© Peuples Noirs Peuples Africains no. 24 (1981) 118-133



DE L'ORALITE DANS LE ROMAN AFRICAIN

Kester ECKENIM

Le genre romanesque est perçu dans sa conception comme un genre importé en Afrique. Faisant partie de la catégorie de la littérature écrite, le genre romanesque apporte donc une nouvelle dimension au corpus « classique » de la littérature africaine traditionnelle.[1]

Or celle-ci est, à la base, orale, destinée à un public connaisseur, participant et partageant les mêmes références historiques et culturelles. Ainsi s'établissent une permanence et une complicité dans les rapports locuteur-auditeur, deux critères qui contribuent largement à justifier sa popularité et sa survie. Il s'agit donc d'une littérature vivante, basée sur la dynamique de la participation effective de tous, reflétant la vision du monde du groupe social dominant qui l'a créée, et apportant des réponses spécifiques, données une fois pour toutes (puisque la sagesse ancestrale est supposée être a-temporelle et englobante), aux problèmes de l'existence, de la place [PAGE 119] de l'homme dans l'univers, et de l'harmonie des forces naturelles et surnaturelles.

Cette littérature orale est le reflet d'un état de culture et définit les constituants de la civilisation de l'oralité grâce aux éléments et aux idées révélés lors de l'acte de la parole. Ainsi, la pratique de cette littérature à travers les contes, les proverbes, les légendes et les devinettes épouse entièrement la logique de la société et transmet pour ainsi dire ce patrimoine dans les schèmes définis par des rapports dynamiques et actualisés entre les membres de la société et l'univers cosmique.

La problématique posée est donc celle de réconcilier, à travers le genre romanesque, les traits caractéristiques de la civilisation de l'oralité et de l'écriture, et en quoi cette continuité dans la technique narrative est le reflet d'une prise de position idéologique à l'égard de la réalité décrite. Le discours traditionnel sera alors perçu comme partie intégrante de l'écriture romanesque, et non comme un élément de décor n'ayant pas de fonction narrative et référentielle à l'intérieur même de l'intrigue romanesque.

Les éléments de l'oralité dans le roman africain

La production littéraire se fait à partir d'éléments qui sont constitutifs de l'univers producteur. Aucune création littéraire n'est possible sans qu'il existe le mariage entre la puissance imaginatrice du créateur et l'univers référentiel et connotatif qu'il cherche à dépeindre selon son propre subjectivisme.

Alors, tout en étant un genre importé, le roman africain ne peut que se référer à l'univers des romanciers africains, un univers ayant sa propre spécificité définie en fonction des éléments différentiels qui le caractérisent par rapport aux formes romanesques occidentales. Et l'un de ces éléments est l'emploi assez répandu des traits caractéristiques de l'oralité. Nous devons préciser tout de suite que l'emploi des phénomènes de l'oralité ne constitue pas le seul critère valable pour définir le roman africain. Nous pensons cependant que, par la nature particulière de la naissance du roman en Afrique, on ne doit pas négliger la nécessité chez quelques romanciers de traduire dans leurs œuvres la continuité de l'oralité à l'écriture. [PAGE 120] Et nous considérons l'utilisation des procédés de l'oralité, cet appel au patrimoine culturel africain, comme une condition essentielle pour définir et conceptualiser l'évolution du genre romanesque africain.

(i) Les contes

Dans la classification de la tradition orale, le conte est généralement considéré comme une forme variable, dans la mesure où il existe une certaine marge de manœuvre pour le conteur. Celle-ci permet au conteur d'investir son récit avec sa présence, de modifier dans une certaine mesure l'agencement des éléments de l'intrigue, et de se montrer en tant qu'acteur et maître de son art. Cependant, cette liberté prise à l'égard du conte est restreinte étant donné qu'aucune modification dans le didactisme final du récit n'est permise. Le récit est connu de tous, et sa « morale », qui est implicite dans la trame du récit, doit être intacte.[2]

