© Peuples Noirs Peuples Africains no. 27 (1982) 71-112



WILLIAM B. COHEN
ET LE RACISME FRANÇAIS
ANTI-NOIR

Th. MPOYI-BUATU

Sur William B. Cohen :

    « Français et Africains.
    Les Noirs dans le regard des Blancs
    1530-1880 »
    (Gallimard - Bibl. des Histoires)

Depuis février dernier, un historien américain a jeté un froid glacial dans les milieux bien pensants de l'intelligentsia française. Il s'est agi d'un véritable pavé dans la mare paisible de la bonne conscience hexagonale. Pensez donc : Cohen a le toupet d'affirmer tranquillement et sans détour que, bien avant la colonisation, que bien avant l'esclavage, que même bien avant tout contact avec les Africains, les Français avaient de ceux-ci une image négative qui, progressivement, allait se muer en un préjugé racial le plus persistant, le plus unanime, (parce que partagé presque dans les mêmes termes par tous les Européens), le plus injuste qu'aucun autre peuple, qu'aucune autre race au monde ait pu endurer : leur infériorité, l'infériorité des Africains par rapport aux Français, des Noirs par rapport aux Blancs. [PAGE 71]

UN ACCUEIL PEU COURAGEUX

Cohen a vu juste parce que son livre semble avoir provoqué une sorte de torpeur, ce genre de torpeur qui saisit quelqu'un lorsqu'on lui dévoile des choses enfouies au tréfonds de lui-même et qu'il préférait laisser dans cet état par manque d'exigence personnelle ou tout simplement par désir inconscient de justification de comportements ou d'attitudes inavouables. Il ne s'agirait là que d'un manque de courage collectif, ce sentiment si humain s'il en existe, et l'on passerait dessus d'un pas gai et léger si l'on ne se souvenait qu'un manque de courage collectif est souvent à l'origine de lâchetés historiques qui, la plupart du temps, ont été des catastrophes innommables. La torpeur peut s'expliquer aussi par un sentiment de honte, ce qui en soit est honorable, la honte étant à l'origine de la mauvaise conscience. Mais il ne suffit pas plus d'éprouver la honte pour la faire disparaître qu'il ne suffit d'être tenaillé par la mauvaise conscience pour voir disparaître les circonstances de son apparition. Toujours est-il que la torpeur provoquée par la publication du livre de Cohen a donné naissance à une conspiration du silence. Ou alors si une voix s'élève, c'est, pour stigmatiser les carences du livre, pour dénigrer en fait son propos, en le passant sous silence.

C'est ainsi qu'un critique intitule son article : « Un universitaire américain surpris en flagrant délire historique »[1]. Je reparlerai plus loin des prétendues réfutations de ce critique concernant les arguments avancés par W.B. Cohen. Cependant d'autres échos se sont fait entendre. D'abord, Jean Copans. Dans un article intitulé « Les Afriques des Africanistes »[2], il passe en revue les ouvrages qui, depuis un quart de siècle, ont été consacrés à l'Afrique afin de dégager l'image qu'ils en offrent. Un certain nombre de ces ouvrages sont bien connus et viennent d'être réédités : « Voyage au Congo » de Gide (Idées, Gallimard) et « Afrique fantôme » de M. Leiris (Gallimard). Jean Copans note à propos de ces ouvrages que « la critique implicite de la situation coloniale reste pour [PAGE 73] le lecteur ordinaire une coquetterie littéraire et, pour les spécialistes, une vertu prémonitoire ». Et faisant allusion à l'ouvrage de Cohen, il fait des remarques que le critique du « Monde » aurait mieux fait de méditer avant d'écrire son article :

    « En remontant plus loin dans le passé, l'historien dévoile toutefois la noirceur de nos réactions premières. W.B. Cohen décrit bien la persistance de nos préjugés à l'égard de l'Africain et du Noir avant la conquête coloniale. Le passé esclavagiste reste au tréfonds de notre inconscient culturel, et qu'il faille un Américain pour nous en parler devrait nous faire rougir de honte. »

Dans le même numéro du « Monde Diplomatique » et à propos d'un livre de Ph. Decraene « Vieille Afrique, jeunes nations », on retrouve, sous la plume de Gilbert Comte, le vieux discours colonialiste sur l'Afrique : il s'y est produit « l'irréparable » (parce que les Blancs sont partis, bien sûr); il n'y reste que les « vieilles solidarités tribales ». Mais arrêtons ce fatras immonde.

Ensuite, Marc Augé. Bien avant la parution du livre de Cohen en traduction française, il en avait fait une présentation dans une revue publiée par l'éditeur même du livre.[3]

Ce n'est pas un hasard si on peut associer ces deux noms, Jean Copans et Marc Augé, à propos du livre de Cohen. Ils dirigent tous les cieux une collection chez Maspéro intitulée « Dossiers Africains ». Cette collection traite des thèmes en apparence disparates, mais à travers lesquels se profile à propos de l'Afrique un regard moins débilitant que celui de l'africanisme traditionnel. Elle jette les bases d'une « anthropologie critique et politique » et voudrait en même temps « historiciser la science sociale qui prend l'Afrique pour objet ». Disons pour faire court qu'ils adoptent une attitude moins bête dans leur regard sur l'Afrique.

Seuls ces deux spécialistes ont accueilli non pas seulement favorablement, mais accueilli tout court l'immense travail de Cohen. Pourtant, il est dit à la quatrième de couverture de « Français et Africains », que le travail de Cohen se situe dans une série de travaux dont les précédents ont étudié l'Action française (E. Weber) [PAGE 74] l'antisémitisme sous Vichy (Paxton), l'affaire Dreyfus (Zeev Sternhell). On avait beaucoup parlé en son temps du travail de Paxton sur Vichy et les Juifs. L'ouvrage de Cohen n'a pas bénéficié du même traitement de faveur. Y aurait-il un bon et un mauvais racisme ?

En tout cas, c'est à nous qu'incombe la tâche de faire nôtre l'immense travail de Cohen. Son étude minutieuse nous donne une meilleure arme contre toute forme de préjugés, qu'ils viennent de ceux qui les ont forgés ou de ceux des nôtres qui les auraient intériorisés montrant par là leur aliénation totale, et plus simplement, leur manque de réflexion.

Je voudrais essayer de suivre à la trace le préjugé racial des Français à l'endroit des Africains tel que l'a dégagé Cohen.

LES FRANÇAIS SONT RACISTES

D'entrée de jeu, dans la préface, W.B. Cohen circonscrit l'objet de son étude :

    « La France a joué un rôle fort important dans l'expansion coloniale européenne. Ses expériences et sa conception des peuples noirs ont contribué à la formation de l'image de l'homme noir dans la culture occidentale. La présente étude consacrée à l'attitude des Français vis-à-vis des Africains depuis 1530, date des premiers contacts entre les deux races, jusqu'au XIXe siècle finissant, a pour but de décrire et d'expliquer l'origine et le développement de cette attitude ». (p. 7)

Cette attitude, basée sur des principes d'inégalité raciale, les Français avaient toujours nié qu'elle fût la leur, alors qu'elle sévissait dans d'autres pays européens. Les Américains avaient fini par prendre cela pour de l'argent comptant du fait, notamment, que les G.I.'s noirs avaient reçu un meilleur accueil qu'aux Etats-Unis ainsi qu'un certain nombre de personnalités artistiques telles que R. Wright à Paris dans les années 1950-1960. Mais ces faits constituaient l'exception confirmant la règle que va découvrir Cohen sur une période de trois siècles, du XVIe au XIXe siècle, dans le domaine strictement français. [PAGE 75] Cohen est étonné par cette découverte parce qu'il est américain. Mais quelqu'un qui est familiarisé avec la culture française sait, soit à titre de victime, soit à titre de lecteur, que les préjugés raciaux des Français n'avaient rien à envier à ceux des pays anglo-saxons et néo-latins. D'ailleurs Cohen dit sa reconnaissance envers certains ouvrages français dont il s'est inspiré pour mener son enquête historique : « L'Afrique noire dans la littérature française » de Roger Mercier (Dakar 1967), « Le mythe du Nègre et de l'Afrique noire dans la littérature française de 1800 à la deuxième guerre mondiale » de Léon Fanoudh-Siefer (Paris, 1968) « Le nègre romantique » de Léon-François Hoffman (Paris, 1973), et surtout, « Anthropologie et histoire au siècle du lumières, de Michèle Duchet, (Paris, 1971), ainsi que tant d'autres. Ces ouvrages étaient, bien entendu, intéressants à divers titres. Mais il manquait sur ce sujet du préjugé racial envers les Noirs et dans le domaine français tout au moins, une vision globale et synthétique étalée sur une longue période ainsi que l'offre l'ouvrage de Cohen.

La méthode de Cohen est double : chronologique et thématique. Cette méthode permet de scruter les réactions des Français à l'égard des Noirs, à différentes époques et dans une approche surtout historique mais aussi psychologique, anthropologique et sociologique. Elle dévoilera ainsi la continuité d'attitudes et de stéréotypes enfouis dans la culture et dans les institutions françaises. Attitudes et stéréotypes qui seront en fait des variantes d'une même et fondamentale attitude : l'infériorité des Africains par rapport aux Français, des Noirs par rapport aux Blancs. Que ce soit en France, que ce soit dans les plantations des Antilles ou de l'Océan Indien, les Français considéreront les Noirs comme des êtres inférieurs. L'attitude sera la même, seuls changeront ses critères à travers les siècles : on peut dire qu'au XVIe et au XVIIe siècle, les Français rejettent les Noirs au nom de la religion, et qu'au XVIIIe siècle, la volonté systématique d'inventorier le savoir fait accéder à la prise de conscience d'une appartenance à une civilisation et que c'est au nom de celle-ci que les Noirs sont rejetés; alors que le XIXe siècle, faisant de la biologie la science, synthétise toutes les formes de rejet du Noir et fonde ainsi le racisme biologique. Mais ce stade final n'a été que [PAGE 76] l'aboutissement d'une série d'attitudes l'ayant précédé et allant toutes dans ce sens-là. C'est au tortueux cheminement de ces attitudes que nous allons nous attacher à présent avant de parler du stade final en tant que tel.

– Au XVe siècle, c'est pour les Européens, la période de l'expansionnisme économique. C'est la fondation des comptoirs. En même temps, l'économique charrie l'idéologique et le politique. Il se produit un choc culturel entre Européens et non-Européens apportant un lot d'images qui inspireront les attitudes des Blancs envers les Noirs. A ces attitudes se joindra la supériorité technologique et militaire qui permettra aux Européens d'infléchir significativement la destinée du monde non-européen. Puissance expansionniste comme les autres, la France influencera la politique des autres pays européens de par ses entreprises outremer. Sa propre image des populations non-européennes (et singulièrement des Noirs) s'imposera dans ses grandes lignes à la civilisation occidentale.

On peut donc dire qu'au XVe siècle, l'ethnocentrisme des Européens, c'est-à-dire « cette tendance générale des peuples et de tous les groupements à se préférer aux autres groupes »[4], s'est vite mué en une supériorité sur les peuples non-européens avec lesquels ils entraient en contact.

Aux XVIe et XVIIe siècles, le physique des Africains cause des problèmes aux Européens.

