© Peuples Noirs Peuples Africains no. 26 (1982) 73-88



LA DETENTION DE NGUGI WA THIONG'O

Bernth LINDFORS

La publication du quatrième roman de Ngugi Wa Thiong'O, « Des pétales de sang », fut saluée en juillet 1977 comme un événement de première importance dans la jeune histoire littéraire du Kenya. Ngugi, l'auteur le plus célèbre du pays, n'avait pas publié de roman depuis dix ans; venait, enfin, un ouvrage qui faisait l'effet d'une bombe, son ouvrage romancé le plus long et le plus complexe. Conformément à l'usage, le livre fut présenté lors d'une manifestation officielle à Nairobi par Mwai Kibaki, alors ministre des Finances et actuel vice-président du Kenya; aussitôt, les fonctionnaires du ministère de l'Education discutèrent en vue d'intégrer le texte au programme de l'examen du certificat « A » Level. Les libraires de Nairobi eurent des difficultés à satisfaire la demande en ce qui concernait le roman, et le groupe Heinemann d'Afrique Orientale dut acheminer par avion des exemplaires supplémentaires depuis ses bureaux londoniens, quand l'approvisionnement devint insuffisant au bout de quelques semaines seulement. En bref, « Des pétales de sang » s'avéra un immense succès, et la publicité qui entoura sa publication fit de nouveau de Ngugi [PAGE 74] le point de mire de l'actualité nationale. Juillet 1977 fut probablement l'apogée de sa carrière d'écrivain.

Procédés arbitraires

Mais en l'espace de six mois Ngugi était incarcéré, détenu par le gouvernement kenyan pour des raisons qui n'ont jamais été publiquement expliquées. Il fut arrêté au petit matin du 31 décembre où onze officiers de police pénétrèrent chez lui à Limuru en disant qu'ils voulaient l'interroger et examiner quelques-uns des livres qu'il possédait. Après deux heures de fouille, la police emmena Ngugi au commissariat de police de Kiambu distant d'environ quinze milles; sa famille et ses amis ne le revirent que près de douze mois plus tard quand lui-même et d'autres détenus politiques furent relâchés par le successeur de Jomo Kenyatta, Daniel Arap Moi, le jour de Jamhuri (le Jour de l'Indépendance, le 12 décembre) dans un mouvement de réconciliation nationale.

Depuis, la plupart des anciens détenus ont été réintégrés dans la ligne actuelle de la société kenyane (plusieurs, en fait, ont obtenu des sièges au Parlement lors de la dernière élection), mais on n'a pas permis à Ngugi de reprendre son poste de Professeur Associé de la Section de Littérature de l'Université de Nairobi. Il a formulé une demande pour sa réinsertion, et les étudiants et la faculté de l'université ont adressé de nombreux appels en sa faveur aux autorités administratives et étatiques; cependant jusque-là ces efforts n'ont apporté aucun résultat tangible. Ngugi demeure la victime d'une forme de répression insidieusement dissimulée – une répression qui ne montre pas de profil officiel, ne formule pas d'accusations conventionnelles, ne répond pas aux questions, n'honore pas de lois, ne respecte pas de droits. Jusqu'à ce que les visages humains cachés derrière cette force invisible puissent être identifiés et tenus pour responsables de pervertir la justice, Ngugi continuera très probablement à souffrir de poursuites et de persécutions.

Les questions au sujet du cas de Ngugi qui nécessitent encore des réponses sont :

1) Pourquoi fut-il détenu ?

et

2) Pourquoi, quand il fut relevé de sa détention, fut-il [PAGE 75] empêché de reprendre son poste à l'Université de Nairobi ?

En l'absence d'explications officielles de la part du gouvernement kenyan, on peut seulement spéculer sur de tels faits, mais il y a des indications suffisantes dans les archives pour suggérer des réponses plausibles aux deux questions! Voyons donc les documents dont nous disposons et essayons de les interpréter.

Qu'avait-il bien pu se passer entre juillet et décembre 1977 pour convaincre les gens en place que Ngugi méritait d'être écarté de la vie publique ? Il n'avait pas commis de forfaits reconnus, ni criminels ni civils; son délit devait donc être politique, mais quelle sorte de délit politique mérite une peine aussi sévère que la détention ?

Si Ngugi avait comploté le renversement du gouvernement par la force, ou entrepris quelque autre action de trahison inavouable, il aurait sans doute agi en concertation avec d'autres personnes, mais puisque personne ne fut impliqué et incarcéré à la même époque que lui[1], nous devons en conclure que l'opinion du gouvernement était que, quoi qu'il ait pu faire, il l'avait fait seul.

