© Peuples Noirs Peuples Africains no. 27 (1982) 5-20



MITTERRAND, LA GAUCHE,
L'AFRIQUE ET LE TIERS-MONDE
[1]

Pathé DIAGNE

Si généreuses qu'aient été les propositions faites à la conférence des Pays les moins avancés (P.M.A.) et les positions prises à Mexico City ou à Cancun, elles auront moins retenu l'attention que le récent sommet franco-africain. C'est là qu'en fait l'Afrique attendait Mitterrand, chef d'Etat socialiste.

La gauche française nous a habitués au verbe facile contre les impérialismes, les super-puissances ou les hégémonismes autres. Que ses propres constructions puissent être retournées contre elle-même, cela lui a toujours échappé. Elle a toujours eu une politique colonialiste. Sur ce plan, elle a été souvent même plus bornée et chauvine que la droite. Il y a tout un monde entre la vision cynique, mais audacieuse et intelligente de De Gaulle et la politique petite bourgeoise et mesquine de L. Blum, de R. Pleven ou de Guy Mollet. Cela, les colonisés de l'Empire français le savent d'expérience.

C'est pour cette raison que le sommet franco-africain, ramené de Kinshasa à Paris, avait son importance après le 10 mai 1981. Une fois estompée la sympathie naturelle et l'euphorie instinctive des colonisés et de leurs alliés naturels de gauche, [PAGE 6] il était bon d'interroger l'avenir. En s'inquiétant non pas tant de ce qui allait être fait, du et dans le néo-empire mis en place par de Gaulle et ses successeurs immédiats, que du scénario qu'adopterait la gauche évincée du pouvoir depuis plus de vingt ans.

On connaît le contexte mondial. Il n'y est pas facile de renverser un ordre antique, de vieilles habitudes, encore moins des équilibres plus ou moins incertains et précaires. On connaît la tradition politique des hommes et des partis qui accèdent au pouvoir en 1981. Cette classe politique a géré la France après l'éviction de Ch. de Gaulle en 1946. L'alliance tripartite entre la SFIO de Guy Mollet, G. Defferre, le PCF de M. Thorez-G. Marchais et le RPD de R. Pleven allié, en 1950, à l'UDSR de F. Mitterrand, a initié les guerres coloniales. Celles-là même qui ont ramené, avec de Gaulle, cette droite cynique, mais moderne, pour ne pas dire lucide et intelligente, actuellement dans l'opposition avec V.G. d'Estaing, J. Chirac et le général Bigeard.

« LA VOCATION AFRICAINE ET TIERS-MONDISTE » ...

L'équilibre économique et social de la France dépend à court terme de ses dominations en Afrique Noire. Sans elles, la compétitivité vitale de l'appareil de production et de distribution des revenus serait grippée. Le « franc » serait ébranlé et l'équilibre social intérieur français, aux prises avec l'inflation et le chômage, bouleversé.

Dans l'économie mondiale, la France n'est ni l'Allemagne Fédérale, ni le Japon, encore moins les Etats-Unis ou le Canada. Mitterrand et son équipe connaissent bien les rouages du pouvoir. Ils saisissent parfaitement les contraintes actuelles. Celles-ci font de la France une puissance qui a encore besoin de liens organiques et de chasses gardées dans le Tiers-Monde et, singulièrement en Afrique Noire. Pour un pouvoir socialiste, un néo-impérialisme a évidemment besoin, pour se légitimer, d'un discours généreux et beau. Il en a bien fallu à un de Gaulle autant qu'à ses héritiers.

L'Etat-nation, capitaliste ou collectiviste, américain ou soviétique, français ou allemand, impliqué dans l'économie mondiale de marché est condamné au « géomonisme », [PAGE 7] pour oser un néologisme idéologiquement neutre. Il a besoin d'un espace intérieur et extérieur d'équilibre. Sur ce plan, l'économie française se ressent encore de son histoire impériale. La France coloniale n'a pas construit à l'instar de la Grande-Bretagne, une économie planétaire, compétitive, qui l'émancipe facilement de la nécessité d'aménager par la force et les liens protectionnistes des marchés d'équilibre. Des principaux pays capitalistes – USA, Canada, Allemagne Fédérale, Japon – la France traîne encore de nos jours l'économie la moins forte globalement sur le marché mondial. Mise à part l'industrie aéronautique, elle est la moins compétitive dans les relations entre pays industriels. Elle est la seule qui soit encore très fortement dépendante de l'emprise organique exercée sur des « colonies » et du commerce des armements.

