© Peuples Noirs Peuples Africains no. 27 (1982) 153-159



LE LEADER CHARISMATIQUE
DANS LA DRAMATURGIE DE AIME CESAIRE

Guy Ossito MIDIOHOUAN

On réduirait difficilement la tragédie césairienne à une imitation de la tragédie classique occidentale. Une étude comparée, même sommaire, permet néanmoins de noter que les héros du théâtre de Césaire[1] ont des traits psychologiques communs avec les héros de la tragédie classique : « des personnages aux passions furieuses, des hommes qui foulent toutes les lois morales et ne connaissent d'autre loi de leur action que leur volonté de puissance. »[2]

A cette remarque Césaire répond que ses héros sont la cristallisation d'une volonté de puissance collective. « Mon théâtre, déclare-t-il à Nicole Zand, n'est pas un théâtre individuel ou individualiste, c'est un théâtre épique, car c'est le sort d'une collectivité qui s'y joue. »

Accordant un crédit excessif aux interviews d'auteurs, certains critiques entérinent ce jugement du dramaturge [PAGE 154] en arguant souvent de l'origine sociale des leaders-héros. Ce ne sont point des « aristocrates » mais des hommes issus de la classe des exploités et marqués par les dures conditions de vie du peuple : le Rebelle a travaillé dans les plantations de canne à sucre. Christophe a été esclave-cuisinier; Lumumba, employé des P. et T. Tous ces personnages apparaissent donc comme synthétisant les aspirations profondes de la large masse.

C'est ainsi que Lumumba et Christophe sont présentés comme « un moment de l'histoire africaine » ou encore comme des « hommes-symboles »; mais soumis à des questions fréquentes sur la place des héros dans son œuvre, Césaire répondit, importuné : « Je n'ai pas voulu[3] écrire un « Lumumba ». Une saison au Congo, c'est une tranche de vie d'un peuple. »

Voilà le maître-mot. Nous sommes au théâtre et le problème essentiel est celui de la communication, du décodage d'un message, de la lisibilité des intentions de l'auteur – et du metteur en scène. Il y a ce qu'un auteur veut écrire et ce qu'il donne à lire, il y a ce qu'il veut montrer et ce que l'on voit, et dans le cas de Césaire ce dilemme ne semble pas avoir trouvé sa juste résolution.

Tout porte à croire que le comportement du dramaturge vis-à-vis du peuple n'obéit pas aux mêmes règles que son attitude en face des différents leaders. Autant il s'efforce de présenter de la façon la plus objective possible la vie quotidienne et l'état de la conscience populaire pour, dit-il, éclairer la lanterne de la masse abrutie, exploitée et désemparée, autant il semble n'avoir pas pu résister à la tentation de parer les héros d'une auréole de génie qui, si elle se trouve en accord par endroits avec les dimensions réelles des personnages historiques évoqués, relève souvent aussi d'une projection – identification s'opérant au niveau de la création. Ce mécanisme psychique lié à la personnalité et aux préoccupations de l'auteur se manifeste dans la dramaturgie dont ce dernier semble tirer les ficelles dans le sens d'une analyse psychologique, quoique, a posteriori, il s'emploie avec ardeur à laminer cet aspect de son œuvre compte-tenu des fonctions qu'il lui attribue.

De nombreuses études ont été consacrées aux héros de [PAGE 155] Césaire. Le Rebelle, c'est la force héroïque; Christophe, un mégalomane brutal et forcené; Lumumba, le champion d'un marathon époustouflant. Tous trois dominent l'œuvre par la conscience aiguë qu'ils ont de la réalité politique, de leur idéal justifiant leurs actions les plus maladroites comme les plus cruelles; tous trois évoluent « entre l'impossible et l'absolu »[4], effectuent une ascension qui les mène de l'humus populaire à une tour de verre défiant l'espace et le temps. Le Rebelle au début de Et les chiens se taisaient règne par son nom. La seconde pièce s'ouvre sur le nom de Christophe et la scène populaire du prologue met surtout en valeur la force du héros et ses « coups de salière » meurtriers. Lumumba dont la tête apparaît discrètement derrière la Polar du Bonimenteur se dresse ensuite comme une statue de bronze massif dont le socle est le béton des classes populaires. Il est la seule présence glorieuse, le seul visage humain défiant le viol créé par l'état de siège du dernier tableau. A la fin de la deuxième pièce Vastey s'adresse au Roi en ces termes :

    « Roi sur nos épaules, nous t'avons conduit par la montagne, au plus haut de la cure »...[5]

L'image finale est celle de Christophe dont le corps est emmuré dans la citadelle, debout dans le mortier, la tête tournée vers le sud, vers Port-au-Prince, face à l'ennemi.

A la fin de Et les chiens se taisaient « le Récitant et la Récitante vacillent sur leurs jambes puis s'effondrent, le chœur sort à reculons ». Une seule présence effective : l'éclat du sacrifice du Rebelle à travers une « Vision de la Caraïbe bleue semée d'îles d'or et d'argent dans la scintillation de l'aube ».

Ce sont là les indications scéniques de l'auteur.

