© Peuples Noirs Peuples Africains no. 27 (1982) 124-152



LES DEUX MERES DE GUILLAUME ISMAEL DZEWATAMA

(suite)

MONGO BETI

Après une phase de désaffection, Guillaume connaît un renouveau de passion pour ses amis de Niagara et les parties de foot-ball sauvages sur les terrains vagues. C'est le plus souvent en partant le matin pour l'école que l'adolescent charge désormais sa sacoche de guenilles pour n'avoir pas à revenir se changer à la maison tant il redoute d'apprendre par la bouche de Sarka les progrès de la dissension qui s'est installée entre son père qu'il adore et Marie-Pierre qu'il approuve.

Il devine maintenant d'avance la tirade que va lui débiter Sarka :

– Dis donc, mon petit vieux, entre le patron et sa jolie madame, ça barde salement, tu sais ? Elle qui était si caressante avec son mari, si folâtre si aguicheuse, jamais je n'aurais cru qu'elle pouvait entrer dans de tels états d'excitation coléreuse. Le patron, lui, c'est un monument de sang-froid et d'élégance indulgente. Jamais un mot plus haut que l'autre. Et « ma chérie, sois raisonnable » par-ci, et « je te comprends très bien, mon pauvre chou, mais essaye aussi de me comprendre » par-là. Jamais je n'aurais imaginé qu'ils en viennent là un jour.

Entre eux, pour moi, c'était la Sainte Vierge et le Saint-Esprit. [PAGE 125] J'aurais parié que ça durerait éternellement. Oui, mais ça s'est gâté brusquement, comme dans n'importe quel ménage. Qu'est-ce que tu veux, Guillaume, je commençais à les envier, moi. Entre un homme et une femme, quels qu'ils soient, c'est toujours pareil finalement. Du coup je ne regrette plus d'être ce que je suis, un petit Sarka minable n'ayant d'autre pâture que les maritornes de Niagara.

Sarka procédait souvent à une relation détaillée du conflit conjugal. Jean-François, rapportait Sarka, se désolait sur le ton de l'affection que sa femme s'abstînt comme par principe des réceptions où elle aurait pu figurer brillamment et se confinât dans des travaux grossiers dignes des seuls professionnels. Marie-Pierre répliquait en reprochant amèrement à son mari non seulement de l'avoir laissée vivoter dans le chômage alors qu'il connaissait sa passion pour la pédagogie, mais surtout de mener une vie de garçon, sans s'inquiéter des aléas du ménage ni de la frustration des siens. A plusieurs reprises, elle l'interpella ainsi :

– Ce n'est quand même pas ainsi que j'imaginais la vie d'un procureur. Libre à toi de prétendre que je n'y connais rien, mais moi je te vois bien revenant à la fin de ta journée avec des tas de dossiers sous le bras, que tu étudierais ici, chez toi, après le dîner, entre ton épouse, ton fils et ton neveu. C'est une perspective si révoltante ? Je t'aiderais peut-être, je ne sais pas moi, en te rappelant les débats suscités ailleurs ou en d'autres temps par tel type de procès, et dont je peux être informée par la lecture de romans ou de journaux. Finalement les grandes affaires criminelles se ressemblent, qu'elles se déroulent au Kamtchatka, en Patagonie ou en Tanzanie. Ah oui, je vois, l'Afrique n'est pas la France, en somme tu ne veux rien partager avec moi hormis la baisade tri-hebdomadaire. Eh bien, cela c'est fini désormais, parce que l'Afrique qui n'est pas la France, j'en ai rien à foutre, moi. Tu pourrais faire un tas de choses dans cette maison. Tout le monde ne peut pas être bricoleur, mais tu pourrais jardiner. Tiens, tu pourrais lire, oui! lire des livres sur la psychologie du criminel, sur l'évolution récente du droit dans divers pays, est-ce que je sais ? Un procureur ça n'a pas besoin de se cultiver en Afrique ? En Afrique plus qu'ailleurs, c'est ce que j'aurais plutôt cru, moi. Tu [PAGE 126] ne lis jamais. Tiens, depuis mon arrivée je ne t'ai pas vu une seule fois ouvrir un bouquin. Tu ne t'informes jamais. Au fond tu ne t'interroges jamais parce que tu ne doutes jamais. C'est inouï. On dirait que tu te complais dans ton ignorance comme un porc se vautre dans une mare boueuse. A croire que vous vous êtes, tes amis et toi, confortablement installés dans votre crasse. C'est cette crasse que vous appelez pompeusement l'Afrique. Il ferait beau voir en effet que cette Afrique-là...

– Surveille-toi, mon chou, tu deviens raciste, lui fit-il alors un jour remarquer.

– Ah oui ! dis plutôt que j'ai touché le vif de la plaie. On ne peut rien redire à la conduite des Africains sans être traité de raciste. C'est un bon truc, ça, avoue.

– Ecoute, mon chou, tu ne te rends pas compte, mais tu dépasses les bornes, lui répondit Jean-François en soupirant de lassitude, selon son habitude. Qu'est-ce que tu penserais si je te disais : tu es bien comme tous les tiens, tu as la susceptibilité à fleur de peau ? J'ignore ce qui est arrivé, Marie-Pierre, mais tu es devenue plus agressive qu'une tigresse.

– Exact ! commentait Sarka. C'est bien une toubabesse finalement; elle boude, elle tempête, elle trépigne, elle a tous les droits, quoi. Ce n'est pas une femme, c'est un ouragan. L'autre jour, dis donc, je l'ai vue brandir le poing sous le nez de son mari. Atroce spectacle. Je me suis dit : « Ma vieille, attends un peu voir cette fois; le patron va enfin t'administrer la trempe que tu mérites ». Je t'en fous. Moi, je n'aurais pas hésité un instant. Et toi, Smaël ?

Guillaume ne répondait rien, gardant ses pensées pour lui. Il se demandait s'il ne ferait pas mieux d'expliquer à Marie-Pierre que, au moins une fois sur deux, quand Jean-François s'attardait au dehors, il était avec son frère dans la maison de Niagara où il ne faisait pas de mal, bien au contraire. Mais alors il aurait fallu tout révéler à Marie-Pierre sans être assuré de l'apaiser, mais avec la certitude de compliquer davantage l'existence de son père et sans doute de la rendre sans issue. « C'est bien ma veine » se disait l'enfant.

Il décida de passer les grandes vacances dans la ville en espérant que Marie-Pierre s'en réjouirait. C'est ce qui arriva en effet. Maintenant qu'elle avait repeint toute la [PAGE 127] maison, elle désirait s'attaquer à l'installation d'une fosse septique et la compagnie de Guillaume lui serait plus indispensable que jamais.

Elle emmena Guillaume dans un immeuble de bureaux où ils ne rencontrèrent que des Blancs qui, soit en groupe, soit individuellement, accordèrent tour à tour une sorte de consultation à la jeune femme. A la fin on leur donna deux gros volumes d'un ouvrage intitulé « Encyclopédie du bâtiment » dans lequel Marie-Pierre revenue chez elle demeura plongée sans interruption pendant une longue semaine.

Puis, un Blanc rendit plusieurs fois visite à la jeune femme. Penchés côte à côte sur une feuille de papier, ils y tracèrent à tour de rôle, des figures de géométrie qu'ils corrigeaient sans cesse en discutant de distances, de cotes, de règlements d'hygiène d'écoulement des eaux usées, de puisard et d'autres termes techniques évidemment inconnus de Guillaume.

Un jour ils descendirent dans le jardin qu'ils arpentèrent de conserve avant d'examiner le sol mètre carré par mètre carré. Enfin ils dessinèrent dans la terre, avec le pied droit, un grand carré au milieu duquel Marie-Pierre planta une barre à mine.

Le Blanc étant parti, Marie-Pierre demanda à Sarka qui étaient les gens dont les conversations tantôt bourdonnaient et tantôt grondaient sous les manguiers bordant l'avenue. Sarka répondit que c'étaient des jeunes gens au chômage, qui passaient la journée sous la fraîcheur des frondaisons à défaut d'un domicile engageant.

– Va leur dire que j'ai du travail à leur proposer, ordonna Marie-Pierre, et du travail bien payé.