Qu'avait-il fait que personne d'autre n'ait fait ? Oui, il avait écrit ce roman prolétarien,. « Des pétales de sang », qui contenait la plus rigoureuse condamnation du Kenya post-colonial qui soit jamais apparue dans la presse locale, encore que dans un style romancé. Le roman dépeignait les propriétaires et les hommes politiques du pays sous les traits de sangsues capitalistes avides aspirant le sang des paysans et des ouvriers. Et certaines actions peintes dans le récit étaient en corrélation étroite et gênante avec de réels événements, de réels environnements, de réelles personnalités; l'histoire récente du Kenya [PAGE 76] était présentée là comme un conte horrible sur la méchanceté en haut lieu. Bien plus, il était d'une clarté évidente qu'une certaine proportion de la canonnade verbale visait des membres influents de la famille de Kenyatta, et que le Vieux Singe lui-même n'était pas totalement épargné par les moqueries et les critiques. C'était là vraiment un ouvrage puissant. Presque tous les comptes rendus du roman publiés dans la presse kenyane en parlèrent comme étant un livre « explosif », un coup de théâtre[2], et avec raison. Ngugi avait dit certaines choses que personne d'autre n'avait osé exprimer d'une façon aussi franche. Cela se serait-il produit en Ouganda sous Idi Amin qu'une telle sincérité aurait été récompensée par une exécution sur-le-champ.

Mais c'était au Kenya, société plus « démocratique », où l'on tolérait encore la liberté d'expression, du moins à ce qu'il semblait. Ngugi lui-même, dans une entrevue parue dans le Sunday Nation de Nairobi peu après la publication du roman[3], annonçait qu'il ne craignait pas d'avoir des ennuis avec les autorités à cause de ce qu'il avait écrit. Il se contentait de faire son travail en citoyen loyal, en serviteur de la société :

    « Je crois fermement que la critique de nos institutions sociales et de nos structures est une chose très saine pour notre société. Je crois que nous pouvons aller de l'avant seulement par le biais de critiques éclairées et saines. Les écrivains doivent examiner avec sincérité tous les aspects de la vie de notre nation. Si les écrivains ne le faisaient pas partout dans le monde, ils manqueraient à leurs devoirs. »

Plus loin, il insistait sur le fait que le roman représentait davantage une attaque sur la nature du néocolonialisme dans une nation africaine représentative qu'il n'était une critique de certains « usurpateurs des fruits » de l'indépendance du Kenya.

    « Il est très important pour les gens de se rendre compte que ce n'est pas une question d'un nom ou deux. Le roman essaie d'envisager la structure [PAGE 77] de notre société comme étant à la racine de nos maux à caractère social, plutôt qu'un ou deux individus. Il considère des choses telles que les inégalités sociales, ce qui est à la base de l'inégale répartition des richesses, du chômage, etc.

    « Même lorsque nous parlons de la poignée d'Africains ainsi appelés, occupant des postes haut placés, là n'est pas vraiment le problème. La question consiste en la domination des étrangers sur la propre vie de notre nation. Accaparer, c'est la conséquence directe de la domination de notre économie par l'impérialisme. »

Ainsi Ngugi écrivait-il un autre roman à caractère nationaliste, une autre attaque du néo-colonialisme et de l'impérialisme, pas seulement une diatribe dirigée contre les riches et les puissants au Kenya. L'ennemi véritable était une abstraction de l'étranger, et non un personnage local de chair et d'os.

Néanmoins, le roman peut avoir offensé ou déconcerté quelques personnages de l'élite au pouvoir, lesquels pensèrent peut-être y avoir entrevu le reflet peu flatteur de leur propre personne. Mais le roman par lui-même ne conduisit pas à la détention de Ngugi. En réalité, il n'a jamais été interdit et on peut toujours se le procurer sans problème dans les librairies du Kenya. Le langage écrit, en particulier celui qui est contenu dans les œuvres littéraires, ne semble pas avoir une grosse importance au Kenya. Du moins, il n'a pas encore été soupçonné de valoir à ses auteurs un trimestre d'emprisonnement. Le langage oral, par contre, peut avoir une résonance complètement différente, particulièrement s'il s'exprime dans l'un des dialectes locaux du Kenya. Il semble que Ngugi n'ait pas été ennuyé aussi longtemps qu'il continua à écrire ses œuvres en anglais. Il connut de sérieux ennuis pour la première fois quand il écrivit une pièce en collaboration en langue Kikuyu qui fut jouée par des villageois au Centre Culturel et Educatif de la Communauté Kamirithu à Limuru d'octobre à novembre 1977. Après avoir fait salle comble pendant sept semaines dans un théâtre de plein air qui contenait plus de deux mille personnes, le Gouverneur de Province responsable du district mit un terme à la représentation, la déclarant « provocatrice », et « pas du plus grand intérêt pour [PAGE 78] la République en général »[4]. Quarante jours plus tard, Ngugi était arrêté par la police pour être interrogé, première étape vers la détention. La pièce, intitulée Ngaahika Ndeenda (Je me marierai quand je le voudrai), était construite autour du triple thème de l'exploitation économique, religieuse et sexuelle. Kiguunda, ouvrier agricole pauvre, est convaincu par Kioi, son riche employeur chrétien, de sanctifier son impur mariage traditionnel à l'église.

