© Peuples Noirs Peuples Africains no. 25 (1982) 1-8



REFLEXIONS SUR LE CONCEPT DE STABILITÉ POLITIQUE

Mato MAKU

L'information politique comporte des mots qui souvent méritent d'être examinés à la loupe, des mots-pièges dont il faudrait se méfier pour la simple raison qu'ils véhiculent tout un ensemble organisé d'idées qui, grâce à eux, pénètrent en nous par effraction indolore mais qu'autrement nous rejetterions. Des mots-chocolat dont on enrobe les intentions les plus viles, les décisions les plus injustes, les démissions les plus honteuses. Ce n'est ni de neutralisme positif, ni de fantochisme, ni d'aucun isme que je voudrais parler. Ne voilà-t-il pas de hautes abstractions! Ceux qui m'intéressent ont en commun qu'ils se situent tous à l'horizon du bon sens. En fait, leur fortune provient de ce qu'on n'a pas besoin de les forger : ils existent. Ils appartiennent au langage quotidien. Ils sont l'expression de réalités existentielles qui s'imposent à nous, que nous acceptons ou recherchons. Ils sont concrets. Ils sont palpables. On les tâte, on les sent, on les aime car on aime ce qu'ils recouvrent. Et c'est justement parce qu'on les aime, qu'on est prêt à les défendre, que les commis à l'action idéologiques s'en saisissent. Alors donc la propagande les triture, les récure, les malaxe, les étire, les dénature... et nous avec. [PAGE 2] C'est au bout de cette opération subreptice qu'ils atteignent la performance escomptée. A ce stade un malentendu s'instaure au profit de la signification pipée et tout l'art des orienteurs va consister à maintenir l'équivoque à un haut degré de perfection. Pour la cohérence de notre propos nous passerons d'abord en revue opinion, ordre et sécurité avant d'insister sur stabilité.

Il n'y a rien de plus désagréable, de plus humiliant pour un homme qui parle, qui donne son avis, qui s'exprime que d'être ignoré de celui ou de ceux à qui il s'adresse. Chacun ressent cette attitude comme signe d'un profond mépris et ce que nous souhaitons tous, c'est d'être sinon entendus, du moins écoutés lorsque nous émettons une opinion, une exigence de politesse et de considération dans laquelle notre amour propre joue un rôle de tout premier plan.

Cette disposition de la nature humaine trouve sa réponse sociale dans le concept moderne d'opinion publique, une façon d'affirmer d'abord que tout un chacun est libre d'exprimer son avis et surtout que compte est tenu de tous les avis dans la conduite des affaires publiques. On a assez écrit sur le caractère démagogique de ce canular, et, dans les pays où ils se pratiquent presque quotidiennement et où existe une liberté de la presse, sur l'imposture des sondages, ses instruments, pour que je m'y attarde. Je retiendrai tout simplement que « l'opinion publique » n'est bien souvent que l'opinion de quelques individus ou groupes d'individus situés dans le champ du pouvoir et que, loin d'être la synthèse des opinions du plus grand nombre, elle est le moyen de suggérer l'opinion qu'on aimerait voir prévaloir et c'est lorsqu'on la clame le plus bruyamment qu'on en tient compte le moins. En définitive, ce qu'on brandit comme témoignage de démocratie et de liberté n'est en fait qu'une prise en charge sournoise mais totalitaire, un rabat-caquet en plumes d'oie, un instrument à fabriquer le silence et la torpeur. « L'opinion publique » entretient la douce indifférence, la léthargie communicative, le sentiment imbécile d'une heureuse extranéité.

Je n'insisterai pas non plus sur l'ordre, ni sur la sécurité, ces deux carcans. Le premier se déploie comme un commando barbare contre la misère et la faim. Le second crépite comme un fusil-mitrailleur ayant pour [PAGE 3] point de mire un délit d'opinion. Mais qui donc n'aime pas l'ordre et la sécurité ? Aussi lorsqu'on écrase les testicules de l'intellectuel progressiste avec un marteau chauffé à blanc; lorsqu'on incendie les cases de paysans spoliés de leur terre et que, attachés à des arbres, on viole devant eux leurs femmes et leurs enfants; lorsqu'on jette en prison et qu'on nourrit de fèves le jeune homme galant qui, sans s'en douter, a osé séduire l'une des innombrables maîtresses du guide, est-ce au nom de l'ordre et de la sécurité, pour le bonheur de chacun et de tous ? Ceux qui savent de quoi est faite la vie quotidienne dans nos dictatures totalitaristes douces reconnaîtront que je n'exagère rien. Mon propos est strictement réaliste et il n'y a que « l'opinion publique » qui ignore la réalité.

