© Peuples Noirs Peuples Africains no. 25 (1982) 96-103



L'APPRENTI SORCIER

Odile TOBNER

L'Afrique des sorciers provoque en Occident une intense, une inassouvissable curiosité. Le livre d'Eric de Rosny : Les yeux de ma chèvre[1], n'a donc pas le mérite de l'originalité du sujet. Il en permet pourtant une approche nouvelle par l'engagement personnel de l'auteur dans son sujet. Engagement méritoire certes mais dont on ne peut pas ne pas dire qu'il est essentiellement marqué du sceau de l'ambiguïté. Nous n'en sommes plus au rationalisme primaire. Depuis Freud le rationalisme occidental a intégré une partie de ce qui était traditionnellement réservé au religieux. Le spectre de la connaissance s'en est trouvé considérablement élargi. Quand un interlocuteur sceptique ou intéressé demande à Eric de Rosny prêtre catholique jésuite européen, s'il croit ou ne croit pas aux phénomènes qu'il décrit, il répond : « c'est efficace ». Cet admirable mot a conquis le monde par jésuites et européens interposés. Qu'est-ce que la foi a à voir là-dedans ?

Knock, l'escroc génial, affirme que, s'il n'avait pas été médecin, il aurait été prêtre ou politicien. Il a, de toute [PAGE 97] évidence, la vocation de la sorcellerie. Mourir, vivre avec ses semblables, perspective et réalité aussi peu réjouissantes l'une que l'autre. Pour nous empêcher de mourir et nous empêcher de vivre il y a la médecine, la politique, la religion, il y a le sorcier. Il n'empêche d'ailleurs rien du tout. On meurt et on vit sans son consentement. Mais, avec lui on vit et on meurt sans s'en apercevoir. Par peur d'affronter seul la mort et l'autre, l'homme s'est livré au sorcier, fatale faiblesse de l'esprit. Mais le sorcier n'est jamais qu'un homme comme lui, ni plus ni moins que lui, qui n'est grandi que de tout ce qui diminue son client. Le pouvoir et la superstition naissent en même temps. L'esprit et le sacré meurent du même coup.

Quelle extraordinaire esquive de l'autre se lit dans ce qu'Eric de Rosny donne comme première motivation de son enquête ! Dérouté par ses élèves africains, il voulut mieux les connaître, donc mieux connaître leur culture, donc mieux connaître leurs sorciers. Dis-moi qui est ton sorcier je te dirai qui tu es. Excellente conception mécaniciste de l'homme. Qu'est-ce qui fait marcher les gens, à quel pouvoir obéissent-ils ? Depuis Marx on s'est avisé de la pertinence de ces questions. Et il est certain que la part la plus précieuse du livre est la passionnante expérience sociale qui s'y trouve relatée. La très riche matière ethnologique est présentée avec beaucoup de sensibilité, de finesse psychologique. Mais cette expérience reste dans les limites de l'ethnologie, qui est la seule rencontre permise et possible entre un homme et un groupe, quelles que soient les sympathies qui le lient avec tel ou tel individu appartenant au groupe. Mais le permis et le possible dans la connaissance de l'autre vont très au-delà de l'ethnologie. L'ethnologue devrait donc renoncer à épater la galerie en soulignant « jusqu'où » il a osé aller dans le partage de la vie d'autrui. Ce « jusqu'où » de la descente aux enfers, au sens propre « inferni » : les lieux inférieurs, ne va jamais bien loin.

Plus graves que les limites inhérentes à la situation d'ethnologue, soulignées par l'éditeur pour faire ressortir l'exploit que constitue l'enquête, mais réduites en fait dans le récit d'Eric de Rosny, qui souligne au contraire remarquablement la proximité des hommes de différentes cultures, il y a l'esquive de la situation historique. Cette situation historique est présente allusivement en filigrane [PAGE 98] et constamment mise entre parenthèses. Pourtant l'auteur doit en connaître bien plus qu'il n'en dit sur cette situation, puisqu'il est arrivé au Cameroun en 1957, qu'il y a vécu jusqu'en 1975, avec une interruption d'un an en 1969-1970, et que son enquête sur les sorciers-guérisseurs de la ville de Douala et du pays Bamiléké se déroule de 1970 à 1975. Cette mise entre parenthèse, cette relégation à l'arrière-plan, du contexte politique est d'autant plus impardonnable que l'auteur s'y est trouvé directement impliqué, même si c'est, semble-t-il, plus par hasard et par étourderie que par une conscience et un engagement délibérés. Ce qu'il appelle lui-même un « accident imprévu » est venu interrompre son séjour au Cameroun. « Des étudiants s'étaient mis en grève; j'avais cru bon de faire méditer la communauté chrétienne universitaire sur l'événement. Mon intervention déplut en haut lieu. En septembre 1969, je dus quitter le Cameroun. » Revenu dès 1970 il va cependant entreprendre, comme si de rien n'était, une enquête ethnologique qui l'amène à se mêler intimement à la population de Douala.

