© Peuples Noirs Peuples Africains no. 24 (1981) 66-83



LES OPPOSITIONS AFRICAINES ET NOUS

(suite)

Mongo BETI

Nos lecteurs se souviennent peut-être de l'éditorial paru dans le no 15 de Peuples noirs-Peuples africains procédant par allusions rien moins qu'obscures, nous prenions à partie une organisation politique camerounaise contre laquelle nous n'hésitions pas à énoncer des accusations aussi graves que : stalinisme, stérilité, vasselage etc.

A la lecture de cet éditorial, il était clair qu'un très grave conflit opposait la revue Peuples noirs-Peuples africains, et plus précisément son directeur Mongo Beti au responsables ou C.D.A.P.P.C. (Comité pour défendre et assister les prisonniers politiques au Cameroun), organisation annexe, comme le MANIDEM, du « Comité Révolutionnaire de M.P.C. » plus familièrement connu sous le sigle C.R.

Je suis obligé aujourd'hui de revenir à cette affaire, cette fois en mon nom personnel; elle vient en effet de connaître une sorte d'extraordinaire retournement qui me paraît tout à fait exemplaire et, à ce titre, digne d'être connu du plus grand nombre possible de progressistes africains. [PAGE 67]

La guérilla devenue folle

Pour justifier l'amertume qui m'a poussé à me séparer du C.D.A.P.P.C. (et du C.R. ipso facto), je ne raconterai qu'une anecdote, parmi cent faits et gestes[1] qui m'ont convaincu à la longue que le renversement du Pinochet de Yaoundé était le dernier des soucis d'une faction qui a usurpé le label du mouvement fondé par Ruben Um Nyobé.

Au plus fort de l'hiver 1978-1979, très exactement en Janvier de l'année 1979, j'ai été envoyé à Cluses, petite ville perdue dans les montagnes de Haute-Savoie, pour parler de la répression au Cameroun devant un public d'enseignants proches du parti communiste. Mon voyage dura une longue journée, la progression du train étant ralentie par la neige qui tombait dru depuis plusieurs jours et dont les congères encombraient souvent la voie. Ma conférence se fit devant à peine une trentaine de personnes au grand maximum, parmi lesquelles une quinzaine d'élèves de Terminale d'un lycée conduits par leur professeur et venus spécialement pour rencontrer l'écrivain.

Un certain Sosso, un Camerounais féal du C.R. (et militant du Manidem) était aussi dans la salle. J'eus avec lui les rapports les plus normaux, c'est-à-dire banalement amicaux et fraternels – l'oubliant d'ailleurs aussitôt que nous nous fûmes quittés.

Pourtant, deux semaines environ après ce voyage, Hilaire Mindja, le Secrétaire Général du C.D.A.P.E.C., vint me trouver au siège de la revue à Paris et me demanda de signer un document, qui n'était autre chose que le rapport du-dit Sosso sur ma conférence de Cluses. Mais ce rapport était farci de mensonges parfaitement puérils : ainsi répondant à une question venue de l'assistance, j'aurais affirmé que l'U.P.C. de Ruben Um Nyobé fut un mouvement gauchiste. Il était manifeste que le pauvre [PAGE 68] Sosso avait rédigé sur ordre ce tissu d'absurdités. Dans quel but ? Et surtout dans quel but voulait-on me le faire signer ? Qu'on voulût se constituer un dossier sur ma personne au Manidem ou au C.R., à vrai dire je m'en moquais, n'étant membre ni de l'un ni de l'autre, et ayant compris depuis quelque temps que je m'étais égaré parmi des staliniens de l'espèce la plus fruste. Mais pourquoi tenait-on à me faire savoir que j'étais dans le collimateur de ces messieurs ? Pour me faire chanter ? Pour m'intimider ?

J'apposai ma signature mais au terme d'une longue annotation marginale protestant contre des méthodes si peu rassurantes. L'incident se plaçait dans une longue série qui m'avait simplement agacé jusque-là. Apparemment, plus je me dévouais, plus une guérilla haineuse s'acharnait contre ma personne. C'est le conflit à propos des documents du C.D.A.P.P.C., conflit apparu quelques jours plus tard, qui finit de me révolter. Je fis donc part, dans une simple lettre de ma décision de retrait aux responsables du C.D.A.P.P.C. et du Manidem. Nous sommes alors en mars-avril.

