© Peuples Noirs Peuples Africains no. 27 (1982) 113-123



LE MORALISTE FACE AU MATERIALISTE :

Une lecture du Roi miraculé de Mongo Beti

Kwabena BRITWUM

Le critique anglais, Gerald Moore, fait remarquer que le rôle de Kris dans Le Roi miraculé ne paraît pas indispensable; ainsi, il va jusqu'à le considérer comme « une faiblesse » structurale du livre.[1] Mais, il en va de même de Bitama, personnage qui fait pendant à Kris. Certes, les deux personnages sont quelque peu en marge de l'intrigue du roman si l'on considère le roman comme étant d'inspiration essentiellement anticléricale ou anticoloniale.[2] Par contre, lorsqu'on considère Le Roi miraculé comme un texte polyvalent on voit les deux personnages sous un autre jour. En effet, il nous semble qu'une étude du rôle de Kris et Bitama et du débat auquel ils se livrent contribue à rendre compte du sens du roman et à éclairer peut-être l'engagement politique de Mongo Beti.

L'un des éléments fictifs du roman est le fait que les deux collégiens, Kris et Bitama, se rencontrent à Essazam tout à fait par hasard. De plus, non seulement [PAGE 114] ils se connaissent au collège sans se douter qu'ils sont Essazam mais aussi ils apprennent lors de cette rencontre qu'ils sont « très proches du côté consanguin » (p. 124)[3]. Malgré leur divergence d'opinions sur bien des sujets, ces deux jeunes intellectuels se trouvent à peu près dans la même situation. Ils sont plus ou moins en rupture de société. Ainsi, malgré l'attachement que montre Bitama pour les vieillards, tous les deux se sentent mal à l'aise face aux vieux. Il semble qu'entre ces derniers et les jeunes il y ait un fossé sur le plan intellectuel et idéologique. En outre, comme l'auteur du Pauvre Christ de Bomba, les deux collégiens sont anticléricaux. Kris va plus loin. En prenant parti contre la servitude de la femme dans la société, il adhère à la même position idéologique que le narrateur-auteur. (En fait, la plupart des romans de Mongo Beti dénoncent l'exploitation de la femme africaine.) Mais, sur le plan biographique, Bitama aussi ressemble à Mongo Beti. Par exemple, Bitama a été « élève de missionnaires » (p. 85-87). Tout comme Beti, comme le narrateur du Roi miraculé et Medza le narrateur-héros de Mission terminée, Bitama a fait des études classiques; comme Beti, il les a poursuivies en Europe. Ici s'arrêtent toutefois les ressemblances biographiques.[4]

En tout cas, il est assez difficile de savoir, du moins au début de la rencontre Kris/Bitama, si l'auteur s'identifie davantage avec Kris ou Bitama. En effet, pour dissimuler son identité, ou plutôt pour montrer qu'il est aussi proche de l'un que de l'autre, le narrateur tend à raconter le récit tour à tour dans la perspective de Kris et de Bitama. Par exemple, dans la première partie du roman, le narrateur raconte l'aventure de Kris à la ville (après son expulsion de l'internat) dans l'optique de celui-ci. En outre, suivant le point de vue du collégien, le narrateur va jusqu'à appeler la mère de Kris « Maman » (p. 69-88) En revanche, dans la dernière partie du roman, [PAGE 115] le narrateur épouse de temps en temps le regard et même le point de vue idéologique de Bitama.[5]

On peut déceler, à travers les propos des collégiens, le tempérament et les présupposés idéologiques de l'auteur implicite. Au surplus, une lecture attentive nous permet de discerner le ton et l'attitude du narrateur-auteur face aux deux collégiens à un moment donné. Ainsi, le narrateur nous dévoile l'état d'esprit de Bitama en recourant à la technique du style indirect libre qui permet de prendre directement connaissance de la mentalité européanisée de celui-ci :

    « il avait voyagé dans une chaise à porteurs dans telle région arriérée où son père était une sorte de roi, il avait même eu des gardes du corps il connaissait la plupart des dialectes du territoire, les rites de toutes les religions, les surprenantes mœurs de gens étranges » (p. 124).