La situation est alors décrite ainsi « Le pays vient de retrouver une paix totale après le temps du maquis, plusieurs dizaines de milliers de personnes ayant trouvé la mort dans ces régions entre 1957 et 1970. » Qu'il suffise d'ajouter que la principale « fête » qui marque le « retour à l'unité » consiste dans l'arrestation, la torture, le procès inique, l'exécution des « derniers » rebelles au pouvoir politique maintenu par la force, lors de l'indépendance, par un corps expéditionnaire français. Point n'est besoin d'être sorcier pour deviner le climat de cette « paix totale » au sein de la population, pour évaluer l'importance des activités de surveillance, d'intimidation, de délation, pour imaginer les incidents et accidents qui accompagneront l'exploration par un « suspect » de la société Douala, elle-même la plus suspecte. Bien des bizarreries attribuées à la psychose de sorcellerie sont à mettre au crédit de la psychose politique. Les enjeux de pouvoir qui sont au cœur de la sorcellerie doivent être ou détruits ou absorbés par les nouvelles organisations de quadrillage de la population imposées par le pouvoir politique. Les deux procédures sont visibles à l'œuvre dans les acteurs et les actions décrits par Eric de Rosny, elles ne sont jamais identifiées comme telles. La réduction [PAGE 99] à l'ethnologie empêche radicalement la saisie de la totalité vivante et conflictuelle d'une société.

L'activité du Nganga, sorcier-guérisseur traditionnel est parfaitement décrite par Eric de Rosny. Il en a connu et fréquenté particulièrement deux, Din et Loë. Il les a contactés lui-même, par ses relations personnelles, en dehors de tout circuit officiel et a partagé étroitement leur vie. Tous les deux, déplorable hasard, vont mourir dans l'espace des quelques années de l'enquête, Eric de Rosny lui-même sera pris à partie et retenu en otage par un groupe de jeunes miliciens du parti unique un jour qu'il accompagne Loë dans une visite à un autre Nganga. Une « rumeur » portant sur une accusation de maléfices le désignera à l'hostilité de la population. Son autre ami Din se trouvera dénoncé comme sorcier par un voisin, arrêté par la police, cruellement malmené, à tel point que son décès, quelque temps après, ne peut pas ne pas être lié aux sévices qu'il a subis. L'intervention d'Eric de Rosny lui vaudra d'échapper à une condamnation au tribunal. « Ne vous immiscez pas dans nos histoires indigènes », lui avait-on dit par ailleurs. Le sorcier traditionnel, puissant, habile, jouissant de la confiance d'une population qu'il connaît bien, organisant chez lui des rassemblements, représente une menace pour le pouvoir imposé d'en haut par la force. Din et Loë paieront cher l'intérêt qu'Eric de Rosny leur a témoigné.

Après la mort de Loë, la cérémonie de passation de pouvoir à son disciple et successeur désigné met en scène les pressions qui s'exercent sur le pouvoir des Ngangas. Eric de Rosny décrit le successeur : « timide, il n'ose pas prendre la place du maître. Petit à petit je m'aperçois que cette place est tenue par Eboa, un neveu du défunt qui a passé son enfance sur les lieux et qui affiche une grande désinvolture. Je ne l'ai encore jamais vu, l'homme impose le silence, il donne des ordres. » Renseignement pris « il est fonctionnaire de la sûreté ». Il n'exercera pas lui-même comme Nganga, alors pourquoi empêcher la succession de Loë de s'effectuer ? Au fur et à mesure que les Ngangas traditionnels de Douala disparaissent, d'autres guérisseurs prospèrent en ville. Leur magie s'est enrichie de tout un charlatanisme cosmopolite. Ils rudoient leur clientèle, interviennent brutalement dans les conflits familiaux qui étaient réglés avec un grande diplomatie [PAGE 100] par les anciens Ngangas. Mais, comme le Nganga Nombote, ils savent se faire accompagner à l'occasion par un inspecteur de police en civil. Eric de Rosny, dès qu'il se trouve devant une situation à implication politique, renvoie aux écrits et théories de J.-F. Bayart sur la politique camerounaise, comme à une bible en la matière. Or celui-ci, devant de tels faits, par exemple l'intervention des jeunes miliciens, a une seule interprétation : « conflit de générations », et la question est réglée. Ainsi quand les jeunesses hitlériennes rossaient les vieux commerçants juifs, quand les jeunes de l'O.A.S. venaient exécuter un instituteur socialiste, il ne s'agissait ni plus ni moins que d'un conflit de génération. Ceux qui ne le savent pas encore auraient intérêt à s'initier à la science politique à usage africain.