Mais à la rentrée d'automne, mes anciens compagnons m'adressent une lettre dans laquelle on m'honore de l'appellation de « Monsieur le Président », avant de m'annoncer avec une exquise amabilité que je suis chargé d'animer une réunion dont on a l'obligeance de me préciser le lieu et la date. J'étais stupéfait : et l'affaire Sosso ? et l'affaire des documents ? et ma démission ? On refusait gracieusement de tenir compte de toutes ces futilités. Je n'existais pas en tant que personne douée d'une sensibilité; j'étais un pion un point c'est tout. En somme, avec les gens du C.R.-Manidem, cela se passe comme chez Ahidjo et ses conseillers français. Alors pourquoi ces deux gangs se battent-ils entre eux ? Mais se battent-ils vraiment entre eux ? Cette fois-ci en tout cas, j'écrivis une lettre de démission en bonne et due forme. La voici :[PAGE 69]

Rouen, 12 septembre 1979

Alexandre Biyidi-Awala dit Mongo Beti
6, rue d'Harcourt
76000 Rouen
aux membres du Bureau Central du C.D.A.P.P.C.

Objet : Démission de la Présidence du C.D.A.P.P.C..

Chers amis,

Je déplore que de trop nombreuses intrigues aient été ourdies contre moi cette année par et à travers des gens dont j'imagine aisément les mesquines et sordides motivations. A l'évidence, ils se figurent que tous les moyens sont bons pour acquérir l'autorité qui leur manque et s'imposer ainsi sur la scène politique camerounaise. Depuis trop longtemps, leur principale préoccupation n'est plus de lutter contre la dictature néo-coloniale au Cameroun, où les progressistes n'ont pas réalisé le moindre progrès depuis la disparition de Ouandié, mais de discréditer, par tous les moyens, tout rival supposé potentiel.

De telles pratiques relèvent du stalinisme le plus pur, c'est-à-dire à une forme particulièrement odieuse et hypocrite de fascisme. Ayant passé ma vie à combattre le fascisme sous ses diverses formes, je ne vois pas pourquoi je l'accepterais cette fois. Peu m'importe que les gens dont il est cette fois le fait se disent révolutionnaires.

Je vous informe donc que je démissionne de ma charge de président du C.D.A.P.P.C. En conséquence, cette organisation devra désormais s'abstenir d'utiliser mon nom sous quelque prétexte que ce soit. Si elle ne se conforme pas à cette décision, je la désavouerai publiquement.

Croyez que je vous conserve malgré tout, chers amis, mes sentiments les meilleurs.

Alexandre BIYIDI-AWALA.

Je crus la rupture enfin consommée au début de 1980 lorsque nous observâmes un désabonnement brusque et massif de militants et de sympathisants du C.R.-Manidem, à notre grand soulagement d'ailleurs, car nous sommes peu désireux de voir se constituer des groupes de pression parmi les abonnés de la revue. Et même une campagne [PAGE 70] larvée d'insinuations calomnieuses fut lancée et entretenue contre nous jusqu'à notre foudroyante réplique déjà mentionnée du numéro 15 de Peuples noirs-Peuples africains.

L'éternel retour...

Les choses en étaient là lorsque je reçus cet été 1981 l'incroyable lettre qu'on va lire, sous en-tête de « La Voix du Kamerun, organe central de l'Union des Populations du Cameroun, publié par le Comité Révolutionnaire de l'U.P.C. » :

Le 27 juillet 1981.

Monsieur et Madame Biyidi-Awala,
6, rue d'Harcourt
76 Rouen - France

Cher Mongo Beti,

Compte tenu de l'état des relations entre le Parti, le Manidem et toi depuis près de deux ans, je m'expliquerai volontiers, le cas échéant, ta surprise à la réception de cette lettre. D'autant plus qu'il s'agit d'une invitation à la fois patriotique et fraternelle. De quoi s'agit-il ?

La VOIX du KAMERUN, organe central de l'UPC, est officiellement invitée cette année à la traditionnelle fête de L'Humanité, organe central du Parti Communiste Français. La fête aura lieu les 12 et 13 septembre à La Courneuve. A notre avis, cette invitation de l'Humanité à La VOIX du KAMERUN est politiquement significative. En disant cela, nous ne voulons pas en tirer une gloire quelconque, bien que, à notre regret, il ait pu t'arriver de penser et d'écrire dans « Peuples noirs-Peuples africains » que l'UPC couchait littéralement au siège du PCF pour obtenir aide et reconnaissance. Aide dont tout un chacun (dont toi-même) sait que le parti de UM NYOBE ne la sollicite nullement auprès de quiconque depuis plus de dix ans, pour ne parler que de la période récente. Reconnaissance qui, s'agissant du parti de UM NYOBE, MOUMIE, OUANDIE et tant de martyrs de notre lutte, ne saurait faire l'objet d'un quelconque marchandage... Mais tout cela est à mettre au passif de divergences [PAGE 71] somme toute explicables entre patriotes, face à des problèmes d'une grande complexité.

