© Peuples Noirs Peuples Africains no. 26 (1982) 1-5



LIRE FANON

Odile TOBNER

En 1961 mourait Frantz Fanon, d'une maladie identifiée comme une leucémie, à Washington, U.S.A. Il avait trente-six ans. Cette fin prématurée fut certainement considérée avec soulagement par beaucoup. On en avait fini avec cette voix fulgurante. Restait son œuvre. On ne se débarrasse pas aussi facilement des œuvres que des hommes. Mais on peut tenter de les circonscrire en les défigurant. Vingt ans après la mort de Fanon, son œuvre jamais étudiée dans les milieux universitaires, jouit d'une réputation, savamment entretenue par de pseudo-dévots, d'illuminisme messianique. C'est ainsi qu'on a cru neutraliser la puissance de la première et de la seule véritable pensée sur le colonialisme, d'un homme qui sait de quoi il parle. Jusqu'alors, en effet, on n'avait connu que la pensée généreuse de l'intellectuel éclairé et progressiste appartenant à la société dominante, de Montesquieu à Sartre, pensée à laquelle se joignit le gémissement des persécutés, une fois qu'ils surent lire et écrire, et qui forma, pour la pensée des premiers, le plus touchant des accompagnements dans le meilleur des mondes des bons sentiments possible.

Fanon rompit cet accord sur la répartition des tâches, sa voix parut incongrue. On lui fit une place à part, [PAGE 2] c'était l'exception qui confirme la règle. On revint à la règle. Débarrassé des idées qui tuent la poésie, l'Africain s'occupa à « sentir » l'étendue de son destin. Le penseur blanc tutélaire s'occupa de réfléchir sur les problèmes du sous-développement. Vingt ans après la mort de Fanon, il faut bien constater que cette réflexion est au point zéro pour ce qui est de la compréhension de problèmes qu'on s'est, semble-t-il, résigné à considérer comme insolubles. Pourtant ce ne sont pas les mots qui manquent. On croule sous des montagnes de verbiage, dont il ne se dégage pas le moindre petit commencement de lumière. La confusion de la pensée est à la mesure de la confusion de la situation. Les théories pullulent, les parleurs parlent, la réalité devient de plus en plus catastrophique. Les Etats africains ou sont globalement en faillite, ou n'arrivent plus à dissimuler, derrière la frange des privilégiés, qu'ils sont peuplés de millions de miséreux.

Que disait Fanon de la situation coloniale des années 60 ? Il parle des discours émouvants, de l'humilité ostentatoire des grandes consciences et des responsables politiques de tout poil, puis de l'échec des réformes économiques et sociales, de l'impuissance congénitale sur le plan du ventre, de l'impossibilité d'un programme désintéressé d'aide et de soutien. Il voit alors renforcer les effectifs de police, dépêcher des troupes, installer un régime de terreur. On dirait qu'il entend les discours d'aujourd'hui, qu'il décrit les situations présentes, qu'il voit les réactions les plus actuelles aux problèmes.

Qui, à part Fanon, a jamais dit que la faim et la servitude sont un seul et même problème, que la meilleure preuve qu'une société est asservie, c'est qu'elle a faim? Bien plus, elle a faim parce qu'elle est asservie et non elle est asservie parce qu'elle a faim. Il n'y a pas, il n'y a jamais eu pour personne, de faim dans la dignité, ni de pain dans la servitude. On a le pain et la dignité ou la faim et la servitude. Qui a dit que, si on veut manger, il faut se libérer, que personne ne nourrit personne ? Si quelqu'un a besoin d'être nourri, c'est qu'il est prisonnier de l'âge, de la maladie, des conditions qui le rendent incapable de subvenir à ses besoins.

Il faudrait admettre qu'il y a un infantilisme congénital des populations sous-développées. C'est la thèse de la pensée blanche en « sciences humaines », implicite quand [PAGE 3] elle est de gauche, explicite quand elle est de droite. C'est ce qui rend scandaleuses les théories de l'Apartheid, c'est ce qui rend insupportables les discours paternalistes. Si on n'admet pas cet infantilisme congénital, il faut, comme Fanon a été le premier et le seul à le faire clairement, analyser et mettre en évidence, partout où elles se trouvent, les pratiques d'infantilisation. Qu'est-ce d'autre, la colonisation, que la forme d'une mère qui, sans cesse, empêche un enfant fondamentalement pervers de réussir son suicide, de donner libre cours à ses instincts maléfiques ? La mère coloniale défend l'enfant contre lui-même, contre son moi, contre sa physiologie, sa biologie, son malheur ontologique.