Cette interprétation est d'autant plus erronée que l'enquête révèle une magie traditionnelle fort bien intégrée aux rouages du pouvoir politique. Eric de Rosny découvrant le pays Bamiléké est guidé par les autorités jusqu'à une Khamsi, une devineresse. « Le sous-préfet, qui a encouragé la Khamsi à prédire et dévoiler, l'oblige à tenir un cahier de visites. » Cette information est à méditer quand on pense que Din a été poursuivi au nom d'une loi qui réprime la sorcellerie mais qui en fait semble avoir une tout autre fonction. Le sorcier indépendant est un délinquant, le sorcier indicateur est un auxiliaire de l'ordre. Les sociétés secrètes traditionnelles, telle celle des hommes-panthères, « terreur célèbre des villages », sont investies par les notables et tiennent utilement en respect les populations.

Mais la Khamsi, protégée par les autorités, et le Nganga, persécuté, ont les mêmes problèmes à résoudre. Pathologie du corps, secouru par la pharmacopée traditionnelle qui est loin d'être négligeable, pathologie des relations familiales qui se rééquilibrent chez le psychologue confesseur qu'est le Nganga, qui sait remettre chacun à la place qui lui est assignée par la structure traditionnelle dans ces domaines on peut parler d'efficacité. Mais affrontés à la pathologie sociale nouvelle, les rites magiques semblent bien dérisoires. Aussi bien la Khamsi que Loë effectuent sur leurs fils les gestes les plus puissants de leur art pour leur permettre de trouver du travail. Eric de Rosny s'inquiète de savoir si ces jeunes gens [PAGE 101] croient vraiment qu'ils vont ainsi trouver du travail et s'efforce de leur inculquer les rudiments de la religion occidentale de l'effort et du mérite personnel. Mais la Khamsi elle-même « interrompt à deux reprises les ablutions pour me faire dire qu'elle compte bien sur mes interventions auprès d'amis européens en faveur de son fils ». On n'est pas pour rien une spécialiste du pouvoir, on sait qui peut quoi. Mais que peut le mérite personnel quand une société n'a rien à offrir à ses jeunes entre une bourgeoisie administrative cramponnée par la corruption à ses privilèges et une paysannerie qui végète dans une économie de subsistance et produit pour une rémunération dérisoire les denrées d'exportation ?

C'est alors qu'on a recours à la magie pour acquérir Le stylo pour passer les examens, qu'on commande à Madame Mylla à Paris « des médaillons chinois qui donnent du travail au chômeur pour seulement 1000 francs CFA (200 FF). » La minutieuse enquête d'Eric de Rosny sur les processus de sorcellerie l'a amené à connaître le cas de cette darne qui « ne prodigue ses conseils que par correspondance et uniquement pour un public d'Africains francophones ». Interrogée à Paris elle déclare : « Je fait une tâche morale d'éducation pour ces pauvres Africains des colonies qui sont de grands enfants... J'ai une autorité, une domination sur eux, que je n'aurais pas sur les Blancs. » On voit à plein quel appétit de pouvoir vient satisfaire la fonction de sorcier dans cet exemple qu'on n'oserait pas inventer tant il est pitoyable dans la dévalorisation de soi et des autres. Mégalomanie encore chez ce Français, ex-pompier aujourd'hui technicien, depuis trente ans au Cameroun, affirme avoir un don magnétique « parce qu'il est le septième garçon de sa famille » et qui trouve ridicules les croyances des Noirs au serpent magique, « le Noir est si naïf » qui rêve de revenir en France pour y sortir un livre, intitulé, Nègre, qui es-tu, d'où viens-tu, où vas-tu ?, mais il lui faut trouver un écrivain, et qui achève : « Il est inadmissible que l'on aide encore ces pays-là. » Le couple soigneur-soigné, en matière de sorcellerie, est décidément bien bizarre.