Acharné à n'attirer que le moins possible l'attention des maîtresses blanches dont les réactions lui avaient toujours paru mystérieuses et grosses de risques, Sarka jouait à la perfection le personnage du domestique noir un peu demeuré. Il exposa dans un français volontairement approximatif et bouffon que ces gens-là n'avaient pas envie de travailler, trop habitués de longue date à ne rien faire. Il espérait ainsi décourager Marie-Pierre.

– Va les appeler quand même, insista Marie-Pierre, dont la curiosité venait d'être piquée.

Les jeunes chômeurs se présentèrent en un bataillon compact. Leurs vêtements de toile en bon état, leur mine [PAGE 128] avertie, leur maintien à la fois blasé et intrigué n'évoquaient nullement l'image traditionnelle de la misère tropicale. Marie-Pierre les reçut sur le pas de la porte, flanquée de Guillaume.

– Guillaume, tu vas me servir d'interprète, commença la jeune femme.

– Ils comprennent, eux, assura l'enfant, comme si la faune qui venait d'envahir la terrasse n'avait aucun mystère pour lui.

Marie-Pierre entama avec ses insolites invités un dialogue rendu longtemps inextricable par un malentendu que l'un des jeunes chômeurs à la fin dévoila bien involontairement en demandant à Marie-Pierre combien de gens pourraient tenir dans son bureau pour exécuter le travail de terrassement qu'elle leur proposait.

Marie-Pierre fut prise d'un accès d'hilarité qui fut un des sujets d'étonnement sinon de réprobation pour tous ceux qui en furent témoins. Elle en suffoquait, la bouche ouverte, la tête renversée en arrière, si bien qu'elle n'aperçut qu'après de longues secondes un homme qui, du portail, lui adressait sans se décourager des signes d'exubérante amitié. C'était El Malek, accompagné d'une jeune femme dont le visage ouvert et bienveillant la distinguait des rares Africaines que connaissait Marie-Pierre.

Ayant fait signe aux deux visiteurs d'entrer, elle alla elle-même s'effondrer sur le canapé, laissant sur la terrasse les jeunes chômeurs pantois mais toujours massés en un bataillon discipliné. Sans cesser de se tenir les côtes, elle tentait en vain de maîtriser son rire haletant pour adresser des paroles de bienvenue à El Malek et à sa compagne.

– Je te demande pardon, El Malek, bégayait Marie-Pierre, mais tes compatriotes m'ont tant seriné que l'Afrique n'est pas la France que j'avais fini par considérer ce poncif comme l'une des formules creuses de votre rituel social. Mais cette fois je suis définitivement convaincue. Tu me croiras si tu veux, mais ces jeunes gens ne posaient la question suivante, comme tu arrivais : Madame combien d'entre nous peuvent tenir dans ton bureau pour faire ce travail de terrassement ? Confondre terrassement et activité bureaucratique, avoue qu'il faut venir en Afrique pour voir cela. [PAGE 129]

– Laisse-moi t'embrasser, chère amie, déclarait El Malek en se penchant sur la jeune femme qui lui tendit mécaniquement les deux joues. Souffre aussi que Jocelyne te fasse la bise. Je n'ai manqué aucune occasion de lui parler de toi comme d'une sœur chérie. Quelle joie de te revoir. Quel bonheur de te savoir enfin ici et définitivement installée – ou en voie d'installation. Oh, le beau salon! Et regardez-moi la splendeur ensoleillée de ce teint, le chatoiement doté de ces cheveux. C'est de très bon augure, tout ça, ma chère. Sais-tu que tu vas être la première femme blanche, à ma connaissance, d'une personnalité africaine qui soit autre chose qu'une gentille idiote ? Quant à savoir s'il faut t'envier ou te plaindre, je ne saurais encore te le dire, les événements auront tôt fait de nous éclairer. Pour terrassement, c'est un mot que ces jeunes, entendent rarement, figure. toi. C'est une langue étrangère ici le français. Ne ris pas trop vite de l'un des innombrables effets pervers de votre domination.

– Et vlan ! alors toi aussi tout de suite.

– Je ne comprends pas.

– Qui ai-je jamais dominé ? Je suis Marie-Pierre Letellier et je proclame que je n'ai jamais dominé personne. Tu devrais le savoir, non ?

– Voyons, Marie-Pierre, ne te fâche pas. Il faut bien évoquer ces choses-là de temps en temps. Tu auras beau faire, tu seras quand même toujours dans le camp des maîtres.

– Dis tout de suite que j'aurais mieux fait de rester chez moi. Il faudrait quand même savoir. Tantôt tu me fêtais, et maintenant je suis dans la camp des maîtres. Flûte !

– Je voulais simplement t'expliquer ceci. Ces jeunes gens ont mis de longues années à apprendre à l'école une langue qu'ils ont rarement l'occasion de pratiquer dans la vie courante. T'est-il arrivé de parcourir notre unique quotidien, propriété du gouvernement ? Tu écoutes bien la radio de temps en temps ? Alors tu as bien dû constater que le français dans la vie quotidienne de notre peuple, c'est un peu comme l'Arlésienne. Ou l'aiguille dans une botte de foin. Qui est vraiment familiarisé avec ton français dans ce beau pays classé par Senghor votre [PAGE 130] idole dans l'attendrissant club francophone que l'univers vous envie ?

– Est-il exact que, quand il vient pérorer ici, il exige qu'on t'interdise d'entrer dans la salle de sa conférence ?

– Tu sais déjà cela ? Tu apprends vite, ma chère. Soyons précis, il n'est encore venu qu'une fois. Mais c'est vrai, ce vaillant combattant français de la dernière guerre mondiale a refusé de m'affronter.

– Merveilleux El Malek ! avec toi au moins je n'ai pas le sentiment d'avoir conclu un marché de dupes. Assois-toi, mon vieux, installe-toi bien, je t'en prie. Nous avons tellement à nous dire. Depuis Je temps, on dirait que beaucoup d'eau, peut-être trop d'eau a coulé sous les ponts. Qu'est-ce qui se passe au juste, El Malek ? Je me fais l'effet de tomber là-dedans comme un ouistiti au milieu d'une tribu d'orang-outans drogués.

– Dépêchons-nous, chère amie, mes heures de liberté sont comptées. D'ailleurs ma jolie compagne que voici ne va pas tarder à s'impatienter. Il faut la comprendre : nous sommes si rarement ensemble. Commençons par le commencement, c'est-à-dire par tes jeunes invités laissés en plan sur la terrasse. Autorise-les à entrer et à se joindre à nous.

– Tu n'y penses pas ! le salon est bien trop petit.

– Mais si, Marie-Pierre, mais si. Tu n'imagines pas combien ils sont habitués à se contenter de peu. Ils se serreront, c'est tout. Entrez, les gars. Madame vous invite de bon cœur. Allez, venez avec nous à l'intérieur. Allez, entrez, les gars. Eh bien, mais ils ne me sont pas inconnus, nos jeunes amis, du moins pas tous; j'aperçois parmi eux quelques-uns de mes anciens élèves du lycée. Tiens, voici mon brave Gilbert. Accepte mes condoléances, mon pauvre garçon. J'ai appris hier, à peine libéré, la mort de ton papa, consécutive sans aucun doute à son séjour dans un camp d'internement du nord. C'est ainsi qu'on appelle les camps de concentration chez nous, Marie-Pierre, grâce à l'enseignement éclairé de vos assistants techniques. Et toi, David, mon brillant sujet de Terminale A, tu ne connais plus le mot terrassement ?

Timorés tant qu'ils avaient douté d'être reconnus et a fortiori affichés par El Malek, les jeunes gens se précipitaient auprès de lui; ils lui prenaient la main avec cette vénération à la fois discrète et ravie qui passe en Europe [PAGE 131] pour une attitude caractéristique des Orientaux. Dans la conversation qui s'engagea aussitôt, El Malek et ses compatriotes se mirent à parler dans une langue africaine, exilant Marie-Pierre dans un sentiment d'exclusion qui la révolta.

– Est-ce vrai qu'il n'a pas d'opposition dans ton pays, El Malek ? demanda la jeune femme avec un accent de reproche.

L'intellectuel illuminé tourna un visage abasourdi vers la jeune femme.

– C'est toi qui me poses une telle question, Marie-Pierre ? articula-t-il à la manière d'un homme qui s'éveille d'un rêve, toi qui es historienne ?

– Je n'invente rien, c'est ce dont on ne cesse de me rebattre les oreilles.