D'abord, les premières impressions des Français concernant l'Afrique et les Africains furent négatives en dehors de tout contact avec l'une et les autres. Ces impressions leur venaient des Grecs et des Romains qui avaient porté sur l'Afrique et les Africains un jugement défavorable, malgré les affirmations sur l'absence du préjugé racial dans l'Antiquité d'un auteur Afro-Américain, Frank M. Snowden.[5]

Pour un Hérodote, par exemple, les Africains se nourrissent de locustes et de serpents, ils n'ont pas de langage humain, mais s'expriment au moyen de « cris aigus, comme les chauves-souris ». Pline reprendra ces descriptions, [PAGE 77] qui à leur tour seront reprises par un géographe du IIIe siècle.

Au Moyen-Age à la suite de Pline, on faisait des Africains des êtres monstrueux. Cette image négative se retrouvera également dans l'aire musulmane, grâce aux travaux de Léon-l'Africain, célèbre voyageur musulman.

S'ajouteront à ces images déjà négatives, les récits des voyages, dont les premiers furent ceux d'Alvise Coramoso. Cette image négative qui s'était dessinée était essentiellement due au choc de la couleur noire. C'est ainsi que les Français préféreront, parmi les autres peuples non-européens, les Indiens ou les Chinois, bien que ceux-ci aient une peau différente de la leur : ceci explique le fait que dans la première classification raciale des êtres humains, effectuée en 1684 par un certain François Bernier, les Indiens d'Amérique figuraient avec les Blancs alors que les Noirs occupaient une case tout-à-fait séparée.

La couleur noire devenait une aberration et il fallait en trouver une explication. Dans un premier temps, un géographe avait émis l'idée que c'était la chaleur tropicale qui avait dissipé les « éléments subtils », ne laissant que « la partie terrestre qui retenait couleur et consistance de terre ». C'était là faire ressortir l'impact considérable du néoplatonisme du XVIe siècle : s'identifier à la terre, c'est être séparé de Dieu et de la perfection; c'est reconnaître son animalité et sa corruption. S'effectuant par le biais de la religion, ce cadre conceptuel déterminera l'image négative du Noir aux XVIe et XVIIe siècles. Parce que l'horreur de la couleur noire trouve son origine dans la morale religieuse; c'est ce qu'explique Cohen :

    « Toute cette curiosité à propos des caractéristiques physiques propres à la race noire trahit la conviction profonde et toute ethnocentrique que le phénomène noir relevait d'anomalies dues à l'homme, à la nature, ou à Dieu et qu'il demandait à être expliqué » (p. 32).

Et, bien entendu, si les Européens ne se penchaient pas sur leur propre couleur, c'est parce que tout simplement ils la considéraient comme la norme.

Les explications allèrent bon train. Les explications sur le milieu firent long feu. On fit appel au mythe chamitique qui reléguait les Noirs au rang le plus bas de l'humanité. [PAGE 78] Ce mythe devait justifier le fait, naturel pour les Noirs d'être les esclaves des Blancs. Dans la foulée, on fit descendre l'Africain de Cham, personnage biblique maudit par Dieu. Ceci n'était pas sans poser des problèmes aux théologiens. Aux Antilles, le Père Labat, un missionnaire, n'en était pas convaincu.

L'explication par le milieu comportait en elle-même l'affirmation d'une éventuelle égalité entre les races, les oppositions physiques n'étant dues qu'à des facteurs externes et accidentels. Mais comme elle était insuffisante, on se mit à envisager la possibilité d'une origine différente entre Noirs et Blancs. Et s'ouvrait ainsi un débat qui ira s'amplifiant au cours des siècles suivants entre monogénistes (toutes les races descendent des seuls individus géniteurs et les différences sont accidentelles) et polygénistes (origine séparée des races et donc absence de toute parenté ou affinité entre elles). Les polygénistes étaient encore rares au XVIIe siècle. De toute façon, la couleur noire faisant vraiment problème, il sera difficile aux monogénistes de croire en l'égalité des races. Mais en affirmant un destin distinct de celui des Blancs pour les Noirs, les mythes de Cham et de Caïn ainsi que le polygénisme voulaient faire entendre leur infériorité congénitale.

Il ne pouvait pas en être autrement. Déjà la couleur noire revêt des valeurs négatives dans les langues indo-européennes (langues d'Europe et d'Asie ayant une origine commune) : en sanscrit, elle désigne les parias de la société alors que le blanc symbolise la classe brahmane, la plus élevée de la société hindoue. En grec, le noir suggère une souillure morale ou physique. Chez les Romains, il était synonyme de mort et de corruption, alors que le blanc était, lui, synonyme de vie et de pureté.

Etre Noir, selon la tradition chrétienne, est horrible et révoltant. Déjà au XIIe siècle, la Chanson de Roland, épopée célèbre, dit des soldats éthiopiens qu'ils sont une « race maudite qui est plus noire que l'encre et qui n'a rien de blanc que les dents ». Toutes ces attitudes morales font ressortir l'importance qu'avait la religion au XVIIe siècle. Cohen notera :

    « Quoiqu'il en fût, la religion imprégnait si profondément les divers aspects de la vie au XVIIe et [PAGE 79] au XVIIIe siècle que tout, de la façon de se vêtir aux rites funéraires, relevait – pensait-on – du domaine religieux » (pp. 48-49).

Entre temps, on aura découvert qu'il n'existait pas de religion en Afrique et qu'en plus les Africains résistaient au message des missionnaires (alors que les Jésuites accomplissaient un « remarquable » travail de convertion en Chine). De plus, les Africains étaient immoraux à cause de leur nudité, de leur polygamie, de leur propension à une prétendue sexualité débridée. On en était même venu, à un certain moment, à accentuer le côté barbare des Africains et leur paganisme pour excuser l'esclavage. La plupart de ces images qu'on donnait des Africains étaient le fait des marchands, des voyageurs, des administrateurs, elles provenaient de récits fantaisistes de ces derniers. Et c'est pourtant grâce à ces images que s'est créée une image négative de l'Africain qui a encore la vie dure de nos jours. Et ce que dit Cohen à ce sujet me paraît important :

    « Les récits qu'ils laissèrent à la postérité manquent souvent d'originalité car ils se plagiaient les uns les autres ou puisaient leur savoir dans les œuvres classiques ou médiévales ayant trait à l'Afrique. Mais les constructions mentales ainsi élaborées au cours de ces deux siècles revêtirent une importance capitale car elles allaient s'implanter profondément dans les esprits et exercer une influence de plus en plus grande sur les générations à venir. » (p. 14)

De plus, l'image négative, à l'origine de l'inégalité entre le Blanc et le Noir, s'est forgée sur le principe du particulier au général. C'est le sens de ces remarques de Cohen :

    « Les premiers voyageurs, désorientés par leurs rencontres initiales avec des êtres qui leur étaient complètement étrangers, empruntèrent souvent les stéréotypes déjà utilisés en France ou adoptèrent des généralisations faciles qui leur permirent de formuler leurs propres jugements. Ils furent victimes de cette manie, commune à maints voyageurs pour qui [PAGE 80] tout fait observé devient nécessairement représentatif de la société dans son ensemble, et pour qui tout individu entrevu incarne la totalité de ses compatriotes. C'est ainsi qu'à de rares exceptions près toutes les particularités remarquées chez un peuple furent attribuées à tous les autres. Cette façon de penser se trouve à l'origine du mythe de l'« homme noir ». (p. 57)

Et préalablement, Cohen aura prévenu :

    « Je suis persuadé qu'un tel homme ne correspondait à rien, si ce n'est à une abstraction participant de la mythologie qui enveloppait tout le continent africain. » (p. 10)

Cohen ne saurait mieux nous avertir que l'« homme noir » des marchands, des voyageurs n'est rien d'autre que le produit halluciné d'une « Afrique fantôme », chère à certains! Il est à remarquer que la même image se retrouve chez les autres Européens : Anglais, Espagnols, Portugais...

De cette image négative de l'infériorité des Africains par rapport aux Français, il est aisé de se rendre compte du glissement qui s'opéra vers la figure de la bête. On a déjà vu plus haut comment le néo-platonisme permettait ce glissement. La religion la reprend, la prolonge et l'affirme avec netteté.

    « Le Christianisme maintenait bien une démarcation entre l'homme et l'animal mais les vieux mythes d'une créature mi-animal, mi-homme, ou de animal-homme, continuaient de hanter l'imagination des Européens. Ces derniers voyaient peut-être, enfin, s'ouvrir devant eux la possibilité de les faire revivre en les incarnant cette fois dans d'autres peuples. C'est ainsi que le Blanc fit de l'Africain un être proche de la bête, une créature tourmentée par de continuels désirs sexuels, en proie à une paresse constante et incapable de toute régénération spirituelle. » (p. 65)[6] [PAGE 81]

Alors que la soi-disant paresse des Noirs était surtout un moyen d'échapper à l'exploitation maximale de leurs maîtres. L'image négative du Noir n'a fait que se renforcer avec l'avènement de l'esclavage, institué par une « décision inconsciente » vers 1625 dans les Caraïbes. Au passage, Cohen montre qu'il n'a pas existé de rapport mécaniste entre l'esclavage (qui n'a pas concerné que les Noirs) et le racisme. Du moins dans un premier temps. Mais surtout, on s'est servi de l'esclavage pour gagner les Noirs à la religion chrétienne. Déjà dans une bulle de 1454, le pape Nicolas V avait approuvé l'esclavage en tant qu'instrument d'évangélisation. L'église catholique française ne le justifia pas autrement. Bossuet, célèbre théologien du XVIIe siècle, se fera le héraut de cette justification.

Les rapports que les Français auront avec les Noirs aux Antilles seront entachés d'inégalité, malgré une certaine volonté émancipatrice pour les Métis et les Affranchis.

Mais d'une manière générale l'esclavage, à la suite de la religion, n'aura fait que renforcer l'image négative du Noir. Et Cohen peut noter à juste titre :

    « Sur le plan juridique, comme sur le plan de la vie quotidienne, l'esclavage ne fit donc que confirmer la prétendue infériorité de la race noire. » (p. 97)

– Le XVIIIe siècle va hériter de ces attitudes négatives d'une part et s'en forger de nouvelles toutes aussi négatives d'autre part. Le XVIIIe siècle est le siècle des Philosophes. Et leur connaissance de l'Afrique restant rudimentaire, ils reprennent le savoir des Anciens sur l'Afrique et celle-ci reste pour eux sauvage et hostile. Les Noirs seront pour eux des êtres inférieurs.

Mais suivons le processus conduisant à cette attitude. Dans leur volonté de répertorier le savoir, les philosophes vont imposer un nouveau type d'exclusion du Noir en s'appuyant sur des critères climatiques, culturels et raciaux, alors qu'en développant l'ethnologie, c'est-à-dire l'étude des différentes sociétés et de leurs modes de pensée, [PAGE 82] leur intention était de parvenir à un relativisme culturel. Et, paradoxalement, ce relativisme culturel mènera tout droit au racisme biologique.

