© Peuples Noirs Peuples Africains no. 27 (1982) 21-28



FRANÇOIS MITTERRAND
OU LE NATIONAL-TIERS-MONDISME

Mongo BETI

Publié une première fois dans « Tumulte » (numéro de décembre 1961), pour commenter la conférence franco-africaine qui venait d'avoir lieu à Paris, le texte qu'on va lire nous semble pouvoir aussi servir de leçon au récent voyage de M. François Mitterrand au Niger, en Côte d'Ivoire et au Sénégal – en attendant ceux qui ne manqueront pas de le conduire un jour au Gabon, au Cameroun, au Togo, au Zaïre.

Rappelons, que le Niger est dirigé par un militaire putschiste, un certain colonel Kountché, qui n'est pas connu pour un adorateur des droits de l'homme, expression qui, Dieu merci ! n'a aucun sens en Afrique; qu'en Côte-d'Ivoire le vieil autocrate mégalomane Houphouët-Boigny vient de prendre prétexte d'une grève des enseignants ivoiriens pour exercer contre certains d'entre eux des représailles particulièrement brutales avant de dissoudre leur syndicat ainsi que d'autres organisations démocratiques. Quant au Sénégal, le président Abdou Diouf n'a pas hésité récemment à agresser la Gambie, son minuscule voisin, avant de l'annexer purement et simplement. Agression que Paris se garda bien de condamner, contrairement à ce qui s'est passé quand l'Argentine [PAGE 22] a tenté d'annexer les Malouines, mais que, dit-on, il facilita très discrètement.

Heureusement que la France de M. F. Mitterrand devait parler aux peuples de l'univers le langage qu'ils attendent d'elle. Que serait-ce si elle leur parlait un autre langage ?

*
*  *

Le double langage tiers-mondiste fut la spécialité de la presse française « de gauche » dès l'instauration de la Ve République; l'étrange climat de confusion intellectuelle créé par le triomphe de la prétendue décolonisation gaullienne en Afrique semblait alors autoriser tous les délires. Au fil des ans, les militants et les intellectuels africains, dévoreurs obligés des journaux français « de gauche », s'habituèrent à cette névrose, persuadés à tort que, reflet d'une fragile convalescence succédant au traumatisme algérien, elle ne tirait pas à conséquence.

Certes, en 1970, quelques semaines seulement après les procès de Burgos et de Léningrad au cours desquels la France et la francophonie avaient été assourdies par les rugissements de colère du Monde et du Nouvel-Obs, les progressistes camerounais, venus leur exposer naïvement que l'affaire Ouandié-Ndongmo appelait les mêmes imprécations, avaient été éconduits par ces champions de la liberté des Blancs. Pourtant, au Cameroun tout comme dans l'URSS mal déstalinisée ou dans l'Espagne de Franco, un système tyrannique qui déniait tous les droits à l'opposition avait entrepris de l'exterminer. Mais nous trouvâmes dans ce chaleureux accueil davantage une occasion de nous instruire que de nous inquiéter.

C'était négliger l'impact, à la longue décisif, d'un discours d'une hypocrisie répétitive sur une opinion nationale traditionnellement cocardière, donc déjà dressée à acquiescer avec indulgence aux manigances de domination coloniale de ses dirigeants. Je l'éprouvai personnellement et à mes dépens quelque cinq ans plus tard, comme militant de la section française d'Amnesty International à laquelle rien de ce qui est latino-américain ou est-européen n'est étranger ni indifférent. Pourtant, jusqu'au massacre d'écoliers centrafricains par la soldatesque de Bokassa, jamais les victimes des dictatures francophones n'y étaient évoquées.

Intrigué par cette abstention systématique, dont s'étonnaient d'ailleurs aussi d'autres militants, je procédai en 1977 [PAGE 23] à une modeste enquête qui me révéla que Mme Marie-José Protais, alors présidente de l'AISF, était également rédacteur en chef d'Actuel-Développement, un magazine de propagande du ministère de la Coopération du temps où M. Gallet y régnait. M. Gallet allait se rendre célèbre plus tard en qualifiant précisément de « pseudo-événement » le massacre des écoliers centrafricains.