Les chiffres et une brève analyse du système économique français montrent que, délesté sans transition du néo-empire africain, son équilibre fragile volerait en éclats d'un jour à l'autre. L'appareil productif, commercial et même industriel de la France n'est pas encore – malgré des énormes progrès depuis de Gaulle –, à la hauteur de ses concurrents. L'appoint africain à ses marchés industriels, énergétiques et de matières premières ainsi qu'aux débouchés de ses capitaux et la santé de sa monnaie est vital.

Dans la bouche des gaullistes, comme de la gauche, l'affirmation, à tout propos, de la « vocation africaine ou tiers-mondiste » de la France a le même sens en dernière instance. Pas plus que de Gaulle ou Chirac, Mitterrand ne peut décoloniser facilement un empire sur lequel est encore bâti l'équilibre social, politique et géo-économique de l'Etat qu'il gère.

Se hâter de larguer le néo-empire, c'est courir à sa perte. Les chiffres parlent ici d'eux-mêmes.

Dans l'ordre mondial actuel, le commerce extérieur est le baromètre des puissances économiques les plus avancées. Sans matières premières, sans énergie, les appareils industriels cesseraient de fonctionner. Les pays richement dotés comme les Etats-Unis et le Canada sont relativement moins dépendants du marché mondial que les autres. Or ces deux pays dominaient encore le marché dans les années 70 par leurs exportations et [PAGE 8] leurs investissements directs, dirigés d'ailleurs à 60 % pour l'Amérique du Nord vers les pays industriels contre 16 % pour le Royaume-Uni, 4,1 % pour la France, l'Allemagne fédérale ou le Japon. Les puissances faiblement ou moyennement dotées en matières premières et en énergie compensent leurs manques par une intervention intense sur le marché mondial, où elles entrent en vive compétition entre elles et avec les pays socialistes.

La France n'est pas une puissance économique riche en matières premières et relativement peu dépendante du marché mondial comme les USA, le Canada ou même l'URSS. Elle n'est pas, à l'instar de la Grande-Bretagne ou de la Suisse, une place financière, siège de multinationales. Elle n'a pas l'envergure compétitive de l'Allemagne ou du Japon, enrichis par un commerce extérieur de premier plan. La France est une grande exportatrice de produits agricoles et d'armements. Avec 11 % du marché contre 47 % aux USA et 27 % à l'URSS, elle arrive au troisième rang dans une industrie de guerre où l'Allemagne et le Japon, battus en 1945, marquent encore du retard. Le Royaume-Uni, le Japon et l'Allemagne fédérale sont, aujourd'hui, les puissances économiques mondiales les plus compétitives, à côté des Etats-Unis et du Canada, en dépit de leur dépendance dans l'approvisionnement et l'exploitation du Tiers-Monde. Sous ce rapport, l'économie française reste à la traîne et ne trouve de fait son équilibre que grâce à son néo-empire africain. A cet égard, la comparaison des économies allemande et française est très révélatrice!

La République Fédérale d'Allemagne est non seulement la première puissance économique d'Europe occidentale, elle continue, au plus fort de la crise, à donner des signes de richesse et d'efficience. Avec un haut niveau technologique, elle a un revenu par tête de 11 370 dollars, ce qui la place, en 1979, à la tête des pays de la CEE, après le Luxembourg. Elle dépasse les Etats-Unis sur ce point. Deuxième exportateur avec 10 % du marché, sa production de biens matériels représente 48 % de son PNB, lequel est consacré au taux de 30 % à l'échange international. L'Allemagne de l'Ouest y emploie 44,9 % de sa population contre 31, 4 % aux Etats-Unis et 39 % en France.

Sur un territoire inférieur de moitié à celui de la France (248 000 km2) et [PAGE 9] à peu près égal à la Séné-Gambie, 25 millions d'Allemands (sur 61,3 millions) on produit en 1979, l'équivalent de 719,6 milliards de biens et services. La France, la même année, a produit 531 milliards avec 21,7 millions de travailleurs et une population de 53,4 millions d'habitants. Depuis 1952, la balance commerciale allemande est excédentaire. L'excédent était de 22 milliards de DM en 1979. La valeur globale de ses échanges commerciaux est passée en monnaie courante de 19,7 millions de DM en 1950, à 606,4 milliards de DM en 1979. A la fin de 1980, ses réserves monétaires totales s'élevaient à 39 milliards de DM contre 24,3 milliards à la France. La balance commerciale de la France, généralement déficitaire, oscille autour d'un taux de couverture de 92 à 94 % et d'un déficit de 23,8 à 37,8 milliards de FF, entre 1978 et 1979.

