© Peuples Noirs Peuples Africains no. 28 (1982) 11-39



LA FEMME NOIRE AMERICAINE
A TRAVERS L'ESCLAVAGE

Guy CABORT-MASSON

CADRE DE L'ETUDE

La société esclavagiste américaine, de la Louisiane au Brésil en passant par le sous-continent antillais, peut se comparer à une maison à un étage surmontant un entresol au-dessus de l'évident rez-de-chaussée. A l'étage résidentiel il y a la cellule patriarcale du propriétaire foncier esclavagiste. L'étude de cette société nous importe peu. Elle a été faite partout dans la littérature européenne du moyen-âge à nos jours. Cette société patriarcale du Maître comprend trois éléments :

– le maître seul avec ses grands fils, qui détient la souveraineté absolue sur tout y compris sur les autres éléments blancs de sa famille monogamique.

– l'épouse déléguée aux affaires domestiques.

– les enfants qui appliquent et reproduisent par imitation éducative les mêmes rapports vis-à-vis des enfants esclaves de la propriété.

A l'entre-sol il y a ceux qui dirigent la masse des esclaves pour le maître. Ces dirigeants sont un tampon entre la famille du maître et les esclaves. D'abord il faut citer le Régisseur-commandeur qui commande surtout les esclaves des champs. Il veille au rendement productif. Il est en général un petit Blanc et au fur et à mesure du [PAGE 12] développement de la société esclavagiste ce petit Blanc peut être remplacé par un Mulâtre.

Ensuite il y a la cuisinière et le cocher. La cuisinière est l'adjointe directe de l'épouse du maître pour tenir la maison et le cocher suit et accompagne le Maître dans ses déplacements. Cocher et cuisinière ont un statut et un rang particuliers.

Au rez-de-chaussée il y a les esclaves répartis en deux strates.

Les esclaves des champs, les véritables producteurs subissant la totalité du mal esclavagiste sans aucun moyen de recours. Masse uniforme d'où l'individu ne peut émerger que s'il est remarqué par le Maître ou par la cuisinière. Il est indubitable qu'est plus tôt « remarquée » par le Blanc une femelle (concubinage ou viol exercé par le Maître, son régisseur, son fils ou par un simple visiteur de la propriété). L'esclave des champs remarqué alors passe dans l'autre strate, celle des esclaves domestiques. Il faut beaucoup de chance et plusieurs générations pour passer d'une strate à l'autre, du champ à la maison.

Les esclaves domestiques assurent la bonne marche de la maison. Cette catégorie d'esclaves est au service de « tous » les besoins du Maître et de sa famille et des amis de la famille du Maître. Dans cette catégorie il y a des spécialistes : la cuisinière, la matronne aux accouchements, le cocher, l'habilleuse, le musicien, le souffre-douleur... Cette catégorie est favorisée parce qu'il doit exister nécessairement un capital confiance impliquant la survie du Maître surtout en période de troubles politiques.

C'est dans cette catégorie d'esclaves que les moyens de promotion seront les plus diversifiés alors que la seule promotion de l'esclave des champs c'est le passage au statut d'esclave domestique.

La liberté (émancipation) de tous les esclaves des champs c'est l'abolition de l'esclavage, ou la mort. Par contre, une fois l'individu devenu esclave domestique l'espace de promotion est large, jusqu'à l'émancipation la plus complète et la plus honorable c'est-à-dire jusqu'à la propriété des terres, d'ateliers et d'esclaves, un bien parmi les autres, outils parlant.

Voilà comment on pourrait schématiser l'organisation esclavagiste américaine. [PAGE 13]

Mais attention.

Si nous limitions la société esclavagiste à cette représentation verticale, nous resterions au stade habituel du marxisme mécanique et passerions à côté de la véritable complexité de cette société qui se présente au fond comme un bizarre détour de la marche de la civilisation européenne pour passer du stade féodal au stade capitaliste.

Il nous faut donc poser dès le départ deux autres types de représentations de façon également schématique.

Une représentation horizontale par sexe.

L'ensemble mâle n'a pas le même statut de fait que l'ensemble femelle, même si les lois sont identiques pour tous.

La psychologie du Maître introduit une distorsion de la Loi. Sans jeu de mot la femme, denrée rare, parce que pouvant être mise en position horizontale par les Blancs, est une esclave avec « quelque chose de plus ».

Les lois et règles instituées par les maîtres sur les conditions de l'union entre esclaves vont faire de la société non seulement une société d'exploitation au sens classique mais en y ajoutant un caractère de « société concentrationnaire ».

Enfin il nous faut aussi donner une représentation horizontale géographique par unité appelée « habitation ». En effet la société esclavagiste non pas aux USA ou en Martinique ou au Brésil mais la société esclavagiste complète est une juxtaposition d'habitations avec à la tête de chacune son Seigneur et Maître omnipotent par rapport à tous ses sujets, sans aucun droit sur les sujets de l'habitation voisine tant qu'il reste chez lui. Chaque habitation dans l'ensemble américain est une prison et on est hors-la loi dès qu'on (un esclave) franchit la limite des terres de son maître sans une autorisation de son maître. L'ensemble des Maîtres et les autres Blancs qui participent pour des raisons raciales au privilège, n'est rien d'autre qu'une vaste administration pénitentiaire mettant soigneusement chaque prison-habitation en concurrence. L'un des facteurs essentiels de cette séparation en prisons juxtaposées mais fermées, c'est l'ensemble des règles sur l'union entre esclaves mâle et femelle et sur ce qui en résulte : l'enfant, futur esclave.

Littéralement pour résumer, lorsqu'un esclave mâle fait [PAGE 14] un petit avec une femelle d'une autre habitation, le maître du géniteur est volé, son voisin lui a volé une semence qui est SA propriété privée.

Une des conditions de survie de l'esclave est donc son union avec un autre de la même habitation, ce qui est condition de l'existence de la famille esclave et condition du maintien et du développement de la richesse du maître.

Tout cela se combinant pour faire de l'habitation l'alpha et l'oméga de l'esclave. La conception concentrationnaire de l'habitation coïncide avec la survie de la famille esclave, de la race noire aux Amériques.

Ces deux représentations horizontales (par sexe et géographique) entourent la société américaine d'un halo psychosociologique (on devrait dire névrotique) ayant plus d'effet que la simple représentation verticale (par classes) même si dans cette société créée par l'Europe c'est l'économique qui est cause et finalité.

Dans cette société américaine-antillaise un trait demeure essentiel : le rapport entre la durée du maintien de cette société tri-séculaire et la quantité infime des Maîtres blancs.

Il a fallu qu'en plus de la violence permanente plus ou moins brutale selon les circonstances exercée par les Maîtres (quelquefois une ou deux personnes dans une habitation contenant des centaines d'esclaves), il a fallu donc un élément de maintien de l'esclavage INTERNE aux esclaves eux-mêmes. Cet élément, c'est la couche des esclaves domestiques plus précisément la femme esclave dans cette couche des esclaves domestiques car seule capable de stratégie de libération, d'objectifs concrets sur une longue durée à l'intérieur de cette société.

C'est cette stratégie que nous étudions à travers deux livres majeurs compte tenu non pas de leur valeur littéraire ou romancée mais de leur valeur de document, fruits d'un long travail de recherches sur la réalité historique :

Racines de Alex Haley, Editions Alta, 1976; et La Virginienne de Barbara Chase-Riboud, Editions Albin Michel, 1981.

Haley, en partant de l'Afrique originelle pour en arriver jusqu'à lui-même a dû constater et explorer toutes les possibilités de promotion des esclaves. Chase-Riboud a décrit une tranche de deux générations en mettant le [PAGE 15] projecteur sur une forme supérieure et consciente de la promotion des esclaves.

De plus Haley déroule la promotion dans la lignée d'une famille esclave noire alors que Chase-Riboud explique l'apogée de la mulâtrification.

Deux livres différents absolument sur un sujet identique. Identiques absolument car traitant de l'histoire une de la femme américaine noire esclave, soleil rare d'ébène autour duquel s'agitent les hommes.

