© Peuples Noirs Peuples Africains no. 28 (1982) 57-64



LE DESTIN DE L'AFRIQUE

KAMBI-BITCHENE

Au croisement de l'avenue de l'Indépendance et de la rue des Caraïbes, là où ces artères sont enfourchées par la rue de la Victoire, se dresse l'important Hôtel du Gouvernement.

Architecture un peu sévère et dépassée. L'immeuble abrite tous les Ministères, à l'exception de ceux de la Défense et de l'Intérieur. C'est là, au dernier étage, que le Premier Ministre, chef du Gouvernement, a son cabinet de travail. Le sous-sol et le premier étage sont occupés par la Direction des Services d'Archives, le second étage, par le Ministère de l'Agriculture et de l'Action Rurale. Le Ministère de l'Education Nationale avec son avalanche de directions et de services se trouve placé au cinquième étage. On peut y voir des enseignants, des parents, des coopérants et des étudiants aller et venir dans les couloirs, entrer et sortir des bureaux. C'est une période d'intense activité pour ce Ministère.

Ma présence dans cette administration est le résultat d'un de ces hasards qui n'arrivent qu'une fois dans la vie. M. Sékou Dioko, le ministre de l'Education Nationale, Secrétaire Général du Football Club Arc-en-Ciel, cumulativement avec ses fonctions de Président du Syndicat [PAGE 58] National des Enseignants, est l'amant de ma jeune sœur Elalie, 17 ans.

Frêle et fainéante, elle est cependant belle avec son teint sombre, ses dents blanches, ses grands yeux, sa chevelure abondante et ses hanches proéminentes qui la font remarquer par les hommes.

Elle lui a donné son cœur contre une voiture, une villa, et un traitement mensuel qui dépasse largement le salaire d'un haut fonctionnaire.

Quand ma sœur l'avait consulté à mon sujet, il avait demandé :

– Que sait-il faire ?

– Il a raté son deuxième certificat d'Histoire pour la deuxième fois consécutive.

– Très bien. Je le nommerai professeur de collège, dès demain. L'enseignement manque de personnel.

– Il déteste l'enseignement. Il veut travailler assis derrière un bureau.

– Qui te dit qu'il va enseigner ? Il travaillera à mes côtés. Ce sera mon homme de confiance. J'ai besoin d'être entouré d'intellectuels.

C'est ainsi que je devins le secrétaire particulier de Sékou Dioko. Je remplaçais à ce poste un administratif qui, selon le patron lui-même, commençait à s'intéresser aux mêmes femmes que lui. Moi, j'avais l'avantage d'être un beau-frère, donc moins dangereux, plus obéissant et plus discret.

Sékou Dioko était inconnu de tous quand il entra pour la première fois au gouvernement comme ministre de l'Enseignement Primaire. Son mérite était d'avoir réussi à réunir sous une même tutelle l'enseignement primaire, secondaire, technique, professionnel et supérieur. De la même ethnie que le Premier Ministre dont il disait être un « cousin direct », cet ancien instituteur était arrivé au gouvernement maigre comme une tige de tilleul. En moins de deux ans, il avait acquis une bedaine qui faisait penser à une grossesse de neuf mois.

Mon travail en tant que secrétaire particulier consistait à assurer le protocole, remplir les missions les plus importantes et les plus délicates, préparer et programmer les rendez-vous et les audiences, expédier le courrier confidentiel. [PAGE 59]

J'avais pour agent une dame qui faisait office de secrétaire dactylographe. Très maladive, elle s'abstenait deux jours sur trois. Mon bureau était voisin à celui du ministre.

*
*  *

Ce jour-là, sept personnes attendaient d'être reçues. Depuis la première heure le ministre s'était enfermé dans son bureau avec une femme métisse. J'étais en train de dévorer un roman policier. S'en raffole. Soudain une main empoigna brutalement mon épaule.

– C'est ici le secrétaire particulier du ministre ?

Je levai les yeux. L'homme qui me dérangeait était petit et mince. Il avait la tête complètement rasée, le visage un peu vieilli par ses lunettes. C'était un être insignifiant et laid.

– Oui. C'est bien ici, dis-je négligemment, absorbé par ma lecture.

– Quand on me parle, on me regarde. Compris ? Bon! Je veux voir le ministre.

– Dans ce cas, Monsieur, faites comme tout le monde. Remplissez un billet d'audience et attendez.

– As-tu entendu ? Je veux voir le ministre.

– Je crois vous avoir répondu, monsieur. Si vous voulez voir le ministre sans audience, allez à son domicile. Ici, il faut une audience. C'est formel, répondis-je sèchement dans l'espoir de m'en débarrasser définitivement.

– Sais-tu à qui tu parles, petit ? questionna l'impertinent bonhomme.

Je le trouvai encore plus hideux.

– A un homme comme moi, certainement !

J'étais excédé cette fois.

– Ainsi, tu ne sais pas qui je suis ? Tu le sauras bientôt, petit.