Il me sembla que cette position de sa présidente pouvait expliquer la complaisance de l'Organisation à l'égard des dictateurs sévissant dans la chasse gardée africaine de Paris. Je tentai donc, aidé par un groupe d'adhérents, de faire partager ce point de vue aux militants de la section française. Mais, au mépris des principes élémentaires d'équité qu'Ammesty international s'efforce justement d'imposer aux régimes tyranniques à travers le monde, je fus exclu de l'organisation humanitaire, avec l'assentiment de la majorité des adhérents, dont on disait qu'ils avaient une sensibilité « socialiste ». Le double langage tiers-mondiste avait conquis les rangs de la majorité silencieuse, devenant du même coup une composante de l'idéologie dominante de gauche, en passe de devenir majoritaire dans le complexe franco-francophone.

FRANÇOIS MITTERRAND, DOCTEUR JEKYLL EN AMERIQUE LATINE...

On a parfois ironisé en affirmant qu'avec François Mitterrand c'étaient Le Monde et le Nouvel Observateur qui étaient entrés à l'Elysée. En vérité, c'est là à peine une boutade, au moins en ce qui concerne le discours tiers-mondiste. Avec le président de gauche, le double langage tiers-mondiste qui, jusque-là, pouvait faire sourire, est devenu tragiquement caricatural.

Démesurément dilaté par les media d'Etat et les feux de la scène où se joue la farce du pouvoir, le voici mettant à nu ses ficelles, discréditant et déshonorant définitivement non pas tant des politiciens bourgeois, dont le destin nous importe très peu à vrai dire, que le concept même de socialisme, cher à tous les révolutionnaires, noirs et blancs. Eût-il été depuis toujours galvaudé par l'opportunisme, le mot continue à susciter une espérance [PAGE 24] dont personne n'a le droit de spolier les peuples du monde, et surtout les peuples déshérités.

A confronter les deux faces contradictoires que le Janus de l'Elysée, sur les tréteaux du tiers-mondisme, nous a successivement montrées en moins d'un mois, on ne sait s'il faut rire ou pleurer. Contentons-nous, faute de place, de citer ici quelques extraits du discours fameux prononcé par François Mitterrand à Mexico devant le monument de la Révolution et que Le Monde, connaisseur qualifié, apprécie comme « message d'espoir à tous les combattants de la liberté dans le monde et, en particulier, dans le monde américain ».

    « Appliquons à tous les mêmes règles, déclare François Mitterrand, le même droit : non-ingérence, libre détermination des peuples, solutions pacifiques des conflits, nouvel ordre international ( ... ) En droit international, la non-assistance aux peuples en danger n'est pas encore un délit. Mais c'est une faute morale et politique qui a déjà coûté trop de morts et trop de douleurs à trop de peuples abandonnés, ou qui se trouvent sur la carte, pour que nous acceptions à notre tour de la commettre ( ... ) A tous les combattants de la liberté, la France lance son message d'espoir. Elle adresse son salut aux femmes, aux hommes, aux enfants mêmes, oui, à ces enfants héros semblables à ceux qui, dans cette ville, sauvèrent jadis l'honneur de votre peuple, et qui tombent en ce moment même de par le monde pour un noble idéal. Salut aux humiliés, aux émigrés, aux exilés sur leur propre terre, qui veulent vivre et vivre libres ( ... ) Salut aux séquestrés, aux disparus et aux assassinés qui voulaient seulement vivre, et vivre libres. Salut aux prêtres brutalisés, aux syndicalistes emprisonnés, aux chômeurs qui vendent leur sang pour survivre ( ... ) A tous la France dit : « Courage! la liberté vaincra ! »

Bigre! Voilà des mots au cliquetis desquels des visions précises se sont levées dans l'esprit de tous les militants francophones noirs. Qui de nous, à propos des enfants héros, n'a songé aux petits martyrs sacrifiés sur l'autel du diamant par la folie du sinistre Bokassa ? Qui, à propos des émigrés, ne s'est souvenu de Vitry-sur-Seine ? des camps de concentration du Cameroun d'Ahidjo à propos des séquestrés ? de Mgr Ndongmo battu et torturé dans les geôles camerounaises à propos des prêtres brutalisés ? des paysans zaïrois [PAGE 25] à propos des exilés sur leur propre terre ?

Qui était donc cet archange au verbe assez flamboyant pour terrasser le dragon du capitalisme sur son propre continent ? Qui était ce nouveau chevalier à la triste figure, ce docteur Jekyll vêtu de probité rayonnante ». C'était un président français de gauche, le nouveau maître de l'Afrique dite francophone, dont il allait sans doute se révéler le troisième messie blanc après Jésus-Christ et Charles de Gaulle. Tremblez, Pinochets noirs, vous que Giscard d'Estaing aida et encouragea à tourmenter vos peuples, tremblez !