On voit que, pour pouvoir insérer le conte dans l'intrigue, le romancier doit tenir compte de ces critères – le conte est (à la fois) variable dans le déroulement du récit et fixe dans son didactisme, deux éléments qui ne s'excluent pas nécessairement. Chinua Achebe dans ses romans exploite pleinement le phénomène de l'insertion du conte. Dans Arrow of God, le conte est inséré dans le discours d'un personnage, faisant ainsi partie de la trame intrinsèque de l'intrigue. Le conte n'est pas un calque, mais une illustration utilisée, dans ce contexte, pour condamner l'orgueil motivé par l'entêtement et l'excès de zèle. C'est l'histoire d'un lutteur qui, après des succès brillants et satisfaisants contre des adversaires aussi bien dan le monde des humains que dans celui des esprits redoutables, défie son dieu personnel, son Chi, malgré les avertissements de son compagnon. Le dieu broie le lutteur contre un roc et le tue.[3] [PAGE 121]

Tout d'abord, dans l'immédiateté contextuelle de ce discours, on remarque qu'il s'agit ici d'un appel lancé par le personnage pour la modération dans les réactions contre l'assassinat de l'un des leurs par le village voisin. L'entêtement continu du village à déclarer la guerre peut aboutir, comme dans le conte, à la mort des villageois et à la destruction des biens. Ensuite, en ce qui concerne la trame générale du récit,on voit dans ce conte un avertissement à Ezeulu, le grand-prêtre, qui commence déjà à nourrir l'idée d'une lutte morale et psychologique prolongée contre son clan. Son entêtement mènera inévitablement à l'échec de son entreprise et à sa déchéance physique et morale.

En outre on constate que, au niveau de la narration, il y a chez le romancier le souci de la concision et de la fidélité à la tradition. Il s'agit d'insérer le conte dans le récit romanesque sans que cette insertion constitue une digression. Ainsi, au lieu de décrire la lutte proprement dite, les hauts et les bas de chaque étape de celle-ci, le romancier s'en tient à l'essentiel, à savoir le but didactique de cette insertion, tout en soutenant l'intérêt du lecteur par quelques éléments de description introduits dans la trame du conte.[4]

Dans un autre exemple, Achebe réussit à insérer le conte dans son récit tout en reproduisant pleinement les conditions nécessaires pour sa production. Il s'agit de l'histoire de la tortue qui, se croyant plus intelligente que les oiseaux qui l'ont acceptée dans leur entourage pour participer à un festin dans les cieux, réussit à accaparer pour elle seule tout le festin. Offusqués, les oiseaux retirent les plumes qu'ils lui ont prêtées pour pouvoir voler, et la tortue tombe du ciel en brisant sa carapace. Un féticheur lui recolle tous les bouts; ce qui explique pourquoi elle a la carapace faite ainsi.[5]

Contrairement à l'exemple précédent, il n'y a pas ici la recherche de la concision, car le conte est reproduit dans son intégralité selon un schéma classique : le conte commence par la formule d'ouverture : « Il était une fois... » et se termine par « C'est pourquoi... ». [PAGE 122] D'autre part, pendant la narration, il existe la participation effective de l'auditoire marquée par les interventions de l'auditrice demandant des explications, tandis que la locutrice se donne la liberté d'introduire des éléments descriptifs, de porter des jugements à chaque étape de la progression du récit, et de mimer à chaque fois les protagonistes de l'intrigue.

L'intérêt de cette insertion réside dans la capacité du romancier d'intégrer ce conte dans son récit. En effet, malgré son apport anthropologique indéniable, cette insertion à un moment précis dans l'évolution de l'intrigue romanesque a une fonction évidente. Tout d'abord, le conte marque une pause dans la tension psychologique créée chez le lecteur par le suspense croissant découlant du caractère impétueux et agressif d'Okonkwo et de l'environnement surnaturel de la scène : les porteurs de masques, l'apparition cauchemardesque de la prêtresse de la déesse de la Terre. Ici, le conte joue son rôle divertissant. Ensuite, l'insertion du conte permet d'établir un parallèle entre la tortue et le personnage principal, l'échec de la tortue étant annonciateur de celui d'Okonkwo; et c'est là qu'intervient la fonction didactique du conte : vouloir réussir par tous les moyens est un acte antisocial, condamnable, et voué au désastre.

