de grandir! » Kounta n'en laissait rien voir, mais cela l'exaspérait de penser que, aux yeux de cette enfant toubab, Kizzy n'était venue au monde que pour lui servir de jouet, de poupée vivante. Et il notait avec amertume que Bell ne respectait apparemment pas plus sa virilité que sa paternité, puisqu'elle ne s'était même pas enquise de ce qu'il pouvait éprouver en voyant la fille de l'homme qui l'avait acheté jouer avec sa propre fille. »

Puis de poupée vivante elle deviendra l'élève quand Mam'zell Anne ira en classe. Et voilà, les conditions du crime sont réunies. Kizzy apprend à lire et écrire, elle en sera vendue.

« Le lendemain, Kounta entendit Kizzy et mam'zelle Anne – qui était en vacances – entrer dans la case et s'asseoir à la table.

– Kizzy, as-tu appris tes leçons ? demanda mam'zelle Anne d'un ton sévère.

– Oui, ma'me, répondit Kizzy, entrant dans le jeu. [PAGE 13]

– Bien, alors, celle-là, qu'est-ce que c'est ?

Kounta tendit l'oreille : Kizzy balbutia qu'elle avait oublié.

– C'est un C, dit mam'zelle Anne. Et celle-là ?

– L'tout rond, là, c'est un O, s'écria fièrement Kizzy.

– Bien ! Et cette autre là ?

– Heu!... un Q! exulta Kizzy.

– Alors, regarde, C-O-Q, qu'est-ce que ça fait ? Tu ne vois pas ? Un coq ! Il faut que tu saches bien tes lettres, et je te montrerai à faire d'autres mots. »

Aussi dramatique le témoignage de Sally Hemings qui a été élevée avec sa demi-sœur Martha, la fille du maître et de la maîtresse blanche. Alors que Sally appliquant les canons de la beauté appris en France n'allaitait pas ses enfants pour se garder une belle poitrine, Martha pour marquer sa surpuissance ultime oblige Sally à allaiter son enfant.

(Texte 12 Chase-Riboud page 249.)

« Presque dix-huit heures après les premières douleurs, une petite fille naquit.

La famille blanche attendait au rez-de-chaussée, où je descendis annoncer la naissance d'une fille. Elle s'appellerait Virginia. Pendant ces heures interminables j'avais pressenti l'épreuve de force qui s'annonçait. Deux jours après la naissance, quand Martha n'eut pas de montée de lait, elle se déclencha.

« – Tu allaiteras Virginia, Sally. Tu as plein de lait. Avant que j'aie pu répondre, ma mère avait parlé.

– Ce n'est pas la peine, Maîtresse. Il y a deux esclaves qui viennent d'accoucher. Je vais vous envoyer Sulky.

– Je ne veux pas de Sulky, mama Hemings. Je veux Sally. C'est elle qui allaitera Virginia. Après tout, elle n'a rien d'autre à faire !

– Voyons, chérie, ton lait va venir, il vient toujours, et entre-temps Sulky est beaucoup mieux, elle est...

– J'ai dit que je veux que Sally le fasse.

Ma mère haussa les épaules et tourna le dos. C'était entre Martha et moi. Et elle fut horrifiée de me voir prendre le bébé blanc et le porter à mon sein tandis que des larmes de rage sillonnaient mes joues. »

De toute façon Gilberto Freyre a déjà écrit une somme [PAGE 14] sur la question de la pollution humaine que sont les étranges rapports entre enfants des maîtres et enfants d'esclaves. Le titre de cette somme est tout bonnement « Maîtres et esclaves » Edition La Croix du Sud.

C'est à travers ces écueils naturels que naviguent les mères esclaves pour assurer la survie des fruits de leur accouplement. Et toute stratégie, si pensée soit-elle, peut être bouleversée du jour au lendemain par des influences externes (internationales) ou internes (révolte inopinée d'esclaves).

Sally et Kizzy vivent une époque exceptionnelle de la vie des USA.

Il y a le bouleversement dû à la Guerre d'Indépendance puis le ralentissement de l'apport de Nègres par l'interdiction feutrée de la Traite dès 1808.

Suivons les analyses de Haley et de Chase-Riboud.

(Texte Racines pages 298, 299.) (Texte Chase-Riboud page 285.)

« En ramenant le maître et un de ses cousins préférés qui venait dîner à la grande maison, Kounta tendait l'oreille pour ne rien perdre de leur conversation.

– L'autre jour, j'ai assisté à une adjudication au chef-lieu du comté, disait le maître, et j'ai constaté avec surprise que de simples esclaves des champs atteignaient des prix deux et trois fois supérieurs à ce qu'ils valaient il y a seulement quelques années. Et quant à ceux qui ont un vrai métier : menuisier, maçon, forgeron, bourrelier, musicien, n'importe quoi, ils vont facilement chercher dans les deux mille cinq cents dollars.

– Depuis l'introduction de cette égreneuse de coton, c'est partout la même chose, s'écria le cousin du maître. Il y a déjà plus d'un million d'esclaves dans le pays, et l'on n'arrête pas d'en amener de pleines cargaisons, mais les plantations de coton du Sud profond en réclament toujours plus, pour arriver à alimenter les filatures du Nord.

– Ce qui m'inquiète, c'est de voir tant de nos planteurs de Virginie se laisser appâter par le bénéfice immédiat qu'ils peuvent tirer de la vente de leurs esclaves, sans songer qu'ils se privent ainsi de leurs meilleurs sujets, même de leurs meilleurs reproducteurs.

– Bah ! la Virginie a déjà plus d'esclaves qu'il ne lui [PAGE 15] en faut. Ils coûtent plus cher à entretenir qu'ils ne rapportent.