KOUNTA KINTE
Rebelle éternel
et domestiqué.

Kounta est un rebelle éternel parce que c'est son « esprit » irréductiblement africain qui a permis et déterminé son lointain descendant, Haley, à réécrire l'histoire de ses origines. Kounta a été un esclave domestiqué dans la mesure où, malgré son refus foncier de la servitude, il a dû et pu porter sa contribution au Maître et à la société, travail et production d'enfant. La question que nous traitons ici est la suivante : par quel vecteur, intermédiaire, au-delà de la contrainte physique, il a pu être l'un, rebelle, puis l'autre, esclave conforme. Cherchez la femme.

Kounta est né en Gambie vers 1749.

Il serait parfaitement inutile de reprendre avec Haley la description de la vie en Gambie de l'époque. 17 ans plus tard il est enlevé par les Toubabs accompagné par les Slatis, mercenaires noirs, et dirigé sur un bateau voguant vers les Amériques. Il est débarqué en 1767 à Anapolis, Maryland-USA.

Kounta a 18 ans, sait lire et écrire dans la langue du Coran. C'est un individu plus que « civilisé » par rapport à ces Blancs qui le traînent. Il a une des grandes religions modernes, il est passé au stade de l'Ecrit. De 18 à 39 ans, il passe une vingtaine d'années à s'enfuir, en rébellion totale. Jusqu'à ce qu'on lui coupe le jarret.

A 39 ans, il est dépucelé par la cuisinière du Maître, Bell, et à partir de ce mariage, c'est la lente et nécessaire domestication physique recouvrant la rébellion morale et intellectuelle. Il meurt apparemment en 1805 lorsque sa fille unique Kizzy est vendue par le Maître à un petit [PAGE 16] Blanc. Apparemment parce que le romancier Haley poursuit l'histoire de la famille. Mais il ne meurt pas, car la tradition africaine est racontée, tradition du griot, par Kizzy et ses différents descendants jusqu'au livre qui se poursuit avec les descendants de l'auteur.

De l'Afrique au mariage.

Il serait inutile de raconter 20 ans de vie sur les habitations des frères Waller, maîtres de Kounta. Au cours de cette période Kounta ne fréquente personne, surtout pas les femmes, il s'initie aux normes de cette vie américaine nouvelle. Il voit des tableaux de l'esclavage, des hommes et des femmes en captivité. Cela nous importe.

D'abord sur le bateau négrier.

Une description magistrale de Haley où dès le départ il parvient à synthétiser la totalité de la condition féminine dans ses caractéristiques générales et par induction aussi la condition masculine enchaînée.

(Texte no 1 Racines pages 134, 135, 136.)

« Les fouets claquèrent pour les pousser vers un endroit où se trouvaient déjà une dizaine d'hommes enchaînés sur lesquels on déversait des seaux d'eau de mer remontés par dessus le bordage. Et puis, malgré leurs cris, les hommes furent frottés par les toubabs avec des brosses à long manche.

Puis on les repoussa jusqu'au milieu du pont, où ils s'effondrèrent, pressés les uns contre les autres. Kounta écarquilla les yeux devant le spectacle des toubabs se déplaçant comme des singes parmi les hauts poteaux pour tirer sur les cordes et déployer les immenses pans d'étoffe blanche. Malgré l'horreur de sa situation, il baignait avec bonheur dans la chaleur du soleil, et il ressentait un extraordinaire soulagement d'être enfin quelque peu débarrassé de sa gangue de souillures.

Soudain éclata un concert de cris qui fit se dresser les enchaînés. Nues, mais sans fers aux chevilles ou aux poignets, une vingtaine de femmes, pour la plupart de très jeunes filles, et quatre enfants débouchèrent de derrière la clôture du pont, poursuivis par deux toubabs brandissant leurs fouets. Kounta reconnut aussitôt les jeunes filles qui avaient été amenées à bord en même [PAGE 17] temps que lui – et la rage l'inonda de voir les regards allumés des toubabs devant leur nudité, certains osant même frotter ouvertement leur foto. Il ne se retint qu'à grand-peine de se jeter sur eux en dépit de leurs armes. Les poings serrés, il détourna les yeux et respira très fort, car son souffle se bloquait.

– Sautez! hurla brusquement en mandingue une femme, la plus âgée.

Elle avait à peu près l'âge de Binta. Elle se lança en avant, bondissant en tous sens. « Sautez ! » lança-t-elle d'une voix perçante aux femmes et aux enfants, et ceux-ci se mirent à bondir à l'unisson. « Sautez pour tuer les toubabs! » hurla-t-elle en lançant des regards éloquents aux hommes nus et en agitant bras et jambes pour mimer la danse des guerriers. Et peu à peu les hommes enchaînés, saisissant le sens de ses paroles, commencèrent à sautiller maladroitement, gênés par leurs entraves, la longue chaîne claquant contre le pont. La tête basse, le souffle coupé, Kounta voyait les jambes s'agiter, les pieds bondir – et il sentait ses propres jambes se dérober sous lui. Mais bientôt les jeunes filles, joignant leurs voix à celle de la femme, entonnèrent un chant. Et leur mélopée racontait que toutes les nuits les horribles toubabs les emmenaient dans des recoins obscurs du canot et usaient d'elles comme des chiens. Toubab fa ! (Tuez les toubabs !) criaient-elles avec des sourires et des rires. Et les hommes nus, tout en sautant, reprirent avec les femmes : Toubab fa! A présent, les toubabs eux-mêmes souriaient, et certains claquaient des mains.

Soudain, des cris éclatèrent parmi les toubabs : l'une des jeunes filles amenées en même temps que Kounta venait de s'élancer sauvagement parmi les gardes. Malgré leurs efforts pour l'agripper au passage, elle plongea en hurlant par-dessus le bordage. Il s'ensuivit un énorme tumulte au milieu duquel cheveux-blancs et le balafré saisirent des fouets et les abattirent avec une tempête d'imprécations sur le dos de ceux qui l'avaient laissée échapper.

Et puis les toubabs postés en haut dans les étoffes blanches hélèrent ceux du pont en leur désignant un point d'eau. Tournant la tête dans cette direction, les captifs nus aperçurent la jeune fille tressautant au milieu des vagues et, non loin d'elle, deux nageoires sombres qui [PAGE 18] fendaient vivement l'eau. Un effroyable hurlement monta, l'eau s'agita, se couvrit d'écume et la jeune fille fut aspirée, tandis que les vagues se teintaient de rouge. Pour la première fois, pas un coup de fouet ne tomba sur les enchaînés tandis qu'on les poussait, muets d'horreur, dans l'obscurité de l'entrepont, et qu'on rattachait leurs entraves. Kounta fut pris d'étourdissement. Après l'air pur de l'océan et la vive lumière, la puanteur et les ténèbres lui semblaient pires que jamais. Bientôt montèrent les échos d'un lointain tumulte, et il devina que c'étaient les toubabs qui conduisaient sur le pont les hommes du niveau inférieur, terrifiés comme ils l'avaient été eux-mêmes. »

Nous pourrions parler (écrire) pendant des heures à propos de cette évocation magnifique. Limitons-nous au sujet.

Hier encore ces Nègres étaient dans leur tribu, sur leurs terres, dans leur civilisation. Equilibrés. Les voici subissant le traumatisme de la capture, d'un voyage sur une eau inconnue dans un bateau inouï, dans une structure dominante insoupçonnée. Le refus de cette condition humaine est total pour tous évidemment.

Tout de suite, et l'histoire américaine l'atteste, il se fonde une division de la masse esclave sur la base du sexe. Le Maître dégage une relative liberté de manœuvre – pas une relative Liberté – de la gent femelle. Les esclavagistes sont d'abord des migrants, des émigrés toujours en manque de femmes de leur race. Telle est la première cause primaire d'un statut particulier pour la Noire américaine.