La stabilité est de la même nature que les trois concepts précédents. Elle est d'abord une exigence vitale d'équilibre physique et psychologique – c'est ensuite le besoin irrépressible qui nous conduit à nous attacher à une personne, à un objet, à un idéal, à un pays; ce besoin d'ancrage qui fait pousser nos racines et fait qu'elles accrochent. La stabilité, c'est la sève vivifiante de la dualité complémentaire de l'être et de l'avoir.

Mais voilà que la propagande s'en saisit et l'utilise à des fins idéologiques : cela donne « la stabilité politique », fruit du même processus qui produit l'opinion publique, l'ordre et la sécurité. D'ailleurs lorsqu'on y réfléchit bien, on trouve une relation logique entre tous ces concepts, ce qui ne fait que souligner le caractère scientifique de l'organisation de la propagande.

Aujourd'hui, dans les analyses des différents media relatives aux « pays du tiers monde »[1] et plus particulièrement aux pays africains, « la stabilité politique » est devenue l'instrument de mesure de l'efficacité des régimes en place, quelle que soit leur nature. Elle est l'excuse à toutes les carences, à tous les traumatismes, [PAGE 4] à toutes les injustices. A l'aune de « la stabilité politique » la faillite avérée de l'Etat n'est qu'un mot, non un mal. Nos guides ne s'y trompent pas, qui embouchent la trompette de « la stabilité politique » dans tous leurs discours et sévissent presque quotidiennement en son nom. Ils sont assurés de la part des media de l'éloge de « la stabilité politique » ...

Ceux qui vivent en Afrique peuvent constater l'importance que prend Jeune Afrique sur le Continent. Cet hebdomadaire est devenu pratiquement le moyen d'information privilégié d'une large couche de la population instruite. Fonctionnaires, intellectuels, étudiants et élèves cherchent ainsi à échapper au ronron des feuillets gouvernementaux, à l'ennui généralisé et à la désinformation systématique. Aller chaque semaine au kiosque chercher son numéro de Jeune Afrique constitue pour bien des personnes presque un rite. C'est aller au-devant du vent du large. C'est s'ouvrir au monde. Chacun cherche à s'y retrouver mais n'y découvre souvent qu'un moyen d'évasion, car sous l'enseigne prestigieuse du « devoir d'informer, (et de) la liberté d'écrire » il n'est en réalité qu'un autre instrument de manipulation idéologique au service des pouvoirs en place. Anecdotique et crassement présomptueux, il est toujours en deçà de l'attente des lecteurs limités dans leur choix et déçoit trop souvent leur espoir.

Le numéro 1071 du 15 juillet 1981 de cet hebdomadaire contient un reportage de Sophie Bessis sur le Cameroun. Le titre ? – « Nuages dans un ciel serein ». Ça, il fallait le trouver! Le chapeau même est déjà un petit chef-d'œuvre : « Le pays est stable. Ses ressources nombreuses. La richesse s'accroît. Mais, paradoxalement, l'insatisfaction grandit. »[2] La bonne compréhension de ces quatre phrases nécessite des notions de comptabilité, de décimologie et de typographie. D'un bout à l'autre de ce long article, on est particulièrement frappé par le mal que se donne son auteur pour maintenir son propos sur un ton mitigé. Cet effort laborieux ne parvient pourtant pas à neutraliser la teinte sombre du tableau qui provoque par endroits chez le lecteur un profond malaise. Mais dès l'instant où celui-ci commence [PAGE 5] à s'interroger, il surgit dans le texte comme un blocage qui va jusqu'à prendre la forme d'une mise en garde. Lisons plutôt : « Dans ce contexte aux équilibres précaires, le Président de la République est incontesté par peur d'une espèce de « guerre de succession » s'il venait à disparaître. Car trouver pour l'avenir une personnalité faisant l'unanimité équivaut à chercher une aiguille dans une meule de foin. C'est d'autant plus aléatoire que la situation, en évoluant, se complique et que le fossé entre les différentes communautés ne semble pas pouvoir être rapidement comblé. »