Lorsqu'on considère de telles divergences avant tout d'un point de vue de la Révolution, c'est-à-dire de l'intérêt des millions de Kamerunais dont, comme tu le dis toi-même, « l'opposition populaire porte les espérances », et non pas d'un point de vue étroit, on s'étonne alors moins – on ne s'étonne même plus du tout –, que La VOIX du KAMERUN, organe central de l'UPC, adresse à Mongo Beti, une invitation au stand que notre journal tiendra à la Cité Internationale de la Fête de L'Humanité.

La délégation de La VOIX du KAMERUN et moi-même serons sincèrement heureux de vous accueillir, Mme BIYIDI, les enfants et toi-même, à l'un ou l'autre des moments suivants : samedi 12 septembre à 17 h, dimanche 13 septembre à 11 h ou, à 17 h. De la sorte, nous pourrons aussi prendre le repas au stand.

Sous réserve que le gouvernement de gauche en France rompe avec l'ostracisme qui a caractérisé la conduite de la droite liée au lobby néo-colonial à l'égard des Dirigeants du Mouvement Révolutionnaire de notre pays, nous pensons devoir t'informer, à titre personnel et strictement confidentiel, que notre délégation à la fête sera conduite par les camarades Michel NDOH, Membre du CR de l'UPC, Président de la Délégation Permanente de Dialogue et de Médiation (entre patriotes kamerunais notamment), et ELENGA MBUYINGA, Vice-Président du Conseil National de la Révolution et Directeur de La VOIX du KAMERUN.

Nous espérons sincèrement te rencontrer à la fête et, dans l'attente de ce plaisir, je t'adresse et te prie de transmettre à Mme BIYIDI et aux enfants, l'expression de nos sentiments patriotiques et fraternels.

ELENGA MBUYINGA
Directeur de La VOIX du KAMERUN

La leçon qui se dégage de cette prose a-t-elle besoin d'être formulée? Le C.R. est prisonnier d'une pratique rigide, sans imagination, typiquement stalinienne, qui se condamne à forcer les âmes, plutôt que d'accepter de s'adapter aux exigences profondes de la nature humaine, [PAGE 72] et qui est vouée de ce fait à l'échec. On peut parier sans risque que d'ici deux ou trois ans un autre dirigeant du C.R. m'adressera la même lettre, à quelques variantes de rhétorique près, dans laquelle, tenant pour quantité négligeable une opposition de principe, il m'enjoindra de cautionner une manifestation publique ayant pour finalité de conférer une légitimité exclusive à sa faction.

Que dire de plus de ces « révolutionnaires » ? Quand nous autres Africains « francophones » déciderons-nous donc enfin de prendre la politique au sérieux ?

L'ère de l'aventurisme bidon

Le premier effet d'un tel mépris des êtres humains est malheureusement d'encourager l'aventurisme, cette tare qui sape l'opposition progressiste camerounaise depuis plus de vingt ans. Dans l'impunité assurée par l'absence de moyens d'information, étant donnée la morale généralisée de la ruse subalterne, de la combine à la petite semaine et même de l'escroquerie cynique, quel bricoleur tortueux et maladroit résisterait à la tentation délicieuse de pêcher en eau trouble ? Témoin le document que je reproduis ci-dessous :

U.P.C.
COMITE NATIONAL DE COORDINATION / NATIONAL COMMITTEE OF COORDINATION
Réf. : C.NC/010/81

Kamerun, le 4 août 1981
Au Secrétaire National du Parti Socialiste
Paris - France

Monsieur le Secrétaire National et Cher ami,

La grande victoire que vient de remporter le peuple français montre clairement une fois de plus que l'humanité s'achemine malgré d'énormes difficultés vers la démocratie et la justice sociale. A cette grande occasion, le kamerunais par la voix de son parti d'avant-garde vous adresse ses très vives félicitations.

Nous avons hautement salué la série de mesures que [PAGE 73] votre parti au pouvoir au prix de longues luttes a prises pour détendre le climat social et redonner à la France sa tradition démocratique que le précédent régime avait étouffée.

