© Peuples Noirs Peuples Africains no. 25 (1982) 83-89



LETTRE DE LA BARBADE:

Culture et politique dans les Caraïbes anglophones

Ambroise Kom

Dans la région tempétueuse des Antilles, l'île de la Barbade (indépendante en 1966), dont on entend très peu parler en dehors des agences de voyage des pays nordiques, apparaît comme une oasis de paix, de stabilité et même de relative prospérité. A l'abri des cyclones et des convulsions politiques qui secouent cette région de l'Amérique, la Barbade, 255 000 habitants majoritairement noirs, arbore avec fierté son héritage colonial, héritage qui continue, ô paradoxe, de lui mériter le sobriquet de « Little England », ou Petite Angleterre. Autant le système politique de l'île est calqué sur le modèle britannique, autant ses habitudes de consommation demeurent étroitement liées, n'en déplaise au géant américain, à l'industrie de l'ancienne métropole. Il en va ainsi du parc automobile de l'île qui dépend presque exclusivement des usines qui peuvent lui fournir des véhicules conformes à la conduite à l'anglaise...

Il faut pourtant souligner que l'Amérique industrialisée n'est pas absente de ce petit pays. En plus de nombreux chasseurs de soleil qui prennent l'île d'assaut dès que l'hiver annonce ses couleurs au nord du continent, on se heurte à une présence ostentatoire des intérêts bancaires [PAGE 84] canadiens: « Royal Bank of Canada », « Canadian Imperial Bank of Commerce », « Bank of Nova Scotia ». Là encore, on le voit, l'île semble privilégier une ancienne colonie britannique pour ses transactions avec les pays industrialisés du continent. On peut signaler à cet égard que le Canada possède dans les Caraïbes (à Haïti, en Jamaïque, etc.) des intérêts économiques qui se comparent aisément à ceux que détiennent les autres puissances occidentales dans les pays d'Afrique et d'Amérique du Sud.

Même si, géographiquement, la Barbade est située en marge de la mer des Caraïbes, elle ressemble à la plaque tournante ou, si l'on préfère, à une espèce de station service de la région. Un réseau de télécommunications (installations aéroportuaires, réseau routier et téléphonique) tout à fait au point, de nombreux et luxueux complexes hôteliers et un service de santé bien organisé attirent dans le pays congrès et colloques se rapportant aux problèmes de l'archipel. Il est même question que Bridgetown, la capitale, soit bientôt inscrite parmi les sites que privilégient les industriels américains pour la tenue de leurs réunions d'affaires! Un journaliste m'a confié que des nantis de Trinidad et Tobago n'hésitaient pas à venir à la Barbade (45 mn d'avion) dans la journée pour y faire leurs appels téléphoniques interurbains avant de rentrer terminer leur journée à Port-of-Spain.

La Barbade peut être également perçue comme la capitale littéraire des anciennes colonies britanniques des Caraïbes. Parmi les grands noms, seuls Edward Brathwaite et George Lamming y sont nés mais la plupart des écrivains de la région ont fait leur apprentissage littéraire dans les pages de Bim, revue littéraire fondée en décembre 1942 à Bridgetown. Animée par Frank Collymore, instituteur, poète et peintre à ses heures, Bim, revue semestrielle, était au départ une publication exclusivement barbadienne. « Par-dessus tout », écrit humblement Collymore dans l'éditorial du no 4, « la seule chose qui compte est votre manière personnelle de voir le monde et votre propre expérience. Pourquoi écrire à propos des rigueurs de l'hiver en Alaska alors qu'on peut passer le mois de février à Saint-Joseph. De plus, on peut traiter des escros sans nécessairement aller les chercher à Chicago... » Mais à Partir du no 9 (1948), [PAGE 85] une conscience pancaraïbe cède le pas à l'insularité des premières années. Un groupe de cinq collaborateurs de Trinidad signent des textes dans les pages de la revue. Il s'agit d'Ernest Carr de C.L. Herbert, de Harold Telemaque, de Rudy White et de George Lamming qui, à l'époque, vivait à Trinidad. Désormais, Bim sera le reflet de la réalité littéraire des Caraïbes depuis la Jamaïque jusqu'à la Guyane. Tous les grands écrivains de la région ont, à l'un ou l'autre moment, collaboré à Bim. Ainsi en est-il de Derek Walcott (Sainte-Lucie), de Sam Selvon (Trinidad), d'Edgar Mittelholzer (Guyane), etc. On pourrait donc dire que cette revue fut responsable de l'éclosion d'une littérature dans les Caraïbes anglophones puisque c'est autour d'elle que la plupart des écrivains de la région semblent avoir pris conscience de leur appartenance à une collectivité aux valeurs spécifiques.