De fait, la France a une dotation en ressources pour le moins aussi considérable que l'Allemagne et autrement plus riche que celle du Japon, troisième puissance économique, après les Etats-Unis et l'URSS. Elle aura surtout pris du retard à cause « des facilités » que lui procure encore un immense empire plus mal exploité que mis en valeur.

Le produit intérieur français estimé à 117 000 milliards de francs CFA est vingt fois supérieur à l'ensemble des PNB (15 000 milliards de francs CFA) des 17 Etats africains sub-sahariens, malgache, comorien, peuplés d'environ 90 millions d'âmes, dont la France contrôle l'économie. Il n'en reste pas moins que ces Etats lui sont d'un apport essentiel.

En 1980, le commerce extérieur français est déficitaire avec tous les pays industriels (CEE, OCDE, USA, Japon, Canada). Il l'est avec l'OPEP. Il n'est largement excédentaire qu'avec l'Afrique, entre 13 et 16 milliards par an selon les secteurs. Les Postes où le commerce extérieur français est excédentaire de manière significative concernent pourtant les produits industriels. Il s'agit pour les données de 1979 des industries de biens d'équipements professionnels (20,8 milliards), de mécanique et de machines (+ 8,9 milliards), d'électronique (+ 5,4 milliards), automobiles (+ 8,5 milliards).

Cet excédent est réalisé de fait par une industrie de guerre qui exporte 41 % de sa production et surtout [PAGE 10] à partir des marchés industriels d'Afrique, principalement, et du reste du Tiers- Monde. Si donc les sources d'approvisionnement et les marchés africains de la zone franc, contrôlés par l'entreprise et le système monétaire du C.F.A., échappaient à l'industrie française en crise, c'est toute l'économie que s'effondrerait.

On estime que l'intérêt français contrôle 50 % du PIB des Etats africains, 80 % de l'épargne mobilisable, soit respectivement 7 000 milliards de francs CFA et 3 200 milliards. Il a la main sur 45 à 80 % de leur commerce extérieur (largement sous-estimés par le pricing), soit un débouché de 3 000 milliards de F CFA environ. Les sous-systèmes monétaires du franc sont édifiés sur des parités sur-évaluées, des systèmes déflationnistes de crédit, une orientation de la demande sur la France et un contrôle des devises par celle-ci. Le solde de la balance commerciale et des paiements de la France tient surtout ainsi en équilibre relatif grâce à l'ensemble d'une construction néo-impériale, simplement réajustée après les indépendances. Le solde réel des balances commerciales et des paiements des sous-zones monétaires du franc (BCEAO, BEAC, etc.) joue un rôle important à ce niveau.

En 1979, la balance commerciale du Gabon, exportatrice de quantités mal connues d'uranium, de pétrole et de minerai, avec un excédent théorique de 200 milliards et un taux de couverture de 333 % épongeait à lui seul 20 % du déficit de la balance commerciale française, estimée à 1 150 milliards. La France qui ne couvre, au plus, que 15 % de ses besoins énergétiques, ne peut tourner le dos au nucléaire, en dépit des promesses électoralistes faites aux écologistes. L'énergie occupe 50 % du poste de ses importations. L'uranium du nucléaire vient du Gabon et du Niger. En 1985, le nucléaire interviendra pour 57 % de la production énergétique française.

Sans ses liens organiques et son emprise directe sur son empire africain, la balance commerciale et de paiements de la France, sa politique énergétique et nucléaire, son marché industriel et de l'emploi voleraient eux aussi en éclats. « La vocation africaine de la France », chère à Jacques Chirac, cache en fait derrière un euphémisme une solide réalité. Cette vocation n'a, du reste, pas entraîné plus d'obligations pour la France que pour les autres pays européens. Les pays nordiques consacrent 0,7 % de leur PNB [PAGE 11] aux pays du Tiers-Monde. L'Allemagne fédérale intervient en matière de transfert de ressources vers ces mêmes pays pour un volume identique à celui de la France, son partenaire de la CEE, avec 3,512 milliards de dollars, soit 0,43 % de son PNB. Il y a 40 % de prêt et 40 % « d'assistance technique » dans cette somme. Les transferts publics français vers les PVD portent sur 3,37 milliards de dollars et ils concernent les DOM-TOM pour une large part[2].