La victoire du peuple français est notre victoire. Notre parti a connu des difficultés dans la lutte pour la paix, la liberté, la justice sociale et la coopération entre les peuples. Actuellement il remobilise le peuple kamerunais pour imposer la démocratie à M. Ahidjo et il y arrivera.

Le développement de la situation dans le monde et plus particulièrement en Afrique montre que la roue de l'histoire tourne en faveur des peuples opprimés. L'effondrement des régimes de dictature tels que celui le Somoza, d'Amin Dada, de Nguema Macias, de Bokassa pour ne citer que les plus récents est suffisamment éloquent et significatif.

Dans la phase actuelle de la remobilisation pour la victoire finale, en attendant de réunir le congrès qui le dotera d'une direction légitime, notre parti a mis sur pied un Comité National de Coordination qui est sa direction provisoire. Cette précision nous semble utile car le groupe qui a liquidé et confisqué à l'extérieur la direction légitime de notre parti se réclame du Comité Révolutionnaire. La lutte se passe sur le terrain au Kamerun et nulle part ailleurs.

En attendant le plaisir de vous rencontrer à l'occasion de notre déplacement en Europe l'automne prochain, nous mandatons notre camarade BIYIDI-AWALA Alexandre (Mongo Beti) pour vous entretenir de vive voix de la crise politique que traverse notre pays depuis plus de vingt ans et dont le dénouement demande le soutien des forces démocratiques françaises.

Nous vous prions de transmettre au peuple français toute l'amitié du peuple kamerunais.

Pour le Comité National de Coordination
Yves B. NGAPIT.

A la réflexion, ce n'est pas seulement la quadruple forfaiture du procédé qui inspire la colère au lecteur; ce type de fraude est facilement anéanti par une parade simple, [PAGE 74] celle du bon sens, c'est-à-dire un démenti de ceux dont on prétend se servir à leur insu – et pour cause.

J'écrivis donc moi aussi au Parti Socialiste, en ces termes :

Mongo BETI
Directeur de la revue
« Peuples noirs-Peuples africains »
3, rue de l'Asile-Popincourt
75011 Paris

au Parti Socialiste
Secrétariat International
Secteur Afrique

Fougères, 31 août 1981

Monsieur le Secrétaire Responsable du Secteur Afrique,

Vous avez dû recevoir récemment une lettre datée Kamerun 4 août 1981 et ainsi référencée : CNC/010/81.

Cette lettre est signée d'un certain Yves B. Ngapit qui, prétendant parler au nom d'un Comité National de Coordination de l'U.P.C., n'hésite pas à désigner « notre camarade Biyidi-Awala Alexandre (Mongo Beti) » comme son porte-parole « pour vous entretenir de vive voix de la crise politique, que traverse notre pays depuis plus de vingt ans et dont le dénouement demande le soutien des forces démocratiques françaises ».

J'ai l'honneur de vous informer que je ne connais ni M. Yves B. Ngapit[2] ni aucun comité national de

coordination de l'U.P.C.

Je vous signale en outre, pour prévenir toute nouvelle imposture, [PAGE 75] que je ne suis le porte-parole d'aucune organisation ni d'aucune personnalité camerounaise.

Vous voudrez bien retenir enfin que ni la publication que j'anime ni ma propre personne ne sont engagées dans aucune entreprise visant à la conquête du pouvoir politique au Cameroun.

Cette attitude doit exclure toute ambiguïté quant à la réprobation que j'ai toujours éprouvée et exprimée à l'égard du tyran sanguinaire qui, depuis plus de vingt ans, sert de paravent à l'impérialisme français au Cameroun, et en ce qui concerne mon impatience de voir se réaliser des changements rapides dans mon pays et l'avènement d'un régime démocratique, seul garant, en Afrique comme en Amérique latine, de l'émancipation sociale, économique et culturelle des populations trop longtemps exploitées par l'Occident.

Je pense toutefois que, après plus de vingt années d'une dictature qui aura été parmi les plus cruelles du monde, une aussi profonde mutation ne saurait s'effectuer dans l'aventurisme des ambitions égoïstes, le charlatanisme fantaisiste et l'esprit de soumission aux puissances étrangères.

Veuillez croire, Monsieur le Secrétaire, à l'assurance de mes sentiments distingués.

Mongo BETI.

