© Peuples Noirs Peuples Africains no. 25 (1982) 90-95



POINT DE VUE

L'AMERIQUE DE REAGAN ET L'AFRIQUE

Emmanuel BOUNDZEKI DONGALA

A la fin du mois d'août dernier, deux colonnes motorisées des forces armées sud-africaines pénètrent jusqu'à deux cents kilomètres à l'intérieur du territoire angolais à partir de la Namibie que les racistes occupent illégalement, bombardent des villes, des hôpitaux, et massacrent des civils sous prétexte de détruire les bases de la SWAPO installées en Angola. La violation de la souveraineté angolaise était tellement manifeste qu'elle a soulevé l'indignation de toutes les puissances occidentales sauf celle des Etats-Unis qui allèrent jusqu'à opposer, totalement isolés, leur vélo contre la résolution du Conseil de Sécurité condamnant l'Afrique du Sud. M. Chester Crocker, l'expert africain du président Reagan que l'on a récemment vu à Brazzaville lors de sa tournée africaine, devait déclarer à l'occasion : « Ce n'est pas notre problème de choisir entre les blancs et les noirs en Afrique du Sud. L'administration Reagan n'a pas l'intention de déstabiliser l'Afrique du Sud. » Quant au président lui-même, dans une interview accordée à Walter Cronkite sur la chaîne de télévision CBS peu après son élection, il devait déclarer au sujet de la République Sud-Africaine : « Comment pourrions-nous abandonner un pays qui a été [PAGE 91] à chaque fois à nos côtés dans toutes les guerres que nous avons combattues, un pays qui est stratégiquement indispensable au monde libre pour sa production de minerais essentiels dont nous avons besoin. »[1].

Ces quelques prises de position montrent l'inculture politique de la nouvelle administration envers l'Afrique en particulier et envers le Tiers Monde en général. Est-il nécessaire de rappeler que la haine de l'apartheid est l'un des rares points qui fasse l'unanimité sur ce continent africain si hétéroclite politiquement ? Faut-il rappeler au président Reagan que M. Vorster, ancien Premier ministre et ancien président de la République Sud-Africaine alliée du « monde libre », cet homme qui a dû démissionner de son poste pour malversations lors du scandale du « Muldergate », avait été emprisonné pendant la seconde guerre mondiale à cause de ses sympathies pro-nazies ? Faut-il rappeler à M. Crocker que le problème n'est pas de choisir entre les blancs et les noirs en Afrique du Sud, mais de condamner une agression flagrante en violation de la charte des Nations Unies ? Faut-il enfin rappeler à tous les membres de la nouvelle administration américaine et à tous ceux qui la représentent à l'étranger que, comme l'a si bien dit l'ancien Premier ministre britannique Edward Heath, « ce qui rend la position de l'Afrique du Sud si singulière dans le monde moderne, c'est que l'avilissement des droits de l'homme soit institutionnalisé, enchâssé dans la loi et sanctifié par la religion ? »[2]. Il semble que tout ceci, hélas, soit ignoré par les hommes autour du président et pour cause !

Ils s'appellent Alexander Haig (affaires étrangères), Caspar Weinberger (défense), Chester Crocker (affaires africaines), Jeane Kirkpatrick (O.N.U.) pour ne citer que quelques-uns, et surtout le triumvirat des conseillers du président parmi lesquels l'extraordinaire Ed Meese III, celui qui a pris la responsabilité de ne pas réveiller le président pendant tout le déroulement de l'incident du golfe de Syrte et que certains journalistes américains appellent dérisoirement « président Meese ». Portés par la vague conservatrice frisant l'extrême droite qui actuellement balaie la nation américaine, ces hommes [PAGE 92] autour de la soixantaine – le président lui-même a soixante-dix ans–, amis de longue date du président, sont des hommes immensément riches qui ont réussi leur rêve américain. Ils avaient le pouvoir de l'argent, ils ont maintenant le pouvoir politique. Ils sont arrivés à Washington avec leurs certitudes, leur éthique protestante telle que l'a décrit Max Weber dans son célèbre ouvrage L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme. Pour eux, ils sont riches – équivalents aux Etats-Unis d'avoir réussi – parce qu'ils le méritent, ce qui veut dire que ceux qui sont pauvres le sont parce qu'ils ne méritent pas d'être riches. D'ailleurs ils ne s'en cachent pas. Dans un article publié en août dernier en première page, Le New York Times décrivait la vie fastueuse que ces républicains menaient dans la capitale[3]. Alexander Haig par exemple possède une villa de 465 000 dollars, Caspar Weinberger une de 707 000 dollars[4]. Lors de l'inauguration du président en janvier dernier, Mme Reagan est arrivée dans la capitale avec une garde-robe de 25 000 dollars dont une robe de 10 000 et un sac à main de 1650 dollars. On sent le luxe partout autour d'eux, voitures, restaurants, joaillerie; quant au président Reagan, ses bottes de cow-boy coûtent 1000 dollars la paire.