Comme pour me prouver sa toute-puissance, le niais se permit de me tirer cruellement l'oreille gauche.

Je me retournai d'un bloc et balayai fougueusement sa main.

– Laissez-moi tranquille. Je ne vous connais pas et je n'ai pas envie de savoir qui vous êtes.

J'étais plus en colère que jamais. Encore une audace pareille et je lui expédiais un uppercut. [PAGE 60]

– Ton insolence te coûtera cher, paysan.

Il sortit en colère sans que j'eusse le temps de lui répondre.

*
*  *

Une heure avait passé quand ma collaboratrice vint m'appeler dans la salle où je ronéotypais un document attendu d'urgence par le ministre.

Je retrouvai le même bonhomme devant mon bureau, un petit bâton en main comme s'il voulait m'administrer une correction. Il était dans une tenue impeccable d'officier.

Sa laideur avait disparu, cachée par son imposante casquette.

– Petit, regarde bien ! Suis-je homme à demander des audiences ?

Je voyais sur ses épaules cinq étoiles scintillant d'or qui ne signifiaient absolument rien pour moi car, en ces temps-là, je ne savais pas distinguer les militaires dans leurs grades.

– Remplissez l'audience et je vais la porter tout de suite au ministre.

– C'est toujours cette merde dans le civil! Le protocole, les audiences, qu'est-ce que ça signifie ? Bientôt vous marcherez tous au pas comme des soldats, hommes, femmes et enfants. C'est ce qu'il vous faut. Cette pagaille doit cesser. Je veux voir le ministre en tenue d'officier supérieur et tu veux men empêcher ? Maintenant, dis-moi pourquoi mon fils a échoué deux fois de suite au baccalauréat, pourquoi ma fille a été réorientée, pour quel motif mon neveu a redoublé, pour quelle raison ma petite fille ne sait pas écrire son propre nom ? Alors, tu réponds oui ?

Je commençais à le trouver vulgaire, quand, dédaignant de poursuivre cette dispute, il s'élança vers le bureau du ministre, ses épaules galonnées en avant comme s'il allait à l'assaut du pouvoir. Au moment où je tentai de le retenir, il avait déjà ouvert la porte capitonnée qui s'ouvrait directement sur le vaste bureau du ministre qui, surpris dans son somme, sursauta. J'entrai après lui et restai debout près de la porte. Je lisais la surprise dans les yeux du ministre. [PAGE 61 A quoi pouvait-il penser ?

Je voulus tout lui expliquer, mais...

*
*  *

Le sourire sympathique du général, essoufflé comme un buffle, le rassura.

– Monsieur le Ministre ! fit le gros galonné.

– Asseyez-vous donc, mon général. Quel honneur pour moi de vous accueillir...

– Monsieur le Ministre, je tiens à relever et à déplorer les méandres protocolaires auxquels votre secrétariat particulier soumet vos visiteurs, même les plus importants...

– Même le général ? s'étonna le ministre.

– Exactement.

– Cela ne se répétera plus. Je vous le promets, mon général.

Il me lança un regard plein d'éclairs qui atteignit mes yeux.

– Espérons-le, monsieur le Ministre. L'insolence de votre secrétaire particulier mérite un châtiment exemplaire. Je conçois mal que vous vous entouriez de personnes aussi mal élevées à qui il faut apprendre les règles les plus élémentaires de la civilité. Nous y reviendrons, monsieur le Ministre, à la fin de cette entrevue.

– Si vous vouliez bien venir à l'objet de votre visite ? suggéra le ministre.

– J'y arrive, monsieur le Ministre... La présence des gens de votre trempe au gouvernement constitue pour nous une assurance. La jeunesse nous empoisonne l'existence avec sa médiocrité. Depuis que vous êtes à la tête de l'important ministère de l'Education, les choses ont changé. Les enfants s'occupent de leurs études et ne se mêlent plus de politique; on ne parle plus de grève; la discipline a été restaurée. C'est cela, le commandement. Cependant une chose reste à déplorer : la baisse constante de la qualité de l'enseignement. Vous l'avez heureusement reconnu dans votre dernier discours qui m'est allé droit au cœur et dont j'apprécie la haute portée autant que l'éloquence. Qu'enseigne-t-on aujourd'hui aux enfants ? Ma petite fille qui est au cours élémentaire ne sait écrire ni papa ni maman. Elle ne sait même pas ce [PAGE 62] qu'est une voyelle ou une consonne. De mon temps, on l'apprenait au débutant. Elle chante comme un rossignol, récite comme un perroquet, mais écrire... Je pense que les nombreuses réformes de vos prédécesseurs ont fait plus de tort que de bien au système éducatif... Quand je m'imagine toutes ces méthodes stéréotypées qu'on essaie sur nos enfants comme sur des cobayes, avec ces jeunes enseignants dits « Volontaires » qui n'ont aucune formation pédagogique.