Par contre on est désespéré par une démarche qui révèle un manque de lucidité indigne d'un adolescent. Si l'ambition est déjà en soi une folie, même quand elle est justifiée dans quelque mesure, que penser de l'ambition d'un fou ? C'est en vain qu'on chercherait dans la personnalité de ce Yves B. Ngapit (pseudonyme qui, selon toute vraisemblance, cache Samuel Kassapu), quelque raison d'absoudre sa prétention à se poser en interlocuteur des actuels dirigeants français.

Je me souviendrai toujours de mon professeur d'histoire et géographie de Première, qui ne laissait passer aucune occasion de signaler finement qu'au Liberia, le seul Etat noir d'Afrique alors indépendant, l'armée comptait plus d'officiers que de soldats. Nous, élèves africains, ne doutions pas d'être fondés à mépriser ce petit Blanc, qui n'avait trouvé que ce moyen des plus lâches [PAGE 76] pour décourager notre aspiration proclamée à l'indépendance. C'était en 1949-1950 et l'U.P.C. de Ruben Um Nyobé était alors la seule section du R.D.A. à faire crûment figurer l'indépendance dans son programme.

Mais que dire aujourd'hui de ceux des nôtres qui semblent avoir à cœur de donner raison aux préjugés de l'impérialisme ? Pour s'ériger en Mao Tsé-Tung les diplômés africains ont pris l'exécrable habitude de se satisfaire d'un petit doctorat de troisième cycle plus ou moins hâtivement pesé et emballé, sans se soucier aucunement de faire leurs armes, dédaigneux de tout apprentissage, de toute longue marche. On a beau leur rappeler que l'homme qui a déplacé la montagne, c'est celui qui a soulevé la première pierre, rien n'y fait; nos leaders de la nouvelle vague préfèrent apparaître comme des Mao sans troupes, autant dire des baudruches gonflées de vent, que le coup d'épingle du premier obstacle venu suffit à crever. Nous constatons quotidiennement à la revue combien il est difficile d'obtenir d'un étudiant africain, fût-ce en le payant, de porter un sac jusqu'à une librairie du Quartier Latin. Sa magouille ayant rencontré le dédain mérité auprès du Parti Socialiste, il y a tout lieu de penser qu'on n'entendra plus jamais parler de l'inénarrable Yves B. Ngapit.

Eût-il d'ailleurs été Ruben Um Nyobé lui-même, ou tel autre dirigeant historique de la révolution camerounaise, comment croire que, pour ses beaux yeux, un gouvernement français, quel qu'il soit, se résigne à renoncer spontanément aux formidables avantages que lui garantit le maintien au pouvoir du Pinochet de Yaoundé ? Suffira-t-il donc toujours de quelques envolées d'une rhétorique éculée pour berner un Africain ?

Mettons-nous à la place d'un François Mitterrand. J'ai été porté au pouvoir par le suffrage universel, clé de voûte de la démocratie occidentale, dans une période de crise économique dont les menaces obsèdent l'opinion nationale. Toutes les analyses établissent que mes électeurs attendent que je résolve en priorité leurs problèmes de prix, d'emploi, de monnaie, d'autonomie énergétique. Bref, ma mission est de gérer avec réalisme et efficacité l'entreprise France.

Pourquoi irais-je alors me brouiller gratuitement avec un partenaire étranger, que les usages courants [PAGE 77] de la diplomatie et l'état actuel de l'opinion internationale me permettent de contrôler parfaitement, alors qu'il me garantit au meilleur prix et pour une période indéterminée des fournitures sans lesquelles mon mandat sombrerait dans le gouffre aux chimères ? Pourquoi irais-je lui substituer un olibrius dont l'avènement risquerait d'instaurer une ère d'instabilité et d'incertitude pour les intérêts de mes mandants?[3]

Bien des leaders de l'opposition africaine francophone de gauche ayant quémandé récemment leur reconnaissance auprès du Parti Socialiste français, qui ne voit que le débat déborde largement le cadre du Cameroun ?

Le pas de clerc de M. Yves B. Ngapit tombait d'autant plus mal en ce qui me concerne que je venais personnellement d'avoir un échange de correspondance avec le Parti Socialiste dans un esprit qui, il est vrai, n'avait rien de commun avec les visées bornées de notre petit aventurier de pacotille.

On lira donc ci-après le texte de ma lettre au Parti Socialiste ainsi que la réponse que les dirigeants de ce dernier ont bien voulu lui donner.

