© Peuples Noirs Peuples Africains no. 24 (1981) 94-102



UNE « MAISON D'AFRIQUE »...
DANS UN PARC ZOOLOGIQUE

Kouamé KOUASSI

1. Allons en Afrique!
2. Une petite digression qui en fait n'en est pas une.
3. La « Maison d'Afrique » au zoo de Sarrebruck.
ou : c'est toujours dans l'ombre que l'irrationnel fait son chemin.

    « 30 voyages en Afrique. 30 fois ou aussi souvent que vous voulez : chez les lions, les éléphants et les girafes en Afrique – au zoo à Eschberg. (Il y a aussi une Afrique à Neunkirchen)... »

    « Voyage en Afrique (... car il y a des zoos à Sarrebruck et à Neunkirchen). »

Telle serait à peu près la traduction des textes d'une grande affiche publicitaire et d'une autre, plus petite – avec une carte de la Sarre pour expliciter la première – émises, il y a quelques semaines, par la « Société des Transports dans la Vallée de la Sarre » pour inciter les jeunes gens en formation professionnelle, les élèves et étudiants à prendre un abonnement de bus pendant les vacances d'été. Cette carte d'abonnement, précise le texte, donne aux jeunes gens non seulement l'occasion de voyager sur toutes les lignes à un tarif très réduit, [PAGE 95] mais aussi et surtout de voir les différentes attractions et curiosités de la Sarre dont font partie, inéluctablement, les deux zoos de Sarrebruck et de Neunkirchen.

A vrai dire, il n'est pas besoin de faire un grand exercice de logique pour se rendre compte que l'auteur de ce texte assimile l'Afrique à un parc zoologique. Quiconque prendrait ce texte à la lettre – et je ne doute pas qu'il ait influencé et renforcé beaucoup de jeunes dans leur perception pervertie de l'Afrique – serait tenté de croire qu'il n'y a que des animaux d'Afrique dans les deux zoos en question... que l'Afrique est un géant parc zoologique qu'il a l'occasion de voir en miniature en Sarre.

Il suffit d'aller à la source de cette présentation grossière de l'Afrique, de prendre la peine de visiter le zoo de Sarrebruck, pour se rendre compte qu'il ne s'agit pas là d'une gaffe découlant d'une simplicité d'esprit de l'auteur, mais d'une construction idéologique laborieuse, astucieuse, en relation directe avec une longue tradition.

On n'en finit pas avec les surprises ! On s'aperçoit très vite qu'il n'y a pas que des animaux d'Afrique dans ce parc zoologique, mais du monde entier. Ici et là on voit un panneau indiquant le parcours libre des animaux d'Amérique, la maison pour les oiseaux d'Asie... Jusque là tout nous semble se situer dans le cadre des zoos que nous avons eu l'occasion de visiter en Europe. Nous continuons notre promenade d'investigation, toujours décidés à comprendre pourquoi tant de bruit autour de l'Afrique. Nous trouvons enfin un panneau nous indiquant la « Maison d'Afrique » (Afrikahaus). Rien que cette appellation officielle fait tiquer le visiteur trop « sensible ». N'est-ce pas là le terme qu'on utilise pour faire accroire aux Noirs qu'en réalité le racisme n'existe pas, que ce sont eux qui voient du racisme partout parce qu'ils sont susceptibles ?

Bref, on se demande pourquoi il n'est pas question d'un parcours libre pour animaux d'Afrique, accompagné, au besoin, d'une maison pour oiseaux d'Afrique. Cette énigme se résout d'elle-même dès qu'on met les pieds dans la « Maison d'Afrique ».

Cette « Maison d'Afrique » au parc zoologique de Sarrebruck, il faut l'avoir vue... C'est vraiment une curiosité. Son existence dans une ville de la République Fédérale d'Allemagne en 1981 – 36 ans après la Deuxième Guerre mondiale, [PAGE 96] si je ne m'abuse – est un indice important de l'état d'esprit de certains citoyens de ce pays ayant de grandes responsabilités sur le plan culturel. La culture... quel terme élastique!

Je me demande vraiment qui a eu l'idée de faire construire cette maison dans laquelle aussi bien les hommes que les animaux d'Afrique cohabitent, pêle-mêle. Mentionnons tout de suite que les êtres humains n'y sont présents que par l'image et par leurs propres œuvres d'art et de culte... Certainement pour la simple raison que l'opinion mondiale actuelle verrait d'un mauvais œil qu'on enferme des Nègres dans un parc zoologique, sur le sol européen, comme les Nazis le firent jadis. Il y a suffisamment de réserves en Afrique et quiconque désire voir le Nègre tel qu'il devrait être, dans son milieu naturel, peut faire du safari...

