© Peuples Noirs Peuples Africains no. 25 (1982) 117_120



Nom de l'Accusé :

AHMED FOUAD NEGM

Délit : POETE

Yénonukoumê ENAGNON.

« J'écris dans ce pays où l'on parque les hommes dans l'ordure et la soif le silence et la faim.. »
ARAGON.

Le poète et militant communiste turc Nazim Hikmet avait passé en prison treize ans, qui auraient pu être une vie; ce sont les protestations venues du monde entier, une grève de la faim et sa volonté de lutte jamais défaillante qui eurent raison de la chape de silence sous laquelle le gouvernement d'Ankara entendait étouffer sa voix. L'exil sauva Nazim de l'exécution qui, par une aube de 1936 en Espagne, fit taire Federico Garcia Lorca :

    Ils ont tué Frédéric
    à l'heure où surgissait la lumière.
    Le peloton des bourreaux
    n'osait le regarder en face[1]. [PAGE 118]

Plus près de nous, cette année même, le poète iranien Saïd Soltanpour, rescapé des mains des tortionnaires de la SAVAK, est tombé victime de la haine fanatique, de l'obscurantisme et de l'anti-communisme d'intégristes d'un autre âge.

A la même époque en Egypte, le 29 avril 1981, Ahmed Fouad Negm était arrêté. Vingt ans de poésie, vingt ans qu'en compagnie du musicien aveugle Cheikh Iman, puis du peintre Mohamed Ali, il chante la souffrance d'un peuple, le drame d'une époque : sur ces vingt ans, treize ans de prison pour avoir exalté ceux que l'on écrase et que l'on bâillonne, ceux qui se battent et espèrent, pour avoir dénoncé l'absence de libertés politiques en Egypte, l'incapacité, la rapacité, la corruption et les trahisons de la classe au pouvoir. Condamné en 1978 à un an de travaux forcés par un tribunal militaire, il était entré dans la clandestinité pour manifester son refus de se soumettre à un procès et à une sentence aussi scandaleux; cette voix qui aujourd'hui « monte des fers », c'est celle des paysans pauvres, des ouvriers, des innombrables chômeurs du Caire surpeuplé dont il a adopté la langue. « Tout artiste », écrivait-il avant son arrestation, « désirant communiquer un message ou une idée doit s'adresser aux gens dans leur langue afin de ne pas les lasser par un effort de compréhension de ce qu'il veut leur dire »[2]. Tout comme pour Nazim Hikmet qui aimait à répéter, qu'au fond, il écrivait pour les paysans analphabètes d'Anatolie.

Poésie populaire, parce qu'elle puise ses thèmes dans le peuple, mais, aussi parce qu'elle lui parle par le canal de ballades et de chansons, retrouvant ainsi un rythme et une forme d'expression qui lui sont familiers. Il semble que ce soit là un délit en Egypte puisque c'est, selon ses propres mots, pour « exercice de la poésie » que Negm a été inculpé et condamné.

Son arrestation est intervenue à une période de crise intérieure particulièrement grave : Anouar el Sadate, confronté à des difficultés économiques de plus en plus sérieuses dont pâtissaient essentiellement les travailleurs, craignait de nouvelles émeutes et grèves; associées [PAGE 119] à un mécontentement quasi général, aussi bien à l'extrême-droite qu'à gauche, suscité par sa politique jugée trop conciliatrice et collaborationniste vis-à-vis d'Israël et des Etats-Unis, celles-ci pouvaient favoriser un coup d'Etat, dans le déclenchement duquel ses alliés ne seraient peut-être pas étrangers. Il s'apprêtait à rompre son alliance de longue date avec les fondamentalistes musulmans qui, sous le couvert d'un Islam pur et dur, constituent en réalité de véritables groupes fascistes, profondément infiltrés dans l'appareil d'Etat[3]. Ayant trouvé auprès d'eux un appui dans sa politique intérieure, particulièrement dans ses attaques renouvelées contre les libertés démocratiques, il a probablement réalisé que de complice il pouvait devenir victime. D'où l'arrestation massive, en septembre, d'intégristes musulmans. L'opération visait par la même occasion, à se débarrasser, en les confondant avec les intégristes, d'éléments démocrates et contestataires (intellectuels, syndicalistes, étudiants), musulmans ou laïques, représentant une menace sur sa gauche.