Donc si le statut d'Européen-maître ôte toute liberté à l'esclave, la condition féminine donne à l'esclave une certaine liberté de manœuvre. Une liberté de manœuvrer entre les cuisses du Maître. Ce n'est pas une plaisanterie.

Ce texte, synthétiseur, nous révèle un autre aspect du comportement général : participation active obligatoire au-delà du refus individuel ou général. Dans un même mouvement, les femmes dansent selon les ordres (efficacité sanitaire) du Maître, chantent la mort du Maître devant les hommes esclaves enchaînés, sans liberté de manœuvre.

L'une des femmes se suicide, se jetant aux requins [PAGE 19] accompagnateurs du radeau de la mort multiple. Des hommes enchaînés se suicident en avalant leur langue. La mort est la première forme du marronnage. Mais la vie ou la survie est plus puissante que la mort-fuite.

La première possibilité de liberté est dans la question du sexe. Le rôle de la femme deviendra de plus en plus grand avec le procès économique. Bêtes à plaisir occasionnel, elles demeurent le ventre, l'usine à fabriquer, l'outil parlant qui est la première richesse de l'époque. Or l'outil parlant deviendra avec le temps de plus en plus rare. Parce que les négociants-armateurs l'imposeront et parce que la traite deviendra de plus en plus interdite. Le rôle reproducteur de la femme s'affirmera jusqu'à ce que se constituent des « plantations » de bois d'ébène strictement spécialisées dans l'élevage du Nègre pour satisfaire le marché américain de plus en plus coupé des mines africaines.

Kounta le rebelle débarque et s'évade dès qu'il le peut. Quatre fois. Il se fait nègre marron. Toutes ses tentatives échouent. D'une manière générale, toutes les tentatives des esclaves des champs et des nègres marrons échoueront. Cela aussi on le verra est une loi de la société esclavagiste américaine.

La domestication.

A 30 ans, à l'issue de la quatrième fuite, il commet le crime : frapper un Blanc. On lui tranche le pied et il ne pourra plus courir. On l'a stabilisé. Pendant huit années, il s'adapte à sa nouvelle position debout. A quelque chose malheur est bon. Amputé d'un pied il est inapte aux champs alors il est versé dans la grande maison comme aide jardinier ou cocher... C'est un esclave domestique! Au lendemain de la Guerre d'Indépendance des Etats-Unis (Yorktown 1781), il lui arrive un second malheur positif et il accède au sommet de la hiérarchie parmi les esclaves. Il est le cocher du Maître comme Toussaint Louverture. Il est directement après le régisseur et la cuisinière. Il a accédé à la confiance du Maître donc à la responsabilité dans le système.

(Texte 2 Racines pages 224, 225.)

« Et pourtant, un avenir allait justement se dessiner pour Kounta, à la suite d'une nouvelle qui mit toute la [PAGE 20] plantation en émoi. Quelques jours plus tard, Bell accourut pour informer les autres que le shérif était venu voir le maître : une jeune domestique qui s'était enfuie avait avoué, sous le fouet, que le sommaire itinéraire dont elle était munie avait été tracé par le cocher du maître, Luther. Et le maître vendit Luther.

A peine commençait-on à se demander qui remplacerait le cocher que Bell, un soir, vint chercher Kounta de la part du maître. Kounta se doutait bien de la raison de cette convocation, mais il éprouvait quand même un peu de crainte, car, depuis seize ans qu'il était dans la plantation, il n'avait encore jamais adressé la parole au maître, et une connaissait de la grande maison que la cuisinière. Bell le mena justement de sa cuisine dans le grand hall d'entrée. Kounta écarquillait les yeux devant le parquet miroitant et les hauts murs tapissés de papier. Bell frappa à une énorme porte de bois sculpté. Kounta entendit la voix du maître : « Entrez ! » Kounta n'en croyait pas ses yeux : la pièce paraissait aussi vaste que la grange. Le plancher de chêne ciré était jonché de tapis, des tableaux et des tapisseries ornaient les murs, le beau mobilier sombre reluisait et des livres garnissaient des renfoncements du mur. Assis à sa table, m'sieu Waller lisait à la lumière d'une lampe coiffée d'une cloche de verre verdâtre. Il ferma son livre en marquant la page et se retourna vers Kounta.

– Toby, il me faut un cocher pour le buggy. Tu es chez nous depuis bien longtemps, et il me semble que tu es fidèle. (Ses yeux bleus semblaient transpercer Kounta.) Bell m'a dit que tu ne buvais jamais. C'est quelque chose que j'apprécie, de même que ta façon de bien te comporter.

M'sieu Waller s'interrompit et Bell lança un coup d'œil pressant à Kounta.

– Oui, m'sieu maître, dit-il précipitamment.

– Tu sais ce qui est arrivé à Luther ? demanda le maître.

– Oui, m'sieu, dit Kounta.

– Tu sais que je te vendrais à l'instant, comme je vendrais Bell, si vous n'étiez pas plus raisonnables que lui ? (Le maître rouvrit son livre.) Eh bien, tu commences demain. Je dois aller à Newport. Je t'indiquerai le chemin en attendant que tu l'apprennes. (Le maître regarda Bell.) [PAGE 21] Donne-lui un habit, et dis au Violoneux qu'il remplacera Toby au jardin.

– Oui, m'sieu maître, dit Bell, et elle sortit avec Kounta.

Bell apporta à Kounta son nouveau costume : pantalon amidonné et chemise en toile de chanvre. Le lendemain matin, le Violoneux et le vieux jardinier l'aidèrent à se vêtir. Il s'y sentait assez à l'aise, mais à part ce ridicule lacet noir qu'ils lui nouèrent sous le col. »

Ce qui fait dire à un spectateur averti, le « Violoneux » :

(Texte 3 Racines page 225.)

« Le Violoneux inspectait Kounta de pied en cap, avec un air de satisfaction mêlé de jalousie.

– Y a pas à dire, te v'la dev'nu un négro à part. Faut pas qu'ça t'monte à la tête. »

Progressivement Kounta participe à la pérennité du système, lui donne sa sueur et sa semence. Il finit par admettre ce qu'il n'admettait pas. Par exemple cette certaine volupté dans la servitude.

(Texte 4 Racines page 213.)

« Voilà des Noirs qui obéissaient – cela, Kounta pouvait le comprendre, ils y étaient obligés; mais ce qui le dépassait, c'était qu'ils paraissaient s'y complaire. Et puis, si ces Blancs aimaient leurs esclaves au point de leur donner des cadeaux, pourquoi ne les rendaient-ils pas vraiment heureux – en leur donnant la liberté ? Il se demandait d'ailleurs si certains Noirs n'étaient pas comme ces animaux domestiques qui sont incapables de survivre par eux-mêmes. »

A la suite de son mariage, passage au statut d'adulte selon son Afrique, puis pour la survie de sa fille, il reniera – en surface – son Dieu du Coran. Il adoptera aussi le point de vue du Maître sur l'esclave des champs, le paria à mépriser, donc la reconnaissance du statut de privilégié de l'esclave domestique. [PAGE 22]

(Texte 5 Racines page 274.)

« Mais là où Kounta éprouvait le plus intense déplaisir de cette intimité croissante entre les fillettes, c'était lorsqu'il les voyait faire la sieste ou manger ensemble. Bien sûr, Kizzy s'amusait énormément, et il devait reconnaître qu'il en était heureux; il avait fini par partager l'opinion de Bell : mieux valait être le favori d'un toubab que s'exténuer toute sa vie aux champs. Mais il n'était pas sans pressentir parfois chez Bell un certain malaise devant l'étroite connivence des camarades de jeux. Elle devait certainement envisager et craindre les mêmes choses que lui. Certains soirs, dans leur case, Bell berçait Kizzy sur ses genoux en lui fredonnant une chanson à son « Jésus », et Kounta, en la voyant contempler le petit visage ensommeillé, avait l'impression qu'elle avait peur pour sa fille, qu'elle essayait de la mettre en garde, de lui inculquer qu'il ne faut jamais trop tenir à un toubab, aussi profonde que puisse paraître une affection réciproque, Kizzy était évidemment trop petite pour comprendre de telles choses, mais Bell connaissait mieux que personne quels déchirements se préparait le Noir qui faisait confiance aux toubabs; ne l'avaient-ils pas vendue, séparée de ses deux fillettes ? Nul ne pouvait dire ce que serait le destin de Kizzy, pas plus d'ailleurs que celui de Kounta ou de Bell. Mais il savait au moins une chose : qu'un toubab blesse Kizzy, et Allah ferait pleuvoir sur lui une terrible vengeance.»