– Cela est peut-être vrai aujourd'hui, répondit le maître, mais sait-on quels seront nos besoins dans cinq ou dix ans ? Qui aurait pu prévoir l'énorme essor du coton, il y a seulement dix ans ? Et je n'ai jamais tellement souscrit à cette idée si répandue que les esclaves occasionnent une trop grande dépense. Dans une plantation même moyennement organisée, tout ce qu'ils mangent, ce sont eux qui le font pousser ou qui l'élèvent. Et, en plus, ils sont généralement prolifiques – or, dès l'instant de sa naissance, un négrillon a une réelle valeur marchande. En plus, beaucoup d'entre, eux sont capables d'apprendre des métiers – ce qui accroît encore leur rapport. Pour moi, je soutiens que les plus sûrs investissements, aujourd'hui, ce sont les esclaves et les terres – dans cet ordre. Et c'est pour cela que je ne vendrai jamais les miens – ils sont la pierre angulaire de notre système.

– Mais le système pourrait bien être en train de se transformer à l'insu de bien des gens, rétorqua le cousin du maître. Il n'y a qu'à voir se pavaner ces rustres qui achètent un ou deux esclaves fourbus, les tuent à la tâche pour produire une poignée de coton ou de tabac, et se prétendent planteurs. Les mépriser serait leur faire trop d'honneur, seulement, il se trouve qu'ils sont encore plus prolifiques que les nègres, si bien que, par leur simple nombre, ils pourraient finir par prospérer à nos dépens.

– Là, le péril ne me semble pas imminent, dit le maître, tant que les petits Blancs renchériront sur les Noirs affranchis pour acheter les esclaves invendables.

– Il est vrai que c'est proprement incroyable. Il paraît que la moitié des nègres affranchis des villes travaillent jour et nuit pour arriver à racheter les leurs.

– Mais il nous vient des villes un problème social plus grave que celui que posent les Noirs libres – je veux parler de ces marchands d'esclaves improvisés qui écument le pays. Il y en a de tous bords : taverniers, spéculateurs, avocats véreux, prédicateurs – et j'en oublie. A trois ou quatre reprises, on m'a abordé au chef-lieu du comté pour me proposer d'acheter mes esclaves à des prix inouïs, et l'un d'entre eux a même eu l'audace de déposer sa carte chez moi! Jamais je ne songerais à traiter avec de tels vautours » ! [PAGE 16]

« James Madison était président, Dolley Todd Madison finalement maîtresse du palais présidentiel, me dis-je avec un sourire intérieur. Avant de quitter la capitale, d'après Burwell, mon maître avait dû emprunter huit mille dollars à Mrs. Tabb pour payer ses dettes les plus criardes. Celles qu'il avait accumulées en huit ans de présidence étaient terrifiantes, et il avait été ruiné par son propre embargo contre l'Angleterre et la France, qui avait touché encore plus durement les Etats du Sud que les Etats marchands. Ses amis, les planteurs de Virginie qui se croyaient riches, se retrouvaient comme lui avec sur les bras des propriétés inutiles et une montagne de dettes. Le tabac de mon maître ne valait plus rien; le blé était tombé de deux dollars le boisseau à sept cents; le prix de la terre s'était effondré. La seule richesse qui restait, c'étaient les esclaves. La seule industrie qui paraissait destinée à survivre en Virginie, et faire des bénéfices répugnants, c'était l'élevage des esclaves pour la traite intérieure, la vente dans les Etats du Sud profond. Jefferson était rentré chez lui déprimé, sans un sou. L'achat de la Louisiane avait été sa seule vraie satisfaction. »

En arrière plan du décor il y a le marronnage nègre. En Virginie même c'est la Révolte de Prosser mais plus fondamentale celle de l'Ile de Haïti.

(Texte Racines pages 264, 265, 286.)

« Kounta raconta aux autres qu'il n'avait jamais vu les toubabs du comté de Spotsylvanie animés d'une telle colère et d'une telle crainte.

– Z'ont l'air d'avoir encore plus peur qu'au dernier soulèv'ment, commenta le Violoneux. Y avait deux ou trois ans qu't'étais là, mais comme tu parlais à personne, t'as rien dû en savoir. C'était vers Noël, là-bas dans les Nouvelles-Galles, au comté de Hanover. V'là qu'un régisseur il tape sur un négro et il te l'flanque par terre. L'négro s'relève, il y balance sa hache à la tête, mais il le rate. Alors, les autres négros ils sautent sur le régisseur et ils y vont si fort que l'premier négro s'ramène et leur arrache des mains. Alors l'régisseur, tout en sang, il court chercher d'laide, et pendant c'temps-là les négros furibards ils [PAGE 17] attrapent deux aut'Blancs et ils s'mettent à taper d'ssus. Mais v'là que s'ramène tout un tas d'Blancs avec des fusils. Les négros, ils s'réfugient dans la grange, et les Blancs, z'essaient d'les amadouer pour les faire sortir. Mais les négros s'lancent dehors avec des douves de tonneaux et des gourdins. Ça s'est fini avec deux négros tués par balles et une tripotée d'négros et d'Blancs amochés. Alors, z'ont fait circuler des patrouilles et z'ont passé encore quèq'lois en attendant qu'ça s'tasse. Alors, c'qu'arrive à Haïti, les Blancs ça leur met la puce à l'oreille, pasqu'ils savent aussi bien qu'moi qu'les négros qu'ils ont sous l'nez, leur faut qu'une bonne étincelle pour flamber et une fois qu'le feu il aura bien pris, eh bien, en Virginie, ça s'pass'ra pareil qu'à Haïti, oui, m'sieu. »

L'idée semblait enchanter le Violoneux.