A cela une raison principale. L'Afrique reste mal connue, malgré les récits de nombreux voyageurs qui en fait n'avaient aucun contact avec les Africains. D'ailleurs, J.A. Perreau, un expert légiste international, fustigera les voyageurs pour leurs observations superficielles parce que, lui, était convaincu que chaque peuple est essentiellement rationnel dans son comportement. Mais personne ne comprenait ses idées et on oublia Perreau. L'Afrique suscitant peu d'intérêt, on reprend et développe les questions posées par le XVIIe siècle. Il faut tout de suite préciser que cela reste le fait d'un milieu bien particulier et Cohen le souligne nettement :

    « Ce fut au sein de la république des lettres – et cela doit être dit clairement – que s'élaborèrent, grâce à la lecture de relations de voyage et autres traités de l'époque, ces attitudes. Quant aux classes moins éclairées, on peut affirmer, d'après la littérature qui leur était destinée, que leur ignorance du continent noir reste entière. » (p. 104)

Les voyageurs français ayant publié peu de récits de leurs expériences, c'est grâce à l'anglophilie de l'Abbé Prévost qu'un retour aux vieux clichés s'amorça. En effet, l'Abbé Prévost traduisit en français sous le titre « Histoire générale des voyages », le tome consacré à l'Afrique d'un ouvrage anglais de John Green qui en comportait quatre. L'ouvrage de Prévost publié de 1746 à 1759 devint un succès de librairie. Cet ouvrage exerça une influence considérable sur les Philosophes. Buffon, Rousseau, les encyclopédistes l'ont littéralement plagié alors que la valeur de l'ouvrage était plus que douteuse : il compilait des données contradictoires et souvent négatives trouvées dans les relations de voyage des XVIIe et XVIIIe siècles. La dénonciation par le père Proyart de « L'Histoire des voyages » comme donnant une image fausse et négative des Africains, n'empêchera pas que l'ouvrage s'impose ni que l'image négative triomphe. Mais celle-ci sera tempérée par des traits « positifs », pourrait-on dire : on trouvera les Africains sympathiques, généreux, hospitaliers. [PAGE 83] Ces qualités vont être effacées par les défauts qui seront repris et amplifiés par Buffon dans son « Histoire Naturelle » qui connut une popularité telle qu'elle exerça une influence considérable. Bien que ne connaissant rien de l'Afrique, ni de l'Africain, Buffon donne de ce dernier une description repoussante : paresseux, indolent, obsédé sexuel, dépourvu d'imagination, incapable d'idées nouvelles, esprit mimétique.

Les Philosophes auront dès lors des Africains une image négative. Pour Montesquieu, ce sont des sauvages et des barbares. Voltaire ne les traite guère mieux et d'une manière générale, c'est le Philosophe qui, au XVIIe siècle, aura dit le plus de mal des Africains. Pour lui, « ils ne sont pas capables d'une grande attention, ils combinent peu, et ne paraissent faits, ni pour les avantages ni pour les abus de notre philosophie ». Il ira même jusqu'à dire qu'il n'est pire état de barbarie que celui des Africains.

Diderot, dans l'Encyclopédie. dit des habitants de la Côte d'Ivoire qu'ils sont des débauchés sans religion, ni lieux de culture. Et le supplément de l'Encyclopédie condense tout ce que le XVIIe siècle pense des peuples d'Afrique et de leurs institutions :

    « Le Gouvernement est presque partout bizarre, despotique et entièrement dépendant des passions et des caprices des souverains. Ces peuples n'ont pour ainsi dire que des idées d'un jour, leurs lois n'ont d'autres principes que ceux d'une morale avortée et d'autre consistance que dans une habitude indolente et aveugle. On les accuse de férocité, de cruauté, de perfidie, de lâcheté, de paresse. Cette accusation n'est peut-être que trop vraie. » (p. 108)

Il y eut par la suite le mythe du noble sauvage qui modifiera quelque peu l'attitude des Européens vis-à-vis des Africains. Mais il ne fallait pas s'y tromper : « Le mythe du noble sauvage avait été créé dans le dessein de rappeler aux Européens l'existence vertueuse que l'homme, pensait-on, pourrait mener dans un milieu plus simple et plus proche de la nature. L'Africain servait d'illustration à cette thèse » (p. 172). Mais ce mythe profitera surtout aux Indiens, aux Chinois, aux Tahitiens. [PAGE 84] De toute façon, cela n'était qu'une convention littéraire qui pour l'Africain ne débouchera pas sur grand-chose parce qu'on estimait qu'il restait profondément barbare.

De plus sur le plan du mouvement des idées, le XVIIIe siècle se signale par deux concepts opératoires : l'influence du milieu (ou l'environnement) et l'évolution sociale (ou l'évolutionnisme).

L'influence du milieu

Cette théorie importante du XVIIIe siècle considérait que les individus ainsi que les groupes sont façonnés par le climat, l'éducation, l'organisation sociale et les institutions politiques. Le climat jouera un rôle important dans les théories d'un Montesquieu. Il expliquera que le despotisme fleurit sous les tropiques alors que les régimes constitutionnels s'implantent dans les régions tempérées auxquelles ils conviennent le mieux. On expliquera ainsi que la clé du caractère vicieux des Africains se trouve dans leurs institutions (ainsi que l'affirme l'article « Afrique » de l'Encyclopédie) dont l'éducation :

    « L'immoralité et la brutalité des indigènes venaient de l'ignorance profonde où la plupart sont ensevelis, de l'éducation barbare et militaire qu'ils ont presque tous reçue ».

La théorie de l'influence du milieu conduit à une hiérarchie de races humaines au sommet de laquelle nichent les Européens alors que les Africains sont relégués au dernier échelon du fait qu'ils vivent dans des conditions climatiques fort défavorables.

L'évolution sociale (ou l'évolutionnisme)

L'histoire se développa au XVIIIe siècle au point de devenir une science. Et pour le XVIIIe siècle, son déroulement représentait les progrès accomplis par l'homme. Dans la querelle des Anciens et des Modernes, le XVIIIe siècle prit fait et cause pour ces derniers parce qu'ils étaient supérieurs aux premiers. Une idée déjà apparue aux siècles précédents va être reprise et renforcée au XVIIIe siècle : les populations vivant loin des Européens incarnaient un stade antérieur du développement de l'humanité. C'est dans ce sens que, pour les Jésuites du XVIe siècle, les Indiens du Canada représentaient les Grecs ou les Romains de leur temps. Alors qu'au XVIIe siècle, [PAGE 85] Descartes décrétait que voyager était une manière d'établir un dialogue avec les hommes du passé !

C'est ainsi que les peuples non-européens se virent traiter successivement de sauvages au XVIIIe siècle, puis de « primitifs ». Etymologiquement, cette dernière expression signifiait « ce qui est le plus ancien », mais le XVIIIe siècle l'employa pour désigner les peuples et les sociétés restées à un stade dépassé depuis longtemps par les Européens. On en vint même à émettre l'idée que les Africains ressemblaient à des Européens de l'Antiquité parce que ces populations africaines parlaient une langue qui se rapprochait de l'hébreu et du grec classique.

De là date l'idée que plus un peuple se trouve à proximité de l'Europe, plus il approche de la perfection. L'optique évolutionniste considéra donc que l'homme « primitif » était moins évolué dans son développement que l'Européen sur l'échelle de l'évolution humaine.

L'épiderme des Africains revenant toujours comme une obsession, le XVIIIe siècle va reposer les mêmes questions que le XVIe siècle, mais avec ses propres critères d'appréciation. La couleur s'expliquait toujours par le milieu, mais grâce à l'évolutionnisme, l'homme noir était désormais considéré comme une dégénérescence de l'homme blanc. Et Buffon apporta à cette explication sa caution d'homme de science. En même temps, la dégénérescence expliquait l'infériorité des Africains. Un certain Cornelius de Pauw alla même jusqu'à affirmer que :

    « Les organes les plus délicats ou les plus subtils de leur cerveau ont été détruits ou oblitérés par le feu de leur climat natal et (que) leurs facultés intellectuelles se sont affaiblies. » (p. 123)

L'explication par le milieu ne suffisait plus et les penseurs du XVIIIe siècle commençaient à recourir à l'explication biologique ou plus précisément à l'« héritabilité » de certaines forces biologiques. Le Cat, médecin et auteur d'un traité sur les couleurs, trouva qu'un liquide (qu'il appela aethiops melanium) était responsable de la pigmentation des Africains. Il alla même jusqu'à prétendre que le cerveau de l'homme noir était plus foncé que celui de l'homme blanc. [PAGE 86] On ne le trouva pas convaincant. On opta pour une théorie moyenne entre la théorie « écologique » et la théorie biologique : ce fut la théorie de Maupertuis (reprise par l'Encyclopédie). Selon lui, l'homme à sa création, possédait en germe toutes les races possibles. C'est un accident naturel qui fit que certains hommes se trouvèrent noirs et qu'ils furent relégués par les Blancs sur le continent africain pour s'y perpétuer. De plus, Maupertuis croyait que les Noirs reprendraient leur couleur primitive, c'est-à-dire qu'ils deviendraient blancs. Et nous voilà de nouveau face au monogenisme et au polygénisme. En gros, Maupertuis et l'Encyclopédie restaient monogénistes. Ils étaient dans le bon sens, soutenus par la Bible et la science, pour une fois d'accord. Même si l'Encyclopédie fait poindre une sourde inquiétude : les Africains « paraissent une nouvelle race d'hommes ». Mais certains philosophes, et là nous retrouvons Voltaire, avaient opté pour le polygénisme. Même si Voltaire le fait par anti-cléricalisme, on sait tout de même que pour lui les Noirs sont des êtres inférieurs. Il dira d'eux : « leurs yeux ronds, leur nez épaté, leurs lèvres toujours grosses, leurs oreilles différemment figurées, la laine de leur tête, la mesure même de leur intelligence mettent entre eux et les autres espèces d'hommes des différences prodigieuses. » Tandis que leur intelligence si « elle n'est pas d'une autre espèce que notre entendement » elle est, cependant « fort inférieure ». Et son jugement final, déjà cité plus haut, est sans appel : « ils ne sont pas capables d'une grande attention : ils combinent peu, et ne paraissent faits ni pour les avantages, ni pour les abus de notre philosophie. » Il ira même jusqu'à attribuer au « sang nègre » le pouvoir de corrompre et de détruire la race blanche, se faisant du coup le digne prédécesseur de Gobineau, considéré comme le « père » du racisme.

En fin de compte, ni le monogénisme, ni le polygénisme ne croient à une quelconque égalité raciale entre Noirs et Blancs, alors que le polygénisme aurait pu mener logiquement à l'égalité raciale. Et Cohen constate :

    « Créés séparément, Blancs et Noirs étaient néanmoins égaux. Or les possibilité égalitaires du polygénisme demeurèrent inexploitées. Ses partisans mirent l'accent sur une destinée spécifiquement noire, [PAGE 87] sans rapport avec celle des Blancs et qui leur était inférieure. » (p. 131)

Puisque le monogénisme et le polygénisme ont du mal à considérer le Noir comme un être humain c'est tout naturellement, oserait-on dire, que la chaîne des êtres le fait plus proche de l'animal que de l'homme. La chaîne des êtres existait dans la pensée occidentale depuis Aristote et allait de l'inanimé à Dieu, en passant par le ver de terre, les animaux supérieurs et l'homme. La théorie fut en vogue au XVIIIe siècle et l'on s'en servit pour replacer les Africains à leur place : plus proches des animaux que des hommes d'après la classification du naturaliste suédois Linné. Voltaire, encore et toujours lui, bien que ne croyant pas à la chaîne des êtres, suggéra que les Noirs ressemblaient plus aux animaux qu'ils n'en différaient.