Kiguunda n'a pas assez d'argent pour payer la coûteuse cérémonie, et emprunte donc à la banque de Kioi en offrant comme garantie son propre terrain, d'une étendue d'un are et demi. Lorsqu'il ne peut rembourser le prêt, le terrain est mis à prix par adjudication, et Kioi l'achète afin que lui-même et son associé commercial y bâtissent une usine d'insecticides, en collaboration avec une firme étrangère. Pendant ce temps, le fils de Kioi, un Don Juan, séduit et met enceinte la fille de Kiguunda, et la renie par la suite. Kiguunda affronte Kioi à ce sujet, mais Kioi nie que son fils ait fréquenté une « prostituée », et défie Kiguunda d'en appeler à la justice afin de « voir de quel côté la loi prendra parti » [5]. Kiguunda riposte en tirant son épée et menace la vie de Kioi, geste qui pourrait être interprété comme le symbole de la victoire de la révolte armée des masses exploitées sur leurs oppresseurs bourgeois.

La pièce par elle-même ne fut pas interdite par les autorités. Ou plutôt, le Gouverneur de District retira au Centre Kamirithu l'autorisation de la représenter. La pièce fut publiée en Kikuyu par Heinemann d'Afrique Orientale en avril 1980 et vendue extrêmement rapidement, atteignant trois tirages (et un total de 13 000 exemplaires) au cours des trois premiers mois de diffusion sur le marché. Le gouvernement du Kenya n'a pas essayé d'empêcher ou de décourager sa publication ou d'intervenir dans sa distribution aux libraires – faits qui sembleraient confirmer la thèse que les représentations orales [PAGE 79] ont un retentissement plus grand que les mots imprimés au Kenya.

Pourquoi la production en milieu rural de Ngaahika Neenda avait-elle été jugée si inopportune qu'elle avait nécessité sa suppression par le gouvernement ? Après tout, la pièce par elle-même n'offrait pas une critique directe du gouvernement et n'était pas non plus impopulaire localement. En fait, si l'on en croit les comptes rendus des journaux, ce drame musical en trois heures fut un spectacle extraordinairement réussi, et l'on venait de plusieurs milles à la ronde pour le voir.

Plus que cela, c'était une entreprise communautaire, presque un modèle d'autogestion, un projet qui incluait une part hétérogène de la population de Limuru : paysans, ouvriers d'usine, petits commerçants, jeunes sans emploi, lecteurs d'université. A l'origine, elle avait consisté en un plan pour promouvoir et encourager l'alphabétisation parmi les villageois qui avaient appris à lire et à écrire au Centre Culturel et Educatif de la Communauté Kamirithu. Ngugi Wa Mirii, qui contrôlait ces cours d'alphabétisation, et Ngugi Wa Thiong'O, qui vivait dans la communauté tout en enseignant à l'Université de Nairobi, avaient été chargés par le Comité gouvernemental du Centre, d'écrire une pièce qui donnerait aux nouvelles personnes instruites quelque chose à faire pour les aider à améliorer les talents récemment acquis. Et les villageois collaborèrent réellement au développement du scénario, dessinèrent et construisirent le théâtre de plein air, et réunirent les 75 000 shillings (10 000 dollars à peu près), nécessaires à la production de la pièce[6]. Du début à la fin, la production fut véritablement une entreprise de la communauté. Ce qui semble avoir un peu inquiété les autorités fut l'immense popularité de la pièce. Aurait-elle été un four ou un fiasco, [PAGE 80] le gouvernement n'aurait pas été soucieux d'intervenir, préférant à la place permettre à cette expérience théâtrale inhabituelle de mourir d'une mort naturelle et rapide. Mais la pièce attirait des foules de spectateurs, dont l'immense majorité était sans contestation enthousiaste au sujet de ce qu'ils voyaient.