Le narrateur prend du recul pour remarquer le fait que Bitama n'est pas seulement un « inadapté » mais qu'il juge les siens dans l'optique déformante d'un Africain occidentalisé.[6] Ailleurs, le narrateur brosse le portrait de Bitama : « Bitama, nerveux, crispé, passionné, se lança dans les considérations les plus livresques » (p. l27). Affleure ici le rapport entre le tempérament du collégien et son engagement politique. En fait, Bitama adhère au « Parti Progressiste Populaire » (P.P.P.) surtout parce qu'il éprouve le besoin d'affirmer sa négritude. Il énonce ainsi l'origine de son engagement :

    « N'as-tu pas ressenti... cette chose bizarre ?... Voilà on est sur cette foutue planète; on est noir, mais on a beau chercher autour de soi, lire dans les livres, scruter le visage des hommes célèbres, eh bien, rien à faire! On ne trouve personne à sa ressemblance. [page 116] Alors, tu te sens bizarrement solitaire, tu voudrais inventer des hommes qui soient noirs comme toi, que tu puisses voir autour de toi, des gens qui existent vraiment, quoi. Tu te ferais Dieu, juste en vue de cela... » (p. 128).

A travers l'affirmation de Bitama, se fait jour l'aspect romantique de la Négritude qui a fait et continue de faire l'objet de la critique de maints écrivains et intellectuels africains.[7] Il est évident que le narrateur prend de la distance à l'égard du fervent de la Négritude qu'est Bitama. Le narrateur-auteur persifle implicitement les théoriciens de la Négritude quand Bitama prône les vieillards, « exaltant leur sagesse, leur vertu, leur science de la tradition, leur sens de la solidarité, toutes qualités proprement nègres » (p. 130). Au-delà de l'apologie des vieux faite par Bitama, se dessine l'apologie de la Négritude. Car les vieillards ne sont-ils pas supposés être détenteurs de la sagesse africaine, aspect essentiel de la Négritude ?[8] Or, dans les romans de Mongo Beti, les vieillards tendent à être l'objet de la raillerie du narrateur-auteur. Vu le présupposé idéologique de l'auteur, on peut conclure qu'il ne souscrit pas à ce culte des vieillards.[9] Kris fait donc figure de porte-parole de l'auteur quand il réplique à Bitama « : On voit bien que tu as grandi à la ville!... Tu leur accordes vraiment tant que ça, à ces vieilles loques ? » (p. 130).

Pourtant, au-delà de cette raillerie implicite de la Négritude, on discerne de la part de l'auteur une tentative de comprendre la situation problématique de Bitama pour qui la Négritude est comme une nécessité existentielle.En d'autres termes, tout en ne partageant pas cet engouement pour les vieillards, le narrateur-auteur paraît éprouver de la sympathie pour Bitama, ce jeune citadin [PAGE 117] (à la fois déraciné et désorienté) en quête de son identité d'Africain.[10] Mais il se crée une distanciation entre l'auteur et Bitama quand celui-ci se met à énoncer son nationalisme :

    « Le P.P.P., pour la première fois dans l'histoire de notre pays, nous offre un cadre pour l'épanouissement de grands hommes de chez nous. J'aime le P.P.P. C'est humain Kris ? Si tu observais ton frère parmi une dizaine de coureurs de fond, est-ce que tu ne souffrirais pas de le voir arriver bon dernier ? » (p. 128).

De cet aveu se dégage le caractère idéaliste de l'engagement politique de Bitama. Mais, au-delà de l'aspect sentimental de l'énoncé idéologique, se révèlent le nationalisme et l'élan révolutionnaire de Bititina, jeune militant d'un parti nationaliste. Peut-être Bitama traduirait-il, en partie tout au moins, l'idéalisme politique qui anime Mongo Beti en tant que militant.[11]

S'il est vrai que l'auteur n'approuve pas la façon dont Bitama décrit son engagement, il voit également d'un mauvais œil l'égoïsme et l'indifférence de Kris à la politique. Kris note :

    « moi... je suis comme le témoin d'un terrible raz de marée emportant tout : le témoin que je suis [ PAGE 118] tentera de sauver un seul objet, celui qui lui tient le plus à cœur » (p. 128).