– Alors on te répéterait une journée entière que Jésus-Christ est revenu sur terre et à moins d'un démenti du Nouvel-Observateur, tu le croirais ? En somme tu croirais n'importe quoi, même à la quadrature du cercle, du moment qu'il s'agit de l'Afrique. Toi, ma chère, tu as trop lu Leiris avant de venir ici. Je devrai sans doute bientôt te plaindre. Tu permets que j'en finisse d'abord avec eux ? Je t'expliquerai.

Il reprit avec ses jeunes compatriotes une conversation qui dura encore quelques minutes, tandis que Marie-Pierre retenait à peine sa fureur. « C'est étrange, lui aussi est devenu un mufle » songeait-elle amèrement.

El Malek prit enfin congé des jeunes gens.

– Ils te compromettraient en prolongeant leur séjour chez toi, expliqua-t-il. J'espère que tu ne reçois jamais des miséreux dans ta maison. C'est très mal porté ici. On t'accuserait de les endoctriner, de les monter contre leur président bien aimé. Il n'en faut pas plus pour semer la panique dans les hautes sphères du pouvoir, sans compter les autres. A nos tabous traditionnels, nous avons ajouté les vôtres. Le paradis !

– Tu exagères, El Malek. Qui les aurait vus chez moi ?

– N'as-tu pas observé que tout le monde surveille tout le monde ici ? Marie-Pierre, dix paires d'yeux peut-être sont braqués sur toi en ce moment, et tu ne t'en doutes même pas. Ecoute. Tu entends ces voix qui viennent des manguiers qui bordent l'avenue ?

– Ce sont des chômeurs; ils traînent par là toute la [PAGE 132] journée, sauf par mauvais temps. C'est du moins ce que je viens d'apprendre.

– Quatre sur cinq peut-être sont des chômeurs, des oisifs comme dit le langage du pouvoir, l'autre est un espion. Je parie que Monsieur le Divisionnaire Alexandre Tienteheu est déjà venu plusieurs fois t'entretenir en tête-à-tète, sous l'éternel prétexte d'une enquête à propos d'empoisonnements mystérieux, comme s'il existait des empoisonnements sans mystère.

– Tu veux dire que cette histoire de décès à répétition est une fable ?

– Certes point : les morts violentes ne sont pas une fable ici, mais le pain quotidien; simplement elles n'ont rien de mystérieux. C'est le traitement que vos assistants techniques nous apprennent à appliquer aux opposants. C'est pour ça qu'il n'y a pas d'opposant en Afrique et non, comme dirait ton Leiris, parce que les Africains constituent une grande famille où tout le monde s'aime à la folie, malgré les guerres tribales.

– Ce n'est pas vrai, El Malek; ça se saurait, forcément.

– Tu veux dire que ce serait écrit dans le Nouvel-Observateur, la Bible de l'intelligentsia française, y compris les assistants techniques, les coopérants et même les épouses blanches des Africains ? Oui, mais ce qui se voit ici n'étant pas expliqué dans le Nouvel-Obs, eh bien notre intelligentsia expatriée perd son latin, ou fait semblant. Ne te fâche pas, Marie-Pierre, mais il faut bien dire que vous autres Français, vous n'êtes pas doués en politique, sans doute parce que vous n'avez jamais été vraiment informés. Vous savez à la perfection ce qui se passe dans les pays sous-développés d'Asie et d'Amérique; vous ignorez tout de la situation politique dans vos chasses gardées africaines, et ça ne vous trouble pas.

– Pourquoi mon mari ne m'aurait-il rien dit ? Pourquoi Jean-François aurait-il renoncé à son rêve d'une Afrique juste et fraternelle pour se mettre au service d'un système qui assassine délibérément ? Qu'est-ce qui est arrivé, El Malek ? Jean-François était pourtant ton meilleur ami! Sinon l'aurais-je jamais rencontré ?

– Mais il l'est toujours, Marie-Pierre. Sinon serais-je venu ? Il a seulement cédé aux séductions de l'entrisme.

– L'entrisme, qu'est-ce que c'est? [PAGE 133]

– Une foutue connerie. Je t'expliquerai un jour. Mais, rassure-toi, Jean-François n'a pas abdiqué, autant que je sache.

– Alors pourquoi ne m'aurait-il pas dit la vérité ? Au fait, El Malek, que sais-tu de la situation réelle, toi qu'on dit presque constamment en prison ? Les choses ont peut-être changé, ou commencé à changer depuis ta dernière détention ?

– Tu es bien de chez toi, fit El Malek en haussant les épaules; quand tes yeux se dessilleront, il sera trop tard. La leçon des événements se paie terriblement cher, Marie-Pierre. Que ne puis-je rester encore avec toi et découvrir les nouveaux joyaux de ta collection car tu n'as pas eu le cœur de t'en séparer ou je ne te connais pas. Je parie que tu as fini par mettre la main sur l'enregistrement de Lester Young que tu cherchais depuis si longtemps ?

– Quoi donc ? Love me or leave me ?

– Non, rappelle-toi : Just you just me, avec Slam Stewart à la contrebasse, tu sais bien.

– Quelle mémoire ! Oui, je l'ai. Tu veux l'entendre ?

– Ce sera pour une autre fois, Marie-Pierre, il faut que je m'en aille. Je flaire l'affût du divisionnaire et de ses sbires. S'ils me trouvaient ici, loin de mes amis, ils ne se gêneraient pas pour m'embarquer. Dans mon fief de Niagara au contraire, ils y regarderaient à deux fois au moins aujourd'hui, c'est-à-dire quelques heures seulement après ma sortie; ils risqueraient d'exaspérer les gueux. Un conseil d'ami, Marie-Pierre, oublie le personnage somme toute sympathique, bien qu'un peu trop solennel, qu'à Lyon nous appelions Alexandre; il n'existe plus. Rien à voir avec le divisionnaire. Il ne doit même plus se souvenir qu'il fut jadis inscrit au parti communiste et que nous surnommions son immeuble le Kremlin. Ce n'est plus que le sale flic.

– Ne pouvons-nous vraiment rien faire pour toi, Jean-François et moi, El Malek ? Cela peut s'arranger peut-être ?

– Pas question! Je veux être un homme libre dans mon propre pays. Je n'accepterai aucun compromis sur ce point. Je ne serai pas le complice de mes oppresseurs. Qu'ils m'enferment, me torturent ou m'assassinent, mais qu'ils en soient seuls responsables.

Pour se donner une représentation pittoresque de son [PAGE 134] absurde aventure, Marie-Pierre n'avait qu'à puiser dans son expérience récente. Invitée d'une soirée mondaine, elle aurait voulu se tenir à l'écart des danses dont le tourbillon emportait des gens frivoles n'ayant apparemment d'autre loi que la fantaisie de leur plaisir. Soudain un ami de son mari, qu'elle connaissait peu, mais auquel elle ne pouvait manquer de courtoisie, s'était approché et, l'ayant prise par la taille, l'avait vivement entraînée dans la ronde, avant qu'elle ait eu le temps d'exprimer son refus. Comment se dégager maintenant et retrouver la quiétude du spectateur ? Pouvait-elle vraiment se dégager ? Telles étaient les questions qui la tourmentaient désormais.

En vérité, c'est elle qui avait aguiché son cavalier, c'est elle qui avait provoqué imprudemment le jeune imitateur dont elle devinait douloureusement le sort à travers les confidences quotidiennes de Guillaume.

– Les gens sont convaincus qu'il a été emmené dans un camp d'internement et qu'il ne reparaîtra pas de sitôt, répétait l'enfant dans son français approximatif et avec gravité. C'est toujours comme cela; il suffit d'une plaisanterie et un jeune chômeur ou un jeune lycéen disparaît tout à coup. En général on ne le revoit jamais.

Marie-Pierre craignait que le remords de cet enfantillage ne l'assujettît pour toujours à la ronde infernale, tandis que Jean-François, qui s'irritait des questions de la jeune femme, prétendait obstinément qu'il n'y avait nullement lieu de s'inquiéter.

– Concernant El Malek du moins tu ne peux plus rester les bras croisés, c'est très grave, lui fit-elle un soir, trois jours après la visite de l'intellectuel illuminé.