Et ce n'était pas seulement le spectacle d'une représentation vibrante sur scène qui les captivait, avec les chants, les danses et le drame; le message contenu dans la pièce les atteignait. Ngugi lui-même à dit :

    « Je crois que la pièce Ngaahika Ndeenda était très populaire parce qu'elle parlait de l'extrême pauvreté de la population. Je crois que la pièce était populaire parce qu'elle parlait de la trahison infligée aux paysans et aux ouvriers par les « gros bonnets » de la politique.

    « Je crois que la pièce était populaire parce qu'elle parlait de l'arrogance et de la cupidité des puissants et des riches. A nouveau, je crois que la pièce était populaire parce qu'elle dépeignait la véritable condition des gens de la campagne dans les villages ruraux. »[7]

S'il en est ainsi, alors il n'est pas surprenant que le Chef de Province responsable de Kiambu reçut des plaintes au sujet de la représentation de la part de quelques membres de la communauté qui n'approuvaient pas ce qui était dit et joué sur la scène de Kamirithu. Ces plaintes, grossies par des témoignages visuels de ses officiers, amenèrent le Chef de Province à décider de retirer la pièce, et bien que lui-même n'ait jamais assisté à une représentation.

Les raisons avancées par le Gouverneur de Kiambu pour expliquer l'action entreprise valent la peine d'être réexaminées[8]. En formulant l'accusation que la production était provocatrice, le Gouverneur de Kiambu se faisait l'écho de quelques-unes des plaintes qu'il avait reçues au sujet des « chants, des danses, et même du dialogue dans la pièce, et qui visaient à instaurer un conflit entre les différentes catégories de la population du Kenya. » Il notait en particulier que le terme « territoriaux » (Kamatimu) avait été utilisé fréquemment et que [PAGE 81] « de tels termes ne devraient pas être utilisés en public ou en quelque autre endroit, car ils risquaient à la longue de raviver l'amertume de la période d'Etat d'urgence. » Plus que cela, il sentait que la pièce cherchait à pousser les gens à s'engager dans une lutte des classes « ouverte à tous ». Il concluait ses remarques en répétant que « la pièce ne transmet pas l'idée de rappeler aux gens d'oublier le passé comme notre bon gouvernement nous y a exhortés. »

Ces problèmes sont loin d'être superficiels dans les montagnes Kikuyu, région saignée à blanc par une lutte très sévère durant la guerre Mau-Mau. De cette guerre, il reste beaucoup de vieilles blessures qui n'ont pas guéri avec le temps, beaucoup de vieux comptes qui n'ont jamais été réglés.

Cette pièce, disait le Gouverneur, faisait revivre d'anciennes animosités, rouvrant ces blessures. La question des « Territoriaux » était particulièrement aiguë, car c'était là le terme employé par les Kikuyu qui avaient combattu pendant la guerre d'indépendance aux côtés du gouvernement colonial britannique. Quelques-uns de ces « territoriaux » étaient peints dans la pièce comme faisant partie des pires exploiteurs néo-coloniaux du Kenya actuel, des hommes qui avaient largement profité de l'indépendance nationale qu'ils avaient auparavant cherché à conjurer, retarder, ou saboter. Apparemment, le Gouverneur craignait que la pièce, en remuant les souvenirs du passé, ne mène à une menace contre la paix, peut-être même à de graves violences et mutilations. Supprimer l'autorisation de produire la pièce peut par conséquent être interprété comme une tentative de maintien de la loi et de l'ordre en entravant le réveil dune conscience collective de l'histoire de la communauté.

LA PERSECUTION D'UN ECRIVAIN

Mais la détention de Ngugi Wa Thiong'O quarante jours plus tard doit être considérée comme un acte d'une autre nature, d'autant plus qu'il n'y eut jamais d'accusations portées contre lui. Il semble avoir été sacrifié à la fois pour être puni à cause de ses écrits et pour servir d'avertissement à d'autres qui pourraient être tentés par son exemple, et mêleraient trop la politique à la littérature. [PAGE 81] Puisqu'aucune autre personne en relation avec Mgaahika Ndeenda – le co-auteur, le directeur, les acteurs..., – ne fut détenue, nous devons en conclure que ce n'est pas la pièce seule qui conduisit à l'emprisonnement de Ngugi, il se peut que la pièce ait dépassé la mesure, mais ce n'était pas la seule épine dans la situation de Ngugi. Ainsi, puisqu'aucune plainte ne fut déposée contre lui, il faut déclarer que le gouvernement du Kenya savait ne détenir aucune justification légale pour lui ôter sa liberté. L'Etat en faisait délibérément une victime sans raison valable.

Ainsi, tandis que le retrait de la pièce peut correspondre à une mesure préventive, la détention de Ngugi doit être reconnue comme une tactique d'intimidation.