On voit donc que le conte permet la transition d'une étape de l'intrigue à une autre; grâce à son objectif didactique, il vient rehausser le message du romancier en donnant un aperçu du dénouement possible de l'intrigue romanesque; et enfin il permet le passage du réel au surnaturel là où l'univers romanesque est parsemé d'éléments surnaturels.

(ii) Les proverbes, les comparaisons et les dictons populaires

Les proverbes et les comparaisons sont parmi les moyens d'expression les plus caractéristiques de la civilisation de l'oralité. Contrairement au conte, cependant, il s'agit d'une part de formes fixes, de locutions figées, immuables dans le temps; et d'autre part, ils sont partie intégrante du récit, faisant corps avec la structure même du récit. Ces moyens d'expression employés aussi bien dans le discours des personnages que dans la structure [PAGE 123] narrative (la narration et la description), vu leur caractère immuable, ne peuvent être modifiés ni dans leur structure (la succession des mots), ni dans leur signification conceptuelle primaire. En effet, étant des formes fixes et reflétant la vision d'une sagesse a-temporelle, valable pour tous les contextes socio-historiques, leurs insertions dans les romans apportent une dimension nouvelle à la technique romanesque dans la mesure où ils élucident les discours, se démarquent du langage scriptural « standard » grâce à leur imagerie et au sens profond de la signification qui y est inscrite. Ce qui constitue un élément d'originalité dans ces emplois, c'est qu'aussi bien l'univers référentiel que les éléments d'oralité sont typiquement africains, et les facteurs combinatoires ne peuvent se justifier et se réaliser qu'à partir des réalités socio-culturelles africaines. Roland Colin décrit par exemple le proverbe comme :

    « le miroir immobile d'un lac où l'on peut lire le reflet de telle face de la sagesse ».[6]

Il n'est donc pas étonnant que les romanciers exploitent ces qualités exceptionnelles du discours oral pour traduire non seulement la continuité dans le passage de l'oralité à l'écriture, mais aussi pour donner une texture profonde et significative aux thèmes exposés. C'est ainsi que, pour exprimer la primauté de la sagesse ancestrale et sa valeur didactique dans Sous l'Orage, S. Badian écrit :

    « Quand on cherche, c'est avec l'espoir de trouver. »
    « Les pintades regardent celle qui les guide. »
    « La meilleure connaissance est celle qui mène l'homme vers les hommes. »
    « Celui qui est sur le dos de l'éléphant ne doit pas craindre la rosée. »

Par ailleurs, pour condamner des actes anti-sociaux ou de révolte, on trouve :

    « Le séjour dans l'eau ne transforme pas un tronc d'arbre en crocodile[7]. » [PAGE 124]
    « L'hyène a beau être édentée, sa bouche ne sera jamais un chemin de passage pour le cabrin[8]. »

A travers les comparaisons, ces éléments du discours oral concrétisent l'abstrait, le rendant plus accessible et plus profond dans sa signification, grâce aux images tirées des règnes animal, végétal et minéral. Ces insertions ont l'avantage de rendre le message romanesque plus immédiat et plus authentique. Ainsi l'ascension rapide d'Okonkwo dans Things Fall Apart est comparée à :

    « un incendie de forêt pendant la période d'harmattan [9] »

L'échec social d'un grand homme et sa déchéance consécutive sont comparés à l'image de :

    « une vieille panthère surprise disputant des charognes aux hyènes[10] ».

Le souci didactique de ces proverbes et comparaisons est évident, ce qui correspond logiquement à la primauté de la sagesse a-temporelle et immuable de la civilisation de l'oralité. Ces éléments du discours oral contribuent implicitement à rehausser l'authenticité du message romanesque à partir du moment où ils ne se réfèrent qu'à une sagesse considérée et acceptée comme valable pour tous les temps. D'autre part, ils permettent au romancier de donner plus de précision à sa pensée, plus de concision à son discours, et plus de profondeur à la signification romanesque.