LETTRE OUVERTE A LIONEL JOSPIN[4]

Rouen, 4 juillet 1981

Monsieur le Premier secrétaire,

Je lis ce soir même dans Le Monde que M. Jean-Pierre Cot, ministre socialiste de la Coopération, s'apprête à effectuer, au mois d'août, son premier voyage en Afrique, et que la première étape de celui-ci sera le Cameroun du Président Ahmadou Ahidjo, un homme qui a été souvent comparé au général Pinochet, tant se ressemblent les circonstances [PAGE 78] de leur prise du pouvoir, leurs méthodes sanguinaires de gouvernement, la cruelle exploitation des populations, le pillage effréné des ressources des deux pays sous la coupe de dirigeants nationaux corrompus et des firmes étrangères (américaines dans un cas, françaises dans l'autre), l'effroyable obstination à violer les droits de l'homme les plus élémentaires.

Voyage à Canossa d'un éminent représentant d'un Parti socialiste qui se donnait, avant son avènement au pouvoir, pour le champion du combat pour le respect et la dignité du tiers-monde ? Simple mission d'exploration d'un responsable de la diplomatie française ? On ne manquera pas d'en discuter; on en discute déjà, à vous dire la vérité. Chacun est frappé en tout cas par la hâte l'éclat d'une rencontre qui ne peut manquer de rappeler la politique de Giscard d'Estaing, si longtemps incarnée par M. Galley, de sinistre mémoire.

Comment n'interpréterait-on pas l'événement comme une caution aussi solennelle qu'empressée à un personnage qui symbolise mieux que personne le chef d'Etat du tiers-monde installé au pouvoir par une armée étrangère (en l'espèce l'armée française, comme vous en trouveriez témoignage, si vous en doutiez, dans maints ouvrages d'auteurs venus de tous les horizons, et auprès de maints acteurs d'une tragédie qui, pour dater de plus de vingt ans, demeure dans la mémoire de tous les Africains) pour servir de paravent à la dévastation des multinationales occidentales – françaises en particulier – et réprimer sauvagement toute velléité d'opposition ou de libre expression ?

Dans une lettre datée du 15 février 1979 et répondant à des inquiétudes dont je vous avais fait part à propos d'un voyage un peu trop discret, quasi subreptice au Cameroun de M. Georges Lemoine (aujourd'hui Secrétaire d'Etat dans le gouvernement de M. Pierre Mauroy), vous déclariez : « Le Parti socialiste français n'a aucunement décidé de soutenir "la dictature d'Ahmadou Ahidjo", régime que nous avons critiqué à plusieurs reprises à l'occasion d'actions de solidarité avec certains de ses opposants. »

Les dispositions du Parti socialiste sont-elles encore les mêmes aujourd'hui? Le scepticisme saisira plus d'un observateur africain après l'annonce du voyage de [PAGE 79] M. Jean-Pierre Cot au Cameroun. Selon moi, il est même permis, sans vous faire aucun procès d'intention, de se demander si, tout comme pour vos prédécesseurs, la défense des intérêts économiques et du prestige de la France en Afrique, fût-ce au détriment des populations noires, ne l'emporte pas déjà sur toute autre considération.

Certes, en cette matière, le gouvernement socialiste a pris des mesures propres à prévenir certains doutes, comme d'interdire la pratique scandaleuse des expulsions des enfants d'immigrés nés en France. Chacun est d'ailleurs persuadé qu'il ne tardera à en décréter d'autres tout aussi substantielles, dont la moindre honnêteté exige de prendre acte.

Toutefois, je me pose cette question : qu'en sera-t-il demain si, comme le laisse prévoir le voyage en forme de reddition de M. Jean-Pierre Cot au Cameroun, Paris, chaussant à nouveau les bottes de Giscard d'Estaing, cède à la tentation de resserrer ses liens avec les dictateurs africains si longtemps choyés par la Cinquième République, toujours encadrés par des « conseillers » français dont le moins qu'on puisse dire est qu'ils ne penchent pas à gauche ?

Constatant qu'il a toujours barre sur le gouvernement français, malgré l'avènement des socialistes, un Ahmadou Ahidjo ne formulera-t-il pas des exigences effrontées ? Ne tentera-t-il pas d'obtenir l'expulsion de France de ses opposants, c'est-à-dire des travailleurs, des étudiants, des intellectuels camerounais rétifs à l'embrigadement dans son parti unique ? S'il arrache cet avantage, ne sera-t-il pas imité par d'autres tyranneaux africains ? De proche en proche, la communauté africaine de France, par exemple, ne risque-t-elle pas de retourner à l'enfer qu'elle a connu sous Giscard d'Estaing : chasse au faciès, harcèlement des contrôles d'identité, refus de renouvellement des titres de séjour et, pour finir, rôle peu glorieux de bouc émissaire de la crise et du chômage, sans oublier, un jour, les huées des manieurs de bulldozers ? Chacun connaît cet engrenage pour en avoir été témoin récemment.