Le rapport quotidien de Guillaume venait d'apprendre à Marie-Pierre que, à peine l'avait-il quittée, El Malek avait été appréhendé et emmené en prison sous prétexte qu'il avait profité de l'absence du Procureur Dzewatama pour tenir une assemblée de chômeurs dans la maison du haut magistrat et s'y déchaîner en harangues subversives.

Marie-Pierre protestait que c'était une fable grotesque; elle racontait l'affaire avec force détails, sa voix frémissant d'une émotion qui tenait à la fois de la dérision hautaine et de la rage impuissante. Guillaume Ismaël assista à la scène jusqu'au bout, et fut ainsi témoin du retournement qui, pour un temps, allait réconcilier les [PAGE 135] deux époux. Pareils aux interprètes appliqués d'une comédie à quiproquos ils s'épuisèrent d'abord dans un dialogue de sourds. Marie-Pierre débitait de longues tirades sur l'innocence d'El Malek et le droit imprescriptible de chaque individu à vivre librement sur le sol ancestral. Méditant à ses côtés et à haute voix sur des thèmes qu'il associait un peu trop librement et même avec une certaine incohérence, Jean-François s'en prenait surtout à la folie de la provocation dont il accusait El Malek : celui-ci, selon lui, avait un moyen bien simple de faire prendre au sérieux le radicalisme de son opposition, c'était de quitter le pays comme les plus hautes autorités lui en avaient souvent fait la suggestion. Il déclarait que cela s'était passé ainsi en France sous l'occupation allemande, et d'en prendre sa femme à témoin, elle qui était historienne.

D'ailleurs, poursuivit Jean-François dont les propos intéressaient particulièrement Guillaume Ismaël, peu de gens suivirent alors de Gaulle à Londres, et pour cause, tout le monde ne peut être bohème, célibataire exempt de charges de famille ou stratège de génie. Que n'avait-il fait lui qui devait concilier tant d'exigences peut-être en définitive inconciliables pour épargner à son épouse chérie de prendre conscience trop vite des laideurs de son pays et de ses compatriotes. Mais il avait sous-estimé la vivacité de son intelligence et il lui, en demandait humblement pardon.

Alors, ces monologues qui se tournaient en quelque sorte le dos se transformèrent brusquement en un échange de répliques de plus en plus attendrissantes.

– Si je comprends bien, fit tout à coup Marie-Pierre, tu es ici en quelque sorte sous Pétain et tu attends la Libération ? Tu ne réponds pas ? Réponds donc à la fin. C'est pourtant bien ce que tu viens de dire ? Peu importe écoute-moi. J'ignore ce qui se passait vraiment sous Pétain, n'étant née qu'en 1943. Mais je crois savoir que chez nous personne n'est allé à Londres, que personne n'a été de la Résistance. Chacun avait pourtant fait du zèle sous le Front Populaire, mais c'est comme ça : ils n'ont finalement ni résisté ni même quitté leur quartier. Ils sont simplement restés honnêtes, par prudence, en attendant la libération. C'est sans doute ce qu'on appelle de bons citoyens. Il est vrai qu'il n'y a jamais eu de procureur [PAGE 136] chez nous. Des agriculteurs, des ouvriers, des instituteurs, des employés, de braves Français, je te dis. Mais toi, Jean-François, comment te conduis-tu dans l'attente de cette nouvelle Libération ? Es-tu seulement prudent, mon chou ? Jure-moi que tu n'as pas de sang sur les mains.

– Mais non ! Que vas-tu chercher ?

Jean-François la prit dans ses bras et se mit à la bercer comme un enfant, en même temps qu'il entreprit de lui exposer patiemment la situation. Chacun de son côté, Marie-Pierre et Guillaume Ismaël remarquèrent qu'il baissait instinctivement la voix.

– Laisse-moi faire, chérie, laisse-moi faire, tu verras, s'écriait-il avec exaltation entre deux tirades.

Il n'avait pas changé depuis Lyon et créer un cabinet d'avocat était toujours son grand et unique projet, de même que Marie-Pierre avait toujours été son grand et unique amour. Mais un cabinet, cela suppose un pécule patiemment et douloureusement amassé, ce qu'il était en train de faire. La magistrature n'était que son purgatoire et il la quitterait sans regret. Mais même sans cette nécessité, il fallait quand même ménager le roitelet local, dispensateur de toutes les grâces ici, exactement comme Dieu le Père au ciel. Et par la faute de qui ?

– Vous me faites bien marrer, vous autres Français, quand vous faites semblant d'ignorer que notre président est votre homme. Tu ne vas pas me dire que de Lyon tu n'as pas suivi pour ainsi dire au jour le jour, et avec mon commentaire encore, les épisodes de ses amours avec de Gaulle, puis avec Pompidou et, depuis deux ans, avec Giscard ?

« Je ne t'en ai rien fait ignorer du moins. Alors étonne-toi quand je te dis que l'Afrique n'est pas la France, fais de l'esprit facile, à la française, il n'empêche que c'est une évidence. Sais-tu qu'ici, pour devenir avocat, il faut une autorisation du président ? Tu peux bien imaginer comment il l'accorde, à la tête du client, chérie. Ne m'abandonne pas, qu'est-ce que je ferais sans toi ? Désormais je reviendrai à la maison avec mes dossiers; je les ouvrirai sur tes genoux si tu veux. Guillaume mangera désormais à la même table que nous. Tout se fera comme tu veux. Promis. Quant à mes amis, ils peuvent bien aller au diable. [PAGE 137]

– Tout de suite d'un extrême à l'autre. Libère-toi d'eux, si tu veux mais peu à peu, sans leur mettre la puce à l'oreille.

– Tu as raison ils sont méchants. Oh, tu ne te figure pas combien ils sont méchants. Ils peuvent faire beaucoup de mal. Il y a une chose que je t'ai cachée jusqu'ici, chérie : ils t'en veulent affreusement. Pourquoi ? J'aimerais le savoir moi-même. Vous êtes pourtant bien les mêmes qu'à Lyon, toi et eux ? Et à Lyon, ils semblaient t'adorer : tu étais la perle, la perfection, tout. Je ne pensais pas que ce serait si difficile de te faire accepter de ceux-là. Il paraît que nous ne sommes que des clowns pour toi, que tu es imbue de ta supériorité comme tous les toubabs.

– Ah, les cons! protestait Marie-Pierre.

– Et tout ça parce que tu as fait deux ou trois plaisanteries un jour, d'un goût discutable, c'est vrai, mais quand même.

– Ah, les cons !

Il ne restait plus que quelques semaines de vacances. Voulant prendre de vitesse le corset de servitudes de la période scolaire, Marie-Pierre parut mettre les bouchées doubles et consacra l'intégralité et la totalité de ses journées à la restauration de la villa. Au lieu de se contenter de diriger les travaux, elle les poursuivait elle-même après le départ des ouvriers, et parfois tard dans la soirée. Elle travaillait les dimanches et les jours fériés, juchée sur un escabeau ou accrochée à une échelle, mais toujours suivie de Guillaume comme de son ombre. Bien que son mari lui eût finalement donné raison, elle évitait de mouler ses fesses dans un jeans et préférait le flou un peu moins scabreux de la salopette. Après l'interminable et difficile construction de la fosse septique, la salle de bains fut entièrement réaménagée sur les décombres de la précédente, ainsi que les toilettes. Pressée par le temps et la mort dans l'âme, elle dut remettre à plus tard l'installation d'une douche; car il lui parut plus urgent de munir la cuisine d'un chauffe-eau et de substituer un fourneau à bois à la gazinière vétuste qu'elle y avait trouvée parce qu'elle ne répondait pas aux exigences de sécurité et d'efficacité d'une grande maison.

Quand les murs s'étaient couverts de peintures, Guillaume [PAGE 138] avait cru voir sa maison se transformer en un domaine de rêve. Une fois réalisés les autres aménagements, l'enfant eut le sentiment d'habiter un royaume désormais inaccessible à toutes les forces hostiles. Un nuage enchanté l'avait arraché aux vicissitudes de l'enfance commune, il l'emportait désormais dans une féerie où lui tenaient habituellement compagnie des êtres de bonté comme le mulâtre Raoul qu'une attirance mystérieuse ramenait maintenant régulièrement à la villa. Marie-Pierre avait longtemps considéré avec un étonnement désolé les croûtes suppurantes d'eczéma qui noircissaient la peau de l'adolescent aux articulations du bras et de l'avant-bras; puis, un jour, elle s'était décidée à y étaler une mince couche d'homéoplasmine avant de frictionner avec du coton.