Ahmed Fouad Negm est comme le symbole de cette opposition qui dénonce une politique économique et sociale désastreuse, anti-démocratique et anti-populaire; il est le porte-voix de tous ceux qui rejettent ce climat d'inquisition et de violence fasciste.

Negm est aussi plus que cela : il atteste de l'existence d'une résistance populaire qui, si elle ne peut s'exprimer ouvertement, se reconnaît dans ses poèmes et ses chansons. A ce peuple égyptien sur lequel les organes d'information font silence, Negm restitue sa voix, comme le fait Atahualpa Yupanqui aux paysans argentins[4].

S'il est vrai, comme le disait Engels, que « les poètes pressentent l'avenir », on peut considérer que Negm ne témoigne pas seulement pour le présent; il est à la fois la mémoire du peuple et le catalyseur de ses souffrances et de ses espoirs, de cette colère qui précède les grands bouleversements révolutionnaires : « les vainqueurs d'hier périront, » annonçait Paul Eluard. [PAGE 120]

Comme des milliers de démocrates en Egypte, Negm est menacé. On est sans nouvelles de lui depuis la grève de la faim qu'il a commencée le 10 mai. L'attentat contre Anouar el Sadate a braqué l'attention sur les extrémistes musulmans et provoqué des commentaires principalement sur la politique étrangère qu'est susceptible de suivre son successeur; ce n'est pourtant là que la partie visible de l'iceberg. C'est oublier que la classe au pouvoir, celle des bourgeois, civils et militaires, et des propriétaires terriens, n'a pas changé acharnée à extirper le nationalisme, et à faire oublier les quelques mesures positives bien que populistes de cette autre fraction de la bourgeoisie que représentait Nasser, sa tactique ne peut que rester la même : oppression des travailleurs, du peuple en général, répression de tous ceux qui, intellectuels, artistes, syndicalistes, élèvent la voix pour les soutenir.

Negm a fait de la parole une arme. Ces « manuscrits clandestins », puisqu'interdits dans la plupart des pays arabes, que sont ses poèmes et ses chansons, représentent pour le pouvoir un véritable détonateur, particulièrement depuis que le poète a commencé avec Cheikh Iman, en 1976, à chanter dans les rues. C'est cette intransigeance face aux atteintes permanentes à sa liberté, cette persévérance et ce refus de toute compromission, qui font d'Ahmed Fouad Negm un combattant[5].

29 octobre 1981.

Yénonukoumê ENAGNON


[1] Antonio Machado « Il y a eu crime dans Grenade ». Et aussi Paul Eluard :

    « Garcia Lorca a été mis à mort...
    Saint-Pol-Roux a été mis à mort...
    Decour a été mis à mort... »

Au rendez-vous allemand, 1945.

[2] Ahmed Fouad Negm : « Témoignage d'un poète emprisonné », Le Monde Diplomatique, juillet 1981.

[3] Voir l'article de J.-P. Peroncel-Hugoz : « Le grand défi du Raïs », Le Monde, 6, 7 et 8 octobre 1981.

[4] Régine Mellac : « Atahualpa Yupanqui, la voix d'un continent », Le Monde du Dimanche, 23 août 1981.

[5] Si Peuples noirs-Peuples africains s'associe à cette protestation, la revue récuse néanmoins une vision de la démocratie fondée sur les articles d'un journal français, Le Monde, connu des Africains pour son indulgence cynique à l'égard des persécutions subies par les écrivains en Afrique dite francophone. (N.D.L.R.)