Mais attention, ceci n'implique en rien que ce sont des gens malhonnêtes, ce n'est pas de l'argent qu'ils ont détourné en faisant de la politique. C'est leur argent bien gagné, qui dans l'industrie, qui dans les affaires, qui en bourse, et certains comme Donald T. Reagan, secrétaire d'Etat au Trésor, ont vu leur salaire substantiellement diminuer en entrant au gouvernement. Ce qui est en cause dans cet article n'est pas leur richesse ni leur style de vie; après tout Roosevelt avait des manières d'aristocrate et John Kennedy venait d'une des familles les plus riches de la Nouvelle-Angleterre. Mais Roosevelt et Kennedy avaient su être sensibles à la façon dont vivait « l'autre moitié », les déshérités de la société américaine; ils avaient créé ou renforcé les programmes sociaux tels que la sécurité sociale, les déjeuners gratuits à l'école pour les enfants des pauvres, etc., programme que le président Reagan est en train de supprimer [PAGE 93] renversant ainsi près de cinquante années de politique sociale aux Etats-Unis. Ayant vécu la plus grande partie de sa vie dans des endroits aussi rupins que Hollywood, Santa Barbara, Palm Spring et entouré d'amis millionnaires en dollars, le président Reagan n'est capable que de voir le côté privilégié de l'Amérique, ce que l'économiste Galbraith appelle « la société d'affluence ». Comment alors peut-il comprendre ce que veut dire un taux de chômage de 15 % parmi les noirs adultes, 20 % parmi les jeunes noirs de moins de vingt ans ? Comment peut-il sympathiser avec la vie d'un noir de Harlem ou de Watts, ou avec les problèmes d'un chicano ? Voici d'ailleurs une anecdote que rapporte l'hebdomadaire The New Yorker du 31 août dernier : lors d'une réception offerte en juin dernier par la Maison Blanche aux délégations venues participer à la conférence des maires des grandes métropoles américaines et parmi lesquels beaucoup de noirs, le président Reagan s'est retrouvé face à M. Samuel Pierce, l'unique noir de son gouvernement. Auparavant M. Pierce avait déclaré aux participants que le président le recevait régulièrement pour discuter de leurs problèmes, en particulier ceux de la communauté noire, et il ne faisait aucun doute à ses yeux que le président était de leur côté. Donc M. Reagan face à son ministre des Affaires urbaines lui tend la main et lui dit : « Bonjour M. le maire, comment ça va dans votre ville ? » ! Il n'avait pas reconnu l'unique nègre de son cabinet !