En clair, Ahidjo est irremplaçable, comme Mobutu est irremplaçable, comme Houphouet est irremplaçable... comme Senghor était irremplaçable... jusqu'au jour où il démissionna. C'est une pure perte de temps que de vouloir poser le problème de sa succession. D'ailleurs cette démarche est une atteinte à l'unité nationale dans la mesure où, compte tenu des clivages sociaux, il est seul et unique garant de la stabilité politique. Si, comme chacun le sait, gouverner c'est prévoir, comment peut-on aussi effrontément interdire à tout un peuple de préparer son avenir, de s'atteler à la recherche des mécanismes démocratiques devant conduire à une succession pacifique ? Non, ce n'est pas cela la stabilité politique. La stabilité politique, c'est le Président de la République élu à l'unanimité. Si nous comprenons bien Sophie Bessis, tant que le Président de la République sera vivant, on ne trouvera « aucune personnalité faisant l'unanimité » et puisqu'il faut à tout prix une « personnalité faisant l'unanimité », il vaut mieux le laisser où il est. C'est clair pour tout le monde : Ahidjo est Président à vie. Mais, hélas, Ahidjo n'est pas immortel. Que faire donc « s'il venait à disparaître » subitement ? – Alors surgira par enchantement une autre « personnalité faisant l'unanimité » puisque de toute façon il en faudra une pour occuper la place.

Voilà le type de menu que nous servent les nyctosophes à nous qui avons soif de formation politique, à nous qui avons soif de démocratie. C'est proprement scandaleux! Mais où donc Jeune Afrique va-t-il chercher l'exemple de la démocratie unanimiste qu'il propose aux Africains ?

L'unanimisme est-il vraiment indispensable à la stabilité politique ? [PAGE 6] Ou s'agit-il d'une idéologie spécifiquement, authentiquement africaine ?

Ce n'est pas fini. Je vous donne à lire le dernier paragraphe du même article : « vingt ans après l'indépendance, alors que les plus hautes autorités du pays ne cessent de répéter que les problèmes de « l'enfance » sont résolus, une libéralisation de la vie politique et un partage plus équitable des richesses constitueraient-ils vraiment un danger ? Ou n'est-ce pas au contraire à terme le seul moyen pour le pouvoir de consolider sa légitimité et d'élargir son assise populaire ? Parvenir à la majorité, c'est aussi être en mesure de faire face aux échéances... » On termine donc avec beaucoup de générosité et d'amples interrogations oratoires. C'est l'appât de l'hameçon. Car comment peut-on d'une part dire qu'il faut à tout prix une « personnalité faisant l'unanimité », qu'Ahidjo est la seule et unique « personnalité faisant l'unanimité » donc légitime au plus haut degré parce que bénéficiant du soutien du peuple tout entier et d'autre part « conseiller » au même Ahidjo de « consolider sa légitimité » et « d'élargir son assise populaire » ? Mais, « élargir son assise populaire » à quoi, à qui ? – puisque son pouvoir s'honore d'un soutien populaire unanime et indéfectible. C'est là un sophisme crapuleux, tellement grossier qu'il ressemble à un attrape-nigaud. D'un côté donc les superlatifs absolus, de l'autre la recherche d'une amélioration de ces mêmes superlatifs déjà absolus :

Dans un autre numéro du même hebdomadaire[3], nous lisons un compte rendu non signé (pourquoi ?) des visites effectuées par Nyerere et Ahidjo à l'Elysée. S'agissant du second, il est écrit : « Chef d'un Etat stable dans une région d'Afrique bien tourmentée, le Président Ahidjo avait besoin de s'assurer le soutien de Paris, qui a de son côté tout intérêt à aider cet îlot de tranquillité. Est-ce pour cela que son premier rendez-vous a été réservé à Charles Hernu ? La coopération militaire a été en tout cas un des principaux sujets abordés au cours de sa visite. » Camerounais réjouissez-vous! Sous le règne d'Ahidjo, votre pays est un îlot de tranquillité et de Paix! [PAGE 7] Vous donnez donc le bon exemple mais attention à la jalousie des voisins. Ils convoitent votre bonheur! Nous refaisons donc notre chemin à l'envers : stabilité politique – sécurité – ordre – opinion publique dont J.A. se fait l'écho.