Kounta ne fut pas long à remarquer l'effroi qui agitait les Blancs lorsqu'il passait à proximité d'eux en ville. Le maître lui-même, qui pourtant ne lui adressait guère la parole que pour lui dire où le conduire, arrivait à proférer ces quelques mots d'un ton inusité, froid et tranchant. La milice du comté de Spotsylvanie se mit à patrouiller sur les routes et à contrôler les permis de circulation des Noirs. Qu'ils conçoivent le moindre soupçon, fondé ou non, et le Noir subissait le fouet et la geôle. Les maîtres de la région, s'étant assemblés, décidèrent que cette année-là les Noirs se passeraient de réjouissances : assemblées de fidèles ou bal des moissons; dans les quartiers des esclaves même, les réunions de prières ou les danses ne seraient autorisées qu'en présence du régisseur ou d'un autre Blanc.

– Tu sais aussi bien qu'moi pourquoi, remarqua Liza. Leur z'en faut toujours plus pour l'coton, en Géorgie et dans les Carolines, d'puis qu'ils ont trouvé c't'égreneuse, y a quèq'années. Et par ici y a tout plein d'maîtres qui vendent leurs négros dans l'Sud, pour deux ou trois fois c'qu'ils leur z'avaient coûté.

– A c'que dit l'Violoneux, les maîtres, dans l'Sud, ils ont des p'tits Blancs comme régisseurs, et ces p'tits Blancs, ils éreintent les négros à mort pour défricher des nouvelles terres à coton.

– Et c'est pour ça qu'y a jamais eu autant d'avis de r'cherche pour les négros ensauvés, dit Liza. [PAGE 18]

A peu près au moment de la naissance de Kizzy, Kounta et le Violoneux avaient rapporté à la plantation des nouvelles de ce qui se passait dans une île appelée « Haïti » et située quelque part dans la grande eau. Les événements tournaient autour du fait qu'il s'y trouvait environ un demi-million de Noirs, esclaves amenés d'Afrique pour peiner dans d'immenses plantations où l'on cultivait la canne à sucre, le café, l'indigo et le cacao. Un soir, Belle raconta que le maître avait parlé à ses invités d'une opulente classe de Blancs qui y vivaient comme des rois, en méprisant les petits Blancs – le plus grand nombre – qui n'avaient pas les moyens d'acheter des esclaves.

– C'est-y possible, une chose pareille ! dit le Violoneux d'un ton sarcastique.

Bell lui intima silence en riant et continua. Devant ses hôtes horrifiés, m'sieu Waller avait expliqué qu'à Haïti les maîtres blancs avaient fécondé leurs esclaves noires en si grand nombre, et pendant tant de générations, que l'on comptait maintenant près de vingt-huit mille mulâtres et métis à peine teintés. Ceux-ci, les « gens de couleur », comme on les appelait, avaient presque tous été affranchis par leurs maîtres et pères français. Selon un des invités, disait Bell, ces « gens de couleur » choisissaient invariablement des conjoints à la peau encore plus claire que la leur, afin d'avoir des enfants pratiquement blancs. Et les mulâtres à la peau trop foncée pour faire illusion soudoyaient les fonctionnaires pour se faire établir des papiers leur attribuant pour ancêtres des Indiens ou des Espagnols ou n'importe quoi, mais surtout pas des Africains. M'sieu Waller avait dit qu'aussi étonnant et déplorable que cela paraisse, les Blancs avaient à tant de reprises donné en cadeau ou légué à des « gens de couleur » des titres de propriété, qu'une forte fraction de ces derniers possédaient maintenant au moins un cinquième de la terre haïtienne – et de ses esclaves. A l'instar des Blancs riches, ces gens allaient faire des séjours en France, envoyaient leurs enfants dans des écoles et méprisaient les petits Blancs. Autour de Bell, l'assistance s'en montra aussi ravie que le maître en avait été scandalisé.

– M'sieu Waller il dit qu'Toussaint l'est même pas capab'd'faire un bon général, et encore moins d'faire [PAGE 19] marcher son pays, remarqua Kounta. Attendez seul'ment, qu'il dit, et tous ces esclaves 'mancipés dans c't'Haïti, ils vont s'retrouver pire qu'avec leurs anciens maîtres. Bien sûr, c'est ça qu'les Blancs ils espèrent. Mais, pour moi, ces 'mancipés font bien mieux marcher les plantations tous seuls.

Une des servantes, entrée dans l'intervalle, prit la parole :

– C'est juste de ça qu'ils parlent, les maîtres : des négros z'affranchis. Ils disent qu'y en a trop, au moins treize mille en Virginie. Le juge, il dit qu'il est asolument pour libérer les négros qui z'ont fait quèq'chose de r'markab' – ceux qu'ont combattu avec les maîtres, pendant c'te Révolution ou ceux qu'ont rapporté aux Blancs qu'un négro frotte-mentait un soulèv'ment, ou c'négro qu'est si fort pour les herbes qu'les Blancs prétendent qu'il peut guérir de tout. L'maître qu'affranchit ses négros fidèles par testament, avant d'passer, l'juge il dit qu'c'est très bien. Mais ils sont tous à mort contre ces Quakers et les aut'Blancs qui veulent 'manciper les négros pour rien.

Et la femme ajouta, en se dirigeant vers la porte

– L'juge, il dit qu'ça va pas traîner : va y avoir des nouvelles lois qui vont joliment leur mettre les bâtons dans les roues.

– Quoi qu't'en penses, toi, demanda Liza à Kounta, de ce m'sieur Alexander Hamilton, là-haut dans l'Nord ? Pour lui, faut renvoyer tous les négros 'mancipés en Afrique, pasque les Blancs et les négros, ils pourront jamais s'entendre, z'ont trop d'choses différentes.