2. Une petite digression qui en fait n'en est pas une.

On est obligé de constater avec amertume que le genre humain, pris dans l'absolu, et même paré des meilleures intentions, ne tire pas de leçons de l'histoire. Autrement, comment serait-il pensable que de telles énormités puissent se passer en Allemagne – dans un pays où la discrimination de certains groupes humains, pratiquée pendant des siècles, a eu les conséquences les plus désastreuses de l'histoire contemporaine – sans que cela alarme même les citoyens les plus critiques de la capitale sarroise ? Une « Maison d'Afrique » dans un parc zoologique paraît aussi normale que la Conférence de Berlin sur le partage de l'Afrique.

On pourra nous rétorquer ici que les Allemands ne connaissent pas leur histoire, particulièrement celle du Troisième Reich. Je ne crois pas à une amnésie collective. Je constate plutôt la survivance pernicieuse d'un mode de pensée sous-tendant le même système d'exploitation et d'oppression que les peuples noirs subissent depuis des siècles.

L'Allemagne a été dénazifiée, épurée de tous les éléments capables de compromettre l'équilibre – aussi bien mental qu'économique – de l'Occident chrétien... Mais quand je vois la « Maison d'Afrique » au zoo de Sarrebruck avec tout son contenu idéologique rappelant étrangement l'idéologie nazie, je suis bien obligé de croire que le mépris pour le Noir – la justification de son exploitation économique – fait partie des fondements de cet équilibre cher à l'Occident.

Pour illustrer nos propos, nous faisons, une fois de plus, référence à l'histoire qui nous enseigne beaucoup de choses; plus précisément à l'Exposition Coloniale qui a eu lieu à Dresde du 21 juin au 10 septembre 1939, donc à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. Au cours de cette exposition dont la durée révèle l'importance accordée au thème, l'occasion fut donnée aux nombreux militants de la Ligue Coloniale de l'Empire (Reichskolonalbund) – c'était là le nom pompeux et significatif à la fois de la grande organisation regroupant toutes les associations coloniales disséminées dans les différentes provinces allemandes – et aux autres citoyens déjà conditionnés par la propagande impérialiste nazie de voir, dans le même hall, les animaux et des êtres humains des colonies... dans un désordre tel que même l'œil le plus avisé eût du mal à distinguer l'homme de la bête. « Exposition biologique et ethnographique des musées d'Etat de zoologie et d'ethnologie, Dresde », telle était l'inscription à l'entrée du hall consacré au « monde colonial ». La zoologie et l'ethnologie, la science colonialiste par excellence, allaient de pair; l'être colonisé (plus précisément : à recoloniser, dans le cas de l'Allemagne qui avait perdu ses colonies au Traité de Versailles), la bête de somme de l'exploitation coloniale, n'était que légèrement supérieure aux animaux exotiques tels que le phacochère ou la hyène.

Le guide de cette exposition nous apprend que dans la section dédiée à « l'Est-Africain-Allemand » se trouvaient côte à côte les représentations d'une potière Matengo, d'une femme Makonde, avec un enfant au dos, en train de piler du mil, une série de « biens culturels indigènes » et un grand diorama de la steppe du Mont Kilimandjaro dans lequel en voyait distinctement des antilopes, des zèbres, des biches et des autruches.

Dans la section intitulée « Sud-Ouest-Africain-Allemand » on pouvait s'extasier, toujours selon le guide, devant des représentations de forgerons Ovambos, de biens culturels des « Buschmänner » (ou Boshimans selon la langue maternelle de celui qui parle le jargon colonial), [PAGE 98] des Héréros, des Ovambos... puis arrivent, dans le même ordre d'idée, un phacochère et une hyène. Le colonisé, ses objets d'art et de culte, les animaux de son milieu naturel se retrouvaient dans le même hall, étaient énumérés dans le guide tout d'une haleine. C'était là, ma foi, en miniature, le « monde colonial » que les Nazis entendaient reconquérir.

3. C'est toujours dans l'ombre que l'irrationnel fait son chemin...

Quand on jette un coup d'œil sur l'histoire de l'ethnologie, on s'aperçoit qu'elle est née avec le colonialisme et qu'elle lui a toujours servi de support, exception faite de certains courants qui se dessinent depuis quelques années.