Les expériences de Ngugi à son retour de détention tendent à confirmer le soupçon qu'il a été choisi pour la persécution, mais il demeure difficile d'identifier ses persécuteurs. Il y eut en premier lieu, en mars 1979 une tentative pour ruiner sa réputation de citoyen responsable. Lui et le co-auteur de Ngaahika Ndeenda, Ngugi Wa Mirii, s'étaient rendus dans un petit bar du Centre Commercial de Kamirithu dans la soirée du 7 mars, et à 12 h 40 des officiers de la police locale firent irruption et les arrêtèrent pour consommation de boissons en dehors des heures autorisées (c'est-à-dire, après minuit). Ils furent également accusés de se conduire de façon incorrecte au Commissariat durant la garde à vue; on rapporta qu'ils avaient crié, claqué les portes du guichet et de la cellule, avaient refusé d'être fouillés ou d'ôter leurs ceintures, et tenté d'obliger les officiers de service de les relâcher, eux et d'autres prisonniers. Les deux hommes furent par la suite relâchés sur caution en attendant l'audience[9].

Quand l'affaire fut traduite devant la cour le 27 avril, les deux Ngugi nièrent toutes les accusations, protestant qu'ils avaient été arrêtés à 11h 30 du soir, et non à 12 h 40 du matin, qu'ils n'avaient jamais opposé de résistance à leur arrestation, utilisé d'injures, ni ne s'étaient conduits de façon incorrecte. Ils opposèrent alors plusieurs contre-accusations, affirmant qu'ils avaient été battus et avaient reçu des coups de pieds de la part [PAGE 83] des officiers venus les arrêter, avaient été jetés comme « un sac de chiffons » dans le fourgon, et qu'on ne leur avait jamais, à aucun moment, dit pourquoi ils avaient été arrêtés, malgré leurs exigences réitérées de connaître les motifs de leur arrestation. Ngugi Wa Thiong'O alla plus loin et affirma qu'il avait été sobre, n'ayant bu que deux bouteilles de bière dans la journée.

Il expliqua que depuis sa remise en liberté, il vivait paisiblement chez lui avec sa famille, et que dans les rares occasions où il sortait, il veillait très soigneusement sur sa ration d'alcool car il avait reçu de fréquentes menaces de mort au téléphone : « J'ai reçu des menaces, y compris trois hier. Cela m'a obligé à contrôler mes mouvements, car j'ignore qui se dissimule derrière ces menaces de mort. » Par conséquent, il buvait très peu « car je dois être en situation de savoir ce qui se passe autour de moi »[10]. Les accusations de Ngugi au sujet des violences physiques furent certifiées par un médecin qui avait examiné les deux plaignants le 8 mars et découvert qu'ils souffraient de blessures qui avaient pu être provoquées par un instrument émoussé tel qu'une chaussure ou une botte. Le doyen des magistrats résidents de Kiambu qui conduisait le procès soutenait l'opinion qu'il y avait eu des exagérations à la fois par l'accusation et par la défense, mais il acquitta les Ngugis de l'accusation de boisson sur un point de détail technique (le bar n'avait pas de licence), les relaxa des accusations accessoires de conduite incorrecte et réprimanda les policiers pour usage superflu de la force au cours de l'arrestation[11]. Ngugi Wa Thiong'O avait été réhabilité triomphalement par le procès, mais les sinistres menaces de mort continuèrent au téléphone dans les mois qui suivirent.

Qui pouvait proférer de telles menaces ? De puissants personnages politiques nationaux ou locaux ? De riches propriétaires et hommes d'affaires ? D'anciens territoriaux ? Des maniaques ? Des plaisantins ? Ngugi lui-même disait qu'il ne savait pas, et il est impossible à l'heure actuelle de déterminer si cette sorte de terreur émane d'une source intérieure ou extérieure au gouvernement du Kenya. [PAGE 84] On aimerait penser que les personnages officiels du gouvernement ne se servent pas de telles tactiques, mais alors comment rendre compte de l'accusation d'alcoolisme forgée de toutes pièces ?

Qui aurait envoyé des agents de police au milieu de la nuit arrêter deux adultes sobres dans un bar de Kamirithu ? Quelle qu'elle soit, la personne responsable de leur arrestation doit avoir un pouvoir politique suffisant pour agir sur la façon dont les lois sont appliquées dans la communauté. Tout le monde n'a pas le pouvoir d'envoyer les flics faire une descente.

La campagne de réintégration de Ngugi à son poste à l'Université de Nairobi débuta presque aussitôt qu'il fut relâché. Au début, Ngugi lui-même ne prit pas une part active dans cette campagne, préférant attendre des nouvelles de l'université. Mais lorsque les administrateurs de l'université demeurèrent silencieux sur ce chapitre, les étudiants entreprirent de tenir des réunions de masse, adressèrent des appels aux autorités administratives, et envoyèrent des pétitions directement au Chancelier, à présent le Président Daniel Arap Moi.

