© Peuples Noirs Peuples Africains no. 26 (1982) 132-135



NOUVELLE NOUVELLE BRISEE

Mato MAKU

Autour de moi il y avait énormément de monde. Des parents, des amis, des connaissances. L'assemblée était bizarre. Bizarre et triste. Les regards se fuyaient. On se parlait peu. De temps en temps, séparées par de longs moments peuplés de poignants soupirs, des phrases tombaient qui ni apparurent comme des fragments d'un monologue à plusieurs voix. Goutte à goutte.

– Aie pitié de moi. Je regrette de t'avoir envoyé à l'école, se plaignit ma mère.

Quelle ineptie, pensai-je. C'était trop gros ! Je ne devais pas laisser passer ça. Je voulus parler, réfuter, expliquer. On me rappela unanimement à l'ordre.

– Silence ! Silence ! Voyons, silence !

– Tais-toi !

Mon cœur partit au galop.

– Ne cherche pas à jouer les intelligents.

– ... Ni les zigomars.

– Ils n'aiment pas ça.

– Fais-toi humble.

– Quelle chance tu as eue !

– Tiens ta langue.

– Ferme tes yeux.

– Bouche tes oreilles.

... Et me revint du fond de ma mémoire l'image populaire du singe trois fois taré, muet, sourd, aveugle. Mais heureux. Un bonheur de singe...

– Occupe-toi de ta famille. [PAGE 133]

– Et de ton travail.

– Pour vivre heureux...

« Ah, le bonheur de singe », pensai-je.

– ... Vivons cachés.

Ce dernier mot résonna à l'infini dans mon crâne. Ah ! Devoir poignant et irrationnel d'obéir à des inepties, à des lois mystérieuses qui, effroyables, revêtaient une sorte de légitimité ! J'étais ahuri par la simplicité, la facilité, le naturel avec lesquels ces phrases étaient dites. Chacune d'elles me heurtait douloureusement le tympan et roulait en mon âme dans un tumulte de révolte. Nul ne savait. Je ne vis sortir personne. Mais je me retrouvai seul tout d'un coup et ces diktats stupéfiants continuaient de tourbillonner dans ma tête m'empêchant de parler, de voir, d'entendre. De penser et d'écrire... J'étais confronté à l'ordre nouveau, l'ordre du silence. Je ne comprenais plus rien. Je me sentais si seul. Si mal. Mais, comment ne pas chercher à comprendre ? – Silence ! Trois mois, trois ans, trente ans -Silence. Dieu ! Seul, ensemble, tous – Silence. Tragique réalité avec laquelle on devait composer ! « Mais ! Dis donc ! Les gens ont perdu la conscience de l'anormal ! » Haaa ! J'avais les yeux ouverts. Mon corps légèrement enfiévré par de longs mois d'abstinence se tournait et se retournait dans les effluves incontrôlés de mes nuits solitaires. Je tâtais mes raideurs inconsolées. Légèrement. Evasivement. L'esprit ailleurs. Ce corps qui a failli s'abîmer renaissait avec délectation à la vie. Ohéée mon corps, Ohaaa ! Et quelles turbulences ! Cet élan sauvage. Sans espoir.

Soudain, un éblouissement. Je fus encerclé par des flammes qui pulvérisèrent mon univers. En un clin d'œil, que dis-je, moins que ça. En un rien. De réactions ? – Point. Toujours couché. Le corps enfiévré. Chaud. L'esprit ailleurs – ou peut-être maintenant nulle part. On eût dit que je rêvais et pourtant je ne dormais pas. J'en étais sûr. Presque. Pour m'en assurer davantage j'attestai quelques mouvements...

Toujours ce corps qui m'appelait, ce corps qui me poursuivait, ce corps qui me réclamait. C'était peut-être le contraire. Depuis que nous avions souffert ensemble – j'allais dire que nous avions fait la guerre ensemble – mon corps et moi étions devenus deux amis inséparables. Deux fils d'un même courant. Douloureuse fraternité [PAGE 134] que celle qui éclôt à la faveur de la guerre. La fraternité du destin commun. Du danger commun. De la peur ensemble ressentie. De la vie partagée. Le sang chaud et la sueur mêlés et... tout au bout, la voix prêtée au sans-voix pour hurler à la vie – Rare.