Derrière l'alibi de la chaîne des êtres il y avait une réelle fascination du XVIIIe siècle pour tout ce qui rapprochait l'homme de l'animal. Et, comme cette fascination avait un relent malsain, les Européens refusaient d'admettre l'« animalité » fondamentale que requérait cette fascination et la projetaient sur les autres, en l'occurrence sur les Africains. Les réflexions de Cohen à ce sujet sont frappantes :

    « Ce rapprochement du monde animal et du monde humain fascinait le XVIIIe siècle, et contribua à l'élaboration du mythe du noble sauvage. Les animaux, pensait-on, vivaient en liberté au sein de la nature et en harmonie avec elle. Il est donc ironique de remarquer que la prétendue animalité des Noirs ne contredisait pas entièrement son image de noble sauvage [7]. Néanmoins, les Européens refusèrent d'accepter la part d'animalité qui existait en eux-mêmes, animalité qu'ils réservèrent à ceux qui occupaient prétendument le dernier échelon humain, à savoir les Africains. » (p. 135)

On fit ressortir la physiognomonie (liens entre apparence physique et qualités morales) pour montrer la ressemblance entre Africains et primates, [PAGE 88] ressemblance témoignant naturellement de l'infériorité des Africains. Avoir le visage laid, c'est être immoral, vicieux, animal, inférieur. A cette époque, dans un certain nombre de pièces de théâtre ayant pour héros des Noirs, on cherchera dans la représentation à les « blanchir », pour qu'ils puissent passer la rampe (Oronoko, Othello) puisque bien entendu : « Plus l'Africain s'éloignait de par sa couleur et ses traits faciaux du type négroïde – plus il se rapprochait de l'Européen – plus ce dernier le jugeait de caractère noble. » La physiognomonie est le fondement du racisme scientifique dans le sens où elle reposait sur les diverses mesures crâniennes correspondant aux diverses races. C'est un peintre hollandais, Peter Camper, qui, avec le prognathisme, crut avoir mis le doigt sur ce qui différenciait le Noir du Blanc. Pour lui, le prognathisme était le signe évident de la ressemblance entre le Noir et l'animal. La « découverte » de Camper est à l'origine du fondement de la pensée raciste française du XVIIe siècle. Ecoutons ce qu'en dit Cohen!

    « Selon Camper, c'était le prognathisme qui distinguait le plus clairement le visage d'un Noir de celui d'un Blanc : il était donc essentiel de le dessiner avec exactitude. Ce trait particulier rapprochait l'Africain de l'animal et Camper de préciser que s'il inclinait les lignes du visage vers l'avant, il obtenait une tête antique. Il ajouta que s'il les inclinait vers l'arrière, il traçait celle d'un Noir. En infléchissant plus encore l'angle facial, il aboutissait à la tête d'un singe, puis à celle d'un chien et enfin à celle d'un idiot. Le système de Camper, difficilement vérifiable, fut sévèrement critiqué par Blumenbach et les naturalistes anglais du XIXe siècle, tels que Lawrence et Prichard. Il fut cependant adopté sans la moindre réserve en France, et il devint, au XIXe siècle, le fondement de la pensée raciste française. » (p. 140)

Progressivement, la biologie s'imposa (à cause d'un intérêt accru pour le matérialisme) et elle devint la clé du comportement des Noirs. Les barrières entre les deux races avaient changé de nature : elles étaient à présent d'ordre biologique. Et le racisme, vers la fin du XVIIIe siècle, signifiait que les groupes humains étaient différents dans leurs valeurs et dans leurs réalisations [PAGE 89] à cause de leur bagage génétique respectif. Cohen montre aussi que le racisme est dérivé en France des conflits opposant les classes sociales à l'intérieur de la France. Les Français ont cru ainsi que le monde entier était ordonné selon une hiérarchie d'ordre ethnique. Cette conviction sera simplement renforcée par la caution scientifique. On peut donc dire avec Cohen qu'au XVIIIe siècle,

    « l'impression générale qui se dégage est celle d'un Africain entièrement dénué d'intelligence, vivant dans une misère abjecte, sujet aux caprices de tyrans et ne possédant ni religion ni principes moraux. » (p. 146).

Cependant, si en France l'attitude générale des Français est négative vis-à-vis des Africains, aux Antilles et au Sénégal, la situation sort quelque peu des sentiers battus. Aux Antilles, pendant un temps, il se créera une alliance entre Blancs et Métis affranchis. Tandis qu'au Sénégal, existe une certaine assimilation, même si on ne peut pas parler d'égalité raciale. De sorte qu'on peut dire que « les préjugés inhérents à une société donnée ne déterminent pas nécessairement l'attitude de ses membres vis-à-vis d'une autre race. »

– Au XVIIIe siècle, il s'est posé la question de l'esclavage. Je crois que celle-ci révèle avec plus d'acuité et de profondeur l'attitude des Français en général et des philosophes en particulier envers l'Africain. Déjà au XVIIe siècle, aucun des grands penseurs (Descartes, Malebranche, Pascal) ne le réprouva. Si les philosophes s'en occupent, c'est parce qu'ayant pris de l'expansion il est d'actualité. Mais on verra qu'il y a plus que de l'ambiguïté dans leur attitude vis-à-vis de l'esclavage. Ils font une profession de foi en insistant « sur le fait que les esclaves appartenaient, eux aussi, à l'humanité, et qu'à ce titre, ils possédaient le droit d'être traités humainement » (p. 187).

Cette conviction contribuera à l'abolition de l'esclavage. Mais dans un premier temps, elle était le fait d'une poignée d'individus. Et puis surtout, et on l'a déjà dit, les philosophes étaient convaincus de l'infériorité des Noirs. Les dictionnaires sont des baromètres des préjugés d'une époque. Au XVIIIe siècle, non seulement la plupart [PAGE 90] ne contenaient pas de rubrique « Nègres » mais surtout, pour ceux qui en parlaient, un Noir n'était pas un homme[8]. De plus, les philosophes considéraient que l'esclavage était ambivalent. Pour un Montesquieu, l'esclavage avait des avantages économiques. Tandis que Voltaire, (encore et toujours lui) reprenant à Aristote l'idée que l'esclavage s'appuyait sur l'inégalité des divers groupes humains, écrira dans « L'essai sur les mœurs » que « la nature a subordonné à ce principe (qui différencie) ces différents degrés de génie... C'est par là que les Nègres sont les esclaves des autres hommes. »

Il croyait même que la pratique de l'esclavage par les Africains justifiait le jugement négatif de l'Européen à leur égard : « un peuple qui trafique ses enfants est encore plus condamnable que l'acheteur, ce négoce démontre notre supériorité celui qui se donne un maître, était né pour en avoir. »

Il semble qu'il soit difficile de juger l'attitude équivoque et contradictoire des Philosophes envers l'esclavage. On peut y voir le fait de leur croyance en la nécessité d'une société hiérarchique et rationnelle. Ou alors dire avec Michèle Duchet[9] que « dans l'ensemble leur attitude anti-esclavagiste ne représentait pas une attaque courageuse contre le système des plantations mais plutôt un écho des préoccupations des fonctionnaires délégués aux colonies. » On sait qu'ils étaient tous ou presque, à un titre ou à un autre, trempés dans les colonies. On connaît les accointances de Voltaire avec les sociétés esclavagistes. Mais Diderot avait des membres de sa famille dans les possessions d'outre-mer et des amis au Ministère de la Marine. Ainsi que l'Abbé Raynal. Les abolitionnistes n'étaient pas dépourvus non plus d'ambiguïté. Ils étaient prudents. L'abolitionnisme a surtout été inspiré par « La Société des Amis des Noirs ». Dans un premier temps, ils ont voulu donner une image positive des Noirs. En même temps, ils ont eu l'intention de parler de l'avilissement dans lequel les avait laissés l'esclavage. Ils en venaient ainsi à mettre en doute la capacité des Africains [PAGE 91] à exercer longtemps une liberté nouvellement acquise. Ce faisant, ils reprenaient l'argument esclavagiste selon lequel « les indigènes » étaient corrompus et inaptes à l'exercice de la liberté. Ces préjugés de leurs contemporains faisaient des Noirs des êtres vicieux qui n'appartenaient pas entièrement à la grande famille des hommes. Le fait que les abolitionnistes soient retombés dans les travers de leurs contemporains montre assez qu'ils étaient incapables d'attaquer de front le problème de l'esclavage. Parallèlement à toutes ces discussions, il y avait la montée de l'impérialisme. Marchands et administrateurs en étaient les défenseurs. Mais les abolitionnistes leur emboîteront le pas : l'impérialisme devenait un moyen de réparer les dommages causés par la traite des Noirs et surtout un moyen d'enrichissement économique. Les abolitionnistes étaient donc impérialistes et partant colonialistes parce que pour eux l'Afrique pouvait devenir une source de matières premières et de denrées tropicales et de plus cela compensait la perte de Saint-Domingue.

Par ce biais, une nouvelle image allait naître : celle de l'Africain passif, incapable de survivre sans la domination de l'homme blanc, lequel allait s'approprier et sa personne et la terre de ses ancêtres. Et Cohen fait une remarque fort judicieuse :

    « Le programme impérialiste n'était rien d'autre qu'un nouvel avatar du concept d'inégalité entre les races, concept qui avait été, de tout temps, présent dans la pensée française » (p. 253).

Nous arrivons ainsi au XIXe siècle qui apparaîtra comme le sommet du racisme biologique. W.B. Cohen consacre à ce siècle les pages les plus fortement impressionnantes de son étude du préjugé racial anti-noir.

L'esclavage retient encore l'attention au XIXe siècle; aboli dans tout l'Empire français en 1794, il est rétabli par Napoléon en 1802. Les Philosophes et la Révolution n'ayant pas résolu le problème de l'esclavage (parce que fondamentalement pour eux le Noir était un être inférieur), c'est tout naturellement que le problème de la nature de l'homme noir revient sur le tapis au XIXe siècle. Sur ce point précis, la conduite des abolitionnistes [PAGE 92] sera moins dictée par le souci de la valeur intrinsèque de l'Africain que par une sorte de jeu intellectuel : ils voulaient apporter des arguments en faveur de leur cause. Les esclavagistes, quant à eux, ne se départissaient guère de leur conviction : l'esclavage était bénéfique aux Africains eux-mêmes. Les abolitionnistes ne se sont prononcés contre la Traite des Noirs qu'influencés par l'Angleterre. Et la disparition totale de l'esclavage ne devait intervenir que grâce à la forte influence de la bourgeoisie protestante (notamment à cause de son éthique calviniste du travail) sur la Société de la Morale Chrétienne. Des gens comme Lamartine, comme Tocqueville ont été plus que lents à se prononcer nettement pour l'émancipation des Noirs. Leur lenteur s'explique par leur conviction de l'infériorité des Noirs. Mais suivons le cheminement de Victor Schoelcher, qui en était convaincu lui aussi, et qui passe, peut-être à juste titre, comme un des abolitionnistes les plus convaincus.