De Gaulle avait très bien compris la dépendance de l'appareil économique par rapport au système colonial. D'où ses choix stratégiques d'une part pour le nucléaire ou les industries exportatrices de technologie de pointe et d'armements, d'autre part, pour ses priorités géo-politiques en Afrique. Il avait compris la nécessité, pour la survie de la France, d'édifier un appareil économique et technologique, qui permette à son pays de devenir une puissance compétitive à la japonaise ou à l'allemande. Ce qui devait le conduire à rompre avec un hégémonisme, incertain à terme, simplement territorial et anachronique, face aux nationalismes des colonies.

... DERRIERE UN EUPHEMISME UNE SOLIDE REALITE...

Les progrès accomplis sur ce point depuis 20 ans ont certes rapproché la France des autres puissances économiques mondiales. Mais de Gaulle comme ses successeurs ont à dessein préservé en Afrique des positions d'intervention en occupant sur place des pays donnés, choisis selon des priorités « le Sénégal pour son rôle géo-politique, la Côte d'Ivoire et dans une moindre mesure le Cameroun, pour leur rôle géo-économique, le Gabon pour la force de frappe et la stratégie de dissuasion. Ces choix faits par de Gaulle dans les années soixante continuent en gros à s'imposer dans le subconscient des classes politiques françaises. En passant du rôle de simples chefs de file à celui d'hommes d'Etat, les leaders de la droite ou de la gauche doivent, au moins à court terme, [PAGE 12] prendre en compte un fait : la France est un Etat-Nation géomoniste dont l'équilibre social intérieur, la position sur le marché et dans le monde, demeure encore tributaire d'un système néo-impérial et coopérationnel. Ce système, on ne le met pas en cause à court terme, sans risques.

LA REPETITION D'UNE VIEILLE HISTOIRE

Quand on y réfléchit, la France, celle de Richelieu, de Colbert, de Liautey, de Faidherbe ou de Gaulle, cette France-là accompagne sa politique mondiale de slogans, de philosophie et de déclarations. Ce qui frappe sous ce rapport dans l'histoire de l'impérialisme français, c'est la continuité des faits et une certaine indifférence au changement de régime. A partir du 18e siècle, la France moderne est d'emblée portée sur les ailes de l'expansionnisme et des conflits de puissance. La Révolution Française, soucieuse de se défendre et de se répandre, débouche rapidement sur les guerres napoléoniennes et l'expédition d'Egypte. L'empire français contemporain s'est bâti sous le couvert d'une Mission Civilisatrice et Universelle.

L'homme politique français présente cette singularité de vouloir toujours accompagner l'hégémonisme d'un discours on ne peut plus généreux. Il serait long de revenir sur l'histoire tragique des relations des partis français de gauche avec les mouvements nationalistes, marxistes ou non, face au droit à la séparation et aux libertés concrètes des peuples. Ho Chi Min, Kouyaté Garang, Messali Hadj, le RDA de Houphouët, l'UPC de Félix Moumié, le FLN algérien, le nationalisme antillais de Césaire et de Damas ou le nationalisme malgache de Raseta ont gardé un souvenir amer de leurs rapports avec le PCF de M. Thorez et G. Marchais, le Parti socialiste de Léon Blum, P. Defferre (père de Gaston), Guy Mollet et Lacoste ou de l'UDSR de François Mitterrand lui-même.

Ce n'est en tout cas pas un hasard si Mitterrand et son équipe, évoquant aujourd'hui leurs relations avec l'Afrique française, mettent constamment l'accent sur « la nécessité de respecter les engagements de la France », sur les responsabilités de la France et son rôle vis-à-vis de ses alliés face aux super-puissances. De Gaulle, Pompidou, V.G. d'Estaing disaient exactement la même chose. [PAGE 13]

Dès la victoire aux élections présidentielles, l'équipe de Mitterrand s'est avérée préparée de longue date à exercer le pouvoir et à appliquer son programme. Son cabinet fantôme est apparu avec des hommes d'emblée crédibles pour les responsabilités auxquelles les avaient préparés de longues années d'opposition. C. Cheysson, J. Delors n'improvisèrent guère. Ils réajustèrent la politique de leurs devanciers. Ch. Hernu à la Défense, J.-P. Cot à la Coopération et au Développement, R. Debray et Guy Penne à l'Elysée ont rapidement pris la mesure des choses.