Après la disparition récente de Frank Collymore, le directeur actuel, John Wickham, souhaite élargir davantage les horizons de Bim. Il voudrait notamment pouvoir publier des textes des écrivains de langues espagnole et française. Ainsi, Haïti et les Antilles dites françaises, Cuba, Puerto Rico et certains pays d'Amérique centrale pourraient contribuer au rayonnement de la revue. Il s'agit là d'un véritable défi; non pas qu'il manquerait de la matière, mais les problèmes techniques et financiers que pose la réalisation d'une revue multilingue sont de taille. John Wickham qui œuvre déjà dans la presse écrite locale est pleinement conscient des écueils qui le guettent et se jure, son orgueil pancaraïbe aidant, de risquer l'aventure. Les actes du festival des arts (Carifesta) qui s'est déroulé à la Barbade au cours de l'été 1981 pourraient servir de point de départ à la nouvelle orientation de la revue.

En dépit du rôle ainsi joué par la Barbade dans la naissance d'une littérature caraïbe, l'île semble être restée à l'écart des manifestations plus populaires de la culture régionale. Ici, le calypso, le steel band et même le reggae ressemblent étrangement à des produits d'importation. Que dire des groupes tels que les Rastafaris qui, eux, sont victimes d'un ostracisme à peine voilé ? Certes les Rastas, qui représentent une force sociale en Jamaïque, sont de plus en plus perçus comme des marginaux tant il est vrai qu'ils n'ont aucun leader en vue et [PAGE 86] ne se sont donné aucune philosophie précise. On se méfie d'eux d'autant plus que des malfaiteurs se déguisent facilement en Rastafaris pour commettre leurs forfaits. Mais cela justifie-t-il le rejet d'un groupe qui fait incontestablement partie de la culture antillaise ?

Quoi qu'il en suit, la Barbade, toujours à cause de sa situation géographique et de son contexte socio-politique, représente un plateau à partir duquel on peut observer l'évolution des événements dans l'ensemble de la Caraïbe. L'île est membre d'une communauté économique (Caricom) qui comprend la Jamaïque, la Grenade et la Guyane entre autres. On peut se demander comment pareille association peut survivre tant les partenaires sont idéologiquement différents. Alors que la Barbade des Adams et Barrow est restée fidèle aux traditions démocratiques de Westminster, Forbes Burnham de la Guyane est reconnu comme un dictateur ubuesque (« notre Idi Amin », m'a confié un professeur) et impénétrable. Burnham se réclame du socialisme (en fait ses discours semblent libres de toute allusion anti-communiste) mais il est paradoxalement un incontestable allié de l'Amérique yankee. Pour les Etats-Unis, Burnham, l'assassin de Walter Rodney (V. PNPA no 17, p. 60-72), représente certainement un moindre mal face aux tendances franchement progressistes de son adversaire Cheddi Jagan, leader du PPP (Parti Progressiste du Peuple). L'alliance tacite du « socialiste » Burnham avec l'impérialisme américain peut paraître insolite et contre-nature mais il s'agit là de l'expression parfaite du réalisme politique de la très pragmatique Amérique. Pour cette dernière, la couleur qu'affiche tel ou tel autre leader du Tiers Monde importe peu; l'essentiel est que celui-ci consente à user de son pouvoir « charismatique » pour museler les gagne-petit et pour briser tout mouvement susceptible d'entraver l'expansion du grand capital.

Depuis le 13 mars 1979, une révolution populaire est en marche à la Grenade sous l'impulsion de Maurice Bishop qui a renversé le régime corrompu de Gairy. Malgré l'hostilité qu'un tel mouvement crée dans une zone aussi stratégique que les Caraïbes, Maurice Bishop semble s'être assuré le soutien des masses paysannes et des jeunes de son île. Il m'a suffi d'assister à une soirée grenadienne (film/débat) à Cave Hill pour [PAGE 87] me rendre compte de la conscience qu'ont les étudiants grenadiens des enjeux de leur révolution. Pour eux, il s'agit de montrer, dans un contexte où les confrontations Est/Ouest sont particulièrement vives, qu'un peuple, si petit soit-il, – la Grenade a moins de 150 000 habitants – peut prendre en main la gestion de ses affaires (les structures de production ont été réorganisées) et choisir pour son pays une voie tout à fait adaptée à ses aspirations propres. Les ennemis du peuple grenadien chercheront certainement à faire le vide autour de Maurice Bishop et il faut seulement espérer que son isolement éventuel ne l'amènera pas à trahir les espoirs que le petit peuple a mis en lui.