Après avoir visité des sociétés racistes au Mexique, en Floride, en Louisiane et à Cuba, il réclama l'émancipation des Noirs, d'abord progressive puis immédiate en 1840, assortie de l'indemnisation des anciens maîtres. Il voulut démontrer que rien ne prédisposait les Noirs à l'esclavage : il se mit en quête du génie du peuple noir dans les manifestations matérielles des cultures africaines. Il fit sienne l'idée de Volney selon laquelle les Africains étaient les fondateurs de la civilisation égyptienne : c'était une preuve pour lui que les Noirs pouvaient accéder à la civilisation et progresser sans l'aide d'autres races. Pour lui cette preuve n'établissait nullement que la race entière était civilisée ni surtout que les réalisations (architecture complexe, tissage, poterie, fabrication de la bière, lecture et écriture, etc ... ) lui accordaient l'égalité avec les Européens. « Qu'ils soient aussi policés que les Européens, personne n'est tenté de le soutenir ». Pour lui, l'infériorité des Africains leur venait des conditions dans lesquelles ils vivaient et non de la race :

    « Nous ne disons pas que les nègres sont des hommes de génie..., mais nous disons qu'il est faux et extravagant d'en faire des idiots, et que c'est avoir soi-même très peu de cerveau que de bâtir sur leur angle facial, plus ou moins aigu, de petites théories psychologiques [PAGE 93] qui prétendent à leur refuser à peu près toute intelligence ».[10]

Cependant, il continua de croire que le crâne des Noirs était d'un volume inférieur à celui des Blancs, de sorte que, comme ses contemporains, il établissait un lien entre la condition des Noirs et leurs caractéristiques physiques. Il reprenait ainsi une idée chère au XVIIIe siècle : un changement physique (dû à une meilleure utilisation du cerveau) déterminerait une amélioration morale et intellectuelle. Cette conviction l'oppose bien évidemment aux racistes plus particulièrement obtus de son temps. Et, nommé sous-secrétaire aux colonies par le Gouvernement révolutionnaire de 1848, il abolissait l'esclavage et accordait aux nouveaux affranchis les droits dont jouissaient tous les citoyens français. Malgré cela, les préjugés racistes eurent du mal à s'extirper des esprits. Aux Antilles, les colons, persuadés encore de l'infériorité des Noirs, réclamaient le rétablissement de l'esclavage. Même parmi les abolitionnistes (à l'instar d'un Auguste Cochin) on se réjouissait du mouvement abolitionniste comme d'une victoire de l'humanité tout en continuant de considérer les Africains restés sur le sol natal comme des barbares et de ce fait, comme une « race inférieure ». Cette opinion était générale et une caricature d'Honoré Daumier en rend bien compte : on voit un partisan de l'affranchissement des Noirs lancer un violent coup de pied à un esclave Africain en lui criant : « Je t'ai défendu de m'appeler maître ... apprends que tous les hommes sont frères, animal! ».

Le racisme scientifique

Le XIXe siècle va sortir toute une batterie de mesures destinées à établir « scientifiquement » l'infériorité des Noirs. La théorie des climats déjà rencontrée au XVIIIe siècle se retrouve ici. Si, au XVIIIe siècle, les peuples étaient censés changer rapidement sous l'influence du climat, au XIXe siècle, la transformation devient fort lente. D'après Lamarck, le façonnement des organismes vivants requérait des millénaires pour subir de nouvelles transformations [PAGE 94] et les caractéristiques acquises par ces organismes vivants étaient devenus héréditaires. Du coup, les traits des Noirs, perçus comme inférieurs à ceux des Blancs, étaient dus non seulement à l'influence du climat mais aussi à l'hérédité. Par conséquent, l'évolution physique de l'homme noir ne portait plus en elle-même le remède à l'infériorité « innée » de sa race.

La physique utilisée abondamment par les penseurs au XVIIIe siècle, était supplantée par la biologie, à laquelle, au XIXe siècle, on allait demander de rendre compte des différences entre les diverses sociétés humaines. Une nouvelle anthropologie naissait. Si les Africains n'avaient rien produit d'industrieux, c'était là la preuve de leur infériorité. Et Cohen note :

    « La supériorité des Blancs était si profondément ancrée dans la pensée raciste du début du XIXe siècle que toute création d'ordre culturel était inévitablement attribuée aux Européens. »

Ainsi les réussites des Chinois et des Japonais (structure politique et culture écrite) étaient dues à l'influence des nations européennes sur cette partie du globe. La race prenait de ce fait la dimension du critère explicatif absolu. Claude-Henri Saint-Simon, philosophe et économiste, parent du mémorialiste, espérait trouver dans la biologie la clé du mystère de la diversité humaine. Les physiologues, a ses yeux, allaient dans le sens de l'inégalité raciale. Au point de vue de la civilisation, les Noirs étaient à un stade inférieur, parce que, biologiquement, ils étaient inférieurs aux Blancs. Auguste Comte, père du positivisme, lui emboîtera le pas en disant que la supériorité des Blancs avait sa source dans la structure différente de leur cerveau.

La race devenait ainsi la cause essentielle de la diversité entre les hommes du XIXe siècle. Guizot avait vu dans la Révolution un affrontement entre nobles Francs et Gaulois d'origine roturière; cet affrontement était pour lui en fait une guerre entre nations. Michelet voyait dans les provinces françaises le fruit du travail de races distinctes. Courtet de l'Isle, saint simonien, se fit le porte-parole du racisme intellectuel de l'époque. Pour lui la différence entre les genres humains était d'ordre biologique [PAGE 95] et l'inégalité entre ceux-ci influait sur les nations. Courtet de l'Isle était en fait un prédécesseur de Gobineau. De même que Marx avait entrepris la synthèse de l'économie politique ainsi que Darwin celle de la biologie, de même Gobineau entreprit la synthèse de la pensée raciale française avec « l'Essai sur l'inégalité des races humaines ». Ses idées n'étaient guère originales, il reprenait les idées de ses prédécesseurs (comme Courtet de l'Isle) et de ses contemporains. D'origine légitimiste, il considéra l'aristocratie comme une classe pure et véritable. Le concept de race lui permettait d'expliquer les différentes classes sociales en France. De la classe, il passa à la race. Sa pensée raciale procède de la notion romantique de la décadence des civilisations. Pour lui, la race est le véritable moteur de l'histoire de l'homme. S'opposant à l'optimisme de la vision positiviste de la vie, il se veut pessimiste en envisageant l'avenir et proclame son crédo : « la question ethnique domine tous les autres problèmes de l'histoire (et) en tient la clé. » Le mélange des races engendre une race impure et conduit à l'anéantissement de la civilisation européenne. Il concède cependant que les qualités artistiques des Noirs peuvent régénérer les Blancs. Mais ce croisement, nécessaire à tout progrès, contenait les germes de la destruction du continent européen. Il améliorait le patrimoine génétique des « races inférieures » et régénérait les forces créatrices des races supérieures, mais ces dernières étaient menacées de pourrissement progressif. La race blanche était bien menacée parce que ce processus était irréversible. Et cette théorie de Gobineau affirme Cohen constitue « l'affirmation la plus complète et la synthèse la plus importante de la pensée raciale au XIXe siècle. » Et, poursuit Cohen :

    « Le racisme de Gobineau s'inscrit en fait, parfaitement dans l'ordre culturel général de la France du XIXe siècle comme le montre l'examen des dictionnaires et des encyclopédies de l'époque. Les dictionnaires français du XIXe siècle trahissent, à de rares exceptions près, une attitude profondément raciste à l'égard de l'homme noir. » (pp. 302-303)

Déjà, la société ethnologique, fondée en 1839, [PAGE 96] expliquait l'organisation sociale, la langue et l'histoire d'un peuple par les caractéristiques raciales. De leurs investigations est née l'anthropologie qui affirmait la prépondérance des composantes physiques de l'homme sur sa conduite.

C'est la création de la Société d'anthropologie à Paris en 1859 qui institutionnalise le racisme à tendance « biologiste ». D'ailleurs, les premiers adhérents de la Société étaient des biologistes. Le biologisme mena à la « squelettomanie » ou tendance à ne s'intéresser qu'aux caractéristiques physiques des peuples non européens au détriment de leurs civilisations.

C'est le moment où l'on peut dire qu'un consensus tacite se crée dans toutes les disciplines pour traquer par tous les moyens le caractère nocif du Noir et partant de son infériorité.

On retrouve la physiognomonie (le corps dévoile l'âme). La négativité de la couleur noire est renforcée par le romantisme. Un certain Frédéric Portal écrit un livre en 1837 sur le symbolisme des couleurs où le noir est symbole du mal et du faux, uni au rouge il sera le symbole de l'amour infernal, de l'égoïsme, de toutes les passions de l'homme dégradé. (L'écho de ce symbolisme n'est-il pas dans « le rouge et le noir » de Stendhal ?)[11] Le noir, négation de la lumière, s'oppose au blanc, symbole de la Divinité et du bien. Hugo succombera à ce symbolisme. Bien qu'égalitariste (il avait notamment correspondu avec des intellectuels haïtiens), il continuera à croire aux « âmes blanches ». Mais ce qui retenait davantage les hommes de science, c'était moins l'épiderme que la forme du visage et la dimension du crâne. La physiognomonie établissait ainsi des rapports entre traits faciaux et destins particuliers à chaque race.

L'étude du crâne (phrénologie ou craniologie) a été introduite en France par l'Allemand Franz Gall. Intéressé par les proportions du cerveau, il en vint à émettre des hypothèses à propos des caractéristiques raciales. La taille de la tête et le volume du cerveau lui paraissaient moins importants chez l'Africain que chez l'Européen, il en conclut naturellement que « généralement, le Nègre est inférieur à l'Européen pour les facultés intellectuelles ». Marginales, au début, ses idées, [PAGE 97] grâce à ses disciples connaissent par la suite un succès en France. Même en littérature parce que Balzac s'en inspire dans certains de ses romans. Elles seront adoptées et par la Société ethonologique et par la Société d'Anthropologie. Broca, fondateur de la Société d'anthropologie, voyait déjà dans les traits physiques l'infériorité ou la supériorité d'une race :

    « Le prognathisme, la couleur plus ou moins noire de la peau, l'état laineux de la chevelure et l'infériorité intellectuelle et sociale sont fréquemment associés, tandis qu'une peau plus ou moins blanche, une chevelure lisse, un visage orthognathe sont l'apanage le plus ordinaire des peuples les plus élevés dans la série humaine. »[12]

A la mort de Broca, son portrait le faisait apparaître avec un teint clair, des yeux bleus et une chevelure blonde alors qu'en fait il avait une peau foncée, des yeux marrons et des cheveux noirs. C'est dire à quel point la Société d'anthropologie croyait aux théories physiognomoniques. A la phrénologie, s'ajouta l'angle facial, déjà établi par Camper au XVIIIe siècle. On affina mais pour arriver au même résultat : l'infériorité des Noirs. On passa à la taille générale de la tête, à la boîte crânienne et l'on découvrit à propos de celle-ci le faible volume du cerveau des Noirs. L'anthropologie physique triomphait et les statistiques mettaient au point un « homme moyen » représentant la beauté et la moralité absolues. Dans le domaine racial, bien entendu, les Blancs constituaient l'idéal et tout ce qui s'en écartait prouvait son imperfection.