Par ailleurs, l'expression proverbiale peut constituer un motif dont la permanence et la fréquence à travers le roman traduisent dans une certaine mesure l'idée de ce que Scholes et Kellog appellent « une expression formulaïque » qui est, selon eux, caractéristique de la littérature traditionnelle."[11]. En effet, dans Things fall apart, cette expression formulaïque est reprise par le motif de la lutte. Tout d'abord, la montée rapide d'Okonkwo dans la hiérarchie sociale et l'orgueil qui en découle sont comparés à l'histoire du petit oiseau, Nza, qui, après un repas [PAGE 125] somptueux, s'est cru suffisamment puissant et invincible pour affronter son dieu personnel dans une lutte.[12] Ensuite, l'idée d'une ambition démesurée, d'une agressivité obsessionnelle est reprise par l'analogie avec l'histoire de l'oiseau eneke-nti-oba qui a provoqué le monde entier dans une lutte et s'est fait battre par un chat.[13]

Ce motif de la lutte se trouve aussi dans Arrow ot God où il existe une analogie entre l'intrigue et l'histoire du lutteur qui, ivre de ses succès, défie son dieu personnel, une lutte qui se termine par sa mort.[14]

On voit, à travers le motif de la lutte scripturalement traduit par ces expressions proverbiales, que la notion de continuité de l'oralité à l'écriture est justifiée. En effet, dans ces exemples, les expressions proverbiales déterminent et contrôlent la nature et la finalité de l'intrigue. La vie d'Okonkwo est dominée par la lutte – une lutte contre son statut social initial, contre les Blancs, contre son clan, et enfin contre son dieu personnel. La réussite sociale initiale est finalement détruite par son échec sur le plan de ses rapports avec son clan et avec son dieu personnel; et toute tentative de plier le désir de son dieu pour qu'il corresponde aux exigences de son ambition est vouée à l'échec. Cette constatation s'applique aussi au destin d'Ezeulu dans Arrow of God, où son échec est attribué à sa volonté de mener une lutte acharnée contre son clan. Ainsi, comme dans les expressions proverbiales, le désastre et l'échec constituent la conséquence logique d'une ambition forcenée. On retrouve ainsi le didactisme caractéristique de l'oralité.[15]

(iii) Le concept du dialogue

Ce qui constitue la nature même de la réalisation du discours traditionnel, c'est la notion de participation. [PAGE 126] Le conteur dans la performance de son art a besoin d'un auditoire – actif, applaudissant, condamnant et sanctionnant cette performance. Ainsi, il entretient des rapports dynamiques et dialectiques avec celui-ci, dont le rôle participatif est nécessaire pour produire l'effet cathartique implicite dans ce genre littéraire.

Pour qu'un dialogue soit possible, l'élément référentiel du locuteur et de l'auditeur doit être identique.[16] On constate l'exploitation de cette conception orale du dialogue sur le plan romanesque où il existe le souci de restituer à travers l'écriture l'univers de l'oralité. Le rôle du narrateur est plus celui du conteur-participant que d'un observateur froid et distant, car le romancier/narrateur est présent dans son récit. Ce procédé particulier du dialogue crée sur le plan de la lecture des romans des rapports soutenus et dynamiques avec le narrateur; il aide à aiguiser l'intérêt du lecteur et cherche à anéantir la distance objective qu'exigerait une lecture critique.

Dans Les Soleils des Indépendances, Kourouma exploite pleinement toutes les possibilités de cet emploi du dialogue.

– le procédé question-réponse : le narrateur pose des questions à son auditoire et y répond :

    « Un aveugle, que pouvait-il y voir ? Rien. Un vieillard aux jambes gonflées de douleur, quand pouvait-on arriver avec lui ? Peut-être au soleil couchant. Un capre dont le front ne frôle jamais le sol, qu'allait-il y faire. Rien de rien »[17].

– le narrateur entretient le suspense par le dialogue en annonçant les couleurs de l'intrigue :

    « Nous viderons par la suite le sac de ce vieux clabaud, vieille hyène ».[18]

– le narrateur avec l'auditoire porte un jugement sur le comportement des personnages :

    « Maintenant, dites-le moi! Le voyage de Fama dans la capitale, son retour près de Salimata, près de ses amis et connaissances pour leur apprendre son désir de vivre définitivement à Togobala, pour arranger ses affaires, [PAGE 127] vraiment dites-le moi, cela était-il vraiment nécessaire ? Non et non! ( ... ) Une certaine crânerie nous conduit à notre perte ! ».[19]

– Le narrateur/romancier entretient le dialogue avec son personnage :