Avec la Jamaïque, autre membre de la « Caribbean Community », on se heurte à l'une des grandes énigmes de la politique dans la région. Après neuf ans d'expérience socialiste plutôt hésitante et peu concluante, le PNP (People's National Party) de Michael Manley a perdu les élections en octobre 1980 au profit du libéral Edward Seaga. Du temps de Manley, les Jamaïcains se plaisaient à dire qu'il leur fallait un régime politique s'inspirant de leur situation géographique, c'est-à-dire situé à mi-chemin entre le castrisme et le « duvaliérisme» : la Jamaïque est située à peu près à égale distance de Cuba et d'Haïti. Manley a-t-il cherché en vain le lieu politique qui aurait placé son pays quelque part entre la misère duvaliériste et le collectivisme cubain ? Tout indique que Manley est un politicien prudent qui a voulu, un peu à la manière d'Allende, instituer dans son île un socialisme démocratique. C'était compter sans le pouvoir de marchandage des institutions telles que le FMI, véritable chien de garde du grand capital, et sans les nombreuses forces de déstabilisation, toutes plus ou moins liées aux intérêts de l'oncle Sam. Quoiqu'il en soit, dans moins de trois ans, les Jamaïcains choisiront, démocratiquement et en connaissance de cause, un nouveau gouvernement. L'avenir nous dira qui du PNP de Manley ou du JLP (Jamaïcan Liberal Party) de Seaga est le mieux placé pour défendre les véritables intérêts de la nation jamaïcaine.

Il faut revenir plus près de la Barbade pour signaler que son voisin du sud, Trinidad et Tobago, fait l'objet d'une analyse serrée publiée dans Caribbean Contact de [PAGE 88] novembre 1981. Sous la plume de Trevor Farrell, économiste trinidadien, on apprend que Trinidad, importante composante de l'ensemble régional, n'est qu'un sursitaire. Jusqu'à sa mort en mars 1981, en effet, Eric Williams avait exercé sur l'île un pouvoir sans partage pendant vingt-cinq ans. Malheureusement, le « règne » de l'intellectuel Williams n'a point sorti l'île de la stagnation économique. Trinidad est pourtant un pays exportateur de pétrole. C'est dire qu'elle a eu, du moins depuis la crise de l'énergie de 1973, les moyens de résoudre la plupart de ses problèmes cruciaux et même de se doter d'une infrastructure de base. Justement, révèle Farrell, la richesse inattendue de l'île a surpris les dirigeants qui se sont montrés peu imaginatifs et incapables de faire face aux défis de l'heure. Par conséquent, la gestion de l'appareil économique (banques, industrie pétrolière etc.), des affaires de l'Etat et des institutions culturelles telle que l'Université a été confiée à des cadres peu compétents mais avides. Ainsi est née une classe de nouveaux riches qui a plongé le pays dans la gabegie. Contrairement à de nombreux pays du Tiers Monde, souligne Farrell, Trinidad ne manque pas de ressources mais de compétences et d'une option économique adaptée à ses besoins propres. L'ineptie des hommes politiques et l'épuisement rapide des réserves pétrolières risquent fort d'engendrer un chaos irréparable.

On le voit. Quand on passe d'une île à l'autre, les problèmes se font à la fois divers et complexes. Malgré un héritage colonial commun, chaque territoire des Caraïbes anglophones a sa personnalité propre. C'est sans doute ce qui explique, du moins en partie, l'échec de la fédération que la Grande-Bretagne tenta de mettre sur pied au milieu des années 50. Il reste qu'au-delà de leurs différences, les hommes politiques de la région comprennent de plus en plus la nécessité de créer ou d'entretenir des organismes de coopération économique et culturelle destinés à faciliter les échanges entre les divers partenaires de l'archipel.

L'une des entreprises les plus réussies des îles est assurément l'Université qui a su garder sa vocation régionale, en dépit des difficultés administratives. Fondée en 1947, The University of the West Indies compte environ dix mille étudiants répartis sur trois campus : Cave Hill [PAGE 89] à la Barbade, Sainte-Augustine à Trinidad et Mona à la Jamaïque. Elle dessert plus d'une douzaine de territoires. Pareille structure offre des avantages certains. Le brassage humain qui naît des contacts entre les ressortissants de divers territoires contribue au renforcement de l'identité antillaise. Il y a aussi le fait que The University of the West Indies donne aux plus petites et aux plus démunies (que l'on songe à la Dominique, à Sainte-Lucie, à Antigua etc.) de l'archipel une structure pour la formation de leurs cadres. The University of the West Indies est sans doute le creuset où l'Antillais peut acquérir une conscience véritable des problèmes de son environnement. Les divers groupes et centres de recherches ainsi que les colloques et séminaires inter-campus qu'organisent de temps en temps les universitaires de la région sont de nature à raffermir les liens tout en maintenant en éveil la classe intellectuelle. Il faut signaler que les chercheurs bénéficient ici d'une liberté d'expression et de pensée, certes relative, mais qui leur permet de respirer un air de loin plus confortable que celui de leurs congénères de certains autres pays du Tiers Monde, notamment d'Amérique centrale et d'Afrique.

Ambroise Kom
novembre 1981