Dans leur agitation colonialiste, les Nazis n'ont fait qu'utiliser les éléments qui leur ont été fournis par les classiques de l'idéologie colonialiste, en réadaptant, au besoin, ceux qui leur paraissaient désuets à la nouvelle situation sur la scène impérialiste. L'idée qu'ils ont eue de transporter aussi bien les êtres humains du « monde colonial », les objets d'art et de culte de ceux-ci, que les animaux de ces pays dans des musées dits d'ethnologie, est la conséquence directe de la destruction de la raison – pour parler avec Georg Lukacs – ayant ses racines dans la philosophie et la sociologie allemandes de la belle époque de l'impérialisme.

Certains esprits ne manqueront pas de nous répliquer qu'il n'y a pas de mal en soi à présenter, dans un musée, les êtres humains et les animaux d'un monde assez mal connu... La dénomination des musées de Dresde que nous citions plus haut ne prouve-t-elle pas suffisamment qu'un musée d'ethnologie, du moins dans la conception de l'époque, est aussi bien un parc zoologique inanimé ?

Quelques décennies plus tard, cette perception et présentation de l'Afrique, du monde opprimé, méprisé, semble avoir pris de nouvelles dimensions : ce ne sont plus les animaux d'Afrique qui accompagnent les colonisés dans les musées, ce sont les colonisés qui sont obligés, symboliquement, de faire une descente au zoo.

Dès qu'on met les pieds dans la « Maison d'Afrique » [PAGE 99] du parc zoologique de Sarrebruck, on aperçoit d'abord quelques vitrines dans lesquelles sont exposés des objets d'art et de culte des Sénoufos et des Baoulés de Côte d'Ivoire, des Bobos de Haute-Volta, des Aschantis du Ghana, des peuples du Tchad, du Mali, du Sénégal... Ici et là on aperçoit des objets précieux, aussi bien pour leur valeur artistique qu'historique, dont la présence en Europe – que ce soit dans un musée ou dans un zoo – nous rappelle cette époque où les « pionniers coloniaux », l'arme à la main, pillèrent des royaumes, les missionnaires, portant haut la croix et avançant sans cesse le prétexte de la lutte contre la superstition et l'idolâtrie, s'emparèrent de ces nombreux biens qui font aujourd'hui la richesse des musées de Paris, Berlin, Londres... et attirent l'attention des ethnologues, des historiens, des esthètes – sans que cela puisse pousser la plupart des Européens à remettre en cause leurs échelles de valeurs des civilisations.

Au parc zoologique de Sarrebruck, nous sommes confrontés, avant tout, à des objets d'art et de cultes africains qui sont la propriété privée (sic) d'un ancien coopérant allemand – j'aime bien le terme allemand « Enwicklungshelfer » (assistant au développement) pour dire « coopérant » à cause de la noblesse d'âme qu'il exprime – qui a écrit ce commentaire pétillant d'esprit pour aider les visiteurs à comprendre ses intentions profondes :

    Cette section présente des travaux de l'artisanat africain. Presque toutes les pièces sont des représentations d'animaux ou ont dans leurs décorations des motifs d'animaux. Elles proviennent, sans exception aucune, de l'Afrique noire au sud du Sahara, du Sénégal au bord de l'Atlantique jusqu'au qu'au Lac Tchad en Afrique centrale. Je les ai collectionnées au cours d'un séjour de cinq ans (1970-1974) et elles vont des instruments de travail, des ustensiles et objets de culte jusqu'aux travaux d'artisanat professionnel et de souvenirs pour touristes. ( ... )

    Les travaux exposés ici dénotent une habileté, une capacité d'expression artistique que nous, Européens, avec nos préjugés vis-à-vis des « sauvages primitifs de la brousse africaine » ne voulons pas reconnaître [PAGE 100] parce que nous avons été habitués, des siècles durant, à regarder la culture africaine de haut.

    (Hans-Ekkehard Eckert / Saarbrücken
    Traduit de l'allemand par Kouamé Kouassi).

Quelle belle tirade ! Au premier coup d'œil, on est frappé par l'effort que fait Monsieur Eckert, cet ancien coopérant allemand, pour détruire, par le verbe, les nombreux préjugés qui pèsent sur les Africains depuis des siècles. Quiconque aurait lu ce texte hors de son contexte zoologique aurait, à coup sûr, fait des éloges à ce bon monsieur. Mais c'est là que se trouve le hic... Un idéologue impérialiste, qu'il ait l'esprit fin ou balourd, trahit toujours le fond de sa pensée dans ses actes. Si Monsieur Eckert éprouvait le moindre respect pour les cultures africaines, il n'aurait jamais eu l'idée d'aller exposer ces objets d'art et de culte – qu'il a acquis par duperie, en utilisant, au besoin, des méthodes d'iconoclaste comme ses prédécesseurs sur le continent africain – dans un parc zoologique. Il doit y avoir, au Musée de la Sarre, quelques coins libres où il aurait pu exposer ces objets, ne serait-ce que pour quelques jours. Ou bien pense-t-il vraiment que les cultures africaines sont assez animales pour trouver de la place dans ce musée?