Certes, le narrateur et Kris lui-même prennent soin de nous montrer que la situation d'adolescent démuni (qu'est Kris) oblige ce dernier à se préoccuper davantage de ses études et des moyens d'« arriver ».[12] Toutefois, cet arrivisme devrait scandaliser le moraliste qu'est le narrateur-auteur. Ainsi, l'auteur juge Kris dans la perspective moralisatrice de Bitama. Ce dernier est frappé par ce que l'attitude de Kris « pouvait avoir d'individualisme outrancier » (p. 128). Bien que Kris réponde en reprochant, avec raison, à Bitama d'avoir « des idées d'oisif » (p. 129), néanmoins derrière la critique faite par Bitama, se profile le narrateur-auteur dont la position idéologique affleure au long du roman. On est donc amené à penser que Bitama se fait ici le porte-parole de l'auteur quand il demande à Kris :

    « Je reste confondu devant ton indifférence, Kris, à l'égard du P.P.P. Comment est-il possible que les jeunes les plus intelligents, les plus instruits, l'élite en un mot, restent froids vis-à-vis du P.P.P. ? Je ne comprends pas... » (p. 127).

On décèle ici la voix de l'auteur implicite d'autant qu'au long du roman le narrateur ne cesse de soutenir implicitement l'alliance de la jeune génération instruite face aux vieillards.

Dès qu'apparaît ici la voix de l'auteur, quoique réfractée à travers Bitama, le moraliste se dessine. Or, sur ce plan, la conduite de Kris paraît inquiéter davantage l'auteur moraliste. Le problème qui se pose à l'auteur, dès lors, est de savoir comment véhiculer la dénonciation de Kris par le truchement de Bitama, sans que le narrateur renonce pour autant à son détachement par rapport à celui-ci. Il est vrai que Bitama ressemble à l'auteur du moins par son côté moraliste. Cependant, le narrateur-auteur prend du recul par rapport à Bitama en soulignant la naïveté, l'idéalisme romantique de celui-ci. D'où, [PAGE 119] en contrepartie, la nécessité de conférer à Kris davantage de lucidité et de réalisme pour que ce dernier mette en relief ce qu'il y a de cocasse en Bitama. Ainsi, l'auteur, par le biais de Bitama, s'en prend à Kris en raison de sa distillation d'alcool. Lisons ce passage :

    « Bon Dieu ! fit Bitama qui avait enfin compris, ouvrant les yeux tout grands, tu ne peux pas distiller de l'alcool !
    – Pourquoi ne le ferais-je pas?
    Ils se lancèrent dans une discussion vertigineuse sur l'alcoolisme, Bitama prétendant que Kris, en fabriquant de l'alcool à boire faisait le jeu des colonialistes, Kris riant très fort en affirmant qu'il se moquait bien des colonialistes du moment qu'il se faisait de l'argent pour lui et pour Grigri » (p. 129).

Face au matérialisme de Kris se révèle le dégoût moral de Bitama l'idéaliste. Or, le lecteur attentif sait déjà que, pour le narrateur-auteur, l'alcoolisme des Essazam est l'un des signes de dégénérescence morale de la tribu. En s'enrichissant de la vente de liqueur, Kris enfreint donc l'un des principes moraux de l'auteur. Certes, la voix de l'auteur moraliste s'efface presque derrière la surprise de Bitama. Et pourtant le narrateur-auteur se rit aussi de l'étonnement de Bitama, tout en condamnant implicitement l'affairisme de Kris. La critique morale est véhiculée par l'étonnement dont fait montre Bitama. Affleure ici une critique à double tranchant. Cette critique apparaît plus visiblement lorsque Bitama qualifie, à juste titre, la « mentalité » de Kris « de grossièrement matérialiste ». Certes, l'auteur approuve la critique de Kris faite par Bitama mais, dans le même temps, il recourt paradoxalement à Kris pour railler la mentalité de Bitama : « dis donc, ce que vous pouvez vous payer de mots, vous autres amateurs de bouquins compliqués... » (p. 131).

Si l'auteur se sert de Kris pour désabuser Bitama, ou peut-être pour mettre en garde le lecteur contre ce qu'il y a d'excessif dans l'idéalisme de Bitama, c'est vraisemblablement parce que l'auteur tient à prendre du champ par rapport à un personnage qui l'attire pourtant par son idéalisme. D'autre part, il apprécie la lucidité, [PAGE 120] le réalisme de Kris (quoique le côté « crapuleux »[13] de ce dernier lui répugne). Donc, à l'affairisme, à la conduite « immorale » de Kris, l'auteur oppose la critique morale faite par Bitama. En revanche, aux envolées romantiques de ce dernier, l'auteur oppose le bon sens, la clairvoyance pragmatique de Kris. L'auteur serait-il écartelé entre Bitama et Kris ? Ce n'est pas certain.