Alors, quand on écrit d'une part de telles inepties et que d'autre part on voudrait se présenter comme les tombeurs de dictateurs, les champions du progrès et de la démocratie, je dis qu'on nous prend tout simplement pour des idiots. Le meilleur symbole de la démocratie africaine telle que la préconise J.A. c'est cette sagesse honteuse mais populaire largement partagée sur le continent et représentée par l'image d'un singe trois fois taré : un singe qui, tour à tour, ne voit volontairement rien, ne dit volontairement rien, n'entend volontairement rien. Un singe crétinisé, quoi. Un singe décérébré. Voilà ce qu'on veut faire de nous : des singes moins que singes...

Et ce n'est pas Le Monde humanitariste qui nous sauvera de notre déchéance. Dans sa parution du jeudi 1er octobre 1981 « Le Président Mobutu est parvenu à venir à bout d'une conjonction de facteurs déstabilisants »[4]. Un bon point donc puisqu'on continue de juger « à Washington comme à Paris et à Bruxelles [ ... ] qu'en dernier ressort, compte tenu de l'état de semi-anarchie d'un pays qui constitue un sous-continent à lui seul, le Président Mobutu demeure, dans le court terme au moins, le seul rempart contre le chaos. » Le peuple zaïrois sait donc maintenant à quoi s'en tenir...

On se plaît à rappeler souvent l'instabilité qui régna en France sous la IVe République. Quelles que soient les analyses que l'on puisse faire de cette période de l'histoire française, il n'y a pas de doute que la démocratie française en est sortie grandie et renforcée. Si de tout temps le peuple français avait été unanimiste, il ne disposerait pas aujourd'hui des institutions dont l'heureux fonctionnement nous fait envie. Nous sommes profondément malheureux que notre histoire à nous soit une succession de crises désespérément stériles.

Même si Mitterrand n'est pas arrivé au pouvoir avec 99,99 % des voix exprimées et non exprimées, il n'empêche qu'il se trouve aujourd'hui à la tête d'un Etat stable [PAGE 8] et il est le premier à savoir que lorsqu'il quittera l'Elysée, le Président de la République Française restera en place. Alors pourquoi s'acharne-t-on à nous faire croire que nous autres Africains sommes fondamentalement différents des autres hommes, que nous sommes une race à part ? Pourquoi voudrait-on délibérément nous maintenir dans l'immobilisme et la prostration ? Pourquoi met-on tant de zèle à brouiller l'intelligence, à émousser la créativité de millions d'hommes qui ne cherchent qu'à prendre possession de leur avenir ? Et on nous tue nos penseurs, pourquoi ? Mais pourquoi ? Dites-moi donc pourquoi?

Mato MAKU

P.S. – Peuples noirs-Peuples africains évoquera dans une prochaine livraison les liens d'argent unissant Jeune Afrique aux dictatures africaines, tels que vient de les révéler « Le Canard Enchaîné » en trois articles retentissants auxquels Béchir Ben Yahmed a été incapable d'apporter le moindre démenti.


[1] On est de plus en plus embarrassé à vouloir désigner ces pays. Pays du tiers monde ? Pays en voie de développement ? Pays sous-développés ? Le groupe des pays du Sud ? Pays les moins avancés (PMA) ? ... Comme me l'a confié l'une de mes amies «vraiment, ils ne savent plus comment nous appeler ».

[2] C'est moi qui souligne.

[3] J.A., no 1082 du 30 septembre 1981, p.25. L'article s'intitule : « Nyerere rassuré, Ahidjo satisfait ».

[4] p. 5. C'est moi qui souligne.