Ce sont donc ces hommes, sûrs d'eux-mêmes (c'en est fini avec les valses-hésitations du président Carter), engoncés dans leur provincialisme politique étroit qu'ils croient universel, peu disposés à saisir la complexité de la politique internationale, qui ont pris les postes de commande dans la capitale américaine. Dignes de John Foster Dulles au plus fort de la guerre froide des années cinquante, ils rêvent d'une Amérique militairement supérieure à l'URSS alors que tout homme sensé sait que la paix repose sur un équilibre, équilibre fragile peut-être, mais équilibre tout de même, c'est-à-dire une parité, une impasse entre les deux superpuissances. Alors pour l'esbroufe on cherche des victoires faciles comme la destruction de deux avions lybiens dans le golfe de Syrte. Et puis cette totale incompréhension de l'Afrique! [PAGE 94] Africain révolté dans son cœur et sa chair par la politique d'apartheid de l'Etat Sud-Africain, inconditionnel de la lutte que mène le peuple de Nelson Mandela, l'auteur de cet article pense exprimer le sentiment de beaucoup de ses compatriotes du continent. Nous avons nos sérieuses réserves quant à la politique de l'Union Soviétique, superpuissance qui a aussi ses intérêts à préserver. Par exemple nous ne comprenons pas les raisons de l'occupation de l'Afghanistan ni l'intervention en Tchécoslovaquie en 1968; nous ne comprenons pas les raisons de l'expulsion d'un Soljénitsyne de sa terre natale ni l'exil intérieur du grand physicien Sakharov, nous ne comprenons pas pourquoi il est si difficile à nos étudiants de ramener leurs notes de cours et leurs thèses à la fin de leurs études en URSS, ce qu'ils font sans problèmes dans d'autres pays. Mais, en ce qui concerne le combat pour la libération de l'Afrique australe, c'est l'Union Soviétique qui est du côté de nos combattants pour la liberté. C'est elle qui permet à l'Angola de résister tant bien que mal à l'agression sud-africaine et de son homme Jonas Savimbi, c'est elle qui essaie d'installer un embryon de défense aérienne contre les avions sud-africains. Ceci ni l'Angola, ni l'URSS ne l'ont jamais caché. Alors faire semblant de découvrir qu'il y a des conseillers russes en Angola et prendre ce prétexte pour ne pas condamner l'Afrique du Sud comme le fait l'administration Reagan veut dire tout simplement pour les Africains que les Etats-Unis ont choisi le camp de l'oppression, le camp de la minorité qui tient les chiens, la police et les fusils. Et ceci est triste pour nous qui aimons l'Amérique et son peuple. Il est dommage que Jeane Kirkpatrick n'ait pas le calibre d'un Andrew Young. Ainsi donc, lorsque le pouvoir blanc de la République Sud-Africaine massacre des jeunes à Soweto, rase les camps de squatters miséreux avec bulldozers et chiens policiers, assassine les Steve Biko, envahit l'Angola, occupe illégalement la Namibie, ce n'est pas la tâche de l'Amérique, n'est-ce pas, de choisir entre les blancs et les noirs comme le dit si délicatement M. Crocker, sous-secrétaire d'Etat aux Affaires africaines.

Encore une fois, voici le message que nous aimerions transmettre aux Alexander Haig, Jeane Kirkpatrick, Chester Crocker : 1) La guerre civile d'Angola est terminée [PAGE 95] depuis 1976 et le gouvernement de Luanda est le seul internationalement reconnu. 2) La Namibie est occupée illégalement par l'Afrique du Sud et son indépendance sera arrachée tôt ou tard par la SWAPO. 3) En Afrique du Sud il ne s'agit pas d'une question de blancs et de noirs mais de lutte contre un racisme institutionnalisé, contre un régime policier brutal où une minorité impose son pouvoir par la force, où la majorité est exclue de l'exercice normal de ses droits civiques, bref il s'agit de la lutte contre un Etat qui agit de manière tout à fait contraire aux idéaux que l'Amérique se targue de défendre en Pologne.

Le général de Gaulle disait qu'un Etat n'avait pas d'amis mais des intérêts et lorsqu'après l'unification de l'Italie en 1839 on demandait à Cavour de définir sa politique vis-à-vis des Etats qui avaient aidé à cette unification, ce dernier répondit : « Etonner le monde par notre ingratitude. » Ceci pour dire qu'un Etat n'a ni ami ni ennemi mais que ses alliances ne dépendent que des circonstances fluctuantes de la politique internationale, la ligne constante étant la sauvegarde de ses intérêts. L'histoire récente nous fournit pas mal d'exemples, le dernier étant la guerre entre la Chine et le Vietnam, deux Etats longtemps unis par « l'internationalisme prolétarien ». Ce n'est que lorsque les Etats-Unis se trouveront de nouveau du côté des combattants pour la liberté, c'est-à-dire du côté des azaniens et des namibiens qui luttent pour leur indépendance que les Africains seront de nouveau heureux de leur proclamer leur amitié et leur respect. Pour le moment, il semble qu'après un an de pouvoir, le président Reagan a déjà raté son début africain. Et il est à craindre qu'il ne soit pas capable de redresser la barre comme nous le souhaitons tous, nous amis de l'Amérique.

Emmanuel BOUNDZÉKI DONGALA


[1] Africa Report May-June, 1981.

[2] The Guardian Weekly, 6 sept. 1981.

[3] The New York Times, 16 août 1981.

[4] Actuellement, le dollar vaut environ 300 FCFA.