Et Kounta échouera bien qu'il ait mobilisé tout le génie de l'Afrique pour protéger sa fille Kizzy signifiant « Tu t'assieds », « Tu ne bouges pas d'ici » de cette habitation, tu ne seras pas vendue et séparée de tes parents.

Comme on le voit la stratégie familiale esclave coïncide avec le maintien tel quel de la propriété du Maître. L'esclave fait de cet univers concentrationnaire limité, l'habitation, la garantie de son bonheur, de sa survivance humaine. Kizzy sera vendue.

Tout le capital de confiance amassé par des décennies de fidélité – au sens du chien – par la cuisinière et le cocher, deux sous-maîtres de la couche des esclaves domestiques, n'a servi à rien devant la loi, les tabous institués par le maître toubab.

En dernière analyse pour la connaissance de l'histoire [PAGE 23] de la société esclavagiste américaine, Kounta est un personnage secondaire. Il n'a même pas eu l'échec glorieux d'un Nat Turner, nègre marron révolté mort debout pour la Liberté de ses frères.

BELL
La stratégie
de la fidélité au Maître.

Lorsque Kounta arrive aux Amériques, il y trouve une société créole constituée, une masse de Nègres intégrés depuis des générations. Il est à peine croyable d'imaginer qu'en un siècle des millions d'Africains puissent s'être adaptés à cette vie nouvelle jusqu'à oublier – ou faisant semblant – l'Afrique-mère. C'est par pur hasard qu'il rencontre un compatriote africain selon l'auteur. Incroyable capacité d'oubli ou de rééducation historique ! En lui coupant le pied, le système a trouvé le moyen évident pour que Kounta reste « assis » et forcé à s'adapter.

(Texte 6 Racines page 223.)

« Cette nuit-là, Kounta compta soigneusement les cailloux renfermés dans sa gourde-calendrier. Et il fut stupéfait : il avait trente-quatre pluies. Ainsi, il avait passé autant de temps au pays des Blancs qu'à Djouffouré. Etait-il encore un Africain ou était-il devenu un « négro » ? Et même, était-il seulement un homme ? Lorsqu'on l'avait arraché à son village, son propre père avait trente-quatre pluies; mais lui, Kounta, n'avait ni fils, ni épouse, ni famille, ni village, ni peuple; il n'avait même plus de passé – trop de choses lui échappaient à présent – et il n'entrevoyait aucun avenir. Il lui semblait que la Gambie était quelque chose qu'il avait vu un jour, dans un très ancien rêve. »

Kounta est esclave domestique, il n'est pas dans les champs. Sa condition de classe le place désormais sur la trajectoire de la promotion sociale. Il en est conscient bientôt.

(Texte 7 Racines page 271.)

« Abandonnant la poupée dans la grange, il regagna leur case. Mais Bell ne lui laissa pas le temps d'ouvrir la bouche. [PAGE 24]

– Tu sais, y a pas qu'toi qu'ça turlupine, mais laisse-moi t'dire une bonne chose je préfère encore ça qu'la voir aller aux champs, comme ce Noé qu'a seul'ment deux ans d'plus qu'elle, et v'la déjà qu'ils le mettent à arracher les mauvaises herbes et à porter d'l'eau. Tu vas quand même pas m'dire que c'est c'que tu voudrais !

Comme à l'accoutumée, Kounta choisit de ne pas lui répondre, mais elle avait raison : il aurait préféré mourir que condamner sa fille au travail des champs, à cette vie de bête de somme qu'il connaissait trop bien pour avoir peiné lui-même, et vu peiner les autres, depuis vingt-cinq ans qu'il était esclave. »

Car est apparue Bell, à notre avis le personnage central du livre de Haley à côté de Kounta, esprit central du livre.

C'est la femme pivot de cette société.

La femme n'est pas seulement un homme comme le dit le vocabulaire traditionnel machiste, c'est aussi la mère, celle qui par nature et en dernière instance est responsable du destin de l'enfant, de la survie de la race, de son progrès. La femme est stratégie par nature.

Que cette notion de stratégie ait été confisquée par l'homme dans la société patriarcale à laquelle l'Europe nous a habitués ne change rien. Cette nature stratégique de la femme réapparaît avec éclat dès que dans une société toute responsabilité, tout droit sur l'enfant est ôté au père géniteur.

Dans la société esclavagiste américaine, le père n'est pas le père. Le maître de l'habitation est le père qui a le pouvoir de décision sur tous, adultes et enfants. L'enfant avant d'être hijo de Algo est propriété privée. Le destin de l'enfant se joue entre les besoins économiques et sexuels du maître et la capacité de manœuvre, de stratégie de la mère esclave.

Le géniteur de l'enfant mâle esclave n'a strictement rien à voir dans ce destin, donc, à la limite, dans l'histoire de la société esclavagiste.

Dans sa jeunesse, Bell a eu des enfants d'un homme noir. La famille a été dispersée, vendue par le maître de l'époque. Elle connaît parfaitement les arcanes du système. C'est une spécialiste, cuisinière de la grande maison. [PAGE 25] C'est sa force, elle s'occupe de la bouche, du ventre, de la santé du maître. Entre cuisinière et famille du maître, il y a nécessairement confiance qui disparaît bien sûr en cas de force majeure, en cas de révolte proche des esclaves. Les maîtres ont toujours eu la hantise de l'empoisonnement.

Du fait de sa position de classe, elle est au-dessus du lot. Elle transmet les ordres, dispense faveurs et sanctions décrétées par le maître. C'est un commandeur devant louer la bonté du maître, comme cette autre que Kounta n'arrivait pas à comprendre sur l'habitation d'Enfield.

(Texte 8 Racines page 227.)

« Le maître avait aussi des cousins à Prospect Hill, dans le comté même de Spotsylvanie. Comme à Enfield, leurs maisons n'étaient hautes que d'un étage et demi; et la cuisinière de Prospect Hill apprit à Kounta qu'il en allait de même pour la plupart des très anciennes maisons, parce que le roi avait imposé une taxe supplémentaire pour les demeures à deux étages.

Elle lui montra, à l'arrière de la maison, l'atelier de tissage – il n'en avait encore jamais vu. Ensuite, venait le quartier des esclaves – peu différent de celui de la plantation Waller – et puis un petit étang et, encore au-delà, le cimetière des esclaves. « J'me doute que tu veux pas voir ça », devina-t-elle. Et Kounta se demandait si elle comprenait combien il était bizarre et triste de la voir se comporter comme si c'était la plantation qui lui appartenait, et non elle qui appartenait à la plantation. »

Bell sait lire et écrire. Elle l'a appris quand petite elle était la poupée des enfants de ses anciens maîtres. Elle sait qu'il s'agit là d'un crime absolu en regard de la loi.

(Texte 9 Racines page 253.)

« – Y a queq'chose que j'veux t'raconter d'puis longtemps.

Elle passa dans la chambre et en rapporta un des numéros de la Gazette deVirginie dont elle gardait une pile sous le lit. Kounta, ne l'ignorait pas, mais il pensait que c'était pour le plaisir de tourner les pages – plaisir partagé par beaucoup de Noirs mais aussi par des petits Blancs que l'on voyait, le samedi, déambuler dans les rues [PAGE 26] du chef-lieu du comté le nez plongé dans un journal, alors que tout le monde – et même Kounta – savait qu'ils étaient incapables d'en lire un seul mot. Mais les manières furtives de Bell laissaient présager quelque chose qu'il commençait à deviner.