Dans sa conférence de presse de septembre 1981, Mitterrand reprend au sujet de l'Afrique les mêmes arguments qu'à l'époque de la réunion de Brazzaville et lors du débat constitutionnel de 1940. Il devait souligner que les visites de chefs d'Etats africains allaient continuer... « Nous avons une politique africaine... On le constatera lors de la venue de la plupart d'entre eux à la conférence franco-africaine. La France n'entend pas par son absence créer une sorte de vide qui aspirera très rapidement les ambitions des super-puissances »[3].

Le futur président socialiste avait annoncé les couleurs dès le programme commun et au cours des joutes oratoires avec Valéry Giscard d'Estaing sur le Tchad, l'Etat Centrafricain et surtout à travers la nature des critiques adressées à la majorité d'alors sur sa politique en Afrique. L'on se souvient des silences et des propos de Mitterrand sur Kolwezi et le Shaba ou l'Empire centrafricain de J.B. Bokassa. Averti des ressorts d'une opinion française, demeurée hégémoniste, et aussi des contraintes d'un pouvoir qu'il serait d'un jour à l'autre amené à exercer dans les mêmes termes, le chef de l'opposition d'alors n'était pas seulement prudent : il approuva le principe de l'intervention au Zaïre, il estima simplement l'entreprise mal engagée et de nature à faire courir de grands risques aux... expatriés français. Sur les diamants de Giscard qui, dans tout autre système démocratique, eussent à jamais ruiné le crédit de son prédécesseur, François Mitterrand préféra garder le silence, voire minimiser l'affaire.

Dès son accession à la présidence, Mitterrand met en branle [PAGE 14] une politique de stabilisation. Ce n'est pas un hasard s'il reçoit Houphouët le premier, invite L. Senghor à son investiture, entreprend de se concilier l'amitié de O. Bongo et du président Mobutu. Les deux premiers étaient en froid avec Giscard qui, à la fin des années 70, songeait à assurer lui-même la relève et le rajeunissement politique dans l'Etat coopérant africain. Les deux derniers étaient des intimes de l'ancien président français. Il y avait un besoin urgent pour F. Mitterrand de pouvoir compter sur des hommes politiques africains d'envergure, acquis de longue date à l'idée d'une communauté franco-africaine. Prenant prétexte de l'appartenance de Senghor à l'Internationale Socialiste, Mitterrand lui fait de plus en plus jouer un rôle de chef d'Etat à peu près en exercice.

En sont un indice probant les initiatives récentes qui tentent d'accréditer au Sénégal le bruit d'un retour direct ou indirect de l'ex-président aux affaires comme une possibilité avec laquelle doivent compter Abdou Diouf et les oppositions qui rejettent Senghor pour son bilan jugé des plus désastreux. Plus ou moins bien avertis des mutations socio-politiques africaines, F. Mitterrand et son cabinet préfèrent d'emblée s'appuyer sur du connu pour la transition.

En septembre dernier, M. Pierre Mauroy recevait longuement M. L. Bomboko, ministre zaïrois des affaires étrangères à l'époque, pour rassurer le président Mobutu sur l'intangibilité des accords établis avec Giscard d'Estaing. L'éviction de David Dacko au profit d'un militaire issu de l'armée française, pour imprévue qu'elle a été, a fini par cadrer avec une certaine orientation de l'action gouvernementale française. Quant au chef de l'Etat gabonais, de moins en moins convaincu de l'urgence d'une alliance avec le président R. Reagan pour la survie de son régime, il assure plus que jamais le rôle d'un médiateur téléguidé en Afrique centrale.