On mesura le cou, celui des Africains était plus court que celui des Européens. Sur le squelette des Noirs, certaines marques distinguaient prétendument les deux races l'une de l'autre et indiquaient le caractère bestial de l'Africain. On mesura le pelvis et le fémur des Africains pour prouver la démesure de leurs organes sexuels. On en vint même à voir dans l'étroitesse [PAGE 98] d'un bassin chez quelqu'un la supériorité de la race à laquelle il appartenait. Et même la forme du nez était un indice de l'intelligence humaine. Bien entendu, les nez aplatis étaient le signe d'infirmités graves. Bref, c'était d'un tel délire que tout accusait les Africains. De plus le polygénisme triomphe, non seulement en science, mais en littérature. Monogénistes et polygénistes étaient d'accord sur l'essentiel : l'infériorité des Noirs. A l'infériorité physique est associée l'infériorité culturelle. Courtet de l'Isle en était persuadé : « Plus le type d'une race est beau, plus la civilisation de cette race est avancée; plus le type est laid, plus la civilisation est imparfaite ». On rejetait ainsi toute civilisation venant des Africains. Et pour mettre davantage en relief leur infériorité, on les comparait à des enfants ou on prétendait qu'ils appartenaient au monde animal comme on a vu qu'on le faisait au XVIIIe siècle. Cuvier, le naturaliste, provoque une fascination morbide en décrivant les traits simiesques d'une femme hottentote. On établit un rapport entre le prognathisme des Noirs et le museau des animaux. Certains romans de l'époque comme le « Roman d'un spahi » de P. Loti confortent cette vision. Les rapports sexuels entre Noirs et Blancs sont tabous. Certains romans qui s'y risquent (Hugo, Dumas) font intervenir des « Nègres blancs » pour toucher des femmes blanches; sinon ces mêmes nègres dans d'autres romans meurent carrément comme c'est le cas chez Balzac, chez Anicet Bourgeois... La plupart de ces romans traitaient toujours le problème des rapports sexuels entre un Noir et une Blanche. L'inverse, pourtant plus conforme à la réalité, était exceptionnel. Ce fut le cas d'« Ourika » et de « Marie ou l'esclavage aux Etats-Unis » (1835). Dans les deux cas de toute façon, les deux héroïnes ont un destin funeste.

Par ailleurs, pour parachever l'image bestiale des Africains, il y eut l'histoire des sacrifices humains du Dahomey, alors que personne n'en avait vraiment été témoin.

Le XIXe siècle montre bien qu'il n'existe pas de rapport nécessaire entre racisme et impérialisme. Le racisme a été « le résultat inévitable de la montée des sciences biologiques qui voulaient expliquer en leurs propres termes tous les phénomènes humains, différences raciales incluses. » C'est d'autant plus vrai que quand le colonialisme triomphe [PAGE 99] au XIXe siècle, certains esprits racistes s'opposaient à la conquête des Africains. Cependant, certains esprits de gauche (comme Hugo et même Schoelcher) voyaient dans la colonisation un véhicule de la civilisation à l'intérieur de l'Afrique. Le thème impérialiste se répandra même dans une certaine littérature (notamment avec J. Verne dans « Cinq semaines en ballon »). Les missionnaires, bien entendu, ne manqueront pas d'apporter leur touche à l'édification de l'Empire colonial. Par conséquent, Cohen peut dire :

    « La domination du continent noir par les Blancs était aux yeux de ces derniers la conséquence naturelle de la prétendue inégalité qui existait entre les Africains et les Européens. »

Après avoir fait ce parcours de trois siècles, W.B. Cohen fait une incursion dans le XXe siècle et remarque que les préjugés à l'endroit des Africains ont la vie dure, malgré un léger prestige de l'Afrique juste après la première guerre mondiale avec la « reconnaissance » de l'art dit nègre, du jazz, et la revendication de la « négritude » dans les années 40. Les Français continuaient toujours à nier leur racisme jusqu'au jour où une loi mit fin à leur naïveté feinte.

    « Une loi déclarant illégale toute discrimination raciale lut finalement adoptée en 1972. Ce n'est plus maintenant un secret : les Français, eux aussi, peuvent faire preuve de racisme. Le remède préconisé peut cependant surprendre. C'est en réduisant le flot d'immigrants noirs sur son territoire que la France espère prévenir toute possibilité de manifestations de racisme. La France, en accord avec les pays africains, a donc limité le nombre d'immigrants noirs, mais, en même temps, elle a permis à un nombre élevé d'ouvriers portugais et espagnols, de venir travailler sur son territoire. Pour l'Express, journal libéral français, cette politique représente peut-être une « bonne prévention contre le racisme » mais aussi un « abandon de la tradition nationale d'hospitalité sans discrimination ». Il est fort ironique que la meilleure mesure que l'on puisse prendre contre [PAGE 100] la discrimination raciale soit une discrimination encore plus poussée. » (pp. 401-402)

Et, pour finir, William B. Cohen, dans une sorte de prophétie généreuse, encourage les Français à aller plus avant dans leur lucidité :

    « La prise de conscience par les Français de leur propre racisme, prise de conscience qui eut lieu dans les années 1970, est dans l'ensemble saine. Elle les conduira peut-être à porter un regard neuf sur le rôle joué par les Noirs dans la pensée française au cours des siècles passés. Si l'on veut dépasser son héritage, quelque sombre qu'il soit, il faut d'abord apprendre à le connaître. Mais l'on ne doit pas oublier, alors qu'on s'attelle à cette tâche, que le passé ne renferme pas en soi la condamnation de l'avenir. » (p. 404)

Tel est en gros le propos énorme de ce livre important de William B. Cohen. J'ai essayé de suivre le plus fidèlement possible le préjugé racial à l'encontre des Noirs tel qu'il le retrace au risque parfois de le paraphraser. Mais c'était pour donner l'envie de le lire, car il faut lire ce livre et en parler abondamment. La lecture n'en est pas aisée, non pas parce que c'est un livre savant : scientifique dans l'intention et rigoureux dans la démarche ! Non! C'est le propos du livre qui est violent en lui-même, d'une violence d'autant plus insupportable qu'elle est injuste et bête, c'est-à-dire profondément irrationnelle. Et il faut remercier Cohen d'avoir osé aborder ce problème de front, c'est-à-dire la spécificité du racisme anti-noir. Et pour la première fois dans un ouvrage au propos pourtant agressif à l'endroit des Noirs, quelqu'un en parle en leur restituant leur dignité à la manière de celui qui aurait lui-même connu l'humiliation. Et il importe peu ici de savoir si Cohen est Noir ou Blanc. La liberté exige aussi qu'une voix, quelle qu'elle soit, s'élève pour dénoncer une attitude d'oppression! Et comme le racisme est avant toute une attitude irrationnelle, le dénoncer en poussant un simple cri ému n'eût pas suffi. Il fallait démonter méthodiquement le mécanisme conduisant à conforter l'attitude profondément irrationnelle [PAGE 101] qu'est le préjugé racial contre les Noirs. C'est ce qu'a semblé ignorer l'article du Monde déjà cité plus haut. Son auteur, Emmanuel Todd, donne surtout l'impression de n'avoir pas lu W.B. Cohen. Son article peut se résumer en trois points :

1. La France ne mérite pas un jugement aussi sévère car il n'existe pas de société sans racisme.

2. Cohen simplifie en prétendant que le racisme dans la seconde moitié du XIXe siècle était basé sur la morphologie

3. Cohen cite des savants racistes et ignore les savants anti-racistes.

Sur le premier point, on sent déjà l'auteur gêné que l'on parle du racisme français, ce qui est une manière de reconnaître que ce racisme existe bel et bien. Et Cohen n'a fait rien d'autre que de décrire la spécificité d'un type de racisme français : le racisme anti-noir. Il n'est même pas besoin de s'étendre sur ce premier point. Sur le second, on reste ébahi. Voyons d'abord ce qu'il dit à ce sujet :

    « Le « nouveau » racisme, qui mènera l'Europe au gouffre, est beaucoup plus ambitieux. Il s'intéresse peu aux caractères morphologiques. Dans sa forme la plus développée, il veut prouver l'existence de races invisibles à l'œil nu démontrer par exemple que les Français, les Slaves, les Juifs sont très différents des Allemands du point de vue ethnique. Ce racisme-là s'attaque à l'ineffable, à l'inexistant. »[13]

L'explication est bizarre. D'abord l'ethnicité concerne une même race, blanche ici en l'occurrence. Ensuite l'ineffable, l'inexistant ne sont pas des concepts scientifiques. La science ne peut parler que de ce qui est mesurable. C'est en mesurant ce que Todd croit ineffable qu'on en arrive à la biologie. C'est du racisme biologique que parle Cohen en ce qui concerne la seconde moitié du XIXe siècle. Et puis, au risque de se répéter, Cohen parle plus spécifiquement du racisme anti-noir dans lequel le concept d'ethnicité ne joue aucun rôle. Emmanuel Todd a lu un autre livre à la place de celui de W.B. Cohen.

Le troisième point laisse tout aussi pantois. D'abord les savants anti-racistes, il y en a peu. Et puis sociologiquement, ils étaient marginaux. De ce fait, ils n'avaient aucune influence. [PAGE 102] Et Cohen le dit et le démontre fort bien. Alors on se demande de quoi le critique parle. Quand il dit surprendre Cohen en « flagrant délire historique », on voit bien qui est le plus délirant des deux. De toute façon, un article documenté et compétent, paru peu avant la sortie du livre de Cohen, va nettement dans le sens de ce dernier.[14] D'ailleurs je parlerai plus loin de la revue où a été publié l'article. Il y est question des personnages que cite justement Cohen : Camper, Gall, etc... Mais surtout Cohen parle des institutions scientifiques comme la Société d'anthropologie qui avaient adopté les théories racistes. Et ça Todd n'a pas l'air de l'avoir vu. En réalité, ce que cache l'article du critique du « Monde », c'est la torpeur dont je parlais au début de ce texte, la torpeur de voir dévoiler quelque chose de profondément inconscient. Aussi, est-ce la raison pour laquelle, notre critique semble être passé à côté du problème spécifique du racisme français anti-noir.