– J'sais un peu lire, lui confia-t-elle, mais que l'maître l'apprenne et il m'vend aussitôt.

Kounta ne réagit pas, car il savait que Bell en dirait plus d'elle-même que s'il lui posait des questions.

– Ça r'monte à quand j'étais p'tite. Les enfants du maître que j'avais, ils m'ont appris en jouant au 'stituteur, pasqu'ils allaient à l'école. L'maître et la maîtresse f'saient même pas attention, pasque les Blancs ils s'disent que les négros c'est trop bête pour apprendre queq'chose.

Cela fit se remémorer à Kounta un vieux Noir qu'il voyait régulièrement au tribunal du comté de Spotsyvanie. L'homme était tout le temps occupé à épousseter ou à laver le sol, et jamais les Blancs n'auraient pu imaginer qu'à force de recopier les bouts de papier qu'ils laissaient traîner il était devenu capable de rédiger et de signer de fausses passes, pour les revendre aux Noirs. »

C'est parce qu'elle est responsable au plus haut point des biens de son maître qu'elle arrachera Kounta à la mort, le soignant jour et nuit. Soins maternels qui ébranlèrent le « cœur » pour ne pas dire le foto mûr pour l'action de Kounta trentenaire.

Belle est exemplaire, elle réunit exactement les qualités, expliquant quant au fond, qui ont permis ces trois siècles d'esclavage. Elle ne pense jamais à la liberté, à l'affranchissement pour elle et ses enfants. Elle sait, car elle reflète une époque où la liberté est inconcevable sauf accident, que tout ce qu'elle peut obtenir de mieux ce sera le miracle d'un testament du maître pour elle –, peu importe – pour ses enfants qui l'affranchirait et ce pour cause de fidélité exceptionnelle. Or elle connaît les héritiers du Maître; alors pas d'illusion à se faire de ce côté. Elle adopte donc la stratégie du possible : se maintenir à tout prix dans la grande maison, éviter de mécontenter le maître pour ne pas se faire renvoyer, elle ou sa fille, dans les champs chez les parias. Il faut durer dans la maison. Au mieux, autre miracle, il faudrait que le maître ou son fils ou tout autre Blanc « fasse » dans la négresse dans sa [PAGE 27] fille Kizzy... Et alors on rejoindrait la trame du roman de Chase-Riboud, la Virginienne.

Pour atteindre ses objectifs, il faut tout savoir supputer dans l'habitation et sur l'ensemble des habitations de l'Amérique.

Les esclaves domestiques ont poussé l'art du renseignement au plus haut point. Ils savent tout de l'actualité régionale et internationale, tout ce qui touche la société entière. Ils ont une très grande culture politique.

(Texte 10 Racines page 218.)

« Dès lors, chacun resta à l'affût des nouvelles dans son propre domaine. « Avec des négros dans tous les coins, les Blancs ils ont pas d'secrets », expliqua le Violoneux à Kounta. On entend tout, nous aut'. Même que des fois, pour qu'la domestik' elle comprenne pas, ils épellent les mots. Mais la domestik' elle répète c'quelle a entendu à un negro qui sait écrire, et il r'met les lettres bout à bout. Y a des négros qui passent la nuit à ça, et l'matin les esclaves ils en savent autant qu'les Blancs. »

Et, de fait, le quartier des esclaves réussissait à demeurer informé, encore qu'avec retard, des événements qui se succédaient au fil des mois et des années, et même, qui se précipitaient. »

Ce que systématise Chase-Riboud avec encore plus de cruauté.

(Texte Chase-Riboud pages 296, 297.)

« Toi! Toi tu ne sais rien de l'esclavage, avait dit sa sœur. Tu le frôles de tes jupes en soie, c'est tout. On te cajole, on te chouchoute, on te cache et on te ment... Enterrée vivante par ton amant! L'odeur du Blanc ne t'a jamais fait vomir... t'as jamais prié Dieu de reprendre son calice...

– Critta, tu pleures...

– O Dieu, ayez pitié de nous! Seigneur Jésus-Christ qui êtes aux cieux, ayez pitié!

– Critta... »

Le visage de Sally Hemings était sillonné de larmes qui s'épanouissaient comme une dentelle fragile et transparente sur l'ivoire satiné de sa peau.

Critta l'avait accusée de tout ignorer de l'esclavage. [PAGE 28] Mais elle savait tout ce qu'on peut en savoir. Critta avait été maltraitée, violée, méprisée. Mais elle était Critta, et Critta était elle. Depuis toujours elles n'étaient qu'une seule et même personne, identiques à leur tour à chaque paysanne noire courbée sur les plants de tabac ou de coton qui fournissait en domestiques les familles des Blancs. Mais que savaient-ils, ceux-là, de ceux qui les servaient ? Oui, Sally Hemings savait tout ce qu'on peut en savoir.

Les domestiques surprennent le maître ou la maîtresse dans son intimité la plus secrète, qu'il fornique, qu'il soit accroupi sur le pot, qu'elle accouche ou qu'elle ait ses menstrues. Ils savent quand il est propre et quand il est sale. Ils ramassent tout ce qui est taché, souillé, sali, froissé, fripé, usé ou jeté, ils le lavent, le repassent, le réparent, ils le remettent à neuf pour lui. Ils savent si le maître dort seul ou pas, et avec qui. Ils savent ce qu'il possède comme ce qu'il gaspille, la vraie couleur de ses cheveux et l'âge réel de ses chagrins. Ils le voient dans la peur et dans la souffrance, dans la colère et dans la jalousie, dans le désir et en plein bonheur. Ils savent qui sont ses bâtards, car la plupart du temps ce sont leurs propres enfants. Ses pas leur sont aussi familiers que les leurs, ils reconnaissent sa voix au milieu d'une foule, ils le voient s'attaquer au vice ou lui faire honneur, dire la vérité ou bien la mettre dans sa poche. Ils le voient flatter le pouvoir, potiner pour le plaisir, battre sa femme pour se distraire, fouetter par méchanceté.

Ils savent quand l'envie le ronge, quand l'orgueil le redresse. Ils connaissent sa place dans le monde et comment il y est parvenu. Ils savent s'il épargne ou s'il dépense, s'il paie ses dettes, s'il croit en son Dieu. Ils sourient de ses folies, ils rient de ses plaisanteries, ils défendent sa réputation, ils soignent ses enfants, le méprisent ou le respectent à leur gré, lui obéissent de force et l'ignorent quand ça leur vient. Ils mettent au monde ses rejetons, lavent ses morts, enterrent ses oublis, cachent ses péchés au monde, même à Dieu – s'ils le peuvent. Mais même eux ne le peuvent pas toujours. Et le maître croit toujours ne pouvoir dire la vérité qu'à l'abri de leurs oreilles, jamais devant les domestiques... »

Bell, qui reste dans la lignée noire, hors de la mulâtrification, [PAGE 29] symbolise bien l'ensemble des mères esclaves, qu'elle soit à la maison ou aux champs. Jésus n'a-t-il pas fait déjà beaucoup en lui donnant d'être sous un « bon » maître ? comparé aux voisins et même à son frère ?

Mais le Dieu Toubab est un dieu jaloux.

Le bonheur cynoïde de Kounta-Bell finit dans la catastrophe. La fille unique Kizzy commet le crime : elle apprend à lire et écrire et se sert de son savoir pour rédiger un faux laisser-passer à son amant en fuite marronne. Découverte, Kizzy est vendue à un petit Blanc, Tom Léa.

Violée, concubinée, elle subit la mulâtrification. Elle rejoint la stratégie du blanchiment comme la Virginienne, mais par la petite porte du petit Blanc. Ce qui est totalement différent du projet de la Virginienne que nous étudions maintenant.

SALLY HEMINGS
L'utilisation consciente du sexe.

