© Peuples Noirs Peuples Africains no. 29 (1982) 1-6



LA CIVILISATION EST MORTE,
VIVE LA CIVILISATION !

Odile TOBNER

Pleurs du côté des belles âmes : « Il n'y a pas de civilisation africaine », pleurs du côté de la francophonie : « Il n'y a plus de culture française! », pleurs des auteurs africains : « On n'encourage pas la création africaine! », cet été nous a apporté le chœur des pleureuses. En Afrique la culture n'a jamais existé, est morte ou mort-née, hélas !

Commençons par les larmes de crocodile. Nous avons reproduit, p. 7 dans le no 28 de P.N.-P.A., un article qui nous a paru particulièrement éloquent en lui-même. Nous voudrions en souligner à présent quelques aspects particulièrement instructifs. Thieuloy et Naipaul sont deux écrivains non africains qui ont été faire un tour en Afrique, Dominique Durand est un critique parisien qui entonne un hymne laudateur aux œuvres des deux précédents, qui repose essentiellement sur l'approbation du fond de leur pensée. Ce qu'ils disent lui paraît particulièrement exact. Qu'ont-ils vu en Afrique ? Un chaos qui leur paraît coïncider avec l'absence de civilisation qui caractériserait ce continent. Qu'est-ce que le chaos et qu'est-ce que la civilisation, et quels sont les liens que ces deux notions peuvent entretenir l'une avec l'autre, il y aurait là matière à développements passionnants et [PAGE 2] curieux; restons-en au stade du jeune Candide et admettons que Pangloss a raison quoi qu'il dise. Dans une écriture chaotique bien que civilisée, on nous informe péremptoirement que « L'Afrique n'a pas de civilisation puisque pas le génie du signe écrit ». Tiens, tiens ! Après avoir noté, in petto, que les ancêtres Gaulois de Durand n'avaient pas de civilisation puisque pas le génie du signe écrit, on veut bien admettre cette identification de la civilisation à l'écriture. Le discours de Pangloss ne compte plus ses a-prioris.

La nullité du raisonnement, si évidente à l'examen, est masquée par la force de l'affirmation qui répond à un besoin massif, affectif viscéral, instinctif, primitif. Cette affirmation « signifiée », bien que non-écrite, est : « Les Africains sont bêtes ». Thieuloy qui, lui, est intelligent, bien que ses ancêtres eussent été sans écriture, n'a eu besoin que de quelques jours en auto-stop et en Afrique pour tout comprendre à la situation politique, par exemple du Zimbabwe, et la décrire « mieux que le Monde Diplomatique », (c'est dire !). En tait d'analyse politique, il s'agit d'affirmer la préférence massive affective, viscérale des Thieuloy-Durand pour l'image « Nkomo », présentée comme celle de la lutte armée patriote et analphabète, en face de l'image « Mugabe », qui serait celle d'un nationalisme à prétention intellectuelle. L'Africain est naturellement bête, il se bat courageusement pour défendre sa bienheureuse bêtise contre ce qui le rend encore plus bête, qui est de porter des lunettes et d'apprendre à lire et à écrire. Ah, cette malveillance instinctive, viscérale contre l'« intellectuel » noir ! Il faut bien l'expliciter, elle sourd en effet du style vasouillard, allusif, ambigu, de tout ce que renifle Durand en tournant autour du pot-Thieuloy.

Sur l'Afrique du Sud, le couplet est bien pensant. Méchants, très méchants les Sud-Africains blancs; mais après tout ce sont peut-être les seuls authentiques civilisés de ce continent. Quand on a une théorie, il faut avoir assez de caractère pour en examiner toutes les conséquences logiques. Mais l'incohérence n'est pas le moindre défaut de ces « pensées » qui confondent allègrement « postures » intellectuelles et raisonnement. Ainsi l'affirmation [PAGE 3] il n'y a pas de civilisation sans écriture, est-elle un pur postulat, pure pétition de principe, pur préjugé; on peut la soutenir; on peut soutenir aussi que l'écriture n'est qu'un élément parmi d'autres dans la constitution de ce qu'on appelle civilisation, que l'humanité s'en est longtemps passée, qu'elle est en passe, apparemment, de s'en passer à plus au moins brève échéance. L'erreur n'est pas de fonder sa pensée sur un préjugé, elle est de prendre un préjugé pour une évidence ou un raisonnement. Mais le préjugé, fondement pourtant de toute théorie scientifique, a mauvaise réputation. Quand on est un homme « chic », on n'a pas de préjugé, c'est bien connu. Encore faudrait-il pouvoir identifier ce qui est un préjugé et ce qui n'en est pas un, sinon on s'expose au ridicule d'affirmer, dans le même texte d'une part, que « l'Afrique n'a pas de civilisation », d'autre part qu'on « n'a pas d'idée toute faite sur l'Apartheid ». Ainsi toute personne qui n'a pas les moyens d'aller faire de l'auto-stop en Afrique du Sud est-elle condamnée à n'avoir que « des idées toutes faites sur l'Apartheid ». L'interdiction d'avoir des préjugés est donc, en fait, une interdiction de penser et de raisonner.