Jean-François tint parole; on le vit revenir à la villa chaque jour au début de la soirée, les bras chargés de dossiers. Il dînait sagement avec les siens et, quand il ne s'enfermait pas dans son bureau, participait à la veillée de la famille, lisant un journal, feuilletant un livre, accroupi sur le sol aux côtés du bébé auquel il faisait guili-guili, ou qu'il accompagnait à quatre pattes dans ses aventureuses et bruyantes explorations. Il en vint même, les jours de congé des domestiques, à laver la vaisselle, encore qu'il se refusât toujours à mettre le tablier que lui tendait Marie-Pierre sans malice.

Venus sous prétexte de le relancer, ses camarades s'attardaient sournoisement pour vérifier les rumeurs cocasses qui couraient sur la condition humiliante où l'avait réduit l'amour d'une femme tyrannique. Guillaume, à qui ce sujet avait valu quelques quolibets à l'école ou dans Niagara, serrait les poings en surprenant des lueurs fugaces dans les regards des visiteurs, leurs clins d'œil furtifs, des accès d'hilarité que la conversation ne justifiait nullement.

Rayonnante, Marie-Pierre, qui s'exténuait en efforts de diplomatie, prodiguait des sourires dominateurs malgré elle, persuadait son mari de suivre ses collègues à une soirée qui promettait d'être brillante, mais à laquelle des besognes pressantes la contraignaient de renoncer, quant à elle. Plusieurs fois sur le point de lui révéler la perversité de ces étranges amis, Guillaume y renonçait toujours, dans la crainte que les balourdises de son expression ne [PAGE 139] jettent comme d'habitude la jeune femme dans un abîme de perplexité.

La vie ne tarda pas à s'assombrir de nouveau, bien qu'Agathe vînt souvent à Niagara rencontrer son petit Guillaume adoré. Au lieu d'épanouir Marie-Pierre, son enseignement au collège du Christ-Roi se mit à aigrir peu à peu son humeur, devenue d'une irritabilité chronique et s'exhalant en appréciations amères. Un jour sa conversation était ponctuée par la critique des effectifs.

– On n'a jamais vu ça, s'écriait-elle, scandalisée, à tout bout de champ. Quatre-vingts gamins dans une seule section! Quatre-vingts paires d'yeux rassemblées devant toi. Que veux-tu apprendre à quatre-vingts adolescents en même temps ? C'est pire qu'une hérésie pédagogique, c'est de la folie furieuse. Mieux vaudrait les laisser moisir dans la bourbe de leurs bidonvilles Mais non ! il faut que les parents se saignent aux quatre veines. Tu parles d'un pays de cons.

Un autre jour, elle s'en prenait à la nature même de l'établissement.

– Quelle idée, répétait-elle, de confier ces pauvres enfants à des religieux, et des religieux canadiens encore ! De sacrés Tartufes, ces catholiques québécois. Et quels fanatiques! Pires que les nôtres encore, qui n'étaient déjà pas si mal !

Un autre jour, elle pestait contre les conditions de travail qui lui étaient imposées. Elle avait été chargée d'enseigner non seulement l'histoire, sa spécialité, dans plusieurs sections de Première, mais aussi le français dans deux sections de Seconde C; malheureusement, elle n'avait aucune expérience de l'enseignement du français, de sorte qu'elle surestimait l'efficacité des devoirs écrits, dont elle avait toujours plusieurs piles sur une table du salon qui lui servait souvent de bureau.

Son propre fils, en grandissant, ajoutait à son exacerbation; à peine avait-il vu sa mère se mettre à son travail, consistant le plus souvent en la correction de copies d'ailleurs exécrables, qu'il s'arrachait aux bras de sa nourrice en battant frénétiquement l'air des pieds et des mains; il rampait en trépignant jusqu'aux jambes de la jeune femme, il tirait sur ses jupes en poussant des hurlements déchirants, contraignant à la fin Marie-Pierre à le soulever et à le presser longuement contre son sein. [PAGE 140]

Le climat était donc habituellement orageux dans la villa lorsque, un jour de malédiction, le commissaire divisionnaire Alexandre Tientcheu y vint, accompagné d'un jeune capitaine de la Brigade Spéciale Mixte, et se montra assez imprudent selon Jean-François, assez provocateur selon Marie-Pierre, pour oser mettre sur le tapis le débat concernant la tradition, qui était alors le plus scabreux. Ce fut l'occasion d'un drame auquel Guillaume assista de bout en bout, contrairement à son père qui survint alors que la confrontation entre le commissaire divisionnaire, mué en défenseur inattendu de l'authenticité africaine, et Marie-Pierre, acculée au rôle d'étranger subversif et profanateur, battait son plein.

Le divisionnaire s'était rapidement dégagé, non sans virtuosité d'ailleurs, de l'objet officiel de sa visite, son éternelle enquête criminelle grossie depuis peu de quelques meurtres supplémentaires toujours aussi mystérieux; il avait glissé imperceptiblement sur l'étrange comportement de son grand ami, de son frère Jean-François Dzewatama, déplorant cette sorte de quant-à-soi qu'il avait adopté depuis peu et qui le tenait maintenant à l'écart de la communauté de ses camarades, des amis éprouvés.

Selon le divisionnaire, qui procédait par sentences évasives conformément à son éloquence ordinaire, la place de l'homme africain n'était pas aux côtés des femmes, mais au milieu de ses frères. Nos ancêtres avaient pour règle que les hommes se réunissent quotidiennement entre eux pour faire la guerre, aller à la chasse ou s'adonner au palabre, qui était en quelque sorte une séance du Parlement de la communauté. S'ils pouvaient ressusciter, que diraient-ils en voyant Jean-François, le plus noble peut-être de leurs rejetons, se livrer à des activités aussi insolites, aussi avilissantes que de faire la vaisselle ?

Jean-François était entré précisément au moment où le divisionnaire achevait d'exposer une thèse trop connue puisqu'elle faisait partie de l'idéologie officielle. Il avait à sa disposition une réplique toute trouvée et dont il avait à plusieurs reprises mis la vigueur cinglante à l'épreuve. Mais, par un effet de sa faiblesse, il abandonna l'initiative à sa femme qui n'allait pas manquer de prendre la mouche.

– Comment, s'écriait maintenant le divisionnaire avec [PAGE 141] des accents particulièrement pathétiques, comment exalter désormais l'amour de la tradition auprès de notre jeunesse si nous nous laissons aller, quant à nous, à faire la vaisselle pour complaire à des épouses d'une culture étrangère ?

– Mon pauvre Alexandre, répondit Marie-Pierre, n'y a-t-il pas dans cette capitale mille preuves de la démission de tes compatriotes, infiniment plus humiliantes que la vaisselle de mon mari ? Réfléchis bien, monsieur le Commissaire divisionnaire : ne vois-tu vraiment rien d'autre qui doive offusquer un patriote aussi intraitable que toi ? Veux-tu que je te cite quelques faits particulièrement significatifs ?

– Fais attention, Marie-Pierre, fit soudain le divisionnaire en se dressant sur ses jambes avec colère, obéissant à un tic à la fois familier et inquiétant, tu n'as pas le droit de dénigrer nos institutions, toi qui te refuses à l'effort de comprendre nos mœurs et notre histoire. Puisque ton mari s'est gardé de te dresser, laisse-moi te dire ceci : qui que tu sois, du moment que tu as épousé l'un des nôtres, tu te dois d'accepter nos traditions authentiques.

– Je ne demande pas mieux, rétorqua Marie-Pierre en s'esclaffant, l'ennui, c'est que je n'arrive pas à déterminer quelles sont vos traditions authentiques. L'usage du whisky en est-il par hasard ? Ton grand-père buvait autant de Chivas que toi, mon pauvre Alexandre ? Et les appartements dans le seizième arrondissement à Paris, c'était aussi une manie de tes ancêtres ? Le palabre, c'est très joli; moi j'aime beaucoup, c'est vrai, Alexandre, j'aime beaucoup. Malheureusement, je n'en ai jamais vu dans la réalité. Ce que je constate, moi, c'est l'exclusion d'El Malek. Tes ancêtres aussi excluaient les gens, comme ça, du palabre, parce qu'ils avalent des opinions différentes de celles de la majorité ? Eh bien, ils n'étaient pas tellement drôles, tu sais ? tes ancêtres. D'odieux petits fascistes, comme les Italiens de Mussolini, ou les Allemands de Monsieur Hitler. Tu vois, il n'y a pas de quoi se vanter, mon petit père. Hein, qu'est-ce que tu en penses, Alexandre ?