Sachez enfin, M. le Premier secrétaire, que nous autres Africains sommes à la fois stupéfiés, consternés, révoltés et lassés par cette sorte de fatalité qui veut que tout gouvernement français, quelles que soient ses options idéologiques [PAGE 81] proclamées, se précipite à peine installé dans le concubinage avec des personnages que l'on traiterait comme des pestiférés ailleurs. Et, à force de nous interroger vainement, nous en venons à adopter des explications terre à terre, triviales et même d'une abjection insoutenable. C'est humain, malheureusement.

Ainsi le bruit a couru dans les milieux africains qu'un Bongo avait pris des assurances aussi bien à gauche qu'à droite pendant les récentes campagnes électorales, en distribuant sans compter les royalties du pétrole gabonais. Est-il concevable que le Parti socialiste puisse être l'otage d'un tyran africain ? Je vous en supplie, M. le Premier secrétaire, consentez à démentir ces infâmes rumeurs en une de ces brillantes et cinglantes formules où vous vous distinguez si souvent.

Je ne demande pas mieux, comme beaucoup d'autres intellectuels africains, que de me persuader que le voyage annoncé de M. Jean-Pierre Cot au Cameroun n'est qu'une simple balourdise politique, dont le nouveau ministre de la Coopération doit être seul à répondre, mais rassurez-nous formellement.

Veuillez agréer, M. le Premier secrétaire, l'assurance renouvelée de mes sentiments profondément respectueux.

Mongo BETI.

PARTI SOCIALISTE
Secrétariat International

Jean Pierre RAISON
Responsable du Secteur Afrique
à Monsieur Mongo BETI

Paris, le 18 juillet,

Monsieur,

Lionel Jospin, Premier Secrétaire du Parti Socialiste, a bien reçu votre lettre ouverte du 4 juillet, dans laquelle vous vous indignez du voyage que s'apprête à effectuer au Cameroun, dans le courant au mois d'août, [PAGE 80] le ministre français de la Coopération et du Développement. Trop pris actuellement par de multiples occupations, il m'a prié, en tant que responsable des problèmes africains au Parti Socialiste, de vous transmettre un certain nombre de réflexions que votre lettre inspire aux instances compétentes de notre parti.

Permettez-moi d'abord de vous faire remarquer que ce n'est pas au principal responsable du Parti Socialiste mais au gouvernement que vous devriez, en l'occurrence, vous adresser. En tant que principale formation politique de la majorité, le Parti Socialiste peut certes adresser au gouvernement des remarques sur son action, et, de ce point de vue, c'est bien volontiers qu'il accueille votre opinion, mais il ne saurait être tenu pour responsable d'une décision gouvernementale, et il peut évidemment encore moins la rapporter. Si vous souhaitez donc avoir sur cette décision un commentaire autorisé, c'est auprès des responsables gouvernementaux que vous devez le solliciter. Du moins puis-le, pour ma part, formuler un certain nombre de remarques générales.

Il est tout d'abord évident que le voyage du ministre Jean-Pierre Cot au Cameroun n'est pas une « balourdise politique » dont il devrait être « seul à répondre », mais un acte de gouvernement relevant d'un choix politique général. Il s'inscrit, d'autre part, dans le contexte normal des relations d'Etat à Etat, et n'implique évidemment pas une approbation systématique de tous les aspects de la politique du gouvernement camerounais. Il se justifie d'autre part très évidemment par un contexte politique plus général, que vous ne pouvez ignorer: menaces de conflit avec le Nigeria, que, je le suppose, vous ne souhaitez pas plus que nous voir se préciser, et situation au Tchad, dont vous n'ignorez pas les sérieuses conséquences pour le Cameroun. Vous semblez penser qu'une visite ministérielle à Yaoundé ne peut actuellement avoir d'autres motifs qu'économiques : C'est un peu facilement négliger un des objectifs essentiels de la politique gouvernementale, qui est totalement partagé par le Parti Socialiste, savoir l'établissement d'une véritable sécurité en Afrique, facteur essentiel d'une vie politique plus libre, que nous entendons favoriser.