Au sommet franco-africain, la France mise ouvertement sur Goukouni Weddeye et Acyl Ahmat (c'est-à-dire la Libye en partie) et cela plus ou moins au détriment du Soudan et de l'Egypte alliés à la fraction rivale de Hissene Habré. V.G. d'Estaing ne pratiquait pas une politique différente, en ce qu'il tenait le compte le plus serré des potentialités tchadiennes, de la position géographique du pays, [PAGE 15] sans compter les perspectives alléchantes des pétrodollars libyens et arabes. Mitterrand orchestre une politique bien servie par des spécialistes. La stratégie et la diplomatie française n'ont ainsi changé que de mains et de style. Elles manœuvrent dans le même sillage géomoniste d'un Etat-nation, soucieux de la priorité de ses intérêts. Le discours néo-impérialiste de la gauche au pouvoir utilise aujourd'hui les mêmes ressorts, le même vocabulaire euphémique que Giscard d'Estaing ou J. Chirac.

L'article que le Maire de Paris publie dans le « Monde » du 9 novembre sur la « Vocation africaine de la France »[4] témoigne du large consensus national qui existe à ce propos. Le commentaire qu'il a fait sur les assises franco-africaines ainsi que ses prises de position s'accordent parfaitement, quant au fond, à la pratique de Mitterrand et de son cabinet. Que demande-t-il que Mitterrand n'aurait pas entrepris ? pratiquement rien. Le leader virtuel de l'opposition met en garde contre toute tentative de « relâchement des liens avec l'Afrique »... Il veut que la mobilisation générale de notre diplomatie en faveur du Tiers-Monde... n'amène « à se dissoudre, à se diluer dans un vaste projet tiers-mondiste à l'échelle planétaire » car en rejoignant « le grand peuple des humiliés, des persécutés et des damnés de la terre... l'Afrique peut craindre d'habiter un peu moins la mémoire et le cœur des Français ». En un mot J. Chirac demande qu'on s'en tienne à une politique d'intérêt français, construit principalement sur les dominations africaines mises à l'abri de concurrents plus puissants. Qu'on ne lâche pas la proie pour l'ombre ! Ce que Chirac prêche, Mitterrand et son équipe le pratiquent. Leur tiers-mondisme risque de tourner à l'alibi autant que celui non moins ambitieux du De Gaulle du discours de Phnom Pen ou du Giscard du Trilogue.

Dans une interview accordée au « Monde » le 11 juillet 1981 Charles Hernu précise clairement les choix gouvernementaux actuels. Le ministre de la Défense souligne à quel point la politique de l'Etat-nation français doit être conçue de manière globale. Il réaffirme que le sort de la France [PAGE 16] et celui de ses travailleurs en France et en Afrique sont liés à la coopération où la défense, la diplomatie, la recherche scientifique, l'éducation ou l'emploi entrent en jeu. « Chaque matin, confie Ch. Hernu, j'ai un entretien avec le ministre des Relations extérieures. Nos cabinets se rencontrent. Avec mon ami J.P. Cot, j'ai les meilleures relations du monde, parce que la coopération exige, si besoin était, que les forces armées lui apportent le concours nécessaire. Je n'ai pas besoin de vous dire que je rencontre le Président de la République sur toutes ces questions... La défense, pour moi, est une notion globale. J. Arnoux, ministre du travail est ministre de la défense. Alain Savary, J.P. Chevènement, ce sont des ministres de la défense et moi je ne suis que le ministre de la défense militaire, je me mets à ma place »[5].

En un mot, l'équilibre social, économique, technologique, monétaire français est un tout. Et dans ce tout l'Afrique – objet principal de la coopération – tient un rôle névralgique comme l'on sait. C'est pourquoi « la France honore les contrats précédents. A la vérité nous ne les aurions pas tous signés. Mais nous considérons que la parole de la France doit être honorée... Ce serait de la folie de dire que la France n'exportera plus des armements... Les Etats clients, s'ils n'achètent pas à la France, achèteraient de toutes façons ailleurs ».

En d'autres termes, nous continuerons à nous battre sur tous les marchés pour placer les produits d'une industrie d'armements dont dépend l'équilibre économique et social de la France. L'emploi et la prospérité des Français. La morale formelle sera toutefois sauve. Le discours axé sur le parti du peuple des opprimés et des damnés de la terre risque de s'accommoder ainsi, sous certaines variantes et au nom de la raison d'Etat, autant du Chili de Pinochet, de l'Apartheid afrikaner que des successeurs discrets de Bokassa. Il permet de légitimer la continuité au nom de rapports d'Etats fondés sur la force, imposés par un gouvernement précédent et maintenus par tous ceux qui viendront.