Voilà donc comment Durand cogite du haut de ses deux millénaires d'écriture, ou du moins, en tant que Gaulois, son petit millénaire, car ses ancêtres, n'ayant pas le génie du signe écrit, ont été obligés de l'emprunter à ceux qui l'avaient inventé avant eux; ce qui pourrait, après tout, expliquer pourquoi ses raisonnement ne sont que des « singeries » de raisonnement. On peut se demander pourquoi nous nous attardons à commenter ces élucubrations. Elles représentent, hélas, significativement, le ton et le niveau d'une certaine pensée française à propos de l'Afrique, celle qui s'étale, celle qui occupe des médias qui prétendent, on a honte de le dire, à la libre pensée critique. Pour s'étaler ainsi, il faut bien que ce genre de pensée soit assumé par une « civilisation ». Après cela qu'on nous permette cependant de rire lorsque de graves instances découvrent avec surprise et inquiétude la décadence de la culture française en Afrique et l'attribuent, comme de juste, aux sombres machinations des gens qui « en veulent » à son brillant prestige[1]. Une [PAGE 4] culture ne peut mourir que de sa propre médiocrité, tant qu'une main ennemie n'a pas anéanti physiquement tous ses membres. Le moins qu'on puisse demander à des gens à qui leur civilisation permet de bien manger, c'est de produire une culture digne de ce nom c'est-à-dire des pensées dont l'éclat et la profondeur soient exportables, un esprit dont la générosité réchauffe et attire les échanges.

Au lieu de cela on voit s'abattre sur l'Afrique une nuée d'augures gonflés de suffisance et de mépris. On les entend croasser « chaos, chaos, chaos ! ». Ils aiment l'Afrique « pittoresque », font des livres sur Amin Dada et n'ont que hargne pour les Mugabe, Africains à lunettes, horreur ! Il n'est pas difficile de déduire de ces prémisses le diagnostic d'une malveillance d'autant plus virulente qu'elle est plus déguisée. La proclamation que l'Afrique n'a pas de civilisation ressemble plus alors à une sorte de formule incantatoire qui consiste à déplorer le contraire de ce qu'on redoute. Cette proclamation ressemble aussi, irrésistiblement, au mépris affiché naguère par une classe noble devenue totalement stérile à l'égard des intellectuels bourgeois sans « ancêtres ». Les intellectuels africains devraient se réjouir qu'on leur fasse ce coup du terrorisme à propos des ancêtres qu'ils sont censés ne pas avoir, c'est l'argument de qui se sent menacé de dépossession de ses privilèges. On a beau mettre l'éteignoir sur tout ce qui fait preuve de vitalité et d'originalité dans la création africaine, il est certain que l'avenir lui appartient, à condition bien sûr de savoir qu'elle n'a aucune « reconnaissance » à quémander de ceux qui la nient.

Odile TOBNER

P.-S. - L'Afrique n'a pas de civilisation, mais elle ne manque pas de visiteurs. Si Thieuloy était allé faire un tour en Centrafrique, il n'aurait pas manqué d'être frappé par la présence de parachutistes français civilisateurs. Par contre, la pensée et l'écriture, quand elles sont le fait des Africains, ne sauraient en aucun cas être des phénomènes civilisateurs, aussi a-t-on arrêté à Bangui Abel Goumba, qui s'obstinait à penser et à écrire malgré l'interdiction [PAGE 5] frappant ces activités considérées comme dangereuses.

Si Thieuloy était allé faire un tour au Gabon, il aurait pu constater que, certes, des Africains ne pensent qu'à singer les capitalistes blancs qui débarquent chez eux pour faire de bonnes affaires. Mais ceux, parmi les Africains, qui sont plus aptes à la pensée qu'à la singerie sont emprisonnés. Ainsi Jean-Marc Ekoh vit-il depuis plusieurs mois le calvaire d'une incarcération qui suscite les plus vives inquiétudes quant à sa survie. L'importante colonie française qui vit au Gabon et entretient les meilleurs rapports avec les tortionnaires de Jean-Marc Ekoh n'offre pas le meilleur exemple de la délicatesse morale procurée par la civilisation. Il est vrai que la civilisation a plus besoin de pétrole que de délicatesse morale.

O.T.

A JEAN-MARC EKOH

Regarde là-haut
oui tout là-haut
ouvre tes yeux
et alors tu pourras voir
un petit carré de ciel bleu !
Profites-en !
Tu sais ce soir il va pleuvoir
comme tous les soirs.
Profites-en
c'est ta parcelle de liberté.
Je sais les murs sont gris
les murs suintent d'humidité
comme toi tu transpires de douleur.
Tu es là, humilié
réduit au silence
tu n'es plus rien
et pourtant ce sont ceux de ta race
si fiers de leur toute nouvelle liberté
qui t'ont emprisonné.
Eux et leur « liberté » !
Faut dire qu'eux [PAGE 6]
de la liberté
ils en font ce qu'ils veulent
pourvu qu'elle leur donne
la puissance
l'argent.
Au fond ils font comme les putains
ils se vendent,
se vendent à n'importe qui
et avec l'argent
construisent des gratte ciels ...
quelques kilomètres de route ...
quelques palais ...
pour un tyran féodal
et pour quelques faux frères
fiers de leur peau d'âne
mendiée dans un de ces pays
dits civilisés.
Ils ne font que renier leur passé
mais toi, toi,
tu voulais autre chose
tu étais épris de justice !
Ils ne l'ont pas accepté
alors ils t'ont arrêté
t'ont torturé
puis t'ont jeté dans un trou
où ils te laisseront pourrir
peut-être t'y laisseront-ils
même mourir
ils ne sont pas à une mort près.
Mais ton combat n'est pas vain.
Ils peuvent assassiner
leur puissance déjà se fissure
et tu verras
je te le jure
ton peuple un jour sera libre
et c'est dans ta cellule
que naît tout l'espoir
de tes frères opprimés.

François RAVELLE


[1] « Le Monde », 4 août 1982.