... ET MR HYDE EN AFRIQUE

Or que s'est-il passé à la conférence franco-africaine du début novembre à Paris ? Je n'ai jamais fait mystère de mon total scepticisme à l'égard des actuels dirigeants français. J'avais déjà dit à maintes reprises que François Mitterrand ne modifierait pas, n'en ayant pas les moyens, la politique de Paris à l'égard de l'Afrique francophone, pas plus en tout cas que le brave Jimmy Carter n'a pu modifier celle de Washington à l'égard de l'Amérique latine.

Mais combien de mes amis blancs et noirs s'attendaient sincèrement à voir François Mitterrand tourner la page d'une époque qui restera gravée dans la mémoire collective de nos populations comme un long cauchemar. Ils m'avaient souvent dit, exaltés par un suspense illusoire à mesure qu'approchait le jour fatidique : « Tu verras, tu verras ! Ils seront tous là, en effet : mais c'est comme dans un roman policier, quand, au dénouement, le détective réunit tous les suspects dans une pièce du château. Pour les fêter peut-être ? Non, bien sûr ! Pour leur flanquer à la figure leurs quatre vérités ! »

Or le détective a bel et bien fêté les assassins. Le président socialiste a fraternisé avec la plus belle brochette de Pinochets qui se soit jamais assemblée. Il a bien eu en face de lui les plus sinistres spécimens d'humanité que recèle aujourd'hui le continent noir, exception faite des croisés de l'apartheid. L'horreur n'a pourtant pas fait dresser ses cheveux, bien que son invité vedette, [PAGE 26] un certain Sese Seko Mobutu, n'eût rien à envier à la réputation de l'assassin d'Allende et tortionnaire des militants du M.I.R.

Le premier exploit par quoi Mobutu se signala comme le zélé serviteur de la CIA fut en 1960 l'expédition de Patrice Lumumba dans le Katanga de Tschombé, où l'homme qui incarna aux yeux des Africains les idéaux de liberté et de progrès allait être soumis à des supplices atroces avant de mourir. Depuis, tout observateur averti sait qu'il ne se passe pas d'année sans que Mobutu apporte son tribut de sang zaïrois au système capitaliste. L'espace me manque pour évoquer les crimes d'un Bongo, président du Gabon, d'un Eyadema, président du Togo, d'un Ahmed Abdallah, président des Comores. Et j'en passe.

Devant ces hôtes de sac et de corde, le Don Quichotte de Mexico se mua tout à coup en César Birotteau porte-parole des honnêtes gens à la merci de trublions odieux, ayant sans cesse à la bouche la sécurité (prétendue indispensable au développement), la stabilité, la paix – tous termes qui, en Afrique francophone, s'adressent toujours à l'opposition, souvent clandestine d'ailleurs, ou en exil (et de ce fait ressentie d'autant plus comme une menace mortelle).

En revanche, le nouveau Mr Hyde n'eut pas un mot de sympathie pour la veuve ni pour l'orphelin. Jamais au cours de cette conférence où Mitterrand recevait ses vassaux de l'Afrique francophone, quelque habileté qu'il ait mise, par souci de camouflage, à les saupoudrer de figurants empruntés pour l'occasion à d'autres obédiences, il ne fut question de liberté, de droits de l'homme, de sécurité des citoyens. Les peuples, exaltés hier à Mexico, étaient subitement oubliés à Paris!

Il n'est pas un seul mot de tous les propos tenus par François Mitterrand devant ses vassaux noirs que ne reprenne sans hésiter Ronald Reagan s'il accueillait un jour à la Maison Blanche un quarteron de tyranneaux des Caraïbes ou d'Amérique centrale.

Par quelle fatalité les multinationales nord-américaines sèmeraient-elles la désolation, la misère et l'oppression parmi les populations sans défense de la pampa argentine et de l'Amazonie brésilienne, tandis que celles de la patrie de Jeanne d'Arc auraient la vertu de dispenser le bien-être, [PAGE 27] la prospérité et la concorde dans le Golfe de Guinée ? Pourquoi les conseillers militaires de l'oncle Sam enseigneraient-ils les techniques de l'extermination et de la guerre civile au Salvador, quand les reîtres de Barracuda organiseraient des comités de défense des droits de il homme au pays de Bokassa ? Pourquoi le profit capitaliste serait-il un agent d'avilissement et de dissolution des sociétés indiennes et une source de réhabilitation des nègres? En un mot, pourquoi les excréments français seraient-ils les seuls à sentir la rose ?

