© Peuples Noirs Peuples Africains no. 23 (1981) 129-135



LES POETES HAITIENS
ET L'AFRIQUE

Maurice A. LUBIN

A l'époque sombre de l'histoire où existaient les horribles institutions de la Traite et de l'Esclavage, Haïti fut l'un des tristes lieux où s'exerçaient ces pratiques barbares, cruelles, anti-humaines.

Connue alors sous le nom colonial de Saint-Domingue, Haïti recevait annuellement de l'Afrique son quota d'esclaves et la population servile de cette colonie française s'élevait à 450 000 âmes, quand la grande révolte des esclaves vint mettre un terme à cet infernal système esclavagiste.

Nous n'insistons pas sur les faits du passé qui sont déjà connus et l'histoire a fourni tous les détails relatifs à notre vie de peuple.

Il est constant qu'Haïti est un véritable melting-pot où l'apport massif des nègres venus d'Afrique se mélangea aux Blancs originaires d'Europe au point que la population métissée qui en résulte présente une grande variété de nuances épidermiques. Métissage biologique associé à un métissage culturel.

Or, durant longtemps, quand il s'agissait de culture haïtienne, l'accent était exclusivement mis sur l'apport français, car mes compatriotes n'utilisaient que des livres [PAGE 130] français et même les lois françaises étaient inscrites dans nos codes de justice.

Dantès Bellegarde est le porte-parole de cette école traditionnelle pro-française.

Dr J.C. Dorsainvil, Dr Jean Price Mars, écœurés du mépris professé à l'endroit de la manifeste contribution africaine, entreprirent des études ethnographiques pour mettre en valeur la présence de l'Afrique en la Culture et l'humanité haïtiennes.

L'on connaît, par le monde, l'importance et le mérite de Ainsi parla l'Oncle, du Dr Jean Price Mars, pour nous dispenser d'en parler.

Encore que l'Afrique soit placée à des milliers de kilomètres d'Haïti, elle n'est pas un mythe pour l'Haïtien. Le nègre en venant à Saint-Domingue y apportait ses croyances, ses sentiments, son mode de pensée, bref sa culture. L'Afrique, pour ainsi dire, est inhérente à la personne de l'Haïtien.

C'est la poésie qui se donne pour tâche de traduire les états d'âme de l'Haïtien et d'exprimer toute la complexité de sa nature et de sa mentalité.

Le premier aspect que la poésie a révélé est la reconnaissance nette et claire par l'Haïtien de sa qualité de membre de la race noire.

La terminologie libérale emploie sans aucun critère précis les vocables : africain, nègre, noir. Si le terme « africain » se limite, en fonction de la géographie, à l'individu originaire de l'Afrique, les deux autres sont plus généraux et s'appliquent à toutes les personnes de race noire, peu importe leur lieu d'origine : l'Afrique, les Amérique, les Antilles ou tout autre point de la planète.

Le poète haïtien Robert W. Scott clame avec fierté son appartenance à la race noire de cette Afrique meurtrie :

    Je suis Africain
    Africain je bénis ma peau
    Comme l'ondine bénit l'eau.

Carlos Saint Louis fait profession d'être nègre et enchaîne sur le même ton :

    J'aime le nègre
    car tout ce qui est nègre
    est une tranche de moi-même

Le physique nègre était autrefois motif de discussion ou matière à des considérations inopportunes. Les [PAGE 131] esprits aigus lui déniaient toute notion de beauté et certains allaient jusqu'à refuser de reconnaître la beauté sous une peau noire, en dépit de l'objurgation de la Reine de Saba « Sum nigra sed formosa ».

Antoine Dodard tenant compte des caractéristiques propres au nègre met en relief la beauté de notre race :

    Va, tu es beau
    Tu es beau, te dis-je
    Tes lèvres épaisses
    Tes traits écrasés
    S'harmonisent avec
    Le noir luisant de ta peau...

Dès qu'il est question du passé entre l'Afrique et Haïti, se présente spontanément à l'esprit le problème du transport. Comment s'était établi le rapport entre les deux continents éloignés entre eux par des milliers de kilomètres quand on se rappelle que les voies de communication de l'époque étaient élémentaires et sujettes à toutes les intempéries de la nature.

Pour se retrouver à Haïti, il fallait opérer la terrible traversée de l'Atlantique. C'est le négrier qui répondit à cette fin en transportant avec tous les risques sa cargaison de « bois d'ébène ». L'Histoire est pleine des douloureux détails de la race noire affrontant les flots tumultueux de l'Atlantique, par tous les temps, à travers les incertitudes et les pièges de l'océan. L'on ne peut déterminer le nombre de naufrages, d'épaves qui ont été enregistrés dans les Annales de la Traite. La mer a confondu ses mugissements avec tous les cris désespérés, les terreurs exprimées par ces émigrés noirs.