– L'a raison; moi, j'pense pareil, répondit Kounta. Seul'ment les Blancs, pendant qu'ils racontent ça, ils amènent toujours plus de bateaux pleins d'négros d'Afrique. »

Ajoutons à cela que dans les USA même, au Nord, pullulent les sociétés de Blancs pour l'émancipation des Nègres, autres Quakers, Baptistes et philanthropes. A côté de ces influences externes en somme à l'habitation carcérale, il y a deux catastrophes possibles qui peuvent changer le destin des esclaves. La faillite du maître, mort économique ou sa mort physique. Il s'agit là de tragédies inimaginables actuellement si on ne comprend pas combien [PAGE 20] la sécurité pour la survie coïncidait avec le maintien de la prison-habitation.

Mme Chase-Riboud synthétise ces deux catastrophes : (Texte Chase-Riboud pages 341, 345, 347, 349.)

Les files d'attente semblaient interminables, mais Jefferson savait que le registre fermier s'était vidé d'un très grand nombre de noms. Il avait dû vendre en secret plus de cent esclaves pour couvrir d'énormes dettes étalées sur vingt ans et dont il ne voyait toujours pas la fin. Il avait été obligé de vendre Elk Hill – la propriété qu'il aurait voulu donner à Maria en cadeau de mariage – pour avoir de l'argent frais. Les dettes qu'il avait faites, plus les intérêts accumulés, devenaient un poids insupportable. Pour y faire face, en désespoir de cause, il ne cessait de vendre des esclaves. Son beau-fils prenait soin des transactions afin que nulle part son nom ne soit associé à la vente de ses biens. Le résultat, pourtant, le décevait. En moyenne un esclave n'atteignait plus que quarante livres, alors qu'à une époque un bon nègre pouvait en rapporter deux cents. Il avait même été contraint de disperser une famille, ce qui lui répugnait, pour la seule raison que le mâle, indispensable, valait trop cher. Il avait demandé à son frère Randolph d'acheter la femme et les enfants ou à défaut de les vendre à quelque maître bienveillant du voisinage, pour qu'ils puissent rester près de leur mari et père.

Mon maître avait laissé des dettes se montant à cent sept mille dollars. Martha et Jeff se battirent bravement pour sauver Monticello, vendant les autres terres et les plantations, les terrains à Richmond et à Charlottesville, tout cela. Mais tout cela ne suffit pas. Les dieux demandèrent tout ce qu'il y avait et l'obtinrent, sauf la demeure de Monticello.

    Barnaby $400
    Hannard 450
    Betty vieille femme sans valeur
    Critta 50
    Davy le vieux (sans valeur)
    Davy le jeune 250
    Fanny 250
    Ellen 300 [PAGE 21]
    Jenny 200
    Indridge (le plus jeune)
    Bonny Castle
    Doll (sans valeur)
    Gin 375
    Issac un vieil homme 0
    Israel 350
    James 500
    Jersy 200
    Jupiter 350
    Amy 150
    Joe à libérer en juillet prochain 400
    Edy et son fils Damie 200
    Maria 20 ans
    Patsy 17 ou 18 ans 300
    Betsy 15 ans 275
    Peter 10 ans 200
    Isabella entre 8 et 9 ans 150
    William 5 ans 125
    Daniel 1 an 1/2 fils de Lucy –
    Bon John, sans valeur –
    Amy, idem –
    Jenny Lewis (sans valeur) –
    Mary (de Bet) une jeune femme 50
    Davy 500
    Zachariah 350
    Nace $500
    Nance, vieille femme, sans valeur
    Ned 50
    Jenny (sans valeur)
    Moses 500
    Peter Hemings 100
    Polly (fille de harles) 300
    Sally Hemings 50
    Shepherd. 200
    Indridge le plus vieux 250
    Thrimston 250
    Wormsley 200
    Ursula et son jeune enfant 300
    Anne et l'enfant Esau 350
    Dolly 19 ans 300
    Cornelius 17 ans 350
    Thomas 14 ans 200 [PAGE 22]
    Louisa 12 ans 150
    Caroline 10 ans 125
    Critta 8 ans 100
    George 5 ans 100
    Robert 2 ans 75
    Enfant estimé avec sa mère Ursula 60
    J'ai omis ceux de tante Marck et les miens, et aussi les 5 affranchis
    Les âges sont notés aussi exactement que possible sans avoir le registre
    Joynny à libérer en juillet
    prochain 300
    Madison idem 400
    Eston idem 400

    Total 11,505
    (signé) THOMAS JEFFERSON RANDOLPH

Vinrent à la fin les articles « spéciaux » à cause de leur beauté, de leur couleur, de leur instruction ou de leur pedigree. Les Hemings blancs étaient dans cette catégorie... tous les enfants de ma sœur, Lilburn, Henry Randell, Martha, Maria, Dolly. Peter Hemings, chef de premier ordre, rapporta cinq cents dollars. Ses deux garçons jumeaux dix-sept cents la paire.

John avait donné ses sept cents dollars à un Blanc pour acheter son fils; Joe Fosset acheta sa femme pour neuf cent cinquante et sa mère, Mary, pour vingt-cinq dollars. Ma chambre et toutes mes affaires étaient sous scellés. John ne pourrait les récupérer que plus tard. J'avais seulement les vêtements que j'avais sur le dos. Mais j'avais le médaillon. Si seulement j'avais essayé de le vendre. Avec le peu d'argent que j'avais sur moi j'avais espéré acheter un ou deux des enfants, peut-être Nancy, la fille de Critta qui avait dix ans, ou les jumelles de Rachel qui en avaient six. Je voulais sauver un ou deux des petits, les enfants de ma sœur étant trop grands et trop chers. Je n'avais pas compris qu'on ne les vendrait pas séparément, mais par lots. En lots de trois ou quatre pour deux ou trois cents dollars. Je compris trop tard que ce médaillon me condamnait à un enfer éternel.