En deça et au-delà du Rhin, les coopérants ont les mêmes pratiques: quand ils n'ont plus l'occasion d'être eux-mêmes de véritables oppresseurs sur le sol africain, ils continuent, en Europe, nantis désormais d'expériences, la justification de la domination des africains.

Nous continuons notre investigation dans cette « Maison d'Afrique » dont la disposition ingénieuse fait passer devant nos yeux, comme un film, l'oppression séculaire des peuples noirs. Après avoir vu les objets d'art et de culte des Massais, nous sommes, une fois de plus, frappés par un commentaire qui mérite d'être analysé :

    Les Massais vinrent probablement de la zone à l'est du Lac Rudolf dans la région qu'ils habitent aujourd'hui. Ils se trouvèrent vers 1830 à l'apogée de leur puissance, menacèrent, avec leurs expéditions [PAGE 101] de rafle et de guerre, même Mombassa et d'autres villes côtières et étaient un danger permanent pour les peuples voisins. L'administration britannique ou allemande eut beaucoup de peine à pacifier les Massais et à les contenir dans leurs réserves.

Tenez-vous bien ! Ce commentaire est signé : Musée d'Etat d'Ethonologie de Stuttgart. Il accompagne des photos et des objets exposés au zoo de Sarrebruck en 1981. Une preuve palpable que la zoologie et l'ethnologie vont encore de pair dans ce pays...

Certains coopérants, en l'occurrence Monsieur Eckert, ont pris, consciemment ou inconsciemment, les traces des « héros coloniaux » et collaborent avec les musées d'ethnologie ou les sections africaines des jardins zoologiques – en fait le contenu est le même, il ne s'agit là que d'un choix arbitraire du terme, selon l'humeur.

Ce commentaire, à lui seul, montre que bien des ethnologues, du moins à Sarrebruck et à Stuttgart, n'ont pris aucune distance critique vis-à-vis des horreurs du colonialisme. Le génocide qui était – et est encore – à l'ordre du jour du colonialisme, est justifié, glorifié. L'argument bien connu et sans cesse répété selon lequel les colonisés, avant l'arrivée du colonisateur, se livraient des guerres interminables, fait apparaître les vrais agresseurs comme des pacificateurs : dans le jargon colonialiste, agression devient « pacification » – il est aisé de s'imaginer un glossaire édité pour les besoins de la cause –; on brise, momentanément s'entend, la résistance des peuples agressés en les parquant – c'est le cas de le dire – dans les régions les plus pauvres dénommées « réserves », comme s'il s'agissait de protéger des espèces d'animaux menacées...

Nous passons encore devant quelques vitrines dans lesquelles les cultures des Khoi et des Peuples du Cameroun sont torturées, décapitées. Nous passons, sans mot dire, ébahis par les performances de l'esprit humain. Nous apercevons quelques tortues et lézards dans la même salle, sans transition aucune. Les éléphants, les girafes et les lions qui nous ont été promis sur les affiches publicitaires ne se trouvent pas ce jour-là dans la salle, mais sur le parcours attenant à la « Maison d'Afrique », qui leur a été réservé pour les beaux jours d'été.

Si nous vivions dans un monde dans lequel le respect de l'homme – partant de sa culture sous toutes ses différentes formes, quelle que soit la latitude sous laquelle il vit – était la première règle de conduite, on ne pourrait s'imaginer rien d'autre, en entendant le terme « Maison d'Afrique », qu'un centre culturel dans lequel on ferait régulièrement des expositions pour inciter les Africains habitant à l'étranger et leurs hôtes respectifs à échanger des points de vue. Une telle discussion serait extrêmement enrichissante parce que ces objets d'art et de culte sont aussi bien des documents historiques que des témoignages sur la vision du monde des peuples qui les ont produits. Une telle discussion, qui instiguerait à une observation critique – et non à un culte du beau –, donnerait aux Africains et à leurs hôtes de nouvelles impulsions sur l'existence humaine.

Nous savons que de telles initiatives ont déjà été prises çà et là. Mais le but de notre propos n'est pas de lancer des fleurs à ceux qui ont agi et continuent d'agir dans ce sens, mais de rendre leur action – qui est avant tout la nôtre – plus effective, en dénonçant ceux qui prennent plaisir à cultiver le mal dans l'ombre, à l'ombre des grands arbres des jardins zoologiques.

Kouamé KOUASSI,
Sarrebruck, août 1981.