D'ailleurs Emmanuel Todd a quelques problèmes avec l'anthropologie et avec tout ce qui est « primitif ». A propos d'un ouvrage sur les mythologies[15], il exaltait les Grecs et renvoyait les Gaulois, Bantu et les autres à leurs « dieux locaux et minables », à leur primitivité, en somme. Seule avait droit de cité la mythologie grecque et l'on va voir pourquoi : « Dominée par la logique – qu'on cherche un dieu de la raison chez les Gaulois, bataks ou bantous d'hier et d'aujourd'hui! – la mythologie grecque accouche de mythes universels, repris, dans le cas d'Œdipe, par les sciences humaines des XIXe et XXe siècles. » Un peu plus tard, il faisait une sorte d'inventaire de l'anthropologie où il constatait que l'anthropologie se confondait avec l'histoire, sous entendu, en faisant des généralisations abusives, l'anthropologie confond les sociétés « primitives » et les sociétés « évoluées ». Autrement dit, il n'y a pas de raison chez les primitifs alors qu'il y en a chez les « évolués ». C'est exactement ce type de raisonnement qu'analyse Cohen dans son ouvrage. On comprend pourquoi Emmanuel Todd y est resté sourd. [PAGE 103]

Autre réfutation du livre de Cohen : celle d'Emmanuel Leroy Ladurie, éminent historien s'il en est. Sur le thème « Psychologies et Psychopathologies du racisme », la L.I.C.R.A. (Ligue Internationale contre le Racisme et l'Antisémitisme), organisait le 20 mars dernier, un colloque dans le 7e arrondissement à l'occasion de la journée internationale contre la discrimination raciale. Outre l'historien en question, il y avait d'autres personnalités dont Gaston Monnerville, qui aurait mieux fait de rester couché sous les lambris dorés du Conseil Constitutionnel. Il nous aurait évité une bourde incroyable et qui laissa la salle de glace. Un intervenant sénégalais ayant remis en cause la croyance en l'éducation pour extirper le racisme, du fait que justement pour Jules Ferry, initiateur de l'instruction publique et laïque, les Africains étaient des barbares à qui il fallait apporter la civilisation, ne voilà-t-il pas que le distingué membre du Conseil Constitutionnel s'écrie que Jules Ferry avait raison parce que la colonisation n'avait pas si mal réussi. La salle s'était tue. Comme quelqu'un s'étonnait du silence, un autre lui souffla, en faisant allusion à ce que Monnerville venait de dire : « il vient de dire une connerie ». C'est ce que tout le monde pensait. Et comme on avait envie de l'étrangler ! Pour en revenir à l'éminent historien, il avait choisi comme thème de son intervention les rapports entre nationalisme et racisme. Il vint à parler de Cohen, de façon brève mais précise : il trouvait son livre vulgaire, parce qu'il s'en prenait à Voltaire, le Voltaire national, celui qui avait tant lutté contre l'intolérance. Il aurait été intéressant de l'entendre préciser en quoi consistait la vulgarité du livre de Cohen. Mais je n'avais pas encore lu le livre et je ne pus donc pas poser la question. Apparemment personne dans la salle n'avait lu le livre ni ne savait qui était Cohen. Le livre lu, on se demande où se trouve la « vulgarité ». Tout le monde sait que Voltaire avait eu des accointances avec les sociétés esclavagistes, mais Cohen montre qu'il était beaucoup plus franchement raciste. C'est peut-être cela que ne pouvait pas avaler l'éminent historien. De toute façon, le racisme de Voltaire ne s'est pas exercé à l'encontre des Noirs uniquement, mais également à l'encontre des Juifs. Ce qu'il en dit dans l'« Essai sur les mœurs » est sans ambiguïté : « On regardait les Juifs du même œil que nous voyons les Nègres comme une espèce d'hommes inférieurs ».[16] [PAGE 104] Le savoir et le dire, c'est simplement constater que les soi-disant grands esprits ne sont pas à l'abri des préjugés, ce en quoi, en fin de compte, ils ressemblent à tout le monde. En fait, l'étude de Cohen est dérangeante. Elle dérange non seulement les Français mais nous dérange aussi nous Africains. On vit encore sur ces concepts forgés au XIXe siècle. Et certains des nôtres les ont assimilés au point de voir les Africains avec les yeux des Français. Déjà en ce qui concerne les Français, on s'est aperçu, dans la première moitié du XIXe siècle, que la couleur noire continuait toujours de faire problème. Dans l'expression « art nègre » (1916), nègre voulait dire « primitif ». Et c'est cette soi-disant « primitivité » qui avait intéressé les artistes français. Pour les Français, ça n'était pas un art provenant d'une conscience d'artiste et donc produit d'un être humain. Au contraire, c'était comme quelque chose qui leur avait échappé, quelque chose d'incontrôlé. La période coloniale a vu certains ouvrages passer pour anticolonialistes. L'ouvrage de Gide « Voyage au Congo », déjà mentionné plus haut, est un des plus connus. C'était un livre anti-colonialiste. On en convient. Et l'une des réflexions de Gide (« Moins le Blanc est intelligent, plus le Noir lui paraît bête ») mettait bien le doigt sur l'aspect irrationnel du racisme. Mais à lire attentivement le livre, il apparaît davantage comme un constat d'injustice que comme la prise en compte de la valeur intrinsèque des Africains. En fin de compte, Gide n'était pas moins dépourvu des préjugés que ses compatriotes vis-à-vis des Africains. Et ça on oublie souvent de le dire.

Les questions qu'on se posait au XIXe siècle pour savoir si le Noir était un enfant ou un animal trouveront une réponse au XXe siècle grâce à un scientifique juif (Lévy-Bruhl) qui décidera que le Noir était un enfant parce qu'il avait une « mentalité primitive », c'est-à-dire une mentalité pré-logique. Cependant, pris de remords ou devenant plus intelligent, il notera dans ses « Carnets » que l'esprit humain est le même partout. On trouvera l'Afrique « ambiguë », puis « fantôme ». En 1947, dans le Premier numéro de « Présence Africaine », [PAGE 105] quelqu'un[17] éprouvera le besoin de prouver l'humanité du Noir en établissant une identité entre deux termes qui paraissaient jusque-là irréconciliables : « Le Noir est un homme ». Mais c'était encore trop tôt parce que deux ans plus tard (1949), Sartre retournait, lui, au XIXe siècle, en voyant dans le Noir un être proche de la nature, même s'il a voulu dépasser cette vision primaire et pas tout à fait exacte. Des gens comme Césaire et Senghor ont accepté une problématique fausse pour laquelle il nous faudra combattre longtemps avant de nous en débarrasser totalement. De Senghor, on ne se méfie jamais assez. Pourtant il est plus dangereux qu'on ne le pense. Témoin ces propos qu'il a confiés à une journaliste[18] : « Nous sommes à la limite des Blancs et des Noirs, voilà la réalité sénégalaise. Et je suis plus à mon aise chez les Berbères que chez les Bantu, où je ne suis pas dans mon univers... Je me sens plus près des Arabes et des Juifs que de certaines cultures noires. » C'est dit clairement et sans bavures. On tique, mais ensuite, en y réfléchissant, on comprend beaucoup de choses. Et Catherine Clément parlera de lui comme d'« un président noir ». Non pas africain, non pas sénégalais, mais noir. Et l'on comprend que le Noir fait problème.

C'est de cette fausse identité dont il nous faut sortir, nous, Africains. Ensuite nous avons des problèmes avec nos frères de la diaspora et ces problèmes nous viennent du regard blanc sur nous-mêmes. Entre les Antillais et nous, il y a l'esclavage. Les Antillais nous regardent avec les yeux des Français. Entre les Afro-Américains et nous, il y a également l'esclavage et les Noirs américains nous regardent avec les yeux des Blancs américains. Par exemple, l'expression « noirs américains » n'est pas gratuite. Dit-on Blancs américains ? On dira qu'on éprouve le besoin de distinguer les Noirs américains des Noirs africains! Mais pourquoi ne parle-t-on pas des Blancs américains ? On expliquera qu'il s'agit d'une minorité et que l'Amérique en compte plusieurs : on parle tout aussi bien des juifs américains! Ratiocinations que tout cela! En fait, l'expression « noirs américains » est née d'un souci de distinguer les Africains d'Amérique et [PAGE 106] les Africains d'Afrique.[19] C'est pour les premiers un signe d'assimilation à la société blanche : en clair ça veut dire qu'ils ont coupé tout lien avec les sociétés « primitives » des Africains d'Afrique. C'est ce qui explique que, quand les Africains d'Amérique veulent retrouver leurs « racines », ils évoquent une Afrique mythique. Ils ont fini par faire leurs les préjugés racistes de l'Amérique blanche; ils ont adopté leur regard en se tournant vers l'Afrique .[20] Leur obsession amnésique vis-à-vis de l'Afrique était telle que les Blancs avaient décidé qu'ils n'avaient pas de culture jusqu'au jour où un autre Blanc vint leur rappeler qu'ils avaient une culture et que celle-ci leur venait d'Afrique.[21] Certains Noirs se sont vraiment remis en question et sont devenus moins aliénés notamment dans les années 60. Mais on se demande dans quelle mesure cette prise de conscience continue d'exister quand, il y a moins de deux ans, lors d'un festival du cinéma noir indépendant, certains continuent encore à croire à une Afrique mythique. La culture africaine est commune à toutes les communautés africaines de la diaspora, même si ces communautés la vivent différemment. La différence est perçue superficiellement et surtout elle est le fait d'une culture occidentale qui se considère comme « normale » et infériorise toutes les autres cultures.

C'est de tout ça que l'on prend notamment conscience à la lecture du livre de Cohen. C'est dire qu'il nous permet d'aller plus loin que lui et de scruter nos contradictions superficielles. Les problèmes abordés par Cohen continuent d'être d'actualité. Son ouvrage se clôt sur l'immigration. C'était en 1972. Dix ans plus tard, en 1982, l'immigration est toujours à l'ordre du jour dans une France dite socialiste! La régularisation des sans-papiers signifiait exactement l'arrêt du flux migratoire d'un type d'étrangers en France. Un article récent du « Monde » a bien posé le problème[22] :

    « Depuis le mois de juillet 1981, les équipes de la Police de l'air et des frontières (PAF) ont ordre de renforcer leurs contrôles et de multiplier les refoulements [PAGE 107] des « primo-arrivants » Africains ou Asiatiques, qui tentent de passer en France dans l'espoir d'y trouver un emploi. Par une circulaire du 5 août, le Ministre de l'Intérieur et de la Décentralisation, M. Gaston Deferre, a mis le feu aux poudres en informant les préfets de « l'impossibilité dans laquelle se trouve notre pays, compte tenu de la situation de l'emploi, d'accueillir de nouveaux travailleurs étrangers ». »

Il prévoit qu'à l'avenir des pièces justificatives plus nombreuses seront demandées à ceux qui se présenteront aux frontières. Plus loin, l'auteur de l'article poursuit :

    « Les adversaires de cette mesure dénoncent, d'abord, son « caractère raciste » : on voit mal les douaniers demander aux touristes américains ou japonais, une lettre d'invitation en bonne et due forme, signée en trois exemplaires. La décision, c'est implicite, ne peut donc s'appliquer qu'aux ressortissants de pays maghrébins ou africains. »

Et l'auteur de l'article poursuit encore : « La vision socialiste des immigrés se réduirait à celle du « chauvin-frileux-type » travailleur étranger égalant « clandestin violent, marginal perturbateur d'ordre », comme l'explique l'animateur d'une association d'entraide ».