    « On partait. Mais où ? Mais oui... N'as-tu rien entendu, Fama ? Tu vas à Togobala, Tobogala ou Horodougou. Ah ! Voilà les jours espérés! La bâtardise balayée, la chefferie revenue, le Horodougou t'appartient, ton cortège de prince te suit, t'emporte, ne vois-tu pas ? Ton cortège est doré. – Non, je ne le veux pas doré ».[20]

(iv) Le surnaturel

Le monde de l'oralité, c'est aussi le monde du surnaturel, un monde dont l'existence est gouvernée par des lois régissant la vie cosmique de ses membres. C'est un monde où les fantômes côtoient les hommes, où les génies interviennent pour donner un poids positif aux vicissitudes de l'homme, où les dieux sont toujours prêts à prendre parti en cas de litige. Ce monde est donc caractérisé par la communication permanente entre les règnes animal, végétal et minéral, et entre le naturel et le surnaturel.

C'est ce niveau d'interaction qu'on retrouve dans le roman africain. L'opposition réel-imaginaire est absente, « l'hésitation todorovienne » au niveau de la lecture, qui caractérise sa conception du fantastique, est inexistante.[21] En effet, il n'y a ni le doute ni la mise en question de l'anéantissement de cette opposition. Le concept de la communication permanente est en principe accepté, assumé et vécu par le lecteur participant et réceptif. Certes, le langage signifie et tout prend sa signification à partir de celui-ci. Ainsi c'est le langage qui, en principe, crée le surnaturel. Mais le surnaturel dans l'univers référentiel africain est vécu comme faisant partie du macrocosme existentiel qu'est l'univers cosmique. Inscrit dans les structures mentales du lecteur, ce qui lui donne [PAGE 128] sa permanence et sa réalité, le surnaturel acquiert donc dans le roman africain un statut immanent à l'intrigue romanesque.

Il se trouve que la plupart des romans mentionnés dans cet article abondent en interventions du surnaturel, où les éléments – naturels ou surnaturels, réel ou irréels – se dissolvent dans leur identité spécifique pour traduire une union indissoluble et l'absence de frontières entre eux. Dans Things fall apart, il est question d'enfant revenant, de porteurs de masques qui, lorsqu'ils deviennent masques, incarnent les dieux, octroient des jugements, imposent des sanctions et expriment la volonté divine.[22]

Kourouma commence son roman en introduisant dès la première page l'élément surnaturel :

    « Comme tout Malinke, quand la vie s'échappe de ses restes, son ombre se releva, graillonna, s'habilla et partit par le long chemin pour le lointain pays malinke natal pour y faire éclater la funeste nouvelle des obsèques... ».[23]

En outre, au niveau de l'intrigue, le point culminant de chaque roman est caractérisé par l'intervention du surnaturel, là où le surnaturel devient synonyme de l'inexplicable selon la logique humaine. L'amorce de la déchéance d'Okonkwo dans Things fall apart est provoquée par le meurtre accidentel de son cousin :

    « Le fusil d'Okonkwo avait explosé et un bout de fer avait pénétré le cœur du jeune homme ».[24]

Cet accident constitue un coup d'arrêt à l'ambition d'Okonkwo, au respect dont il jouit dans la société, et provoque son exil qui constitue l'amorce du dénouement psychologique. La grande réconciliation dans le conflit de générations qui opposait Kany et son frère à leurs parents dans Sous l'orage est annoncée par l'oiseau, « Gnamatou ». C'est le retour du bonheur, de la paix qui a quitté la famille Benfa dès les premiers jours de l'affaire Kany[25]; la mort de Fama dans Les Soleils des Indépendances est provoquée par l'attaque d'un caïman, ce qui n'est pas un fait banal car :

    « Un Caïman sacré n'attaque que lorsqu'il est dépêché [PAGE 129] par les mânes pour tuer un transgresseur des lois, des coutumes, ou un grand sorcier ou un grand chef ».[26]

Ainsi, grâce à cette attaque, la volonté des dieux quant au destin de Fama est accomplie.