Ce qui ne fait pas de doute c'est que Kris personnifie surtout l'affairisme, le matérialisme, la débauche des Essazam, bref la réalité sordide à laquelle Bitama ne saura éviter de se heurter à la longue. Ici apparaît l'importance de la scène de l'accouplement de Kris et de la fille, Medzo. Cet accouplement tient une place importante dans le roman essentiellement pour deux raisons. D'abord, parce que cela signifie pour le narrateur-auteur la déchéance morale de Kris (ce qui confirme par ailleurs la décadence de la tribu Essazam). Il est, à ce propos, révélateur qu'après cet épisode le narrateur-auteur se sépare complètement de Kris et le fasse disparaître définitivement peu après.[14] Deuxièmement, parce que l'accouplement de Kris et de Medzo contraint Bitama à faire le douloureux apprentissage de la vie. L'auteur s'efface, dès lors, derrière Bitama l'idéaliste. (Mais sans que le narrateur-auteur s'identifie complètement avec celui-ci.) On peut dire que le narrateur-auteur approuve la répulsion de Bitama devant la scène de l'accouplement, tout en gardant ses distances par rapport au romantisme de Bitama. Voici, par exemple, comment Bitama contemple le décor où s'est produit l'épisode :

    « dans l'air léger, parmi le gazouillis des oiseaux... les couleurs brillaient, rutilaient, miroitaient, se renvoyaient d'amicaux reflets... en une émouvante féérie...

    Il se complaira à revisiter, dans son esprit... la berge boisée du fleuve, l'envol des oiseaux au cri aigu et minuscule qu'elle avait poussé... » (p. 178-179). [PAGE 121]

Le narrateur décrit le paysage dans la perspective lamartinienne de Bitama (optique qui trahit sa formation européanisée) mais en prenant du recul à l'égard de Bitama. Ce qui apparaît plus clairement lorsque le narrateur reprend la parole pour souligner davantage sa distanciation par rapport à la vision romantique du collégien :

    « Plus tard Bitama disait que c'était le seul jour de son adolescence dont il se souvînt vraiment et comme il resta toujours romantique, il ajoutait que ce dut être le dernier jour de son enfance » (p. 178).

En effet, Bitama est un adolescent pour qui Medzo représentait la femme idéale – attitude que le narrateur décrit ironiquement comme « une conception pour ainsi dire idyllique de la femme » (p. 193). Sans doute le narrateur raille-t-il ici l'ingénuité de Bitama, tout en dénonçant implicitement le caractère purement livresque de son attitude.[15]

Au contact de la réalité amère que constitue la « fornication » de Kris, les « illusions lyriques » de Bitama s'évaporent. Or, ce jeune rêveur, désabusé, qui qualifie « poétiquement » (cette appréciation est du narrateur), d'« irréparable » (p. 194) l'accouplement de Kris et de Medzo, ne nous fait-il pas penser, à certains égards, au narrateur-auteur ? Car, si Bitama est naïf et idéaliste, en matière d'amour comme en politique, le jeune narrateur-auteur (tel qu'il se dessine dans le roman) ne trahit-il pas le même idéalisme à travers ses engagements idéologiques dans le roman ? A travers un discours du narrateur, on peut se faire une idée de l'idéalisme de l'auteur implicite :

    « il (Bitama) était passé brusquement à l'extrême misogynie : lui qui eût nié l'idée même de cet accouplement bestial et qui venait d'en être témoin, [PAGE 122] il assimilait maintenant la femme aux femelles du genre animal, se persuadait qu'il suffit d'une proposition pour obtenir cela d'elle » (p. 193).

Certes, le ton ironique du narrateur éclate ici aux yeux. Cependant, par-delà la réaction de Bitama face à l'image d'une femme « débauchée », nous retrouvons la même optique moraliste dans laquelle le narrateur lui-même juge Cécile[16] (p. 151).

Parallèlement lorsque les rêves idylliques de Bitama s'évanouissent face à la réalité, le narrateur-auteur y traduit son propre désenchantement sensible à la fin du roman :

    « le reste des événements de la journée, il (Bitama) y assista, avec un tenace pessimisme, lui qui, la veille encore, s'exaltait devant la vie, les gens et les choses, comme si, en quelques heures, il eût vieilli de plusieurs décades » (p. 179).