L'histoire de Kounta-Bell se déroule en Virginie, l'Etat qui fournit l'un des Américains les plus illustres : Thomas Jefferson, père de la célèbre Déclaration d'Indépendance du 4 juillet 1776, prélude à la première lutte de libération nationale anticolonialiste du monde moderne, Les USA seront indépendants en 1781. Neuf ans avant la naissance de la fille unique de Kounta, Kizzy.

Selon les rumeurs suspendues aux lèvres des maîtres, T.J. tenta de régler le problème noir, de faire passer en 1781 et 1783 un premier décret d'abolition de l'esclavage. Un décret qui ne créa pas la joie chez les esclaves selon Haley.

(Texte 12 Racines page 223.)

« Peu de temps après, Bell appela tous les esclaves à se rassembler.

– L'maître vient juste de m'dire qu'cette Philadelphie s'rait la capitale des Etats-Unités!

Mais l'important, ce fut Luther qui le leur apprit plus tard :

– M'sieu Jefferson, l'a fait un Décret d'Mancipation. Les maîtres z'ont l'droit d'libérer les négros, mais paraît qu'les Quakers et les anti-sclavagistes et les négros 'mancipés, là-haut dans l'Nord font vilain, pasque l'Décret dit [PAGE 30] qu'les maîtres ils sont pas obligés d'le faire s'ils veulent pas.

Lorsque le général Washington eut dissous son armée, au début de novembre 1783, Bell annonça aux autres que, selon le maître, l'on aurait maintenant la paix.

– Y aura jamais la paix avec les Blancs, dit aigrement le Violoneux, pasque tout c'qu'ils aiment, c'est d'tuer. Faites bien attention à cque j'vous dis – pour nous, les négros, ça va être encore pire. »

Mais T.J. intéressa les esclaves des Amériques pour une toute autre raison. En 1800 il y a deux événements importants.

Le premier c'est le soulèvement de Gabriel esclave de Prosser. Le second c'est la lutte entre T. Jefferson et Aaron Burr pour la présidence des USA. C'est T.J. qui l'emporte pendant que Prosser a le châtiment réservé aux esclaves révoltés. Mais il n'a pas échappé au scandale lancé par Aaron qui avait fait publier la vérité selon laquelle T. J. vivait avec une esclave noire appelée Sally, la brune Sally Hemmings.

(Texte 13 Racine page 294.)

« Sur m'sieu Burr personne ne savait grand-chose, mais sur m'sieu Jefferson Kounta apprit d'un cocher qui était né en Virginie, tout près de sa plantation de Monticello, que ses esclaves ne pouvaient pas souhaiter un meilleur maître.

– C'cocher, il a dit que m'sieu Jefferson il avait jamais laissé ses régisseurs fouetter les gens, apprit Kounta aux autres esclaves. Z'ont tout c'qu'y faut à manger, il permet aux femmes d'filer et d'coudre des bons habits pour tout l'monde, et ses esclaves, il les laisse apprend' des métiers.

Kounta s'était même laissé dire qu'un jour où m'sieu Jefferson revenait d'un long voyage, tous ses esclaves s'étaient portés au-devant de lui à plus de deux milles de la plantation, qu'ils avaient dételé les chevaux et avaient tiré eux-mêmes sa voiture jusqu'à la grande maison de Monticello, où ils l'avaient porté jusqu'à son seuil sur leurs épaules.

– Tout l'monde sait qu'dans ces esclaves de m'sieu Jefferson y en a une tripotée qu'il a s'més lui-même, [PAGE 31] pasque c'te Sally Hemings qu'il a, l'est p't-êt, café-au-lait mais c'est une sacrée pondeuse, ricana le Violoneux.

Kounta reprit, sans paraître remarquer l'interruption

– M'sieu Jefferson, il aurait dit que le 'sclavage c'est aussi mauvais pour les Blancs que pour nous aut'. Et il pens'rait comme M'sieu Hamilton que les Blancs et les Noirs ils sont trop différents pour arriver à vivre ensemb' sans bisbille. Paraîtrait qu'il veut nous 'manciper, mais, comme il faudrait pas qu'on conque-rance les p'tits Blancs dans leurs emplois, il s'rait pour nous renvoyer en Afrique – mais tout doux, pour pas faire de grabuge.

– M'sieu Jefferson f'rait mieux d'raconter ça aux marchands d'esclaves, pasque pour eux, l'sens des bateaux c'est par ici, dit le Violoneux. »

Ces rumeurs que colporte Haley sont rigoureusement étudiées par Chase-Riboud dans la Virginienne. Quasiment tous les arguments du premier se retrouvent dans la seconde car tous deux ont le scrupule scientifique. Thomas Jefferson est vu comme un bon maître.

Sally Hemings est perçue comme symbole de réussite pour les esclaves domestiques.

ELIZABETH HEMINGS
1735-1807
La Stratégie consciente

(Texte 13 Chase-Riboud pages 36-40.)

« Elizabeth Hemings était morte le 22 août 1807 à l'âge de soixante douze ans. Elle avait survécu au père de sa fille, John Wayles, de plus de cinquante ans. Sa mort n'avait pas été facile. Il avait fallu pour la tuer tout un mois d'août humide et infesté de fièvres. Deux mois plus tôt elle avait cessé de s'alimenter et s'était alitée. Mais son jeûne avait mis longtemps à miner la santé fabuleuse qui avait résisté à presque trois quarts de siècle d'esclavage et à la naissance de quatorze enfants. Elle avait survécu aux infections qui décimaient les parturientes quand elles atteignaient la quarantaine, à toutes les fièvres, la malaria, la typhoïde et la fièvre jaune qui ravageaient la Virginie au XVIIIe siècle infestée de marécages, aux fréquentes épidémies de choléra, sans que son [PAGE 32] corps fût marqué ou affaibli – elle avait survécu à tout et même à sa propre biographie.

Monticello, le 22 août 1807

« Je n'ai jamais connu qu'un homme blanc à s'appeler Hemings. C'était mon père, un Anglais. Ma mère était une Africaine pur sang et elle était née là-bas. Mon père était le commandant d'un voilier britannique. Le Capitaine Hemings, me disait maman, chassait les bêtes sauvages comme son père, sauf qu'il chassait sur les mers et que les baleines étaient ses proies.

« Il naviguait de l'Angleterre à Williamsburg, un grand port à l'époque. Quand le capitaine apprit ma naissance, il décida de m'acheter avec ma mère, qui appartenait à John Wayles. Il approcha celui-ci en offrant pour nous deux une somme extraordinairement élevée, mais c'était le début des métissages et Maître Wayles voulait voir ce que j'allais donner. Il refusa l'offre de mon père. Le capitaine Hemings plaida, supplia, menaça, et enfin ils se disputèrent. Le tout sans effet ; mon maître refusait de vendre. Mon père, l'achat ayant échoué, mais décidé à posséder sa chair et son sang, résolut de nous enlever en cachette. Son navire faisait voile, tout était prêt, quand nous fûmes trahis par d'autres esclaves. John Wayles nous emmena à la Grande Maison où il nous enferma et le navire du capitaine Hemings partit sans nous.

« On nous garda à la Grande Maison, mais ma mère ne se remit jamais. Elle s'enfuyait constamment. J'ai dû m'évader six fois avant de savoir marcher! Son maître l'avertit que la prochaine fois elle ne serait pas seulement battue comme chaque fois qu'ils la ramenaient, mais qu'elle recevrait le châtiment légal des fugitifs; un « R », pour renégat, marqué au fer sur la joue.

« Ma mère ne s'enfuit plus jamais. Etre marquée au fer, c'est quelque chose qui reste en vous jusqu'à la mort. On n'oublie jamais. On peut oublier les coups. Mais pas la cicatrice. Surtout une femme. Ma mère retourna aux champs et on me garda à la Grande Maison.

« Puis un jour que j'allais vers mes quinze ans ma maîtresse m'attrapa par les cheveux. Je veux dire qu'elle prit mes cheveux à pleines mains et me traîna jusqu'aux champs de tabac. Et elle me laissa là, comme ça. Je n'ai [PAGE 33] jamais revu son visage, car lorsque je suis retournée à la Grande Maison elle était morte depuis longtemps. Je suis restée dans les champs. On m'a donnée à un esclave appelé Abe, pour Abraham, et je lui ai porté six enfants.