Frédérique Dutoit parle d'une « trilogie dramatique » où domine le visage noir du « Rebelle solitaire »[6]. Le Rebelle serait le Christ Rédempteur dont le sang est versé [PAGE 156] pour le rachat du peuple. Christophe est la victime d'une justice immanente. Vaincu par les puissances maléfiques ancestrales, il meurt tandis que son âme reste « debout, intacte ». (Il s'agit ici d'un grand coup de pied dans la tradition qui, devant l'idéal du héros, prend un caractère rétrograde.) Si Lumumba, lui, refuse d'être Christ ou Don Quichotte, il faut aussi souligner que la mythologie qui intervient dans l'enchaînement des événements de La tragédie du Roi Christophe est absente de Une saison au Congo Lumumba transcende ainsi la tradition et la culture populaire génératrices de l'idée superstitieuse de forces secrètes, de « Deus ex machina ». Seules l'injustice humaine et l'inconscience du peuple constituent les raisons de son échec. L'image de la victime propitiatoire est ainsi plus pathétique. Ainsi Césaire parvient – et à ce niveau, c'est le moins qu'on puisse dire – à personnaliser fortement ses pièces. L'intérêt de l'auteur pour l'analyse psychologique apparaît nettement et celui du lecteur ou du spectateur est aiguisé par le recours constant aux sommeils agités, aux rêves, cauchemars, hallucinations et autres visions qui jalonnent l'aventure héroïque des trois principaux personnages.

Le prestige des trois leaders reste essentiellement lié à leur charisme pluridimensionnel que nous pouvons expliquer tout d'abord par la situation politique et historique.

Le Rebelle a dirigé la première révolte contre l'homme blanc; Christophe a combattu aux côtés de Toussaint Louverture; Lumumba a consacré toutes ses forces à renforcer son parti dont l'objectif principal était la reconquête de l'indépendance. Tous trois ont donc fait la preuve de leur foi révolutionnaire par leur pratique politique. Ils sont les premiers à exprimer de façon claire ce que le peuple ressent confusément. Ce dernier trouve en eux des hommes forts, faisant abnégation d'eux-mêmes et décidés à aller jusqu'au bout de leurs efforts malgré les dangers. Cela déjà les mystifie aux yeux du Peuple. Ce premier aspect du charisme est donc celui du chef politique séduisant la masse par la grandeur de son idéal, la ténacité et le caractère audacieux de son action, sa force psychologique.

Mais, chez Césaire, le charisme prend aussi un contenu diffus, mystérieux car dans la conscience du peuple le [PAGE 157] leader serait sous l'emprise de certaines forces occultes. La Mère du Rebelle s'écrie devant la fougue de son fils : « Dieu du ciel, délivre-le ». Le Roi Christophe est assimilé à Shango[7] qui, dans la tradition yoruba, domine toutes les forces telluriques. Lumumba apparaît aux yeux du peuple comme issu de ce qu'on peut appeler (en bon français) « a strong breed » car il est abondamment nourri par le « ngolo » (la force de vie) congolais. Dans la tradition bantou le « ngolo » est un don des dieux. Les hommes qui en sont privés ne sont que l'ombre d'eux-mêmes parce que rejetés des dieux. Cela correspondrait au « chi » chez les Ibos du Nigéria.

Les chefs traditionnels sont dans ce sens ceux qui sont dotés du plus fort « ngolo » ou ceux à qui le « chi » est le plus favorable. C'est fort de cette compréhension de l'ordre humain que le peuple propose à son chef politique dans Une saison au Congo de revêtir la peau de léopard, symbole de la royauté traditionnelle.

Ce charisme mystérieux, faisant des leaders les élus des dieux, est concrétisé par le caractère quasi hypnotique de leur présence et de leur langage. La force des leaders repose sur la parole. Parole d'illuminé. La Mère dans Et les chiens se taisaient s'adresse ainsi à son fils (le Rebelle) :

    « J'ai peur de la balle de tes mots, j'ai peur de tes mots de poix et d'embuscade; j'ai peur de tes mots parce que je ne peux les prendre dans ma main et les peser.. Ce ne sont pas des mots humains... » (p. 71).

La parole est donc la seule arme du leader et lui serait dictée par on ne sait quelle force souterraine. Le peuple, fasciné par un délire visionnaire aux sources obscures, subit et s'aplatit devant le déploiement de ce verbe poétique qui embrasse une vérité indéchiffrable pour la multitude. Le leader apparaît donc comme un privilégié spirituel, un initié qui, tout en restant homme, participe des dieux. [PAGE 158]

On pourrait attribuer cette vision de Césaire à des réminiscences de la tradition Judéo-Chrétienne mais elle s'inscrit aussi dans les croyances du monde traditionnel nègre où le chef est toujours le détenteur de certaines forces occultes qui lui permettent d'accéder, au nom de la communauté dont il est le guide, à certaines connaissances supraterrestres. C'est là la logique même du pouvoir dans le monde traditionnel : on est chef parce qu'on est désigné des dieux et que l'on détient d'eux un message, les secrets confiés à travers soi à la collectivité. Le Roi, parce que protégé des dieux, est un thaumaturge. Le charisme chez Césaire plonge donc ses racines dans le torrent séminal des forces occultes du monde noir.