A travers ces exemples, le lien permanent entre le surnaturel et l'évolution de l'intrigue romanesque témoigne de l'emprise du phénomène de l'oralité sur l'écriture. Loin de constituer un élément extérieur à la nature même de la conception de la production romanesque, le discours traditionnel est partie intégrante et déterminante de l'univers romanesque. Les contes, les proverbes, etc., contribuent ainsi à l'enrichissement du genre, et établissent la continuité dans la perception de la réalité socio-culturelle et des rapports entre l'homme et l'univers environnant. Certes, les données socio-économiques et politiques sont modifiées, mais l'attitude mentale de l'homme face à la problématique de l'existence ne demeure-t-elle pas fondamentalement inchangée ?

Cependant, il est à constater que l'introduction dans le genre romanesque des éléments de l'oralité tels qu'ils sont définis ici n'est pas le fait de toute la production romanesque. Il existe, bien entendu, des romans où on remarque ou bien une absence quasi-totale de ces éléments, ou bien leur rôle secondaire, voire anodin, dans l'intrigue romanesque. Ainsi, un problème se pose : qu'est-ce qui détermine l'importance accordée à l'oralité dans le roman africain ? Autrement dit, quelles sont les implications idéologiques de ce choix ?

L'irruption du passé dans le présent

Si l'oralité occupe une place si importante dans l'expression romanesque, ce n'est pas seulement par la recherche de nouveaux moyens d'expression et de narrativité, mais il est évident que grâce aux procédés de l'oralité, le passé fait irruption dans le présent, quelles que soient les différences socio-culturelles survenues dans l'évolution de la société. Cette irruption du passé va au-delà de la simple continuité passé - présent pour investir le présent, le rendre invulnérable; elle devient donc dominatrice, aboutissant à la présence envahissante de l'univers a-temporel et a-problématique du passé mythique. [PAGE 130] Le discours traditionnel est alors la négation même du présent. A la problématique du présent, on oppose l'univers rassurant et idéalisant du passé. Ce discours trouvant sa place dans le genre romanesque perd sa pertinence socio-culturelle. Les proverbes et les dictons populaires, employés dans des contextes socio-politiques et historiques différents, se trouvent en porte-à-faux vis-à-vis de leur nouvelle signification. Le discours traditionnel est alors mensonger et mystificateur, permettant la justification d'un statu-quo politique marqué par la corruption, la folie des grandeurs, valeurs négatives caractérisant la description romanesque de la société africaine actuelle. Le Président de la République dans Les Soleils des Indépendances se montre très conscient du rôle mystificateur de ce discours auprès du peuple et l'exploite à fond. Après l'emprisonnement injustifié de Fama et la parodie de justice qui en découle, il prêche la réconciliation en ces termes :

    « Il parla de la fraternité qui lie tous les Noirs, de l'humanisme en Afrique, de la bonté de cœur de l'Africain ( ... ) La plus belle harmonie, ce n'est ni l'accord des tambours, ni l'accord des xylophones, ni l'accord des trompettes, c'est l'accord des hommes. " Un seul pied ne trace pas un sentier, et un seul doigt ne peut ramasser un petit gravier par terre. Seul lui le Président, ne pouvait pas construire le pays. Ce sera l'œuvre de tout le monde " ».[27]

Le didactisme traditionnel est néanmoins détourné de son but et le nouveau didactisme qui en ressort n'a plus aucun rapport avec son ancienne signification.

Le discours de Fama dans Les Soleils des Indépendances n'a aucune pertinence par rapport au présent. C'est un discours stérile, vidé de toute signification se rapportant à la réalité de l'univers conflictuel du présent. Il ne se réfère qu'à un ensemble de valeurs devenu caduc face aux réalités socio-culturelles, économiques et politiques actuelles. En effet, désormais, dans la République de la Côte d'Ebène, I'hyène et la panthère travaillent ensemble, la distinction totémique et psychologique n'est plus pertinente. Malgré cette irruption du passé dans le présent, et la présence envahissante du discours traditionnel, on ne peut s'empêcher de penser que l'échec définitif de Fama [PAGE 131] est dû principalement à l'incongruité de cette foi implicite dans les valeurs éternellement référentielles de la sagesse ancestrale, la base même de l'oralité. Ainsi, pour mieux marquer ce décalage temporel et référentiel, Kourouma, dans ce roman emploie un langage qui traduit le cynisme, la déception et le désespoir; le passé avec ses valeurs stabilisatrices et harmonieuses est opposé au présent marqué par l'individualisme, le désordre et la désillusion.