« Douze ans plus tard John Wayles me prit comme esclave maîtresse malgré le fait que j'avais donné six enfants à Abe qui m'avait quittée en mourant. John Wayles avait vu mourir ses trois épouses. La première, Martha Eppes Wayles, mourut dans les trois semaines après la naissance de sa fille Martha. La seconde femme, une demoiselle Cocke, porta quatre filles dont trois – Elizabeth, Tabitha et Anne – parvinrent à l'âge adulte. Après sa mort il épousa Elizabeth Lomax qui ne vécut ensuite que onze mois. Quand celle-ci mourut il me prit comme concubine dans la Grande Maison. J'avais grandi dans cette maison et maintenant j'y revenais pour la diriger. J'avais vingt-six ans, c'était l'année 1762, et Martha Wayles avait treize ans. En 1772, John Wayles faisait toujours le commerce des esclaves, il en achetait, en vendait, et en faisait l'élevage. A cette date je lui avais porté quatre enfants : Robert, James, Peter et Critta. En 1767, quand Martha eut dix-huit ans, elle épousa son cousin et quitta Bermuda Hundred pour y revenir moins de deux ans plus tard, veuve. Elle y resta trois ans jusqu'à ce qu'elle épouse Thomas Jefferson un le janvier qu'il neigeait. J'ai servi les passions de John Wayles et j'ai tenu sa maison pendant onze ans, depuis mes vingt-six ans jusqu'à sa mort en 1773, trois mois après la naissance de son dernier enfant, Sally. Ma vie s'est faite avec ses enfants blancs, surtout Martha, autant qu'avec les enfants que j'ai eus de lui. Je les ai tous aimés.

« Mais moi je ne pouvais pas penser au suicide parce que j'avais tous ces enfants. J'avais dix des miens sur douze quand je suis allée chez Martha. John Wayles est mort sans me libérer, ni aucun de mes enfants. J'ai dit à toutes mes filles, belles créatures que vous êtes toutes, n'aimez aucun maître s'il ne promet par écrit de libérer vos enfants. Ne le faites pas. Faites-vous tuer d'abord faites-vous battre. Le mieux, c'est d'abord de ne pas les aimer. Aimez votre couleur. Cela fait assez mal. Aimez votre couleur si vous pouvez, et si on vous choisit obtenez la liberté pour vos enfants. Je n'ai pas eu la mienne, celle [PAGE 34] de mes enfants non plus. Je ne peux pas dire qu'il me l'avait promise, alors je ne peux pas dire qu'il n'a pas tenu sa promesse. Il n'a jamais promis et jamais je n'ai demandé. J'ai seulement attendu. Une chose terrible pour un esclave. D'attendre.

« Me suis retrouvée à Monticello, j'étais la propriété à Thomas Jefferson. Je me suis seulement dit que je n'allais pas en mourir. J'allais juste continuer à m'occuper de Martha et de mes enfants et des siens. Je ne pouvais pas me laisser aller, voyez-vous, j'a-vais trop de têtes à garder. Mes deux derniers enfants sont nés à Monticello. Un d'un mari esclave, Smith. L'autre, je n'aime pas en parler. On m'a violée, c'est tout. Et pas juste une fois. Ne pouvais rien y faire. C'était un charpentier blanc appelé John Nelson. Rien à faire que d'avoir l'enfant et de l'aimer. Comment il y était venu, ce n'était pas de sa faute. Ce fut mon dernier. Mon bébé. Quand j'avais presque cinquante ans.

« Malgré toutes les souffrances, la servitude et le travail pénible, j'aimais la vie. L'idée, voyez-vous, c'était de survivre. Pas de se noyer dans le chagrin; le jeu était de tenir le jour, puis la nuit, et d'amasser assez de force pour le jour suivant, Seigneur, j'avais besoin de cette force. Je peux t'apprendre ce que j'ai su de Thomas Jefferson, ce qui n'est guère. Mais personne ne peut t'apprendre à aimer un homme blanc sans souffrir.

« Je dis " aimer ", si c'est cela qui peut exister entre une esclave et un homme blanc et libre, ou entre un esclave et une femme blanche et libre. J'ai aimé Martha comme une mère, et j'ai aimé John Wayles comme une épouse. L'ennui c'est que je n'ai rien demandé, et en fin de compte je n'ai rien eu. Quand j'ai compris qui j'étais, ou ce que j'étais, je me suis dit qu'on pourrait bien m'appeler une esclave mais que je n'allais pas mener une vie d'esclave. Je n'allais pas me casser la tête à vivre rien comme une esclave. J'ai tâché d'apprendre ça à tous mes enfants. Sur quoi j'ai toujours insisté, c'est que nous avions un nom de famille – Hemings. Et j'ai voulu qu'on s'adresse comme ça à tous mes enfants. Qu'ils se rappellent qu'ils avaient un nom! J'ai voulu qu'ils s'intéressent à la vie. A voir ce qui allait se passer ensuite. Même pour les esclaves il y a des choses qui se passent. Même dans le monde des esclaves il [PAGE 35] y a toujours quelque chose qui doit se passer. Je crois à la vie, qu'on doit préserver, et à l'amour.

« Je crois qu'il faut avoir une vie secrète avec des plans secrets et des rêves secrets. Comme avoir un petit potager à soi derrière sa case comme le mien. Obligé d'y travailler la nuit ou vraiment tôt le matin mais c'est à toi. Pareil avec les rêves. Peut-être qu'il faut les travailler la nuit ou très tôt le matin mais personne ne peut te les arracher de la tête à moins de te tuer et si tu travailles il n'a personne qui va venir te tuer, parce que tu vaux de l'argent. Seigneur, Dieu, je me battrais contre les suicides. »

Tout au long des étouffants après-midi d'été, Elizabeth Hemings se vida de sa vie en parlant. Les mots s'écoulaient jusqu'au soir, jusqu'à ce qu'elle fût trop épuisée pour parler. Beaucoup de ces histoires, Sally Hemings et Martha Randolph les avaient entendues une douzaine de fois, pourtant elles s'agrippaient à Elizabeth comme à une poutre au milieu d'un rapide qui leur faisait descendre de plus en plus vite son fleuve de souvenirs personnels. Les incidents, les vieilles plaisanteries familiales, les intrigues et les vendettas, les naissances et les morts, autant de ruisseaux qui couraient chaque après-midi au long des conversations vagabondes.

Elle remontait de plus en plus loin dans le temps et ses mains planaient sur la courtepointe comme si elle choisissait les bouts de verre colorés d'une mosaïque; chaque éclat reflétait des événements passés faisant eux-mêmes venir d'autres images de sa vie. Sally Hemings pensait ne jamais être capable de se souvenir aussi bien de sa propre vie et Martha Randolph était stupéfaite de voir la richesse de cette mémoire d'esclave. Pour les deux femmes qui la soignaient, le monde sans Elizabeth Hemings n'avait jamais existé.