Contrairement à ce que vous semblez croire par ailleurs, le Parti Socialiste n'a nullement l'intention de revenir [PAGE 82] sur ses prises de position antérieures. Nous n'ignorons pas que les libertés politiques ne sont pas respectées au Cameroun comme elles devraient l'être, et nous connaissons pour le moins les données rassemblées par Amnesty International. Nous ne manquerons pas, en tant que parti, et en chaque occasion, de rappeler à nos interlocuteurs camerounais que ce problème nous tient profondément à cœur, et qu'une ouverture démocratique nous paraît indispensable à l'établissement de relations profondes entre les peuples français et camerounais. Soyez d'autre part assuré que la sécurité de tous ceux qui, pour des raisons d'opinion, ont choisi de demeurer en France nous tient profondément à cœur, et que nous veillerons à ce qu'elle soit assurée. Il me semble d'ailleurs que l'attitude du gouvernement, et certaines déclarations du ministre de l'Intérieur, notamment sur les Basques espagnols, devrait vous donner toute garantie.

Mais il me semble d'autre part que l'excès de certains de vos propos ne saurait servir votre cause dans l'opinion. Le lyrisme ne justifie pas tout, et la comparaison entre Messieurs Pinochet et Ahidjo ne me paraît pas des mieux venues. Que les troupes françaises aient dans les années qui ont précédé et suivi l'indépendance du Cameroun accompli des tâches de répression est un fait historique indéniable, et la politique française de l'époque était condamnable et a été condamnée pas nous; mais vous devriez tenir compte aussi de ce que depuis lors, le président Ahidjo s'est toujours interdit d'accueillir sur le sol camerounais des troupes étrangères. La façon dont vous évoquez ce qui est pour vous un pillage économique me semble également relever d'une exagération qui en définitive, ne peut que vous desservir. Avec vous, nous condamnons une prétendue coopération qui a visé essentiellement au développement des profits d'un certain nombre de firmes; nous pensons aussi qu'en un certain nombre de domaines importants la politique économique camerounaise a eu des effets fâcheux pour les populations. Mais nous croyons aussi que, compte tenu du contexte économique international, elle a sur d'autres points été menée avec compétence et une certaine réussite. Force est de reconnaître que, dans l'ensemble africain, le Cameroun qui a certes des potentialié particulières, mais dont la configuration géographique particulièrement [PAGE 83] ingrate, et qui est situé dans une région spécialement fragile du continent, est loin de faire trop mauvaise figure.

Vous souhaitez comme nous une évolution politique démocratique; il nous semble – et c'est ce que pour notre part nous entendons faire – qu'un des préalables à l'établissement du dialogue est qu'à l'invective succède une appréciation qui doit être sans complaisance mais aussi sans a priori abusifs.

Veuillez croire, Monsieur, à notre volonté de dialogue, et agréer l'expression de mes sentiments distingués.

J.P. RAISON.

Que le lecteur juge lui-même combien la realpolitik du Parti socialiste français est loin des jobardises de M. Yves B. Ngapit et de ses semblables.

Mongo BETI

Nous publierons dans le no 25 (parution fin février 1982) de Peuples noirs-Peuples africains une interview du camarade N'Deh N'Tumazah, le seul chef historique encore en vie de la révolution camerounaise, actuellement réfugié à Londres.


[1] Je raconterai peut-être plus tard l'histoire du procès contre l'ambassade du Cameroun à Paris, intenté en mon nom (mais contre mon gré) dans des conditions grotesques, et perdu évidemment.

[2] Je mis longtemps en effet à faire le rapprochement avec le pseudonyme d'un collaborateur épisodique de Peuples noirs-Peuples africains. Dans le même pli que la photocopie de la lettre au Parti Socialiste, se trouvait pourtant une lettre qui m'était adressée et qui portait la signature de S. Kassapu. (Il y distribuait allègrement les rôles en vue de l'offensive politique qui devait succéder à ses démarches auprès du P.S.; j'étais personnellement préposé à la formation des cadres. On n'est pas plus relaxe!) Mais l'idée que ce personnage, avec lequel je n'avais jamais agité un tel projet, eût voulu me désigner comme son porte-parole auprès du Parti Socialiste me paraissait d'une telle démence que longtemps je n'osai y croire.

[3] Dans un reportage publié le 26 mai 1981, le Wall Street Journal, qui en a pourtant vu d'autres, qualifie d'énormes (en anglais : huge) les réserves de gaz récemment découvertes au Cameroun.

[4] Cette lettre ouverte a été publiée dans le magazine « Tumulte », numéro de juillet 1981.