– Allons-nous-en, Maïkano, notre place n'est plus ici, dit le divisionnaire à son adjoint, le jeune capitaine en uniforme de la B.S.M.

Ils partirent en claquant les portes. Guillaume jubilait, [PAGE 142] il aurait parlé très exactement comme Marie-Pierre s'il en avait eu le pouvoir et l'autorité. Marie-Pierre tourna un visage désolé vers son mari qui tirait placidement sur sa pipe, sa nouvelle manie, et lui dit :

– Mon pauvre chéri! Que veux-tu, je n'ai pas pu me contrôler devant l'épaisse sottise de cette brute. Enfin quoi ! tout ce qui compte ici est entre les mains des étrangers. Tu es bien d'accord, c'est toi-même qui me l'as dit mille fois. La police, l'armée, le commerce, la monnaie, l'éducation. Ah oui, l'éducation, parlons-en de l'éducation ! Mais la seule chose qui révulse messieurs les Patriotes, c'est que tu fasses la vaisselle chez toi, aux côtés de ton épouse. N'empêche, j'aurais dû me retenir pour ne pas te compliquer l'existence. Quel pays! Jean-François, j'ai peur. Quelque chose rôde autour de nous. Je ne peux pas dire quoi, mais j'ai comme un pressentiment. Retournons en France, mon chéri. Oui, je sais ce que tu vas me dire : l'hiver et ses frimas les insultes des flics, les refus de location, la difficulté de trouver un travail, la gêne matérielle, nos rêves de soleil, je n'ai rien oublié, tu sais. Ah, ce n'était pas le paradis là-bas, j'en conviens volontiers. Mais alors, ici, chez toi, avoue...

– Ne t'en fais pas, chérie, répondit Jean-François; un jour, tout cela s'arrangera, tu verras.

– Comme ça, d'un seul coup, comme par enchantement. Un coup de baguette magique peut-être ?

– Un coup de baguette magique peut-être. Pourquoi pas ?

– Tu dis cela d'une voix tellement sinistre!

De fait, Jean-François, qui n'avait certes jamais été très actif, parut s'égarer lentement mais irrésistiblement dans une passivité songeuse et taciturne. Lui qui, naguère, partait tôt de chez lui et restait absent parfois jusqu'à l'aube du lendemain, on le vit traîner des matinées entières d'une pièce à l'autre, hirsute, bâillant, poussant des soupirs. Certaines nuits, il eut des insomnies et se leva. Marie-Pierre et, parfois, Guillaume, entendaient alors claquer la porte du réfrigérateur : des glaçons en roulant faisaient tinter la paroi d'un verre; suivait aussitôt le glouglou d'une boisson versée d'une main lourde.

Chose étrange, jamais il n'arriva à Guillaume d'essuyer la moindre manifestation de mauvaise humeur de la part de Marie-Pierre, qui épargna au seul adolescent les bourrasques [PAGE 143] de ces jours amers où le sol se déroba peu à peu sous les pieds de cette malheureuse famille.

Elle était moins belle qu'à son arrivée, une année plus tôt, moins rayonnante, peut-être plus hommasse; elle ne se parfumait plus et exhalait des relents de sueur rance. Les mèches ternes et rêches de ses cheveux pendaient dans tous les sens comme des couleuvres atteintes de jaunisse aiguë; elle s'était mise à fumer.

Mais elle s'adressait toujours à lui sur le ton du badinage et avec douceur, comme si elle le rencontrait pour la première fois, comme si elle ne s'était jamais lassée de Guillaume, son Guillaume. Quand elle lui souriait, son visage semblait tout à coup se détendre, comme l'aurore qui succède à une nuit d'orage, et retrouver sa luminosité perdue. Elle n'avait jamais cessé de s'émerveiller de Guillaume, c'était véritablement sa deuxième mère, non par la hiérarchie de ses préférences, mais tout simplement par l'ordre chronologique de ses naissances successives.

Elle ne gagnait le collège du Christ-Roi qu'après avoir conduit l'enfant à son école, où elle ne le quittait pas sans avoir déposé sur sa joue un baiser dont Guillaume portait ensuite héroïquement la brûlure moite comme la cicatrice d'une guerre au milieu de camarades hésitant entre le blâme et l'applaudissement.

C'est alors que Marie-Pierre fit une découverte qui, mieux exploitée, lui aurait révélé au bon moment la double vie de Guillaume et de Jean-François. Elle se serait soulagée du malaise inconscient mais pesant que lui infligeait l'observation quotidienne des gens au milieu desquels elle avait choisi de vivre. Que de fois elle avait eu la sensation fugace, mais récurrente, de les surprendre dans des gestes, des attitudes et même des propos énigmatiques; on aurait dit que, pour l'essentiel, leur vie se déroulait ailleurs, dans un monde en quelque sorte parallèle n'ayant avec le sien que des coïncidences fortuites. Ils semblaient s'adresser à un public qu'elle ne voyait pas; leurs gestes traduisaient des activités mystérieuses; ils ouvraient des portes qui donnaient sur des univers fantastiques. Peut-être eût-elle influé sur le cours des événements, si peu que ce soit, si elle avait saisi plus fermement le fil que le hasard mit sous ses yeux.

Elle s'aperçut un soir, avec stupeur, que le réfrigérateur [PAGE 144] et le garde-manger avaient été grossièrement dévalisé. L'incident lui remit en mémoire des surprises antérieures, mais si peu consistantes qu'elle les avait vite oubliées. Définitivement troublée par la répétition de ces vols au cours de la même semaine, elle interrogea habilement le boy-cuisinier, un garçon honnête et loyal dont les protestations d'innocence emportèrent vite sa conviction.

Il ne fallut pas moins d'un mois à Marie-Pierre pour se rendre à l'évidence : les coupes sombres apparaissaient immédiatement après le départ de Guillaume pour ses parties de foot-ball à Niagara. Guillaume n'était pas du genre d'enfant qui se cache pour se goinfrer; il n'avait pas un appétit d'ogre, tant s'en faut. Pourquoi chapardait-il ? Par simple curiosité, Marie-Pierre chargea Sarka de prendre l'enfant en filature. Le rapport du boy-cuisinier prétendit que Guillaume ravitaillait une petite camarade de son ancienne école, habitant la ville africaine, dont les parents étaient sans ressources et qui mourait de faim ainsi que ses nombreux fières et sœurs. Cette fable attendrit Marie-Pierre qui doubla les provisions du réfrigérateur et du garde-manger, croyant contribuer à la générosité de son petit ange.

La vérité était bien différente et plus sordide. Les chapardages de Guillaume suppléaient à la défaillance financière de son père, de plus en plus aux abois, et désormais incapable de nourrir sa maisonnée de Niagara, qui comptait fréquemment Agathe et où sa propre mère devait bientôt figurer pour un bref séjour. Marie-Pierre était alors si confiante dans le sens des responsabilités de son mari, malgré les griefs que sa conduite lui avait inspirés dans un passé récent, que, pour rien au monde, elle ne lui eût demandé spontanément quel était son salaire et ce qu'il faisait de son argent.

Le commissaire divisionnaire Alexandre Tientcheu était peut-être un brave homme détraqué par la complexité d'une fonction à laquelle il n'avait pas été préparé et dont il découvrait peu à peu les pièges; le personnage appelait alors plus de sympathie que d'aversion. Mais peut-être était-ce un dangereux maniaque, un pervers portant une blessure secrète dont il désirait se venger sur Jean-François, contre lequel il s'acharnait tantôt obliquement et sournoisement tantôt à visage découvert. Il convenait alors d'adopter contre l'énergumène une attitude [PAGE 145] énergique et de parer à ses agressions. C'est à travers ce dilemme quasi martial que Marie-Pierre interprétait la situation, contrairement : à son mari, plus indécis, plus flottant que jamais, dépourvu de toute lucidité, ballotté d'un écueil à l'autre comme un célèbre bateau.