N'est-il pas établi depuis longtemps que le développement est d'abord affaire, non pas de capitaux ni de techniques, mais de démocratie, c'est-à-dire d'adhésion des peuples ?

Les Américains du nord ont répandu chez leurs voisins du sud mille fois plus de capitaux que la France ne pourra jamais le faire en Afrique. Formant les meilleurs techniciens du développement qu'on puisse rencontrer sur la planète, ils en ont dépêché des régiments dans leurs chasses gardées d'Amérique latine. Pourtant voilà des décennies que Washington ne propage que dictatures, et désespoir parmi les populations latino-américaines. Comment, recourant aux même méthodes, c'est-à-dire en se fiant uniquement à l'aide en argent et en coopérants, et faisant bon marché des aspirations librement exprimées des populations, la France, du « socialime », après celle du « libéralisme avancé » réussirait-elle mieux en Afrique ?

Est-il d'ailleurs question de réussite un instant dans l'esprit des dirigeants français ? En accueillant à Paris pour les chouchouter coram populo les dictateurs d'Afrique francophone (répétons que c'était bien eux les véritables et seuls invités de la fête), François Mitterrand me semble davantage avoir obtempéré à l'injonction des multinationales françaises, qui ont dû lui tenir le langage suivant auquel on imagine mal qu'un président français soit jamais en mesure de résister : « Nous voulons bien investir en France et vous aider à lutter contre le chômage des Français qui vous ont élu. Nous voulons bien augmenter les salaires des ouvriers français, et même leur donner plus de droits; nous voulons bien vous aider à résorber le déficit de la Sécurité Sociale française. Bref, nous voulons bien servir votre socialisme en France. [PAGE 28] Mais laissez-nous les mains libres en Afrique; ne touchez pas à nos rois nègres. Sinon, où trouverions-nous l'argent ? C'est qu'il en faut, de l'argent, pour nourrir le socialisme en France... »[1]

Alors, va pour les rois nègres ! Puisqu'il le faut, continuez à spolier les squelettiques Sahéliens, pourvu que vous engraissiez mes électeurs de Franche-Comté, de Bourgogne et de Navarre. Business as usual. Quant au reste, Régis Debray fera bien l'affaire.

Ainsi naquit officiellement le national-tiers-mondisme.

Oui, il se trouvera des gens pour me soupçonner d'exagération – c'est l'accusation qu'on lance toujours aux Africains qui dénoncent l'impérialisme français. Je les prie de relire ces lignes publiées par Jean de la Guérivière dans Le Monde du 15/16 novembre 1981 :

    « Les deux chefs d'Etat que l'on a le plus vus aux côtés de M. Mitterrand lors du sommet franco-africain de Paris étaient M. Houphouët-Boigny, le patriarche de l'Afrique francophone, et M. Mobutu. Personnalité critiquée par les socialistes avant le changement de majorité en France, le président du Zaïre paraît devoir jouer un rôle essentiel dans la tentative de règlement du problème tchadien préconisé par Paris en accord avec l'OUA. ( ... ) Comme M. Giscard d'Estaing, dont une des réussites en Afrique avait été l'envoi de la Légion étrangère à Kolwesi en mai 1978, M. Mitterrand doit rechercher l'entente avec un homme dont la chute marquerait la « déstabilisation » du pays potentiellement le plus riche et le plus peuplé d'Afrique noire francophone... »

M. Ronald Reagan a certainement plus de vertu que le président « socialiste » français, lui qui, du moins, appelle un chat un chat, et protège sans complexe les Pinochets de tous bords, blancs ou noirs.

Mongo BETI


[1] Dans les interviews qu'il ne cesse de prodiguer aux gazettes, M. J.-P. Cot, qui se révèle chaque jour comme le rival en hypocrisie de son odieux prédécesseur Robert Galley, fait mine d'ignorer que les multinationales françaises ravagent l'Afrique francophone au moins autant que les américaines l'Amérique latine. Donnons-lui ici un exemple de ces ravages. M. Albin Chalandon P.D.G. d'ELF-ERAP, paie 7 dollars seulement (au lieu des 34 du marché) le baril de pétrole extrait au Gabon, au Congo et au Cameroun. Quelle compagnie pétrolière américaine se permettrait cela en Amérique latine ?