Par ailleurs, le discours d'Obi Okonkwo dans No longer at ease est marqué par l'absence quasi-totale des éléments de l'oralité. Cette constatation est significative compte tenu des rapports qui s'établissent entre cette absence et son échec. Il en ressort que c'est l'absence du discours oral qui explique non seulement le destin du personnage, mais aussi son individualisme foncier reflété par son refus des règles du jeu communautaire. En d'autres termes, son échec se justifie à la fois par son séjour en Angleterre avec ses implications sociologiques et psychologiques, et par son refus de la vision du monde véhiculée par le discours traditionnel.

On voit là que le passé, faisant irruption dans le présent, fausse les données et la nature de l'intrigue telles qu'elles sont perçues au premier abord. Nous sommes obligés de dépasser un niveau de compréhension immédiat pour identifier la signification profonde des éléments de l'oralité, révélée dans l'organisation de la structure romanesque. C'est grâce à ces deux niveaux d'interprétation qu'intervient l'ironie. Kourouma a beau nous faire ressentir et partager la déchéance et la désillusion de Fama, la non-intégration d'un discours inapte à traduire les réalités nouvelles, à les décrire dans leur nouvelle perspective, permet cependant l'existence d'une situation d'ironie où sont bien démontrés les derniers soubresauts d'une féodalité en voie de disparition.

Le mythe du passé

Etant donné que la vision du monde de l'univers totalisant de l'oralité sous-entend la recherche de l'harmonie existentielle et de la solidarité de l'homme et de l'univers cosmique, il devient évident que, par implication, accepter l'univers de l'oralité, c'est épouser dans une certaine mesure la mythisation du passé traditionnel, sa glorification [PAGE 132] et son a-temporalité. Il s'avère en effet que l'intrigue romanesque s'organise en général autour de la valeur mythique du passé. Il y a nécessairement identification du temps, le passé, et de l'espace romanesque, la vie villageoise. Ces deux, le passé et le village, constituent le lieu de conciliation et d'harmonie entre l'existence et les idéaux; il s'agit donc du lieu et du temps de la dissolution complète de la problématique du présent et de la valorisation du passé. Grâce à ces bagages didactiques et mythisants, le passé offre une alternative consolatrice et rédemptrice au présent. Car le discours traditionnel, par sa nature foncièrement didactique, propose des solutions aux questions qui demeurent sans réponse dans le vécu existentiel. Si Fama dans Les Soleils des Indépendances s'entête à rentrer dans son village natal malgré un avenir prometteur, c'est parce qu'il est convaincu que c'est là qu'il trouvera la paix et la tranquillité inexistantes dans la ville; Maïmouna d'Abdoulaye Sadji, après une expérience décevante en ville, retourne au village pour y goûter les délices de l'harmonie existentielle. Ce retour aux sources et à la tradition ancestrale traduit une foi explicite dans les valeurs thérapeutiques du passé, et, par voie de conséquence, dans sa valeur mythique.

Il s'agit donc, à la limite, de décrier le présent, de le dénigrer pour mieux valoriser le passé : la confiance absolue dans le passé lui octroie une valeur référentielle : toute solution à tout comportement et à tout conflit qui se situent aussi bien dans le présent que dans le futur ne peut se justifier ni avoir une raison d'être qu'à partir du moment où on accorde au passé sa valeur a-temporelle. Ainsi, Okonkwo dans Le monde s'effondre croit mener une lutte justifiée contre l'intervention occidentale et contre l'inertie et la résignation de son clan en faisant appel aux préceptes et à la combativité ancestraux; pour Samou et Kany dans Sous l'orage, après une expérience extraordinaire et révélatrice vécue au village, la seule conciliation possible pour les forces en conflit est celle qui tient compte du didactisme traditionnel; Fama, pour survivre dans le tourbillon et le chaos du présent, n'a d'autre ressource que l'attachement affectif et la confiance réelle dans un passé, revu et corrigé, voire idéalisé. [PAGE 133] Certes, s'accrocher au mythe à travers le discours traditionnel constitue un moyen d'affronter la problématique du présent. Mais il s'agit d'un affrontement inégal où le mythe ne peut s'opposer effectivement au réel. En effet, aussi bien Okonkwo que Fama trouvent à la fin de leur trajectoire une mort tragique, révélatrice de l'incompatibilité effective et réelle entre leurs aspirations au passé et leur vécu au présent. Le discours traditionnel dans le roman véhicule une idéologie destructrice du statu-quo socio-culturel et politique; et, proclamant l'harmonie existentielle d'un passé révolu, cette idéologie tend nécessairement vers le pessimisme, comme nous avons pu le constater.