Le poète Coriolan Ardouin écrit :

    On les embarque pêle-mêle;
    Le négrier, immense oiseau,
    Leur ouvre une serre cruelle,
    Et les ravit à leur berceau.

Quelle était la destination de ces malheureux Africains ? Les intéressés l'ignoraient. Seuls les besoins du négoce décidaient. Voici le témoignage du poète Jean F. Brierre :

    Le négrier aux flancs ensanglantés
    nous avait déposés à un marché d'esclaves,
    Vous veniez de la Côte d'Or,
    Je venais du pays de Guinée. [PAGE 132]

Revivez par la pensée le long calvaire de ces martyrs nègres. Une fois embarqués, c'est le triste adieu muet et définitif. C'est l'exil total sans aucun espoir de retour.

Ainsi, après 60 jours de navigation et encore davantage parfois, quand la période est difficile, par suite des orages et des tempêtes, la cargaison parvient à destination. Le nègre est perplexe, incertain de son destin.

    Un blanc dont j'oublie le visage
    avec cent autres m'acheta,
    main-d'œuvre promise aux glèbes d'une île inconnue.

Jean F. Brierre, qui vit depuis plus de vingt années sur la terre hospitalière du Sénégal, décrit la douloureuse tragédie de l'Africain arraché de son sol et transporté en Amérique. C'est la cruelle dispersion des enfants, des frères, des sœurs et des autres membres aux quatre coins de l'hémisphère, avec son cortège de souffrances, de frustrations atroces, de contraintes de toutes sortes. En dépit de toutes les circonstances adverses, c'est, à travers le temps et la diversité des pays, la solidarité raciale qui s'observe, en des langues pourtant différentes :

    Nous avons désappris le dialecte africain,
    Tu chantes en anglais mon rêve et ma souffrance,
    Au rythme de tes blues dansent mes vieux chagrins
    Et je dis tes angoisses en la langue de France.

C'est surtout dans son intimité que l'Haïtien vit les transes de l'obsession et le choc de ses sentiments. Les huit vers de la poésie « Trahison » de Léon Laleau traduisent avec émotion le malaise :

    Ce cœur obsédant qui ne correspond
    Pas avec mon langage et mes coutumes,
    Et sur lequel mordent comme un crampon,
    Des sentiments d'emprunt et des coutumes
    D'Europe, sentez-vous cette souffrance
    Et ce désespoir à nul autre égal
    D'apprivoiser, avec des mots de France,
    Ce cœur qui m'est venu du Sénégal ?

Souffrance, désespoir sont des fois la rançon de l'obsession, du déracinement à l'égard de l'Afrique. Des fois, par la pensée, l'Haïtien sent le besoin maladif de réaliser, en sens inverse, la traversée de l'Atlantique pour aller communier avec les siens, sur la terre des ancêtres.

A l'époque où régnait, incontesté, le colonialisme et ses implacables rigueurs, Georges Sylvain, dans un sentiment [PAGE 133] de fraternité raciale, convia ses compatriotes à partir, comme des chevaliers d'une autre époque, à la délivrance de l'Alma Mater.

    Nous nous en irions tous au pays des ancêtres,
    Puis à ceux de là-bas nous parlerions ainsi :
    « Vos cris désespérés, en dépit de vos maîtres,
    « Ont retenti vers nous; ô frères, nous voici ».

Souvent ce malaise est moins épique, moins chevaleresque, l'obsession raciale fait place à la nostalgie. L'Haïtien a conscience qu'il est coupé de ses sources, de ses racines. Ainsi déraciné, il se sent malade, se trouve atteint dans ses sentiments les plus intimes :

Car Brouard fait éclater la nostalgie dans son poème « Afrique » :

    Tes enfants perdus t'envoient le salut, Maternelle Afrique
    Des Antilles aux Bermudes et des Bermudes aux Etats-Unis
    Ils soupirent après toi. Ils songent aux baobabs, aux gommiers
    bleus pleins du vol des toucans.

Ce poème est un hommage affectueux à l'Afrique de la part de ceux qui forment aujourd'hui la Diaspora. Les descendants éparpillés à travers le monde « revoient dans leurs rêves Tombouctou comme un diamant noir, Abomey, Bornou, l'Empire des Mandingues ».

Avec Justin Lhérisson, le nègre garde encore à la mémoire les forêts sauvages avec les gigantesques baobabs :

    Dans les sombres forêts de l'Afrique sauvage
    Où, gigantesque, croît le Baobab sacré
    J'ai vécu, libre, heureux, sans ces fers d'esclavage
    Que le blanc a forgés pour le noir exécré.