Les Chiliens seront plus heureux. Ils ne seront pas [PAGE 17] massacrés dans la rue par des armes anti-émeutes françaises. L'Afrique du Sud, déjà dotée de brevets de fabrication de pièces de rechange selon les contrats déjà établis, sera contournée. Des sociétés françaises construiront, sur les plans établis avant l'avènement socialiste, des aéroports dans les bantoustans pour les sortir du ghetto et les émanciper de Prétoria. Ainsi les relations diplomatiques pourraient se nouer discrètement. Le commerce avec ces Etats Venda, Transkei, Ciskei, où opèrent déjà Allemands, Japonais et Israéliens au détriment des firmes françaises parfaitement en mesure de les concurrencer, pourra se faire sans transiter par Johannesburg. Air-France et UTA organiseront des vols Paris-Bophutatxwana.

La France socialiste s'accommodera ainsi – au nom du respect de la souveraineté, de la parole donnée, et des rapports d'Etat à Etat – d'une politique de continuité hégémonique et coopérationnelle sans grand changement. En moins de six mois le Gouvernement dit de gauche n'a pas tardé à chausser les mêmes bottes que de Gaulle ou Giscard d'Estaing, sans avoir d'ailleurs eu besoin d'inventer un vocabulaire qui a été toujours habile. Les retrouvailles au sommet franco-africain traditionnel – baptisé sommet des Chefs d'Etats africains et de France – témoigne bien de la continuité.

Pour ne pas rompre avec l'Etat de grâce, le sommet a connu du succès sur au moins trois plans. Il s'est tenu à Paris, non pas à Kinshasa, sous l'égide du président Mobutu. C'est F. Mitterrand et le nouveau régime français qui ont convié les alliés traditionnels et les amis potentiels à définir une nouvelle forme de coopération. Nouveaux venus et satellites ont suivi. On a tracé les grandes lignes. Rendez-vous est pris pour 1982, cette fois-ci à Kinshasa, comme convenu sous Giscard. Le sommet a également connu une participation originale. Des pays qui avaient pris leurs distances d'avec la France gaulliste sont revenus : Le Congo et le Bénin étaient là ainsi que le Zaïre de Mobutu, la Sierra-Léone de Siaka Stevens. Les observateurs inattendus étaient nombreux et leur participation significative. L'Angola, Sao Tome, Bissau, Guinée Equatoriale, Seychelles pour le sud du Sahara, le Maroc, la Tunisie mais aussi l'Egypte, le Soudan et même l'Ethiopie et la Somalie, engagés par ailleurs [PAGE 18] l'un contre l'autre dans une guerre fratricide depuis quelques années.

La France de Mitterrand intéressait ainsi 32 Etats sur les 52 de l'OUA. Les seuls grands absents étaient l'Algérie, la Guinée et Madagascar. Le Cameroun qui a fédéré une colonie française et britannique n'est habituellement pas partie prenante. Enfin la Libye, membre du Front de Refus Arabe, qui a dénoncé le sommet comme une entreprise impérialiste, lui offre son meilleur cadeau. Elle donne suite, au sommet même de la conférence, à la demande de retrait de ses troupes, formulée par l'OUA et reprise à son compte et dans les mêmes termes par Mitterrand à Cancun et à Paris. Khadaffi ordonnait le retour de son corps d'expédition. Ainsi se trouve ouverte la « voie raisonnable » passant selon Mitterrand par « la mise en place de la force inter-africaine » et devant permettre à Goukouni de gouverner.

On ne peut donc nier l'importance considérable, pour l'immédiat, du succès de la diplomatie socialiste tant en Afrique que dans le néo-empire français. Les socialistes français ont bien amorcé une diplomatie mondiale et africaine originale. Mais l'arbre ne doit pas cacher la forêt : un succès éclatant au service d'une cause identique à travers les âges suffirait-il à détourner de l'alternative africaine ?