Je me tenais comme le survivant d'un naufrage qui a [PAGE 23] pu gagner la rive à demi noyé, et se trouve sur les rochers. Le pire, ce fut la fin, quand les femmes et les enfants laissés pour compte furent vendus par lots, loin de leur mari, de leur mère ou de leurs enfants. Les hurlements des enfants, les pleurs des mères, les gémissements des pères et des maris résonnèrent dans mes oreilles.

La mort d'un maître, bon ou mauvais, est toujours une catastrophe pour l'esclave. Parfois il éprouve du chagrin venu d'une affection réelle envers le mort, mais surtout il s'afflige sur son état futur qui est à cet instant aussi vague et périlleux que lorsqu'il sort du ventre de sa mère.

La mort du maître signifie être vendu, emmené loin de chez soi, séparé de ses amis, de son épouse ou de son mari lorsqu'on en est pourvu. Et surtout de ses enfants. La famille blanche prenait toujours ces épanchements de douleur pour une preuve de l'amour qu'on leur portait, ou qu'on avait eu pour le mort.

C'est ce qu'affecta de croire la famille Randolph, mais il y avait aussi un chagrin véritable. Mon maître avait été un « bon maître ». Les Randolph furent réellement émus par la tristesse et le deuil des esclaves de Monticello. Mais ce qu'ils ignoraient, c'était que les esclaves savaient fort bien que Thomas Jefferson était mort sans un sou, ruiné, avec une loterie sur les bras et des créanciers qui l'avaient traqué jusqu'à son dernier souffle. Et ils savaient que tôt ou tard ce serait la chute de Monticello, après celle de ses autres plantations.

Elle vint plus tôt que prévu.

Malgré tout, la stratégie de Elizabeth Hemings est victorieuse, surmonte tous les cataclysmes.

A partir de là nous allons explorer toutes les possibilités de libération individuelle et collective du Noir esclave américain.

DE L'EMANCIPATION

Les livres de Haley et Chase-Riboud, procédant à la biographie de deux familles particulières, sont obligés d'insister sur deux voies différentes de l'émancipation.

Dans Racines il y a une histoire de Noir qui a subi la mulâtrification alors que dans la Virginienne c'est l'histoire [PAGE 24] de la mulâtrification programmée. Une chose est claire : l'importance de l'accès à la grande maison, hors des champs et la difficulté d'y rester.

La couche des esclaves domestiques est sur la voie de l'émancipation rapide. A travers ces deux romans-documents nous rencontrons çà et là toutes les diverses manières trouvées par les esclaves ou sécrétées par la société pour précipiter l'émancipation individuelle et collective.

Passons-en la revue.

La première manière c'est la mort. Témoin au début du livre de Haley cette jeune femme qui se jette dans la mer aux requins accompagnateurs du bateau-négrier. Ce ne fut pas un cas isolé. Dans la cale du bateau les enchaînés avalaient leur langue.

Seconde manière, toujours négative, le refus de procréer ou l'infanticide.

Dans la Virginienne il y en a un bel exemple.

(Texte Chase-Riboud pages 211.)

« Je levai les yeux vers mon frère, presque aussi grand que mon maître. Je fus toute secouée de comprendre que cette cérémonie ne l'avait pas seulement affranchi d'une longue servitude, mais aussi délié du vœu qu'il avait fait de rester chaste durant toutes ces années. C'était seulement l'an dernier que j'avais eu le courage de lui parler mariage.

« Depuis quand les esclaves se marient-ils ?

– Une épouse est une épouse, mariée ou non.

– Tu crois que je vais répandre ma semence d'esclave! Engendrer d'autres esclaves! Tu crois que je vais enrichir un maître blanc en produisant pour lui d'autres esclaves ! Ma semence, si je la verse, sera celle d'un homme libre qui peut engendrer des enfants libres. Il y a longtemps que je me le suis juré. A Paris. J'ai juré de ne pas toucher une femme tant que je serais esclave. J'ai vécu en célibataire, ma sœur, avait-il dit. Jamais je n'ai connu de femme.

Je plongeai mes yeux dans ses yeux clairs, qui eux-mêmes fixaient ceux de mon maître, lançant au-dessus de ma tête un regard si plein d'amour et de haine que Martha et moi, les deux seules qui n'avions cessé de [PAGE 25] l'observer, baissâmes chacune les yeux sur le bébé que nous avions dans les bras. »

Et pourtant, ce frère de Sally est émancipé par son maître-père T. Jefferson. Il se suicidera, s'envolera dans la mort, libre.

Troisième manière, la fuite, le marronnage. Aux USA il y avait fuite chez les Indiens comme en Martinique chez les Caraïbes.

Il y a des fuites réussies comme par exemple aux confins du Brésil, des Guyanes qui ont permis aux Africains de recréer des civilisations libres originales (Sarmakas par exemple). En général les fuites ont échoué pour l'ensemble. Kounta a fui quatre fois et a été rattrapé. C'est cela la réalité générale pour l'ensemble du monde américain. A partir d'un certain moment les Noirs du Sud ont pu fuir vers le Nord mais en définitive ils restaient sous l'hégémonie raciste blanche.

Quatrième manière. Lorsque le pays est en crise, en butte à un ennemi extérieur. Par exemple lorsque les Américains luttent pour leur indépendance contre l'Angleterre, les maîtres font porter aux esclaves une partie des sacrifices avec promesse de libération.

C'est le classique « impôt du sang » que connurent bien tous les colonisés lors des deux guerres « mondiales ».

(Texte Racines page 220.)