Cependant, rien ne se passait; lorsque deux mois et demi se furent écoulés, les collègues de faculté de Ngugi se rencontrèrent et redonnèrent vie à la léthargique Association de l'Equipe Académique Universitaire qui, de son côté, exerça également son pouvoir. Le Comité exécutif de l'Association rencontra le Recteur et l'Association envoya alors sa propre pétition au Chancelier Moi, le priant de donner l'autorisation à Ngugi de reprendre ses fonctions d'enseignant et arguant que :

    « c'est un patriote et un érudit qui aime profondément son pays; c'est un professeur éminent qui contribue au développement de notre société avec une efficacité confirmée; c'est le seul écrivain créatif au Kenya qui ait une renommée internationale... – et – il ne peut participer pleinement à l'édification de la nation qu'en prenant son poste à l'Université. »

La réponse du gouvernement à cette pétition revêtit la forme d'un silence absolu. Une nouvelle période de deux mois et demi s'écoula. Finalement Ngugi lui-même écrivit au Conseil de l'Université pour exprimer sa hâte de reprendre ses fonctions d'enseignant. A la suite de ceci, le Comité Exécutif de l'Association rencontra le Recteur [PAGE 85] tôt en juin pour discuter plus en détail de l'affaire; on leur dit que « le cas du Professeur Ngugi concerne des personnes autres que les autorités universitaires. Sa situation... est un "acte gouvernemental"[12]. »

Pendant les six semaines qui suivirent, l'Association de la Faculté essaya sans succès de fixer un rendez-vous avec le Président Chancelier Moi. Ils lui adressèrent également une autre pétition et publièrent un article détaillé dans la presse expliquant ce qui avait conduit à leur pétition. A la fin de juillet les Membres du Parlement du Kenya entreprirent de demander à l'Assistant du Ministère de l'Education d'expliquer pourquoi on refusait à Ngugi la possibilité de reprendre ses fonctions à l'université. L'Assistant du Ministre répondit que Ngugi pouvait reprendre sa carrière professorale s'il se soumettait au désir de son employeur de se réinscrire pour son emploi précédent et de remplir certaines conditions. Les autorités universitaires pensaient qu'il était nécessaire qu'il se réinscrive parce que ses indemnités de fin de carrière lui avaient déjà été versées à l'expiration de son contrat tandis qu'il était détenu[13]. Le gouvernement, en d'autres termes, rejetait l'accusation de sa non-réinsertion aussi bien sur l'université que sur Ngugi lui-même. C'était simplement l'affaire de compléter tous les documents bureaucratiques, de remplir les imprimés nécessaires. Mais Ngugi ne l'entendait pas de cette oreille, et il ne tarda pas à souligner les contradictions entre les déclarations faites par l'Assistant du Ministre de l'Education, et celles contenues dans les lettres et notes des administrateurs de l'université. En premier lieu, il révéla qu'on lui avait payé ses indemnités de fin de carrière le 18 décembre 1978, six jours après avoir été remis en liberté, et non pas durant sa détention. Deuxièmement, il souligna qu'il était « employé à titre permanent et ouvrant droit à une retraite, et non pas sur contrat » à l'université; ceci voulait dire qu'il n'était pas susceptible d'être renvoyé sauf sur confirmation d'une activité criminelle, [PAGE 86] et que durant ses nombreux mois d'emprisonnement, il n'avait commis aucun crime. Troisièmement, l'université n'avait pas offert de l'employer pendant des trimestres futurs. De plus, à peine quelques jours après la déclaration de l'Assistant du Ministre, il avait reçu une lettre du Secrétaire de l'université renouvelant l'information selon laquelle « le contrat entre vous-même et l'Université de Nairobi fut dissous par un décret le jour où l'on vous emmena en détention ». Le Recteur de l'université avait également dit ceci à Ngugi auparavant, et avait affirmé que sa situation « concernait la sécurité des citoyens et nécessitait des éclaircissements de quelque part ». Ngugi concluait que les autorités universitaires, en établissant de telles déclarations et en niant toute responsabilité vis-à-vis de son renvoi, « essayaient d'impliquer que ma situation ne pouvait être résolue par aucune autorité du Kenya ». Il décrivait le renvoi lui même comme secret, unilatéral, injuste, arbitraire et illégal[14].