Ce qui est très bon dans le livre d'Eric de Rosny, c'est l'inventaire des faits, dans la mesure surtout où la synthèse organisatrice est souple, logique, conduisant le lecteur [PAGE 102] sans le fatiguer. Les pavés scientifiques sont trop souvent un entassement indigeste où la connaissance ne se prouve que par l'accumulation sans discernement pour qu'on n'apprécie pas l'élégance d'un travail qui ne retient que l'essentiel. Ce qui est regrettable, c'est le parti-pris ethnologique apolitique, dans une situation politiquement exacerbée où l'enjeu de la sorcellerie se trouvait par là même dangereusement réactivé et où l'irruption d'un Français curieux ne pouvait que créer de dangereux remous. Qu'Eric de Rosny préfère gommer cet aspect de son sujet, c'est son droit. Son objectif est en effet de présenter l'activité des Ngangas, à laquelle il s'est fait initier de façon très approfondie, dans une perspective de spiritualité. Sur ce dernier point, il faut bien avouer que son livre est décevant et qu'on reste sur une faim qui est aiguisée mais guère satisfaite.

Au terme du voyage initiatique qui l'a conduit, lui jésuite européen, à partager un peu la vie et beaucoup les secrets des Ngangas, la révélation sera la découverte que « tout est violence ». Il s'agit des rapports des hommes entre eux. Cette révélation, l'auteur affirme l'avoir déjà eue par l'apprentissage des « Exercices spirituels » de Saint Ignace. Autant dire que le secret des Ngangas est un secret de polichinelle et le don du filet de pêche qui a rétribué cette initiation était largement suffisant. Un Africain, s'il veut sublimer la violence à l'occidentale par la lecture de Hegel, comme Eric de Rosny affirme l'avoir fait au sortir de l'ébranlement que lui a causé sa participation à la guerre d'Algérie, devra payer plus cher son initiation. On ne pardonnera guère cependant à l'auteur la comparaison qu'il établit. « A la différence du système de la sorcellerie qui réussit à écarter provisoirement la menace du mal pour la sauvegarde de l'unité du clan, le christianisme prétend à sa suppression radicale. ( ... ) Une problématique aussi révolutionnaire n'est pas sans influencer le comportement des croyants face à la violence. Quand ceux-là appartiennent à des familles chrétiennes séculaires, ils en sont imprégnés, et à tel point jusque dans les profondeurs de leur inconscient qu'ils sont moins portés à la craindre. Je me demande même si la société européenne, qui fut longtemps marquée par le christianisme, ne lui doit pas au moins l'audace de faire éclater la violence au grand jour. » Qu'est-ce à dire ? [PAGE 103] Si on comprend bien, l'Occidental est tellement détaché de la violence, grâce au christianisme, qu'il n'a aucune retenue devant l'extériorisation de sa violence ? On savait qu'il y avait un paradoxe chrétien, on ne le mettait pas précisément là. Quand le saint-cyrien « de famille chrétienne séculaire » commet et commande les actes et tortures que l'on sait en Algérie, quand il commande l'incendie d'un quartier populeux de Douala pendant la guérilla urbaine de 1961 on ne voit pas l'intérêt pour les victimes de se dire qu'elles périssent sous les griffes d'un bourreau qui a un rapport à la violence bien plus sublime que le leur.

On a envie d'être méchant devant une telle bonne conscience qui frise l'inconscience. On a envie de dire que si, en Afrique il y a le sorcier et l'anti-sorcier, confondus dans le même pouvoir, il y a Jésus et le Jésuite, en occident, confondus dans le même discours. Car enfin le jésuitisme c'est bien cette forme qu'a prise la catholicisme occidental depuis la fin du XVIe siècle et qui a mis au point l'absolution mécanique en même temps que la technique occidentale autorisait le crime mécanique. Si Eric de Rosny avait franchi le dernier degré de l'initiation, il n'aurait pas songé à mesurer sa magie, auprès de celle des autres, à l'aune de l'efficacité, il aurait vu s'unifier le monde, il aurait appris que pour celui dont les yeux s'ouvrent à la spiritualité, dans le monde des Ngangas, comme dans celui du Christ, « Tout est grâce ». Mais c'est un mot qui n'a plus de sens dans la civilisation occidentale depuis quatre siècles.

Odile TOBNER


[1] Eric de Rosny, Les Yeux de ma chèvre, Plon, coll. « Terre Humaine ».