Ici le ton railleur du narrateur disparaît plus ou moins et affleure implicitement un mouvement de sympathie pour Bitama. Il est significatif que le narrateur se rapproche davantage de Bitama, adolescent désabusé (ou plutôt devenu homme mûr), face à Kris. Ainsi, il est sous-entendu que Bitama et le narrateur-auteur se séparent de Kris presque pour la même raison; c'est-à-dire, ce dernier s'est avili, à leurs yeux, en raison de sa distillation d'alcool qui contribue à la décadence des Essazam. Dès lors, l'identité des points de vue du narrateur et de Bitama devient de plus en plus perceptible.[17]

Cependant, vers la fin du roman, non seulement Bitama donne dans l'individualisme excessif qu'il reprochait autrefois à Kris, mais aussi il renonce à la politique. Plus grave encore, il trahit la cause nationaliste par sa nouvelle alliance avec un responsable colonial : « Palmieri (l'adjoint de Lequeux) et Bitama, devenus les meilleurs amis du monde ainsi qu'il ne pouvait manquer d'arriver... »[18] (p. 249). [PAGE 123] Dès lors la rupture du narrateur-auteur avec son porte-parole s'avère tout aussi irrévocable qu'avec Kris.

Au début du roman le narrateur se solidarise avec les jeunes Essazam pour contester l'autorité des patriarches. Or, en cours de route, le narrateur semble de plus en plus prendre ses distances par rapport à tous : Mekanda, les jeunes Ebibot, Kris, Bitama, etc. Dévoilant davantage son idéalisme, le narrateur-auteur paraît déçu par la « débauche » et la trahison de tous ses amis. Mais c'est surtout sa séparation des deux personnages les plus proches de lui (Kris et Bitama) qui montre qu'au fond le narrateur-auteur est un idéaliste qui ne saurait cohabiter avec ceux qui trahissent la cause nationaliste/révolutionnaire ou pactisent avec ses adversaires politiques. Vu sous un certain angle, Le Roi miraculé nous montre, entre autres, le pessimisme ou le désenchantement d'un idéaliste/moraliste plus ou moins fictif face à l'impossibilité, du moins provisoire, de réaliser avec les siens ses rêves d'une société meilleure.[19]

Kwabena BRITWUM
Department of French
Ahmadou Bello University
Zaria-NIGERIA


[1] Seven African Writers, Oxford University Press, Londres, 1962, p. 90.

[2] Voir, par exemple, Moore, cf. cit., p. 87-90; Dorothy Blair, African Literature in French, Cambridge University Press, Londres, 1976, pp. 213-215.

[3] Le Roi miraculé, Buchet-Chastel, Paris, 1958, p. 124. Nous renvoyons désormais à cette édition du roman et nous désignons le roman par le sigle R.M.

[4] Il est à remarquer que l'origine sociale d'Alexandre Biyidi (Mongo Beti) ne ressemble nullement à celle de Bitama, issu de famille bourgeoise. A ce sujet, Kris, fils de paysans, est plus proche de Mongo Beti. Pour des renseignements biographiques sur Beti, nous renvoyons à Mongo Beti, textes commentés par Roger Mercier et al, Nathan, Paris, 1964.

[5] Voici, par exemple, la façon dont Bitama voit les vieux : « Ourangs-outangs de l'honorable corporation des sages d'Essazam ». Et le narrateur l'approuve tout de suite après, en s'en prenant directement aux vieillards (R.M., p. 179-180). Voir aussi p. 181, 191-201, 216-218.

[6] Pour une lecture idéologique d'un cas analogue dans Chemin d'Europe, voir Kwabena Britwum, « La socialité du texte et/ou le texte du réel; pour une socio-critique du roman africain », dans Text and Context Methodological Explorations in the Field of African literature, sous la direction de Mineke Schipper de Leeuw, Leyde, 1977, p. 138-141.

[7] Voir, par exemple, Stanislas Adotevi, Négritude et négrologues, Union Générale d'Editions, Paris, 1972, p. 44-45. On sait la fameuse boutade de l'écrivain nigérian, Wole Soyinka : « Un tigre ne proclame pas sa tigritude, un tigre bondit sur sa proie». Voir Jacques Chevrier, Littérature nègre, Armand Colin, Paris, 1974, p, 51-56.