« Bell était une mine d'informations qu'elle semblait tenir de la bouche même du maître, mais elle finit par avouer quelle écoutait à la porte de la salle à manger lorsqu'il avait des invités. Depuis peu, en effet, il exigeait quelle sortît dès qu'elle avait servi; et, de plus, elle avait entendu qu'il fermait la porte à clé derrière elle.

– Moi qui l'connais mieux qu'sa mammy ! s'indignait-elle.

– Et de quoi ils parlent, quand c'est r'fermé ? s'impatienta le Violoneux.

– Eh bien, ce soir, il a dit qu'faudra sûr'ment s'battre contre ces Anglais. Vont envoyer des pleins bateaux d'soldats. Il dit que rien qu'en Virginie y a plus de deux cent mille esclaves, et que l'plus gros tracas des Blancs c'est si ces Anglais ils montaient les négros contre eux aut'.[PAGE 26] L'maître dit qu'il est très fidèle au roi, mais qu'ces taxes, c'est intolérab'.

– L'général Washington, il veut plus qu'ils prennent des négros dans l'armée, dit Luther, mais y a des nègres 'mancipés dans l'Nord qui disent qu'ils veulent combattre pour c'pays qui s'rait aussi leur pays.

– Mais z'ont qu'à laisser les Blancs s'tuer entre eux, dit le Violoneux. Ces négros 'mancipés sont in-sen-sés.

Deux semaines plus tard, ce furent des nouvelles de taille qui filtrèrent. Lord Dunmore, le gouverneur du roi en Virginie, promettait la liberté aux esclaves qui désertaient leur plantation pour s'engager dans sa flotte de bateaux de pêche et de frégates. »

Cinquième manière. Devenir un « spécialiste », un producteur semi-libre et économiser sou par sou pour se racheter.

Pour ne pas nourrir leurs esclaves comme le leur commandait la loi, les maîtres, suivant en cela les Hollandais, inventeurs de la méthode, donnaient aux esclaves un lopin ou quelques bêtes à nourrir. Naturellement le maître puisait ce qu'il voulait mais l'esclave pouvait écouler sur le marché un certain surplus. Ainsi il pouvait économiser et se racheter...

Dans Racines nous avons le célèbre personnage du Violoneux, un « spécialiste » du crincrin qui économise les pourboires reçus pour sa musique lors des fêtes données par les maîtres.

Voici sa pitoyable histoire.

(Texte 34 Racines pages 299, 300, 301, 302.)

« Kounta déposa le maître et le cousin devant la grande maison et s'empressa de faire passer à Bell et à tous les autres la nouvelle capitale: le maître ne songeait pas à les vendre. Et le soir, à la veillée, il leur répéta de son mieux ce qu'il avait saisi de la conversation dans le buggy. Et puis Sœur Mandy demanda :

– L'maître et son cousin, z'ont dit qu'des négros libres ils mettaient d'largent d'côté pour rach'ter ceux d'leur famille. Mais comment z'ont fait, eux aut' pour avoir leur liberté ?

– C'est pasque dans les villes y a beaucoup d'maîtres qu'ont fait apprend' des métiers à leurs négros, expliqua le Violoneux, et après ils les placent en location, comme [PAGE 27] le maître il fait avec moi, et les négros, ils touchent une partie d'largent qu'ils rapportent. Alors, l'négro, qui a été joué pendant dix ou quinze ans, et puis qu'a fait sa p'lote, il peut arriver à s'rach'ter à son maître.

– C'est pour ça qu't'arrêtes pas d'violoner ? demanda Caton.

– C'est sûr'ment pas pour le plaisir d'voir gigoter les Blancs, répondit le Violoneux.

– Mais t'en as pas encore assez ?

– Si j'en avais assez, j'srais pas là à écouter tes niaiseries !

– Mais quand t'en auras assez, insista Caton, quoi qu'tu f'ras ?

– J'fendrai l'vent, Frère Caton! A moi l'Nord! Paraît qu'là haut y a des négros qu'ont la belle vie. Alors moi, j'm'installe dans un coin où qu'y a des mulâtres élégants, et me v'la comme eux : distingué, en habit d'soie, j'te pinc'rai d'la harpe, et on discut'ra d'nos lectures ou d'nos fleurs.

Quand les rires se furent calmés, Tante Sukey demanda:

– Les Blancs, ils disent que les mulâtres et les métis s'raient plus malins qu'nous, à cause qu'ils ont du sang blanc. Quoi qu'vous en pensez ?

– Si on m'prend, moi, avec ma peau claire, j'suis bien forcé d'être malin! Ou c'Benjamin Banneker – un génie mat-mat-ik, que les Blancs ils l'appellent, et puis les étoiles et la lune, il connaît qu'ça, c'mulâtre. Mais les malins, c'est pas ça qui manque chez les négros noirs.

– Une fois, l'maître il a parlé d'un méd'cin nègre de La Nouvelle-Orléans, James Derham qu'il s'appelle.

– Y a pas qu'lui, dit le Violoneux. T'as qu'à voir Prince Hall, qu'a fondé c't ordre de francs-maçons noirs, ou ces célèb'pasteurs qu'ont ouvert des temples, et puis Phyllis Wheatley qu'elle écrit des pouazies, et Gustavus Vassa, çui qui fait des livres, c'est tous des Noirs pur sang.

Le Violoneux coula un regard malicieux vers Kounta :

– Y en a même qu'arrivent tout droit d'l'Afrique, z'ont jamais su c'que c'était qu'une goutte de sang blanc, mais j'les trouve pas si abrutis qu'ça!