Ce que Marie-Pierre prit pour le nouvel assaut du divisionnaire se présenta sous la forme d'une démarche à la fois trop attendue et pourtant plaisante de monsieur Makouta, le directeur nominal du Protocole à la Présidence de la République. Il exposa à la jeune femme, en l'absence de son mari, qu'il se proposait d'accomplir une mission patriotique d'une extrême gravité cela consistait à réconcilier deux hommes éminents dont le pays ne pouvait supporter le dissentiment, c'étaient bien évidemment Jean-François Dzewatama, l'époux de madame, et Alexandre Tientcheu, commissaire, de police divisionnaire. Pour des cas de ce genre, la sagesse africaine possédait justement un rite d'exécution facile et, ma foi, fort agréable : quand deux frères se sont brouillés, il suffit de les amener à boire ensemble dans une assemblée publique.

– Pas besoin d'arbitrage compliqué, pas besoin d'interminables explications comme chez vous autres toubabs. Simplement on trinque à la santé l'un de l'autre; comme ça on efface tout et on recommence.

– Comme ça vraiment? Comme par enchantement? s'étonna Marie-Pierre.

– Oui, comme ça, affirma monsieur Makouta. Tu n'as qu'à observer, Marie-Pierre, tu verras bien : chez nous les choses sont bien plus simples que chez vous là-bas.

Pour une telle solennité, la villa des Dzewatama était un cadre tout trouvé. Par surcroît, Marie-Pierre et Jean-François enverraient les invitations; c'était la moindre des choses. Le reste, c'est-à-dire les victuailles, les vins, les champagnes, les whiskies, les laquais, les cuisiniers, tout incomberait à monsieur Makouta. « Comme d'habitude, songeait Marie-Pierre à part elle; petit noceur, tu trouves en tout un prétexte pour bambocher. Ne crois-tu pas que tu pourrais occuper ton temps plus utilement pour ton pays ? »

On lui laissait deux jours pour se concerter avec son mari.

– Tu ne crois pas qu'il manque d'imagination, ton [PAGE 146] monsieur Makouta ? demanda Marie-Pierre à Jean-François quand ils se furent retrouvés. Avec lui, c'est toujours la même chanson : bamboula, viandes à gogo, champagnes, whiskies. Où est-ce que tout cela peut bien mener tes compatriotes ? Explique-moi un peu.

Jean-François expliqua que, de toutes façons, il ne pouvait être question de se dérober; monsieur Makouta n'avait pas inventé tout seul cette idée d'une cérémonie de réconciliation.

– Nous sommes obligés de jouer le jeu, pour gagner du temps. C'est sans doute l'ultime pression qu'on tentera d'exercer sur moi avant de recourir aux grands moyens.

– Mais quels grands moyens ? qu'est-ce que tout cela signifie ? s'écria douloureusement Marie-Pierre. Est-ce que tu peux t'expliquer pour une fois ?

– Chérie, tu veux vraiment que je m'explique, demanda Jean-François en regardant sa femme droit dans les yeux, pour la première fois de sa vie.

– Cette question! Je désire que tu t'expliques, évidemment.

– Alors attends une minute, chérie, attends un peu. Et prépare-toi : serre ta ceinture comme dans un avion au moment de décoller, car ton pauvre petit cœur va prendre un drôle de coup.

– Qu'est-il encore arrivé, mon Dieu, mon Dieu! gémit Marie-Pierre en se prenant la tête à deux mains.

– Ecoute bien, Marie-Pierre, commença pathétiquement Jean-François revenu auprès de sa femme après s'être servi une rasade d'alcool, je ne me laisserai plus faire, tu m'entends ? Cette fois, c'est fini, bien fini. Tant pis pour les conséquences mais je ne me laisserai plus faire, quoi qu'il arrive. Il m'est arrivé de signer les yeux fermés, mais j'ignorais les implications de ma signature, je te le jure. Désormais, je ne le ferai plus, advienne que pourra. Alors attends-toi à être expulsée de ta maison.

– Explique-toi calmement, Jean-François; qu'est-ce qui se passe, mon chéri ? Je vais être expulsée de chez moi ? Pourquoi ? Qu'est-ce qu'on veut te faire signer ?

– Des condamnations à mort, figure-toi.

– Des condamnations à mort ? C'est horrible. Comment est-ce possible ?

Jean-François entama un long exposé technique où sa [PAGE 147] femme comprit qu'une loi récente, arrachée au parlement par le dictateur vouait à la peine de mort des militants clandestins de l'opposition préalablement déguisés en délinquants de droit commun. On était même allé jusqu'à conférer un effet rétroactif à cette loi. C'est ça qui le révulsait.

– Pourquoi ? C'est si grave, la rétro... comme tu dis ?

– Si c'est grave ? C'est contraire aux principes les plus élémentaires du droit. Tu connais Lecanuet ? Ce n'est pas le genre d'homme à se laisser étouffer par le scrupule. Eh bien, à la suite du vote de cette loi, il s'est senti obligé de rappeler tous les magistrats français servant ici au titre de la coopération. Cela ne te dit rien ?

– En somme, il n'y a plus de magistrats français chez vous, tant mieux!

– Mais si ! il y a les contractuels, ceux que le dictateur recrute directement, sans passer par votre ministère de la Justice. Ceux-là n'ont pas les titres requis pour exercer chez vous comme magistrats. Ce sont des gens peu recommandables, des aventuriers, qui accepteraient n'importe quelle besogne.

– Eh bien, qu'ils signent, eux !

Jean-François découvrait avec stupéfaction que, en matière de politique, Marie-Pierre était une parfaite ingénue comme tous les intellectuels français. Il dut lui apprendre, pas à pas, l'arithmétique du pouvoir.

– Chérie, cette maison n'est pas à nous, lui exposa-t-il à la fin; je me suis laissé posséder comme un nouveau-né. Je n'ai aucun titre de propriété.

Jean-François était au bord des larmes; il ne trouvait pas dans les fréquentes gorgées d'alcool la force morale qu'il aurait souhaitée pour faire bonne figure en cette circonstance.

– Est-ce que tu veux dire que cette maison, dans laquelle je viens de mettre le meilleur de moi en efforts et en argent, ne nous appartient pas ? demanda la jeune femme avec une nuance de scepticisme consterné.

– C'est la vérité, Marie-Pierre; nous sommes tout nus. Pour l'instant, on me menace de me mettre au régime du loyer mensuel et, crois-moi, ce n'est pas donné. Un jour on nous expulsera : c'est l'usage ici. Tu vois bien que les choses se passent autrement chez nous qu'en France.

Et de lui détailler les épisodes du sombre roman qu'il [PAGE 148] était en train de vivre. D'abord on lui avait dit : « C'est ta maison désormais » en même temps qu'on lui faisait signer des documents qu'il croyait anodins. Puis on lui avait fait miroiter le titre de propriété à condition qu'il mette son paraphe au bas de verdicts de mort que l'indulgence du président, lui promettait-on, transformerait en condamnations à vie. Puis il avait su que sa complaisance avait autorisé des exécutions capitales. Il n'avait toujours pas de titre de propriété, et pourtant on proposait de nouvelles sentences de mort à sa signature.

Après un long silence qui exprimait son désespoir, sa colère et son mépris retenus, Marie-Pierre déclara :

– Fais attention, Jean-François. Guillaume, de sa chambre, nous entend. Guillaume, qui symbolise les jeunes générations, te juge. Tu es juriste, et tu t'es cru le propriétaire d'une maison sans aucun titre de propriété. Est-ce bien cela ?

– Je me suis laissé embobiner comme un con, c'est vrai, Marie-Pierre. Nous sommes tous des cons, tu le sais maintenant, Marie-Pierre.

– N'exagérons rien. Disons plutôt un troupeau de moutons qu'on mène à l'abattoir sans même qu'ils s'avisent de bêler. La victime consentante ! vous êtes le rêve du boucher. Pas étonnant que tous les petits Hitlers refoulés qui traînent leurs guêtres dans les bourgades européennes se précipitent ici. Cet Hergé Xourbes, par exemple, décidément sa tête ne me revient pas, dans tous les sens de l'expression. Pourquoi acceptez-vous qu'il soit toujours fourré au milieu de vous ? Qu'est-ce qu'il vous veut ? Tu as bien une idée, toi, à la fin.

Jean-François avoua qu'il ne s'était jamais posé la question.

– C'est bien ce que je pensais ! Tu ne te poses jamais de question, toi. Heureuse nature!