[8] Ce culte de la sagesse des vieux nous fait penser à la célèbre remarque de l'écrivain malien, Amadou Hampate Bâ, selon laquelle « Un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle ».

[9] Bitama lui-même n'y croit pas tellement, car, dans la pratique, il tend à contredire son culte des vieillards. Voir, par exemple R.M., p. 126, 179-180, 218.

[10] Le fait que l'auteur essaie de comprendre le jeune Bitama (tout en prenant du champ par rapport à lui) est corroboré par Mongo Beti dans un article qui remonte à 1959, l'année de partition du Roi miraculé. Il parle de la situation des jeunes citadins camerounais sortis de l'école primaire : « Leur misère morale est encore plus effrayante. Ces jeunes dont un observateur sérieux sait qu'ils ne peuvent plus s'accommoder de la tribu ni de ses valeurs, ne les entend-on pas souvent exalter la sagesse des ancêtres, la bonté des vieillards ? » Et d'ajouter : « sous ces apparences de retour à un passé contrastant violemment avec les réalités et les nécessités de la vie, se cache un effet désespéré et fiévreux pour se guérir du déchirement qui mutile leur génération... », « Lettre de Yaoundé », Preuves, no 94, 1958, p. 57.

[11] Selon Thomas Melone, Mongo Beti était associé avec « L'Union des Populations du Cameroun (U.P.C.), un mouvement de masses, créé par les intellectuels dont l'objectif était précisément d'associer les paysans et les ouvriers au débat qui devait déboucher sur l'indépendance ». Bien plus, il a « participé aux activités politiques des étudiants africains en France », Mongo Beti, l'homme et le destin, Présence Africaine, Paris, 1971, p. 219.

[12] Voir R.M., p. 83, 125-130.

[13] Le jugement est de Raphaël qui fait figure, ici, de porte-parole. Voir R.M., p. 213.

[14] Chose significative, la fuite ou la disparition de Kris est directement liée à sa distillation de liqueur interdite. Mais on sait que dans Le Roi miraculé l'alcoolisme est l'un des signes de dégénérescence de la tribu Essazam.

[15] Le narrateur commente ainsi l'inexpérience de Bitama : « à cause d'une hypertrophie intellectuelle dont il se doutait peu alors, il était en retard sur les choses de la chair et Medzo, sur ce plan, fut l'occasion de sa première torture... », R.M., p. 193. Ici, nous retrouvons, à peu près, la critique de l'enseignement colonial dans Mission terminée.

[16] On peut comparer l'attitude moraliste du narrateur Bitama à l'idéalisme de Medza dans Mission terminée : « Je pense... que la meilleure façon d'aimer une femme c'est d'éviter de coucher avec elle ». Edition Buchet-Chastel, Paris, 1957, p. 138.

[17] Voir, par exemple, R.M., p. 179-181, 216-218.

[18] On peut se faire une idée de ce que cette trahison représente, aux yeux de l'auteur, lorsqu'on se réfère au tout premier texte littéraire de Mongo Beti. Momoto, le héros de cette nouvelle, fait cet éclairant aveu :

« Que diable sont-ils (les colonisateurs) venus foutre dans notre pays ? S'ils haïssait les Blancs, il méprisait surtout leurs amis noirs qui, à ses yeux, étaient des lâches, des traîtres, du gens en qui leurs ancêtres ne se reconnaîtraient pas s'ils revenaient à la vie ». « Sans haine et sans amour », Présence Africaine, no 14, 1952, p. 217.

[19] Peut-être ce pessimisme expliquerait-il, en partie tout au moins, pourquoi Mongo Beti se tut après Le Roi miraculé. C'est-à-dire, depuis 1958 jusqu'à 1972. Or, la parution en 1972 de son essai, Main basse sur le Cameroun, marque un tournant ou renouveau dans l'activité politique de Mongo Beti. Parallèlement, la parution en 1974 de ses deux romans, Remember Ruben et Perpétue marque une nouvelle étape dans sa production littéraire. Il est clair qu'il y a un lien direct entre ses trois derniers romans et son engagement politique. Mais une étude de la nouvelle figure qu'a prise le combat politique de Mongo Beti dépasserait le cadre de cet article.