En dernière analyse, on voit que la présence des éléments de l'oralité dans une catégorie de romans africains a une double signification. D'une part, elle contribue dans une grande mesure au renouvellement du genre romanesque grâce aux différents procédés sus-mentionnés. Elle permet au romancier d'établir la continuité et non la rupture entre la littérature orale et la littérature écrite, démontrant par là non seulement la permanence d'une thématique et d'une structure littéraire, mais aussi la transition de l'oralité à l'écriture. Et d'autre part, cette unité est révélatrice de l'implication idéologique sous-jacente dans l'expression de cette continuité. L'oralité constitue donc la base à partir de laquelle l'écriture s'est forgée en se renouvelant. Autrement dit, la prépondérance des éléments de l'oralité est logique chez les romanciers qui y voient un hommage au passé a-temporel, une confiance en ses valeurs, et surtout un facteur indispensable dans leur conception de la technique de la narrativité.

Dr Kester ECKENIM
Dept. of Modern Languages
University of Benin
Benin - City
Nigeria


[1] Nous employons l'expression « littérature traditionnelle » selon la définition de R. Sholes et R. Kellog : « Un genre narratif ayant les traits formels et rhétoriques d'une composition orale », The Nature of Narrative, Oxford University Press, 1966, p. 50.

[2] La nature de la narration du conte dépend largement du public auquel le conte est destiné, un public qui varie entre les enfants et les adultes. Dans ce contexte précis, il s'agit d'un public appréciant plus le maniement du langage, la performance théâtrale du conteur que l'histoire elle-même.

[3] Chinua Achebe : Arrow of God, Heinemann, London, 1964, pp. 31-32.

[4] Pour une plus ample description de la lutte, voir Chinua Achebe : Things fall apart, Heinemann, 1958, pp. 45-46.

[5] C. Achebe : Things fall apart, pp. 87-90; voir aussi p. 127.

[6] R. Colin : : Littérature Africaine d'hier et de demain, ADEC, Paris, 1965, p. 11.

[7] S. Badian : : Sous l'orage, Présence Africaine, Paris, 1963, pp. 35, 37, 127, 56.

[8] A. Kourouma : Les Soleils des Indépendances, Seuil, Paris, 1970, p. 16.

[9] Achebe : op. cit., p. 3.

[10] Kourouma : op. cit., p. 10.

[11] Scholles et Kellog : The Nature of Narrative, pp. 20-27.

[12] Achebe : op. cit., p. 28.

[13] Achebe : op. cit., p. 48.

[14] Achebe : op. cit., pp. 31-32.

[15] B. Lindfors dans son article : "The palm oil with wich Achebe's words are eaten", in African Literature Today, no 1, 1968, révèle que dans A Man ot the People d'Achebe, il existe quatre occurrences de l'expression proverbiale traduisant la condamnation de l'enrichissement obsessionnel perpétré au détriment de la collectivité (voir pp. 97, 122, 166).

[16] Voir R. Jakobson : Essais de linguistique générale, Editions de Minuit, Paris, 1963, pp. 213-214.

[17] Kourouma op. cit., p. 118.

[18] Ibid, p. 108.

[19] Ibid, p. 151.

[20] Kourouma : op. cit., p. 203.

[21] T. Todorov Introduction à la littérature fantastique, Seuil, Paris, 1970, pp. 35-36.

[22] Achebe : op. cit., p. 70.

[23] Kourouma : Les Soleils des Indépendances, p. 7.

[24] Achebe : op. cit., p. 112.

[25] Badian : op. cit., p. 67.

[26] Kourouma : op. cit., p. 203.

[27] Kourouma : op. cit., pp. 180-182.