« Après la mort de John Wayles on nous a répartis, nous les esclaves, entre les héritages des quatrefilles vivantes, Martha et ses trois sœurs. Martha m'a prise avec dix de mes enfants. Les deux autres sont partis avec Tibby. Je ne suis venue ici, à Monticello, qu'après la naissance, Martha, toi qu'on appelait Patsy. Suis venue avec Sally, qui avait deux ans, et Thenia encore bébé. [PAGE 36]

« En ce temps-là, Thomas Jefferson était un homme riche. Ouais, riche. Il avait hérité de John Wayles cent trente-cinq esclaves, nous les Hemings y compris, et onze mille acres. Il possédait quatre plantations : Monticello, qui n'était pas grand-chose au début mais qui est devenue la plus belle avec toutes ses constructions; la Peupleraie, où nous sommes tous allés quand les Anglais sont venus nous chercher; Elk Island et Elkhill. Martha a eu la vie douce tant qu'il n'y a pas eu toutes ces histoires autour de l'indépendance. D'abord Thomas Jefferson est allé défendre un mulâtre qui réclamait sa liberté parce que son arrière-grand-mère était une Blanche qui l'avait eu d'un esclave noir. Maît' Jefferson disait que les péchés du père ne devaient pas retomber sur la troisième génération, ni sur des générations sans fin, et que ce garçon était libre en étant l'arrière-petit-fils d'une femme libre et que c'est la mère qui détermine l'esclavage en Virginie. Il a perdu. Pas un Virginien ne voulait entendre parler d'une dame blanche avec des enfants noirs. Pour ça ils vendaient n'importe quelle Blanche en esclavage : cinq ou dix ans pour la mère et trente pour l'enfant. En ce temps-là ils croyaient qu'une dame blanche avec un bébé noir, tous ses bébés seraient noirs. Tiens donc, si c'était comme ça, pourquoi cela ne s'appliquait pas aussi bien à nous ?

Sally Hemings, l'héroïne de Mme Chase-Riboud, a été mise sur orbite dès sa naissance par sa mère Elizabeth, le véritable maître ès stratégie. Sa mère a tout manigancé pour l'envoyer en France comme demoiselle de compagnie de Martha, fille de Thomas Jefferson, alors qu'elle n'avait pas droit à cette place. Sa mère espérait comme son frère James que Sally profiterait du passage en France pour « s'envoler », se libérer et ne plus revenir en Virginie dans le monde des esclaves. De fait lorsqu'elle revient à Monticello, sa mère ne la comprend pas et c'est la brouille. Cette idiote qui parle d'aimer un Toubab, préférer l'amour du Toubab à la liberté! Ne pas savoir se servir de cet amour pour émanciper les siens !

Sally est le péril face à l'émancipation de sa descendance patiemment programmée par Elizabeth.

La mère et la fille ne se réconcilieront qu'à la naissance de l'enfant de Sally et de T.J. Il y a un enfant encore à sauver, au diable la désunion ! [PAGE 37]

(Texte 14 Chase-Riboud pages 188, 189.)

« Il se passa beaucoup de temps avant que ma mère répondît à l'appel que je lui avais lancé de la voiture qui me ramenait à la Virginie et à l'esclavage. Quand elle le fît, ce fut pour me dire : « Tu as un fils, Sally Hemings, un parfait petit chéri. » Et en sortant mon fils, Thomas Jefferson Hemings, de mon corps, du même coup elle me pardonna. Elle concentra sur lui tout son amour et toutes ses espérances. « Obtiens la liberté pour tes enfants, me répétait-elle comme une litanie. Et pendant que tu y es, prends-la pour toi, ajouta-t-elle. Dans la vie il n'y a rien qui compte plus que ça. » Elle me regardait avec un mélange de pitié et d'exaspération. « Pas même l'amour. »

Cela s'était passé cinq ans plus tôt et maintenant nous étions au printemps de 1795, un an après que mon maître fut rentré de Philadelphie, à la retraite, qu'il fut revenu à la maison, près de moi. Pour nous deux ce vigoureux demandait et recevait les soins d'amants des deux races. Moi, je le savais, je ne prendrais jamais un autre amant. Je n'aimais que mon maître. C'est dangereux, pour une esclave, et bête... Bon Dieu, cela je le savais. Cinq ans avaient passé depuis la naissance de l'enfant que j'avais porté dans mon ventre, au-dessus des mers en revenant de France. Cinq ans, et un autre enfant m'était venu. Ma mère me regardait. Avait-elle déjà deviné ? Si je n'avais pas été déjà liée à Monticello, cet enfant conçu à mon dernier anniversaire était le gage des souvenirs pâlissants de Paris et de la liberté.

« Tu es piégée, dit-elle. Tout comme moi, autrefois. Mais je n'ai jamais eu la chance que tu as eue. Et ça viendra te hanter, ma fille, te hanter. Rappelle-toi, tu t'es mise en danger en revenant en Virginie. Danger de perdre la vie, d'être mutilée et, n'en plaise à Dieu, d'être vendue. Tu avais oublié tout ça, là-bas, en France ? Que tu reprenais le bât comme la plus noire, comme la paysanne la plus ignorante ? Tu as oublié la première leçon de l'esclavage : que tu es noire. Et tu as oublié la seconde en aimant quelqu'un alors que ce n'était pas ton affaire de l'aimer... Et ton homme non plus n'avait pas à t'aimer. Il s'est mis en danger comme toi – ne l'oublie pas quand tu te mettras à t'attendrir sur toi-même. En danger devant les siens, les Blancs, en aimant quelqu'un que, malgré [PAGE 38] son argent et sa puissance, il n'a pas le droit d'aimer.

– Penses-tu qu'il se remariera ? »

Ma mère se mit debout d'un bond. « Dieu tout-puissant ! Tu veux avoir une maîtresse blanche ? Ton père ne s'est pas remarié, n'est-ce pas ? Jamais je n'ai voulu de maîtresse blanche et je n'en ai jamais eu, Dieu merci. A la Peupleraie, quand il y avait des maîtresses blanches, j'étais dans les champs. Quand je suis venue à la Grande Maison, elles étaient toutes mortes. Et tu en voudrais une ? Martha Reynolds ne te fait pas assez d'ennuis comme ça ? Laisse-moi te dire, ma fille, que les dames du Sud n'ont pas l'air de s'occuper de celles qui couchent avec leurs maris, mais elles sont drôlement chatouilleuses à propos de celles qui couchent avec leurs pères ! Je me rappelle mes ennuis avec ces filles, les Wayles. Seigneur! Une maîtresse blanche, tu crois qu'elle ne te vendrait pas si vite que tu en aurais le vertige ? Toi et tes enfants ? Ou qu'elle te tuerait ? Qu'elle t'estropierait ? Ou bousillerait ta jolie figure ? Tu crois que ça n'est jamais arrivé ? Tu crois qu'elles ne savent pas ce qu'ils font, leurs hommes, avec leurs femmes esclaves ? Tu crois qu'elles pensent que leurs esclaves blanchissent par contagion ? Tu crois qu'elles ne sont pas jalouses parce que nous sommes noires ? Elles aiment comme nous. Elles accouchent comme nous, comme nous elles connaissent le désir. »

Nous sommes exactement en 1790, l'année où – heureux hasard – naît la Kizzy de Kounta et de Bell.

Qu'un amour puissant ait existé entre Sally et Thomas Jefferson selon peut-être les nécessités dramatiques de la romancière, importe peu. L'essentiel est dans le fait que cet amour n'ait pas pu empêcher le cours de l'histoire programmée et voulue par Elizabeth Hemings.

En effet Sally reçoit sa première promesse d'émancipation en 1789 à Paris. Pendant la Révolution Française Sally prise de vertige s'enfuit, déserte la maison du Maître pendant quelques jours. Elle vit la Liberté. A son retour, le Maître éperdu promet.

En 1803, en même temps qu'il achète la Louisiane à la France, T.J. fait le recensement de sa famille et range parmi les Blancs sa concubine Sally et ses enfants métis, donc parmi les « libres ». [PAGE 39]

On pourrait croire alors effectivement à la générosité (à l'amour) de T.J. et pourtant il permet que se dressent toutes les catastrophes habituelles entre la libellé et Sally (cf. chapitre suivant : le destin des enfants esclaves).

Sally ne sera émancipée qu'en 1826, dix ans avant sa mort, lorsque son dernier enfant aura atteint la majorité. En fait elle aurait été vendue pour 50 misérables dollars à la vente aux enchères consécutive à la mort de son amant – et à la ruine – si sa demi-sœur l'avait voulu. Elle a failli perdre le long combat entamé par Elizabeth, sa mère. Par amour! Comme si le mot amour pouvait avoir un sens dans cette société esclavagiste américaine!

(à suivre)

Guy CABORT-MASSON