Le nègre était maître de ses mouvements, insoucieux de tout. Dans son exil, seule la mer lui apporte par ses sanglots lointains le souvenir de la terre africaine.

Nous ne parlerons pas du conflit d'hérédités qui ravage tout Haïtien. Il est permis de rappeler que l'individu haïtien n'eut jamais la satisfaction de visiter, dans le passé, le continent noir ou même d'avoir des rapports avec l'un ou l'autre de ces pays. Haïti était entièrement coupée de l'Afrique et nulle puissance coloniale n'aurait toléré une présence haïtienne au sein de ses territoires. [PAGE 134]

Dominique Hyppolite, dans son poème Saudade, évoque son culte pour l'Afrique :

    L'Afrique noire à tout instant m'appelle
    En empruntant la voix des vieux ancêtres
    Serfs autrefois d'impitoyables maîtres ...
    Pour elle, mon cœur est une chapelle ...

L'Afrique est une voix puissante en l'Haïtien et elle alimente sa culture.

Un mouvement de pensée qui se situe à la base du sentiment pour l'Afrique, c'est la NEGRITUDE. Elle sert à valoriser le nègre, à lui donner une image favorable différente de celle qui se trouve dans certains livres et dans certaines publications. Or, la Négritude – la chose sans le mot – a pris naissance en Haïti.

Aussi Aimé Césaire – créateur du mot Négritude – rend-il hommage et fait-il en même temps justice à Haïti quand il dit :

    Haïti où la négritude se mit debout
    Pour la première fois et dit qu'elle
    croyait à son humanité.

La Négritude s'attache à tous les aspects forts du Nègre ainsi qu'à l'originalité de sa culture à l'inverse du colonialisme néfaste qui a pratiqué une politique d'anéantissement pour annuler ou déprécier toute réalisation culturelle du Nègre, en Afrique ou ailleurs.

L'orgueil – juste appréciation de soi – constitue un stimulant, un facteur de promotion, un élément positif de ce mouvement de Négritude. Est bienvenue la poésie de Franck Fouche qu'il intitule « Orgueil » :

    Je traîne après moi des millénaires
    car je suis des siècles de gloire et de douleur...
    J'enseignai à l'Europe vêtue de peaux de bêtes
    le travail du fer...
    Terence à mes pieds mit des brodequins d'or
    Apulée m'apprit le grec et le latin
    et par mes lèvres lippues
    Saint-Augustin diffusa la parole divine.

Avec Regnor Bernard, le Nègre contemple, de nos jours, les sommets de l'idéal. Il doit pouvoir être à la hauteur de ses ambitions.

    Nègre, élève ton âme
    et ton rêve
    et tes pensées [PAGE 135]
    au-dessus des mondes
    Au poème de ta vie sache ménager le climat qui convient
    Il faudra des étincelles aux crêtes de tes phrases
    et des éclairs nouveaux au bout de tes mains noires.

Le nègre doit lutter farouchement, faire montre de courage pour revendiquer sa place au soleil et obtenir son droit à la vie et aux satisfactions qu'elle procure.

A cet égard, Jacques Roumain, un des géants de la poésie, fut bien inspiré quand il fit entendre une poésie révolutionnaire où circule en filigrane un sentiment nègre cristallisé par la révolte :

    Nègre colporteur de révolte
    Tu connais tous les chemins du monde
    depuis que tu fus vendu en Guinée

Ce sentiment de révolte ne concerne pas seulement l'Afrique et la race noire. La révolte de Roumain est universaliste. Communiste et fondateur d'un parti dans cette ligne idéologique, il donne des dimensions internationales à son mouvement et à son action politique. Son appel s'adresse à tous les réprouvés : mineur blanc des Asturies, mineur nègre de Johannesburg, métallo de Krupp, paysan de Castille, vigneron de Sicile, paria des Indes, indio des Amériques, ouvrier blanc de Detroit, péon noir de l'Alabama, pour que soit proclamée l'unité de la souffrance, l'unité de la révolte de tous les peuples de la surface de la terre. Alors seulement viendra le temps de la réelle fraternité des peuples et des races.

Trop de thèmes méritent l'attention, car la poésie haïtienne a exploité le sentiment que l'Haïtien nourrit pour son Alma Mater. L'Afrique demeure le lien vivant qui attache tous ceux qui appartiennent à la race noire, quelles que soient la langue, la nationalité. Affectée par les sentiments pacifiques, révolutionnaires, humanitaires, amers constructifs, destructifs, elle constitue une importante source de poésie avec des résonances universelles. Et Haïti, membre de la Diaspora, reste solidaire de tout ce qui touche de près ou de loin à l'Afrique.

Dr Maurice A. LUBIN
Howard University
Washington D.C.