UNE VIOLATION FLAGRANTE DES DROITS DE L'HOMME

Dans l'année et les quelques mois qui suivirent les accusations de Ngugi, aucun progrès n'a été effectué en vue de sa réinsertion. En novembre 1979, le poste de Professeur du Département de Littérature de l'Université de Nairobi fut publiquement annoncé vacant, et Ngugi s'inscrivit, mais rien n'a encore été fait au sujet de sa candidature. En juin 1980, le siège du Parlement du Kenya promulgua une motion exhortant le Gouvernement et le secteur public à « aider les anciens détenus à obtenir les emplois pour lesquels ils sont qualifiés afin de leur permettre de gagner leur vie », mais un mois plus tard le Président Moi riposta en déclarant « qu'on ne pouvait lui demander d'attribuer à ces personnes priorité pour l'emploi étant donné qu'elles avaient sapé le gouvernement du défunt Président Jomo Kenyatta.[15] ». En même temps, [PAGE 87] Moi accusait l'Association de l'Equipe Académique Universitaire de projeter des activités subversives, y compris des meurtres, et il prit des mesures pour la dissoudre. Ainsi Ngugi perdit les services du seul groupe organisé du Kenya qui s'activait énergiquement en sa faveur.

La situation de Ngugi demeure aujourd'hui objet d'embarras national, mais personne au sein du gouvernement du Kenya ne semble disposé à l'en sortir. Il aura bientôt passé trois années entières en quarantaine une forme d'emprisonnement sans barreaux. Est-ce que le Kenya peut s'offrir le luxe de gaspiller les talents de l'un de ses fils les plus dévoués et les plus loyaux ? Plus important encore, est-ce que le Kenya peut continuer longtemps à refuser les droits humains fondamentaux à l'un de ses citoyens sans subir une atteinte sérieuse de l'image crédible d'une société décente et juste ? Le Kenya a une grande réputation à l'étranger non seulement pour sa stabilité et son engagement dans une voie démocratique mais aussi pour son intégrité morale. Le Ministère des Affaires Etrangères des Etats-Unis a récemment publié un rapport déclarant que « le record des droits de l'homme atteint au Kenya est l'un des meilleurs pour l'Afrique.[16] » Mais si quelqu'un comme Ngugi Wa Thiong'O peut être emprisonné pendant une année sans motif légal, s'il peut être par la suite persécuté par les autorités de la police, si on peut l'empêcher de reprendre son travail « sans éclaircissement de quelque part », alors le Kenya ne mérite pas sa réputation concernant la justice sociale. En fait, une telle persécution délibérée d'individus ou de groupes et un signe certain de tyrannie.

L'aspect le plus horrible de la situation de Ngugi est qu'il n'est pas le seul artiste du Kenya à avoir souffert du fait du Gouvernement. Ngugi lui-même relatait récemment d'autres exemples au cours d'une interview de la BBC :

    » L'exemple le plus significatif tut Abdilatif Abdullah, le célèbre poète Swahili qui fut placé durant trois ans dans une prison à surveillance maximum pour avoir écrit un pamphlet clamant » Kenya Twendapi ? » (Kenya, où nous dirigeons-nous ?). Puis en 1977..., un autre écrivain et critique, le Dr. Micere Mugo, fut torturé dans les cellules de la police. [PAGE 88] Beaucoup plus récemment, en 1979, il y eut l'exemple de quelques jeunes filles d'un collège qui écrivirent une pièce intitulée « Quel Monde, Mes Amis ! » qui fut officiellement inscrite au programme d'une compétition nationale de représentations théâtrales. La pièce fut jouée en anglais devant des publics enthousiastes mais lorsqu'elles traduisirent le pièce en langue Kikuyu et la jouèrent devant leurs parents, des paysans, la police entra et arrêta la représentation. Par la suite toutes les jeunes filles ayant participé à la rédaction de la pièce ou y ayant tenu un rôle furent expulsées de l'école. Laissez-moi l'exprimer de cette façon : les jeunes filles furent expulsées de l'école sous un prétexte ou un autre mais il était très remarquable que toutes les jeunes filles renvoyées avaient pris part à la pièce. Je parle ici d'une tendance générale depuis l'Indépendance, à aggraver les mesures de répression contre les écrivains et les artistes ».[17]

Qui réclame de telles mesures répressives ? Pourquoi le Gouvernement devrait-il se sentir obligé de prendre de telles mesures contre écrivains et artistes ? Dans son propre cas, Ngugi disait : « Je crois que j'ai été emprisonné parce que j'ai écrit la vérité sur la situation historique du Kenya, à la fois passée et présente ».[18]

Il semble que ce même délit attira des ennuis à Abdilatif Abdullah, à Micere Mugo et aux lycéennes réalisatrices de « Quel Monde, Mes Amis! ». Evidemment, dans le Kenya actuel, « la vérité blesse », mais il est infiniment probable qu'elle blesse non pas ceux dont on parle, non pas ceux à qui l'on parle, mais plutôt ces patriotes qui osent dire la vérité tout haut dans un dialecte local.