La rupture organique avec l'Etat néo-colonial d'obédience française, avec les blocs de pouvoirs « franco-africains » est une nécessité pour l'industrialisation, les développements économiques et les libertés démocratiques. Mais cette rupture s'avère d'autant plus difficile que les oppositions africaines aux dictatures en place sont désormais doublement piégées. L'Ivoirien, le Zaïrois, le Centrafricain, le Sénégalais ou le Camerounais, isolés dans leur souveraineté, ont en face d'eux d'une part un pouvoir indigène mis en place par la France éternelle de De Gaulle à Mitterrand et d'autre part, un intérêt français assumé par une gauche qui prétend – avec Mitterrand, J.P. Cot et Régis Debray – avoir à faire à des Etats dont il faut respecter « la souveraineté ». Ainsi le président français peut-il au Sénégal épauler Senghor qui semble regretter d'avoir quitté la scène politique: il l'invite à son investiture et l'entoure à sa réception à une académie de la France d'Outremer, de réputation médiocre et coloniale. [PAGE 19] Il n'est pas exclu que le Chef de l'Etat français aille jusqu'à réintroduire, par divers biais, le Chantre de la Négritude dans le circuit d'une scène politique où le nouveau régime n'a d'autre souci que de ménager une classe politique dont la docilité est éprouvée. Le tout au nom des engagements et de la vocation africaine de la France. Les Sénégalais, qui mesurent aujourd'hui l'étendue du gâchis senghorien, peuvent s'étonner d'ingérences qui visent à bloquer un processus de démocratisation, fruit de leur opposition à l'ancienne politique africaine. Mitterrand a évidemment beau jeu de jouer les innocents, comme à propos du Tchad, du Zaïre ou de l'Afrique du Sud. Il peut toujours, avec la gauche, prététendre que la France socialiste ne fera pas la révolution à la place des Africains, tout en les mettant au défi de bouleverser par eux-mêmes un ordre que les gouvernements français instrumentent. La stabilité des régimes les plus antidémocratiques du continent tient précisément à ces fameux « accords qu'on n'aurait pas tous signés » et que l'on s'empresse pourtant de pérenniser au nom des relations privilégiées et de la raison d'Etat.

Penser une alternative africaine au néo-impérialisme instrumenté à son tour par la gauche au pouvoir impose d'abord que les Africains sachent qu'aucune initiative ne sera de trop contre le système coopérationnel, exactement comme sous de Gaulle et V. Giscard d'Estaing. Cela signifie qu'à l'endroit des monocraties africaines et de l'impérialisme français la contradiction est loin d'être levée. Tapi sous une étique socialo-communiste, cet impérialisme ne sera ni différent, ni plus lucide, ni moins nationaliste ou moins porté à la duplicité. Tout au contraire.

Le géomonisme français n'est pas une réalité extérieure aux rapports qui gouvernent l'hégémonisme. Mitterrand ne peut gérer le système dont il hérite que dans le sens de l'équilibre et de l'ordre économique, social et politique français. Même s'il y a changement, il ne concernera pas de si tôt le néo-colonisé et il n'y a aucun intérêt moral, historique, matériel ou immatériel à privilégier des rapports entre la France, puissance hégémonique, [PAGE 20] avec l'Algérie, la Guinée, le Sénégal ou le Cameroun. Loin d'être un mot d'ordre stérile ou démagogique, un certain refus de coopération pourrait au contraire pousser à développer une volonté de dialogue : à preuve, l'attitude compréhensive mais ferme et lucide des interlocuteurs algériens de Mitterrand lors de son récent voyage à Alger.

Lorsque la France, ses partis et ses gouvernements seront en mesure de contribuer réellement à un nouvel ordre humain, social et politique, les Africains pourront leur prêter une oreille attentive. Pour l'immédiat, la France de Mitterrand articule ses desseins sur les besoins d'un Etat-nation pressé, comme les autres, par ses contraintes. Une fois de plus l'Afrique et le Tiers-Monde pourraient n'être que de simples pions manipulables au gré d'un tiers-mondisme que ses beaux atours n'empêcheraient en rien de coïncider avec les vieux calculs de l'impérialisme français.

Pathé Diagne
Ecrivain africain et linguiste


[1] Analyse parue dans « Sans Frontière » des 14 et 21 mai 1982.

[2] Cf. pour les données statistiques, Bulletin mensuel de l'INSEE, août 1981 et chiffres clés de l'Economie française, Ed. 1980.

[3] F. Mitterrand : Conférence de presse publiée dans « Le Monde » du 26 septembre 1981.

[4] J. Chirac : la vocation africaine de la France, « Le Monde » du 7 novembre 1981.

[5] Interview de Charles Hernu au quotidien « Le Monde » du 11 juillet 1981.