Après un moment passé à considérer avec un ébahissement dégoûté les deux larmes perlant sur les joues de son mari, Marie-Pierre eut un retour soudain posa une main impérieuse sur l'épaule de Jean-François et lui dit :

– Mon cher Jean-François, nous ne pouvons pas demeurer ici à attendre les coups de nos adversaires. Prenons les devants, partons avant qu'on nous chasse comme des malpropres. Quittons cette maison puisqu'elle ne nous appartient plus. Retourner en France est exclu ? [PAGE 149] Tout à fait d'accord. Allons, je ne sais pas, moi... oui, chez tes parents. Pourquoi pas après tout ? Dans notre situation, avoue que rien ne serait plus normal. Oui ou non, as-tu un village où tu es né et où vivent les tiens ? A Lyon tu ne me parlais que d'eux, de leurs vertus. A force de t'entendre, j'en étais venue quasiment à vivre au milieu d'eux, à m'imprégner de leur sagesse, de leur bon sens, de leur générosité. Tu me disais qu'ils ont des terres immenses, couvertes de forêts, qu'ils cultivent avec une infinie patience et peu de moyens. Eh bien, pourquoi ne ferions-nous pas connu eux ? Tiens, je m'en souviens encore, tu ne te lassais pas de me raconter comment ta mère t'avait élevé héroïquemeut en grattant son champ avec une houette minuscule. Pourquoi n'en ferais-je pas autant pour élever Jean-Paul ? je me suis pas tombée sur la tête, tu sais ? Je parle très sérieusement. Ce que je désire le plus au monde, mon Jean-François, c'est d'être acceptée des tiens. Quand je dis les tiens, j'entends les gens de ton village, et non ce conglomérat de lopettes chafouines et d'anguilles visqueuses dont le moindre regard sue l'envie stupide, la jalousie vipérine et l'arrivisme gluant, pouah ! Eh bien, tu réponds, Jean-François ? Dis-moi quelque chose.

Jean-François répondit qu'il ne pouvait rien dire.

– Et pourquoi ? Tu tiens absolument à devenir avocat, c'est ça ? Non ? Alors les tiens t'ont renié, dis ? Ils t'ont renié parce que tu avais ramené une étrangère, une femme blanche de surcroît, hein ? Le peuple n'aime pas les Blancs ici et il a l'impression d'être trahi en voyant ses enfants ramener des femmes comme moi, est-ce bien cela ? Tu me mentais donc à Lyon; ou bien tu t'illusionnais tout simplement. Réponds-moi, Jean-François, parle donc...

– C'est plus compliqué que cela; je t'expliquerai un jour.

– Un jour, un jour, un jour. Oui, un jour après ma mort. Un jour, un jour, tu n'as que ce mot-là à la bouche.

Dans la réalité, Jean-François n'eut pas la force d'honorer ses résolutions. Le répit de longs mois accordé aux époux n'eut pas d'autre explication que les complaisances répétées du magistrat qui, sans en rien dire à sa femme apposait son paraphe au bas de documents dont le dictateur s'autorisait pour exterminer dans l'ombre les militants. Le plus souvent supposés, de l'opposition clandestine. [PAGE 150] Cette conduite tenait de l'imprudence la plus extravagante : Jean-François, tout en alertant le tyran par ses velléités de droiture, lui donnait les moyens de l'arracher à la sympathie et même à la pensée de l'opinion, en le compromettant gravement; le jour où ce rebelle trop timoré recevrait le coup de grâce, ce serait dans l'indifférence générale sinon avec l'applaudissement des gueux.

A sa femme d'ailleurs désabusée, le magistrat disait agir sans relâche auprès d'ambassades étrangères, assuré qu'il était d'obtenir ainsi, avec l'intervention discrète d'Amnesty International, l'arrêt des exécutions de militants et même de la plupart des usages de violence dont la dictature était coutumière. Les pressions des organisations humanitaires avaient sans doute déjà commencé, grâce à son astucieuse stratégie; car des observateurs impartiaux constataient en ce moment une sérénité incontestable dans les dispositions des uns et des autres.

Le dîner de réconciliation organisé par monsieur Makouta fut un désastre, et El Malek pour la plus grande part le responsable de ce naufrage, à la surprise de la société; car l'annonce de son retour dans le monde avait créé une sensation frondeuse trahissant la sympathie secrète qui l'avait accompagné, de loin il est vrai, mais avec obstination, dans ses démêlés avec un pouvoir trop chatouilleux pour être assuré de son bon droit. De plus, la rumeur ayant couru qu'il s'était formellement engagé à s'assagir, l'assemblée pouvait se féliciter d'un événement qui lui rendait l'un des siens sain et sauf, certes, mais non sans que le prestige de sa crânerie dans une longue épreuve de force avec le dictateur eût rejailli sur ses camarades sans les compromettre ni, à plus forte raison, les amener en première ligne, ce qui n'eût pas été du meilleur goût.

Il fit pourtant scandale dès son entrée en dédaignant, parmi les mains qui se tendaient vers lui, celles du divisionnaire Alexandre Tientcheu et d'Hergé Xourbes se tenant côte à côte, non sans s'écrier en passant à proximité de ces deux hommes :

– Que de flics, que de flics ! et encore on n'en voit que le dessous. C'est un vrai vivier à flics chez toi, Marie-Pierre, c'est pas possible.

Les déclarations consternantes de l'intellectuel illuminé rythmèrent la soirée jusqu'à son interruption prématurée.[PAGE 151] Assis à la droite de Marie-Pierre, gesticulant avec un emportement prophétique, il donnait le spectacle d'une gaieté débridée excusée d'avance par la circonstance et la profusion des boissons. Guillaume remarqua toutefois qu'il recourait à mille prestidigitations plus facétieuses les unes que les autres pour boire le moins possible.

Apparemment, il poursuivait un unique débat avec la maîtresse de maison sa voisine et, à chaque creux des vagues capricieuses des conversations, sa voix éclatait en tonnerre, comme s'il avait attendu ce moment pour assommer l'auditoire du gourdin de ses sinistres thèses.

– Quant aux déchets que l'Occident nous délègue ici sous prétexte d'assistance technique, déclarait-il, ces cromagnons, ces lilliputs acharnés à détruire les plus puissants génies de la nouvelle Afrique, eh bien, rien ne m'étonne d'eux. Les grands hommes ne courent les rues nulle part; la métropole elle-même n'en possède pas suffisamment pour son service. Comment nous en enverrait-elle ? Je ne connais qu'un Empire qui ait eu l'imprudence de jeter un grand homme dans la poubelle coloniale. Elle paya bien cher cette étourderie : j'ai nommé Rome et César.

Comme tous les invités, Marie-Pierre ne put se défendre de tourner ses yeux vers Hergé Xourbes et la confusion qui se lisait sur le visage abhorré la remplit d'une jubilation muette. Avant qu'on se mît à table, elle avait ressenti une cruelle humiliation en observant à la dérobée cet homme jeune, élancé, doté d'oreilles monstrueuses qui, un verre à la main, allait d'un groupe à l'autre. L'image d'un Père Joseph s'était irrésistiblement imposée à la jeune femme. Il se mêlait silencieusement aux conversations qu'il traversait, imposait sa solitude, dominait l'assemblée du regard le plus humble, dans un œil à la niaiserie sophistiquée.

Il est dans la logique de la colonisation, continuait El Malik, même quand elle ne dit pas son nom, que ses agents se trouvent toujours en situation d'affrontement avec ce qu'il y a de meilleur, de plus noble dans la société dominée. Comment pourrions-nous aimer les Français puisque leur présence en se prolongeant nous empêche, nous l'élite morale et intellectuelle de ce peuple, d'accomplir la mission que le destin nous a impartie ? Je devrais [PAGE 152] professer dans des amphithéâtres où se bousculerait librement une jeunesse avide de savoir; au lieu de cela, la paille humide des cachots est mon domicile.

A un autre moment, El Malik affirma d'une voix tonitruante :

– Il faudra bien qu'un jour les Français comprennent enfin que posséder un Senghor, la plus noble conquête de l'homme blanc, ce n'est pas posséder l'Afrique toute nue, pas plus qu'une hirondelle ne fait le printemps. Quand les peuples noirs se seront enfin émancipés, la culture française sera ruinée comme une douairière frappée de sénilité, si culture française il y a encore.

(à suivre)

MONGO BETI