Bernth LINDFORS


[1] Micere Gitthae-Mugo, alors lectrice de la Section de Littérature de l'Université de Nairobi, avait été interrogée, maltraitée physiquement par la police, et gardée quelques jours en prison au début de 1978; aucune plainte en bonne et due forme ne fut jamais déposée contre elle et elle ne fut pas détenue. Elle collabora avec Ngugi Wa Thiong'O à une pièce « L'Expérience de Dedan Kimathi » (Nairobi : Heinemann d'Afrique Orientale, 1976), laquelle reconstituait par imagination un épisode de la vie du plus célèbre chef Kenyan Mau-Mau. La pièce avait été jouée à Nairobi en octobre 1976 et était l'une des deux pièces choisies pour représenter le Kenya à la Compétition de pièces de théâtre du Second Festival Mondial Noir et Africain des Arts et de la Culture (FESTAC) qui se tint à Lagos en janvier et février 1977.

[2] Voir, par ex. «La Revue Hebdomadaire » Weekly Review du 27 juin 1977, pages 39-40; « L'Echo de Nairobi » Nairobi Times du 6 novembre 1977, p. 11; « Viva », de juillet 1977, pages 35-36; « Daily Nation », du 15 juillet 1977, p. 14.

[3] « Sunday Nation », du 17 juillet 1977, p. 10.

[4] Mungagi Wa Kamau : « la pièce de Ngugi mise au ban car provocatrice ». (« L'Echo de Nairobi », 4 décembre 1977, p. 1)

[5] Ce résumé se rapporte à plusieurs comptes rendus de la pièce : Karugu Citau, « Weekly Review », 9 janvier 1978, p. 13; Maguyu K. Maguku, « Weekly Review » 25 avril 1980, p. 47-48; Maguyu Maguku, « Daily Nation », 2 mai 1980. p. 17.

[6] Pour un bref historique de la production, voir « Weekly Review » du 9 janvier 1978, pages 11-12; Ngugi Wa Mirii « Le Projet Littéraire de Kamirithu », « Le journal de l'Education des Adultes au Kenya », 7,1 (1979), 7-10; Ngugi Wa Thiong'O. « Pour la première fois, le peuple pouvait se connaître », Gardian, 11 juin 1980, p. 15; Miriam Kahiga, « Revoir Kamirithu ». Daily Nation, 19 janvier 1979, p. 11; et Ahmed Rajab, « Détenu an Kenya », « La Mise à l'index de la Censure », 7,3 (1978), 7-10. Ngui Wa Thiong'O et Ngugi Wa Mirii ont aussi préfacé la version publiée de Ngaahika Ndeenda (Nairobi : Heinemann d'Afrique Orientale, 1980) avec un compte rendu de l'œuvre en langue Kikuyu.

[7] Weekly Review, 5 janvier 1979, p. 32.

[8] Voir Mungai Wa Kamau, p. 1 et Fibi Munene « Le Dernier Mot », Daily Nation, 14 déc. 1977, p. 19.

[9] Standard, 9 mars 1979, p. 1; Weekly Review, 16 mars 1979, p. 21-22.

[10] Daily Nation, 28 avril 1979, p. 24.

[11] Daily Nation, 5 mai 1979, pp. 1, 24; Weekly Review, 11 mai 1979, p. 23.

[12] Cité d'après « Un court compte rendu sur la lutte de l'USU (l'Association des professeurs de l'Université) pour amener le Prof. Ngugi à reprendre ses fonctions à l'Université » (lettre d'information autocopiée de l'Association Universitaire de l'Equipe Académique) (ca, mai 1980, pp. 55-56).

[13] Weekly Review, 20 juillet 1979, p. 13.

[14] Daily Nation, 1er août 1979, p. 4; Weekly Review, 3 août 1979, pp. 5-6.

[15] Weekly Review, 24 août 1979, p. 11.; Daily Nation, 21 août 1979, p. 20; Standard, 21 août 1979, p. 2.

[16] Le Bureau des Affaires Publiques du Secrétariat des Affaires Etrangères des Etat-Unis, « La Corne de l'Afrique », La Politique Actuelle, No 141 (février 1980), p. 3.

[17] Service Africain de la BBC : Les Arts et l'Afrique, No 347 G (1980), p. 1

[18] Ngugi Wa Thiong'O : « Comment on devient un Rebelle », La Mise à l'index de la Censure, 9,3 (1980), 24.