Le ministre écoutait son hôte avec une patience qui m'indignait. Il lui déclara enfin :

– Le mal est plus profond qu'on ne le pense. Nous sommes un peu rassurés en songeant que la crise de l'éducation est mondiale tout comme la crise économique. Je me demande même si la première n'est pas la conséquence de la seconde. Tous les pays se plaignent. J'ai pris part, il y a quelques semaines, à une rencontre interafricaine où ce problème a été longuement débattu. Des solutions plutôt timides ont été préconisées, mais je suis convaincu que l'enseignement retrouvera son niveau d'antan le jour où l'inflation sera vaincue.

– Ah l'inflation! Elle est vraiment têtue. Si nous ne prévenons pas le danger, nos enfants connaîtront un sort malheureux. Il faut faire la guerre contre l'inflation. Souvenez-vous! L'Allemagne hitlérienne, sans les alliés, n'aurait pas succombé.

*
*  *

Aussitôt après le départ du général, le ministre me fit venir dans son bureau.

– Assieds-toi là, Diatté! fit-il en me désignant un siège.

Je pris place dans le fauteuil en face de lui.

– Sais-tu qui était cet officier supérieur ? Le général Dan-Oumarou, le commandant suprême des Forces Armées, le plus grand, le plus élevé, le plus ancien et le plus complet de tous nos officiers. C'est lui qui a formé notre Armée Nationale. Il préside aux destinées de la défense nationale depuis le premier jour de l'Indépendance. Il a des amis sûrs partout dans le monde. C'est le véritable homme fort de ce pays... Tu as bien entendu ce qu'il a dit à ton sujet ? Comment oses-tu ? Comment ? Tu veux me tuer vivant ? Tu veux compromettre mon avenir [PAGE 63] politique ? Dis-toi bien que ma chute entraînera inévitablement la tienne. Je suis l'arbre et toi la branche. Ton sort est lié au mien.

Il était furieux contre moi.

– Je n'ai fait que mon travail. Ce sont vos propres instructions, monsieur le Ministre.

– Oui ! Mes instructions, d'accord. Mais tu n'es tout de même pas une marionnette. Tu dois savoir que ces instructions ne s'appliquent qu'à une certaine catégorie d'individus. Et le général est loin d'appartenir à cette catégorie. La règle c'est pour la canaille et l'exception pour les hommes bien.

– Maintenant que je le sais...

– Maintenant que tu sais que la société est constituée de classes et faite d'inégalités, tu vas me faire une lettre d'excuse au général. Je me chargerai personnellement de la transmettre avec d'autres excuses.

– Je refuse d'écrire cette lettre, monsieur le Ministre.

– Pour quelle raison refuses-tu ? Dans quel monde crois-tu vivre, mon petit ? On dirait que tu ne connais pas encore ce pays... Tu as tort. Ici c'est la Politique qui commande. Oui, la Politique. Elle s'étend au-dessus de nos têtes comme un filet. Il faut savoir marcher prudemment, sûrement. Envies, jalousie, haine masquée par d'hypocrites sourires, intrigues de couloir, coups bas, ruse... Voilà ce qui caractérise ce monde. Voilà ce qu'est ce pays et que tu ignores. Voilà ce que sont tous les hommes, moi-même y compris. Aucun politicien ne peut se targuer d'être indépendant, propre, égal à lui-même... Le monde c'est la boue. Et qui marche dans la boue la ramasse. Tu refuses par orgueil, je sais. Mais qu'est-ce que l'orgueil dans le monde d'aujourd'hui ? De la naïveté, c'est tout. Si tu veux aller loin, mets tes vertus de côté, débarrasse-toi des scrupules. Ces choses là n'existent pas en politique, surtout pas lorsqu'on est en position de faiblesse. Les hommes comme Dan-Oumarou, mon petit, sont appelés à gouverner ce pays. Il faut être conciliant avec eux, faire semblant, même si en réalité, on ne les porte pas dans son cœur. C'est cela la politique : le mensonge. Regarde l'Afrique : elle est partout kaki. Le pouvoir est devenu l'affaire des militaires. Le général Oumarou, c'est déjà un chef d'Etat tout fait. Ce pays a besoin d'un grand coup de balai. Il faut que tout meure [PAGE 64] pour que tout renaisse. Le destin de l'Afrique est entre les mains de l'Armée.

Je faillis lui répondre que si les militaires allaient à l'assaut du pouvoir, c'est parce qu'ils s'ennuyaient dans leurs casernes. Mais déjà il me tendait une feuille blanche, il me mit le crayon dans la main droite. Toute ma haine pour le conformisme et la laideur du monde des intrigues tomba. Lentement, lourdement, je me mis à écrire fidèlement ce qu'il me dictait :

    « Au Général Dan-Oumarou,
    Commandant suprême des Forces Armées Nationales.
    Mon Général... »

Le téléphone sonna, le ministre écouta un moment, me regarda longtemps avant de me déclarer :

– Le général a pris le pouvoir.

KAMBI-BITCHENE,
le 3 août 1981
Nganda.