On ne pourrait mieux expliquer une forme de paranoïa collective caractéristique du racisme. Cette paranoïa collective contre un groupe ou des groupes d'étrangers est en train de devenir en Europe une nouvelle forme de racisme. Certains spécialistes de la question, tels Léon Poliakov, en sont bien conscients :

    « Au temps du colonialisme triomphant, les « hommes de couleur » pour méprisante que soit l'opinion même éclairée à leur égard, ne constituent en aucune manière un problème social. Car ils ne résident qu'exceptionnellement en Europe, tandis que de nos jours, où les églises, l'enseignement et la quasi unanimité des gouvernements rivalisent d'ardeur pour stigmatiser le racisme, les Africains ou les Asiatiques, devenus des « travailleurs étrangers », polarisent sélectivement les terreurs et les haines : ils semblent même en voie de devenir, sur le fond du chômage partout croissant, les boucs-émissaires électifs de la vieille Europe... »[23]

L'immigration pose de tels problèmes que, dans l'article du « Monde » dont il était question plus haut, [PAGE 108] il s'avérait que les dirigeants socialistes en venaient à envisager la possibilité d'une « France métissée ». Mais ça n'est pas encore demain la veille. Au point de vue scientifique, les savants du XXe, siècle sont moins imbéciles que leurs collègues du siècle précédent parce qu'ils ont pris conscience que la science pouvait devenir une idéologie et servir de caution à des thèses fausses consécutives à des hypothèses incontrôlables. C'est, poussés par cette nécessité, qu'un certain nombre d'entre eux (François Jacob, Prix Nobel, Jean Bernard, Léon Poliakov, Albert Jacquard) sont à l'origine d'une revue, (déjà mentionnée plus haut), le Genre Humain[24], dont le but essentiel est de traquer les fausses évidences. C'est le sens qu'en donne Maurice Olender, rédacteur de la revue, dans le premier numéro intitulé significativement : « La science face au racisme : Traquer les préjugés où ils sont, même et surtout lorsqu'ils se manifestent « au nom de la Science ».» Répondant d'avance à la question de savoir pourquoi les scientifiques se préoccupent de traquer ces préjugés, pourquoi ils s'inquiètent, il fait une remarque où apparaît indirectement l'importance du travail de Cohen :

    « Parce que l'oubli est tenace. Et fragile la mémoire qui couve sous les cendres d'une histoire encore toute proche. Parce que l'on voit de toutes parts ressurgir un scientisme né au XIXe siècle, et reprendre vigueur une mode, voire un fétichisme que l'on pourrait croire révolus depuis qu'en plein XXe siècle furent révélées les conséquences apocalyptiques du programme nazi, qui se paraît lui aussi, des masques de la « science ». »

On retrouve dans la revue parmi les scientifiques du XIXe siècle, des noms rencontrés chez Cohen et dont il démonte l'appareillage raciste comme Broca, et même Marx qui, de la forme du crâne de Lasalle, déduisait son ascendance « nègre ». On retrouve la craniologie ou la phrénologie; un texte subtil sur les ambiguïtés de la différence. Surtout, on trouve sous la plume des scientifiques eux-mêmes la réfutation des théories néo-génétiques comme la socio-biologie qui, aux Etats-Unis, croit en l'inégalité raciale. Le concept même de « race » pour François Jacob est non opératoire. Chaque individu étant unique, [PAGE 109] les individus ne peuvent en aucun cas être génétiquement hiérarchisés, alors qu'Albert Jacquard démonte méthodiquement les présupposés de l'« idéologie génétique ». Il a d'ailleurs rassemblé ses réflexions dans un petit livre (petit quant au volume et non quant à la qualité) tonique, intitulé : « Eloge de la différence »[25], où il dit notamment ceci, qui mérite d'être médité :

    « La leçon première de la génétique est que les individus tous différents ne peuvent être classés, évalués, ordonnés : la définition de « races » utile pour certaines recherches, ne peut être qu'arbitraire et imprécise; l'interrogation sur le « moins bon » et le « meilleur » est sans réponse; la qualité spécifique de l'homme, l'intelligence, dont il est si fier, échappe pour l'essentiel à nos techniques d'analyse; les tentatives poussées d'« amélioration » biologique de l'homme ont été parfois, simplement ridicules, le plus souvent criminelles à l'égard des individus, dévastatrices pour le groupe. » (p. 207)

Il faudrait constamment se répéter une telle leçon. Et, poursuivant sa réflexion dans la deuxième livraison de la revue[26], il voit dans l'uni-dimensionnalité, la condition préalable de toute hiérarchie. avec notamment l'obsession de la mesure, du nombre, du chiffre. Hiérarchiser les « races » (au XIXe ou XXe siècle), c'est justement croire que l'ensemble des qualités de ces « races » peut se caractériser par une mesure donnée par un seul nombre. On est confronté là, dit Albert Jacquard, au « risque de trouver normal de mettre en face des choses un chiffre unique. »

Il conclut par une évidence aux allures de truisme :

    « Il n'est pas inutile de rappeler qu'un nombre n'est pas plus une description d'un objet qu'un nombre de pages n'est le résumé d'un livre ».

C'est cette évidence si banale qui provoque tant de confusion dans la tête de nombreux esprits.

Il fallait donc saluer comme il convenait l'existence de ce travail important entrepris par des scientifiques, [PAGE 110] même si on peut regretter au passage que la plupart des études parues à ce jour font la part un peu trop belle au racisme antisémite et pas assez au racisme anti-noir, alors que Léon Poliakov, l'un des grands spécialistes de l'antisémitisme, est tenté de parler à ce propos de « judéophobie » plutôt que de racisme.[27] Mais il n'est pas question de leur intenter un quelconque procès. Après tout c'est à nous qu'il appartient de faire progresser des études sur le racisme anti-noir en commençant d'abord par en faire notre affaire! Et Cohen nous donne l'occasion d'aller encore plus loin.

Justement, l'un des reproches que je ferai à W.B. Cohen c'est de n'avoir pas élargi sa réflexion en étudiant le préjugé racial contre les Noirs. C'est comme s'il s'était arrêté en chemin. Le préjugé raciste qu'il a décrit est un cas d'injustice ayant entraîné un type précis d'oppression des Noirs. Et en même temps l'on s'aperçoit que ce préjugé est ancien et existe encore de nos jours. Que même avant tout contact avec les Noirs il était déjà là. Il y a quelque chose qui n'a plus rien à voir ni avec la science ni avec la raison. C'est quelque chose de profondément irrationnel. Ce qui étonne, en fin de compte, c'est moins la caution de la science que le fait que celle-ci constitue la garantie systématiquement recherchée pour continuer à croire à quelque chose qui sans cela mourrait de sa belle mort. On a là la description d'un processus, qui, engagé sur les chemins d'une fausse rationnalité, se détourne et embrasse une pure idéologie. Le racisme est irrationnel. Sartre dit quelque part que, si les gens dits intelligents succombent à la tentation raciste, c'est qu'ils ont la conviction que la pensée est un caillou. Autrement dit leur conduite antiraciste est rationnelle et, au moment de la tentation raciste, ils espèrent que celle-là fera taire celle-ci. C'est être optimiste et oublier que souvent la conduite rationnelle se laisse déborder par la passion. On a vu qu'au XVIIIe siècle, des gens qu'on pouvait croire intelligents comme Voltaire étaient parmi les plus racistes. C'est là que le racisme fait intervenir beaucoup d'autres facteurs, notamment l'appartenance à une nation à une communauté ou tout simplement le besoin de dominer. Et ce besoin peut s'éprouver comme une jouissance. [PAGE 111] C'est peut-être pour cela que, dans une société, quelle qu'elle soit, lorsqu'il y a crise, on désigne toujours un bouc-émissaire. De cette façon, on apaise en soi l'inquiétude née d'un désordre mal localisé. Et l'on retrouve une certaine harmonie qui favorise la jouissance. A cela, il faut ajouter une chose : c'est que l'égalité fait peur. C'est une notion juridique que l'on confond avec une réalité génétique. Elle a été inventée justement parce que génétiquement, on était inégaux. Chaque individu est différent d'un autre, au sens où l'entend F. Jacob. Et justement, la différence, au sens où l'entend Albert Jacquard, et qui fait notre richesse, est perçue comme inégalitaire. Notre inégalité génétique nous a fait rechercher une égalité devant la loi. Il faut se prémunir contre les « socio-biologistes » à la petite semaine et autres tenants de la « nouvelle droite » qui se saisissent de la différence pour revenir au « racisme biologique » du XIXe siècle. C'est cette façon d'agir qui est à l'origine de la hiérarchisation sociale, laquelle hiérarchisation conduit au racisme tel que le définit Colette Guillaumin[28] : « C'est la façon dont l'élément dominant d'une société, se considérant comme « normal », appréhende les catégories intériorisées agrave; partir du moment (le XIXe siècle) où, en Europe, les particularités de ces catégories, supposées ou réelles, sont attribuées à des facteurs biologiques. »

L'institution de la « norme » a fait que la différence soit perçue comme inégalitaire parce que la société civile a encore du mal à concevoir pour tous une égalité devant la loi. Pourtant, C'est la simple égalité juridique qui devrait être comme la chose la plus communément admise, comme le bon sens, à ce qu'on dit. De ce point de vue, l'égalité est confondue avec l'identité, alors que la hantise de celle-ci n'est que la conformité à une « norme ». Mais ces réflexions que je me suis permises pour constater un manque dans ouvrage de Cohen n'enlèvent absolument rien à l'immense considération que je lui témoigne.

Après tout, il a voulu écrire un livre d'histoire et non pas un livre de philosophie historique. Ce livre, fort, énorme, existe et existe bien. [PAGE 112] Il nous interpelle en nous fournissant un document de base nous incitant à aller plus loin dans la recherche de toute trace d'écrit ou de parole qui viendrait ternir notre dignité d'être simplement des êtres humains, comme n'importe qui !

Th. MPOYI-BUATU
Avril 1982


[1] Cf. Emmanuel Todd : Le Monde du 19 février 1982.

[2] Le Monde diplomatique, no 337, avril 1982.

[3] Le débat, no 4, septembre 1980.

[4] Cf. Le racisme de L. Poliakov (Seghers).

[5] in Black in Antiquity, cité par Cohen.

[6] D'ailleurs ce mythe a la vie dure. Même des non-européens continuent d'associer Africain et animal. Je me permets de renvoyer à mon texte sur V.S. Naipaul (Peuples Noirs, Peuples Africains, no 26).

[7] Cohen fait allusion à un article qui affirmait le contraire.

[8] Cf. Simone Delesalle et Lucette Valensi : « Le mot « nègre » dans les dictionnaires français de l'Ancien Régime », Histoire et lexicographie, Langue Française, no 15, cité par W. B. Cohen.

[9] citée par Cohen.

[10] in « Abolition de l'esclavage » cité par Cohen.

[11] Remarque tout à fait personnelle !

[12] P. Broca, Anthropologie, Dict. encyclopédique des Sciences, citée par Cohen.

[13] cf. « Les Français sont-ils racistes » in Le Monde, op. cit.

[14] « Aux beaux temps de la craniologie » par Nadine Fresco in Le genre humain 1, Fayard.

[15] « Vivent les Grecs » in Le Monde du 20 novembre 1982.

[16] Cf. L. Poliakov : Histoire de l'antisémitisme (Calmann-Lévy) (Tome III « de Voltaire à Wagner »).

[17] Georges Balandier.

[18] Catherine Clément in Le Matin du 7 février 1980.

[19] Je suis en train d'analyser plus méthodiquement ce problème dans un essai, actuellement.

[20] cf. Racines, livre et feuilleton.

[21] M.S. Herskovitz : L'héritage du Noir (Présence Africaine).

[22] « L'immigration entre la générosité et le réalisme » in «Le Monde»du 12 avril 1982.

[23] « Les Sémites et Sauvages » in Le Genre Humain no 2, p. 95.

[24] Revue du « Groupe d'étude d'histoire du racisme » publiée sous la direction d'A. Jacquard, en Col. Guillaumin et de Léon Poliakov.

[25] Points, Seuil, 1978.

[26] Le Genre Humain 2 : « Penser, Classer » (Fayard, fév. 82).

[27] « Les Sémites et les Sauvages », op. cit.

[28] Citée par M. Rodinson in « Le racisme, mythes, sciences, Hommage à L. Poliakov » Collectif p. 329 (Ed. Complexe, Bruxelles, 1981).