Environ un mois après cette soirée, le Violoneux rapporta [PAGE 28] au quartier des esclaves une triste nouvelle : le chef de cette France, un nommé Napoléon, avait fait traverser l'eau à une grande armée. Et, après de terribles combats et des bains de sang, cette armée avait repris Haïti aux Noirs et à leur libérateur, le général Toussaint. En plus, celui-ci avait commis l'erreur d'accepter l'invitation à dîner du général français victorieux, et, au cours du repas, les serviteurs l'avaient maîtrisé, ligoté et jeté dans un bateau qui l'avait amené en France, où ce félon de Napoléon le gardait dans les chaînes.

Ce fut Kounta qui accusa le plus durement le coup, car Toussaint était son héros.

– J'comprends c'que ça t'fait, que c'Toussaint l'a été pris, lui dit le Violoneux lorsque les autres furent partis, mais j'ai quèq'chose à t'dire qui peut pas attendre.

Le ton joyeux du Violoneux choqua Kounta. Quelle nouvelle pouvait contrebalancer la douleur et l'humiliation infligées au plus grand chef noir de tous les temps ?

– Ça y est, j'les ai ! lança le Violoneux d'un air surexcité. Il me manquait plus que quèq'dollars quand on en a parlé l'aut'fois avec Caton. J'me les suis faits avec c'te dernière tournée. J'me d'mandais si j'en verrais jamais l'bout : plus d'neuf cents fois qu'j'ai du jouer pour faire danser les Blancs! Mais ça y est, l'Africain, les sept cents dollars, j'les ai – et l'maître, il m'avait dit que quand j'les aurais, j'pourrais m'rach'ter!

Kounta était si médusé qu'il ne trouvait rien à dire. Le Violoneux attrapa sa paillasse et en fit dégorger des centaines de billets d'un dollar. Puis il amena au jour un sac de jute et le retourna : des centaines de pièces et de piécettes s'en échappèrent.

Le lendemain matin, il se précipita chez le Violoneux dès qu'il eut terminé de soigner les chevaux. Trouvant sa case déserte, il alla demander à Bell s'il n'était pas chez le maître.

– L'en est sorti v'la une heure. L'avait l'air complèt'ment tourneboulé. Quoi qu'y arrive, hein ? Et quoi qu'il y voulait, au maître ?

Sans lui répondre, Kounta partit aussi vite qu'il le pouvait vers le quartier des esclaves. Il alla de case en case, et même jusqu'à la cahute des cabinets, il inspecta la grange, mais le Violoneux n'était nulle part. Alors Kounta se dirigea vers le fond de la propriété en longeant [PAGE 29] la clôture. Et, au bout d'un bon moment, un air vint frapper ses oreilles, celui d'une de ces chansons des Noirs au « Seigneur » – mais le crincrin du Violoneux, toujours si joyeux, semblait sangloter.

Hâtant le pas, Kounta arriva devant un grand chêne dont le feuillage ombrageait en partie un ruisseau qui marquait presque la limite de la propriété. Il aperçut les pieds du Violoneux, de l'autre côté du tronc. Brusquement, la musique cessa, et Kounta s'immobilisa, soudain gêné de son intrusion. Il attendit assez longtemps, mais le violon demeurait muet – seuls le bourdonnement des abeilles et le murmure du ruisseau emplissaient l'air tranquille. Kounta finit par se résoudre à faire le tour de l'arbre : un si profond désarroi, une telle détresse se lisaient sur ce visage habituellement pétillant de vie, qu'il comprit aussitôt ce qui était arrivé à son ami.

– Si tu veux rembourser ta paillasse...; la voix du Violoneux se brisa.

Kounta ne répondit pas. Les larmes commencèrent à rouler sur les joues du Violoneux; il les essuya d'un brutal revers de manche, et brusquement les mots jaillirent de sa bouche :

– J'y ai dit qu'j'avais enfin réussi à réunir l'argent pour ach'ter ma liberté, qu'javais l'compte exact. Alors, il s'racle la gorge et puis il r'garde au plafond. Après ça, il m'félicite d'avoir mils tout ça d'côté. Et si j'veux, qu'il dit, ces sept cents dollars ça s'ra un acompte, pasque les esclaves, à c't'heure, ils vont chercher la grosse somme, d'puis qu'il y a ces égreneuses. Il dit qu'il peut pas aigueziger moins d'quinze cents dollars, et encore, pasque c'est moi qui m'achèt'rais. Un bon violoneux d'rapport comme moi, il dit, il le lâch'rait pas à moins de deux mille cinq cents dollars si c'était de l'vendre au-dehors. Il regrette, qu'il dit, mais les affaires c'est les affaires, et s'il a investissé, faut qu'ça lui rapporte. (Le Violoneux se mit à sangloter.) En plus d'ça, qu'il dit, on a pas mal fait mousser c'que c'était qu'd'être libre, mais faut encore voir. Enfin, si j'y tiens, il m'souhaite bonne chance... J'ai qu'à continuer comme ça... Et en sortant que j'dise à Belle d'y apporter du café.

Il se tut. Kounta semblait rivé au sol.

– C't'enfant d'pute ! hurla brusquement le Violoneux, et il jeta de toutes ses forces le crincrin dans le ruisseau. » [PAGE 30]

A partir de 1800 les spécialistes (menuisiers, forgerons, cuisiniers, tailleurs ... ) se rachètent nombreux et rachètent leur famille vivant dans d'autres habitations.

Sixième manière. Décrite par Haley et Chase-Riboud, l'émancipation pour services rendus. Tout service. L'émancipation se fait par décision ou testament du maître. Le toubab en général attend sa mort pour enfin se séparer de son esclave favori.

La Virginienne en témoigne.

(Texte Chase Riboud page 338.)

« Quand Burwell entra dans le bureau tendu de blanc, il avait le visage sillonné de larmes.