... D'abord les doigts du pied. Des pieds. De la main. Des mains. Ces jambes que je sentais bien. Ce sexe dru. Ma tête. Les yeux fermés. Ouverts. Fermés. A gauche. A droite. Et qui... Crac ! – Je ne dormais pas. Alors, qu'est-ce qui m'arrivait ? Je me redressai donc sur les coudes. Pourquoi ? – Ce vague désir d'y voir un peu plus clair dans ma tête qui se mit à chauffer – Que s'était-il passé ? C'était incroyable ! Et la lumière était allumée. Je pensai à cette insomnie lui durait depuis plusieurs jours.

J'en avais parlé autour de moi mais je me refusais à me lancer dans les barbituriques. Une fuite, me disais-je. Encore une autre. Partout la fuite. La fuite partout. Non ! La réalité c'était l'angoisse. Conjurer l'angoisse c'était conjurer la réalité. Mon angoisse était salvatrice. J'affrontais mon angoisse. Mais cette nuit – là elle avait démesurément gonflé et débordait de toute part. La contenir ? – J'arrivais à la limite de mes forces. J'allais devenir fou si je continuais ainsi que j'avais commencé. Il me fallait dormir. C'était nécessaire.

Je m'apprêtai donc à descendre de mon lit lorsque je m'aperçus que je n'étais pas seul. Mon effroi fut tel qu'il m'ôta la voix. Je retombai sur le lit, bouche bée, saisi de myriades de spasmes. Un fil se rompit quelque part en moi. Mes cuisses nues s'humectèrent sous mes yeux impuissants et comme gelés – Mes muscles s'affaissèrent et j'eus la sensation qu'une vapeur douceâtre fuyait de mon corps à présent flasque.

– Je suis venue pour toi. Pour que tu me connaisses. Je m'appelle Epouvante.

Pendant quelle parlait, le visage rond de ma visiteuse, éclairci par l'utilisation de cosmétiques décapants, s'illumina d'un sourire rassurant et aguichant. Ce sourire était son seul charme. Elle en avait conscience. Sans doute par mille exercices solitaires, elle était parvenue à en faire son arme.

La dame jeta négligemment par terre le dernier élément d'un trois-pièces en tissu wax : une énorme camisole et deux pagnes qui n'en finissaient pas. De sous-vêtements point. [PAGE 135] D'ailleurs, pouvait-il exister de sous-vêtements pour ce corps gras hydropisique et clapoteux? Difforme. Extraordinairement difforme. Une seule impression nette : elle était géante. Le reste, tout le reste n'était qu'un embrouillement de chair déliquescente, une ratatouille de plis profonds, de bourrelets adipeux, de turgescence, de protubérance – Un fatras de cellulite. Un monstrueux mastodonte.

– N'aie pas peur... Je viens te prêter secours. Toi au moins, je suis sûre que tu m'accepteras. Tu es de la bonne graine et ma terre est profonde. Je suis l'engrais de l'idée qui cherche à naître.

Sur le moment je ne fis guère attention à ce discours. La chambre s'emplit d'une exhalaison irritante. Mon esprit chavirait, m'abandonnait délibérément, fuyait. Je fis un effort. En vain. Aucune pensée ne me visita. La tension en mon corps grandissait. Je perdis tout contrôle de ce moi rebelle qui refusait de s'aliéner. S'aliéner ? Rebelle ? Ou opportuniste ? Peut-être opportuniste. Oui, mais toujours ? Quelle misère ! L'instant qui suivit je le passai dans l'inconscience la plus totale. Qu'avais-je pu dire à cette dame ? Pourquoi n'avais-je pas renvoyé ce monstre qui m'inspirait horreur, dégoût et nausée ? Comment, par quels détours avais-je pu exprimer mon consentement ? – Ah, ce corps qui m'échappa traîtreusement ! Toutes ces interrogations, longtemps après, m'assaillirent ensemble, tournoyaient dans ma tête comme de folles étincelles. Et ma tête chauffait. Chauffait. Et j'étais en pleine onction piaffant en une activité furieuse. Sans répit. Oh, que j'étais épuisé ! Et ce vacarme à vous faite coucher dehors. Puis tout d'un coup, une étreinte sauvage à la gorge qui m'étouffait. Pris de panique, le tentai de desserrer l'étau. En vain. De me dégager. En vain. Toutes ces tentatives semblaient accroître la vigueur funeste d'Epouvante. Je tendis la main au hasard à la recherche de je ne sais quelle arme. Rien. J'étais perdu. Je serrai mon point et avec tout ce qui restait en moi d'énergie, je frappai. L'étreinte se desserra en même temps que je m'entendis crier « Non ! ». J'étais tout en sueur, pantelant. La chambre était illuminée. Tout était en place. Je m'en fus boire une verre d'eau fraîche à la cuisine. Je dormis jusqu'au matin. Sans rêver.

Mato MAKU