La maladie qu'est le sous-développement est engendrée par cette cruelle « family life ». On comprend mieux qu'elle soit si radicalement incurable, malgré les soins et le dévouement des figures parentales bienveillantes et consternées. Vingt ans d'aide et de coopération ont, au-delà de tout ce qu'on pouvait craindre, vérifié l'exactitude des analyses de Fanon. On continue cependant à parler de secours et de protection : secours et protection contre qui, contre quoi ? Contre l'impossibilité radicale où des groupes humains seraient de gérer leur propre vie. La psychanalyse occidentale a parfaitement su interpréter, dans les comportements individuels, de tels symptômes. Que Fanon, de façon géniale, utilise cette science pour mettre en lumière la pathologie des relations entre sociétés protégées et sociétés protectrices était une démarche créatrice remarquable. Mais nul ne lui avait indiqué cette voie qui menait à ce que nul n'avait envie de comprendre, le colonisateur, pour d'évidentes raisons, ne voulant pas perdre sa bonne conscience, le colonisé pris dans le cercle vicieux de l'aliénation. Vingt ans après la mort de Fanon on en est donc à s'interroger à pleines pages sur les raisons mystérieuses de l'inéluctable dégradation de la situation de pays qui n'en finissent pas de régresser, comme dans la plus évidente des psychoses.

La lumière portée par la réflexion de Fanon dans l'analyse des problèmes économiques et politiques vient de la façon profonde et compréhensive dont son intelligence appréhende la réalité qui est la sienne. Dans la saisie des problèmes culturels, cette lumière permet l'analyse la plus fine de ce qui ne donne lieu, en général, [PAGE 4] qu'à un consternant verbalisme, chez des auteurs sans pensée mais pas sans « logos ». La subtilité de Fanon laisse loin derrière elle, en effet, les gros sabots des spécialistes de l'« âme », quelle que soit sa couleur. La Culture est tout sauf désincarnée. C'est dans sa dimension spirituelle que l'homme est asservi, pour mieux assurer le fonctionnement de l'oppression politique et économique. Dans l'analyse des phénomènes culturels, dont les mécanismes sont les plus retors, les plus difficiles à comprendre, Fanon donne la mesure de son intelligence lucide.

Il montre parfaitement comment, dans un premier temps, l'Africain est considéré comme un sauvage. La réaction affective et intellectuelle contre ce mépris sera la revendication d'une culture authentique, la réhabilitation du passé. Ce premier temps de l'agression coloniale et de la défense réactionnelle est facile à comprendre. Nul mieux que Fanon n'a trouvé les mots les plus justes pour exprimer le désespoir spirituel de l'homme humilié dans son être et le besoin de compensation qui en découle. La grandeur de l'esprit de Fanon l'a fait aller cependant au-delà de cette situation. Il montre, en effet, la ruse par laquelle, dans un deuxième temps, on tente d'enfermer l'Africain dans son passé retrouvé. Le colonialisme, loin de réagir contre la quête des origines, l'a encouragée, lui a même, le plus souvent, ouvert la voie. De nombreux chercheurs européens ont réhabilité les civilisations africaines. Mais avoir un passé ne saurait compenser le fait de ne pas avoir de présent. Lui refuser ou lui accorder un passé n'a jamais servi qu'à chasser l'Africain de son présent. Faute d'en prendre conscience le problème culturel risque de donner lieu à des ambiguïtés graves, il peut mener à l'impasse. Cela arrive notamment si on confond coutume et culture, l'une n'étant que la sclérose des habitudes, l'autre la création permanente d'un organisme vivant. Autant de domaines où règne une confusion propice à toutes les escroqueries intellectuelles, à tous les discours creux. Fanon réussit à exposer comment l'Africain ne doit pas accepter d'être frustré de son passé, ni d'y être enfermé. Sa pensée maîtrise, domine et intègre les contradictions inhérentes à la complexité vivante de l'homme, au lieu de les réduire à quelque schéma aussi tape-à-l'œil que sommaire pour l'ébahissement des foules. [PAGE 5]

Quel abîme, en effet, entre la pensée de Fanon et ce qu'il appelle les manifestations exhibitionnistes des chantres de la négritude. Comment peut-on parler de culture africaine et voter, comme le firent Rabemananjara et Senghor, contre les aspirations du peuple algérien à l'indépendance, par la voix, à l'O.N.U., des Etats dont ils étaient, l'un ministre, l'autre président ! Le discours ne résiste pas à l'épreuve des faits. Comment peut-il y avoir une dignité culturelle dans l'asservissement politique ! Ils n'en ont pas moins continué ensuite à pérorer au nom de l'âme noire. S'il y a une leçon essentielle à tirer de la pensée de Fanon, c'est une leçon de rigueur morale. Aussi convient-il, aujourd'hui, moins de le célébrer que de le lire, l'étudier, le comprendre. Laissons à Césaire, qui laissa Fanon seul aux heures d'affrontement où naissaient les mots du combat pour la dignité, le soin de s'exalter, en 1981, sur l'évocation du héros qu'il fut, contentons-nous de puiser à la source d'une pensée créatrice arrachée victorieusement, par l'esprit le plus pur, à l'avilissement de la servilité. Tout le reste est mystification.

Odile TOBNER