« Il a tout laissé à Jeff Randolph. Dans son testament, il a libéré Dadison et Eston. Ils restent sous la garde de John, libéré lui aussi. Joe Fosset est libéré... et moi aussi. »

J'attendis, le fixant dans les yeux, mais il restait debout devant moi, le visage tordu, les mains pendantes, avec sur le visage une souffrance qui lui donnait surtout l'air stupide. J'attendis, néanmoins. Attendre était mon état naturel.

« Il n'a libéré... aucune femme. »

Je souris. Même dans la mort, il me tenait encore. Je l'avais compris quand on ne m'avait pas convoquée dans la salle à manger. Je m'assis en souriant. Mon sourire devait être aussi stupide à voir que les larmes de Burwell. »

Voilà pour les destins individuels.

Sur le plan collectif, trois voies sont à envisager.

Du point de vue des esclaves, c'est la révolte qui mettra à bas le système. Des révoltes il y en a eu en quantité!

Du point de vue des philanthropes blancs, c'est l'application des idées de Thomas Jefferson et de son ami Hamilton. Ce qui se concrétise vers 1822 par le renvoi au Libéria de quelques esclaves.

Et enfin du point de vue du capitalisme ascendant c'est l'abolition à l'initiative des Anglo-saxons à la pointe de l'industrialisation ou des Français (1794) à la pointe de la démocratie bourgeoise.

Il est évident que mis à part le cas très particulier et restreint de l'envoi de quelques Nègres au Libéria, [PAGE 31] l'action des philanthropes (Méthodistes, Quakers ... ) va dans le sens du capitalisme ascendant et ne tolère pas la révolte collective des esclaves armés.

En définitive, il faut envisager seulement deux voies.

Nous ne prétendons pas être exhaustif. Nous n'entrerons pas non plus dans le détail du pays par pays aux Amériques. Nous nous bornons pour rester dans le sujet – histoire de la femme esclave – à énoncer quelques lois, les plus générales.

Primo. Dans les pays esclavagisés par les Anglo-saxons, très généralement l'abolition définitive de l'esclavage est imposée à l'initiative de la Métropole dirigée par la classe industrielle ascendante. La Guerre de Sécession est le cas extrême où la classe capitaliste du Nord des USA est forçée de briser l'esclavage dans le Sud pour s'ériger en classe unique dominante pour tous les Etats américains. Dans tous ces pays « anglophones », les révoltes d'esclaves n'ont pas été décisives pour amener l'abolition.

Secundo. Dans les sociétés à esclaves sous domination ibérique – Espagne, Portugal – la lutte des esclaves a été annexée à celle des bourgeoisies locales blanches voulant briser la tutelle métropolitaine. L'abolition de l'esclavage s'est faite à l'issue de l'indépendance ou de l'autonomie de la colonie. Les esclaves, par analogie, furent ces paysans qui ont aidé la bourgeoisie française à abattre le roi féodal au profit exclusif de la bourgeoisie, bien entendu.

Tertio. Dans les pays à esclaves sous domination française, on trouve, ici seulement, la voie royale de l'abolition, la libération collective grâce à la lutte armée des esclaves unis.

Haïti d'abord, la Martinique ensuite, furent les deux seuls pays américains où l'esclavage fut aboli par la lutte armée, en dépit des tentatives françaises de paraître généreuse comme l'Angleterre (Décrets d'abolition en 1794 puis en avril 1848.)

EST-CE UN HASARD ?

Lisons Haley cité antérieurement, à propos des esclaves parlant de Haïti. Certes on peut toujours dire que Haley est romancier mais ce qu'il expose est rigoureusement conforme à la réalité historique. [PAGE 32]

La lutte de libération de Haïti est d'abord passée par une phase où ce sont les mulâtres qui ont pris les armes contre les grands et petits Blancs. Dans une deuxième phase les Noirs se sont engouffrés dans la lutte, la radicalisant pour l'abolition totale et définitive jusqu'à l'indépendance de la première république noire du monde américain.

En Martinique même scénario.

Près d'un siècle après l'arrivée des premiers esclaves, la couche mulâtre est puissante : elle a le tiers des terres et des esclaves. Elle se soulève et est matée (Affaire Bissette) alors elle s'allie à la classe esclave. C'est l'unité des « colored men », c'est la victoire totale en mai 1848.

Qui donc a préparé cette émancipation totale ?

Ce sont les Elizabeth et Sally Hemings !

La stratégie de mulâtrification accélérée a brisé la dichotomie Maîtres blancs-Esclaves noirs et a créé une puissante classe moyenne ayant constamment la hantise du retour en esclavage toujours voulu par les Maîtres authentiques.

La stratégie de la mulâtrification ou plus généralement la stratégie de conquête du pouvoir domestique dans la grande maison fut la meilleure stratégie préparant l'émancipation individuelle progressive et l'émancipation totale collective.

Ce n'est pas rabaisser l'homme noir esclave ni participer à une quelconque croisade féministe, c'est tout simplement reconnaître la place assignée aux hommes et aux femmes noirs dans la société esclavagiste américaine.

Toutes les abolitions collectives se sont succédées entre 1804 et 1898, de Haïti au Brésil.

Dans les Amériques l'esclavage a été aboli en général par la rationalité industrielle capitaliste et en particulier par la stratégie rationnelle de la femme-mère esclave.

Guy CABORT-MASSON
Département des recherches sociopolitiques
à l'Association Martiniquaise d'Education
populaire (AMEP)


[1] La première partie de cette étude a été publiée dans le no 28 de Peuples Noirs-Peuples Africains. Les extraits du roman Racines d'Alex Haley ont été publiés avec l'autorisation des Editions Williams/Alta, 17, rue Jacob, 75006 Paris.

[2] Lib. = libéré. P.L.L. = « Passe la ligne ».