La dialectique de la dramaturgie césairienne apparaît d'abord et avant tout comme la consécration du rôle et de la personnalité du leader charismatique. Le peuple est présent, c'est vrai. Mais il apparaît principalement comme un instrument de mesure du mal colonial. Il en résulte un profil psychologique et politique négatif qui, selon Césaire, justifie la fonction sociale de son théâtre. Mais ces conditions dramaturgiques réduisent le peuple à faire tapisserie, à être un fond de scène, le faire-valoir de la stature prestigieuse du héros.

Tout se passe comme si Césaire, militant de l'Etudiant Noir, inspiré par des expériences traumatisantes dans son pays et à l'étranger, découvrait la responsabilité historique des premiers intellectuels nègres et consignait la conception qu'il a du rôle de cette nouvelle classe dans le personnage fantasque du Rebelle (Et les chiens se taisaient). Puis, « lors de son séjour en Haïti, en 1944, il fut bouleversé par cette histoire (l'histoire du Roi Christophe), et par la citadelle qui est toujours là, monument titanesque, voguant, perdu, comme un vaisseau fantastique, au milieu d'un site sauvage hérissé de montagnes. C'est un mystérieux défi »[8]. Le rêve rencontre la réalité et nous devons à cette heureuse connivence la deuxième pièce.

Lumumba, enfin, lui offre la figure vivante du héros positif, mélange de charisme et de prophétie, baptisant [PAGE 159] son peuple de son sang. Le peuple – nous l'avons déjà vu essentiellement négatif – s'il intervient dans l'évolution du drame, c'est comme pantin lunatique, comme objet d'amour, de déception, de haine circonstanciée, comme justification de l'action du leader. Ce dernier, être surhumain, évolue dans la fiction théâtrale et pose des actes dans lesquels sont transposés des événements historiques réels ou souhaités ou encore volontairement rendus énigmatiques pour suggérer l'inextricable complexité et la richesse du personnage. Le leader charismatique devient un héros mythique à l'autre bout de la création artistique.

« C'est que l'artiste à l'œuvre ne peut faire le vide en lui. Dominé par une conviction profonde, il projette dans le choix des thèmes et des personnages certains complexes individuels qui enveloppent et conditionnent la facture de l'œuvre[*].

Guy Ossito MIDIOHOUAN


[*] Quelques coquilles s'étant glissées dans la saisie des textes du no 27 de PNPA, l'auteur a demandé de faire les rectifications voulues - voir ci-dessous la lettre publiée dans le no 29, pp.154-155. Le texte ci-dessus a été rectifié:
Mon cher ami,
Je viens de recevoir le no 27 de la Revue où figurent deux de mes articles. Merci.
Mais j'ai constaté que mes textes ont été mal reproduits. [...]
Quant au second texte, Le leader charismatique dans la dramaturgie de Aimé Césaire, il se termine à la page 159 par une phrase incomplète à laquelle on a mis un point. La dernière partie du texte n'a donc pas été reproduite, et l'article finit d'une manière bien bizarre.
L'article devrait se terminer ainsi :
« ... Ce dernier, être surhumain, évolue dans la fiction théâtrale et pose des actes dans lesquels sont transposés des événements historiques réels ou souhaités ou encore volontairement rendus énigmatiques pour suggérer l'inextricable complexité et la richesse du personnage. Le leader charismatique devient un héros mythique à l'autre bout de la création artistique.
« C'est que l'artiste à l'œuvre ne peut faire le vide en lui. Dominé par une conviction profonde, il projette dans le choix des thèmes et des personnages certains complexes individuels qui enveloppent et conditionnent la facture de l'œuvre ».
Je te prie de bien vouloir faire rectifier ces erreurs dans le prochain numéro.
Fraternellement.
Guy Ossito MIDIOHOUAN

[1] Nous nous intéressons ici à la trilogie :

Et les chiens se taisaient, Paris, Présence Africaine, 1956.
La Tragédie du Roi Christophe, Paris, Présence Africaine, 1963.
Une Saison au Congo, Paris, Seuil, 1966.

[2] Antoine Adam, Le théâtre classique, Paris, PUF, 1970, « Que sais-je » no 1414.

[3] C'est nous qui soulignons.

[4] Jacqueline Ormond, « Héros de l'impossible et de l'absolu », in Temps modernes, CCLIX, 1967, pp. 1049-1073.

[5] La tragédie du Roi Christophe, p. 152.

[6] Frédérique Dutoit, « Quand le Congo ne sera qu'une saison que le sang assaisonne », in Présence Africaine, 1-64, 1967, pp. 138-145.

[7] Shango, valeureux guerrier mais aussi despote, tyrannique, de l'empire d'Oyo, est devenu un personnage mythique dans la tradition populaire Yoruba. On retrouve cette image de Shango dans le théâtre du Nigérian Ola Balogum.

[8] Lilyan Kesteloot « La tragédie du Roi Christophe ou les indépendances africaines au miroir d'Haïti ». Présence Africaine, LI, 1964, pp. 131-145.