© Peuples Noirs Peuples Africains no. 23 (1981) 54_93



L'EXILE D'OUMAROU GANDA

Un des plus grands films du 7e Fespaco 1981
(A. Guy MIDIOHOUAN)

Biny TRAORE

Le 7e Fespaco a été dédié à la mémoire de Feu Oumarou Ganda, cinéaste Nigerien. Son film, l'Exilé, hors compétition, fut projeté à l'ouverture du Fespaco et en d'autres séances.

Des trois articles que j'ai écrits à l'époque, – les films africains,[1] Djeli ou le mariage impossible ?, l'Exilé d'Oumarou Ganda – Seuls les deux premiers articles ont été publiés par l'Observateur, quotidien d'information de Haute-Volta. Le refus de publier un article à la mémoire de celui à qui le 7e Fespaco fut dédié est curieux. L'a-t-on fait pour des raisons techniques ou à cause du contenu du film, (qui apparaissait dans mon article) et qui est gênant pour la plupart des dirigeants néocoloniaux africains, à commencer par la classe dirigeante voltaïque ? Pour l'une ou l'autre raison, mais probablement les deux.

L'Exilé est en effet un film qui sensibilise le public indirectement (comme on le verra) mais adroitement, sur le drame de l'Afrique en proie à la domination néocoloniale [PAGE 55] et à la trahison des bourgeoisies autochtones, et qui cherche avec peine la voie de son « auto-dépendance » et de son épanouissement.

C'est un film attachant, passionnant, hautement politique, qui véhicule une morale admirable basée sur un impératif catégorique : le respect de la parole donnée. Le message de son réalisateur, tel que nous l'avons compris, paraît très important. Aussi, pensons-nous qu'il est bon le révéler au public africain, trop habitué à la démagogie et aux mensonges des dirigeants néo – coloniaux africains,toutes choses que le film de Ganda dénonce avec une subtilité géniale. C'est là la première motivation du présent article.

Autre motivation ? Pendant ce 7e Fespaco, et au plan de la critique cinématographique, on a assisté, « grossomodo », à deux tendances antithétiques : il y avait une tendance qui privilégiait la technique cinématographique, et qui cherchait à focaliser les débats sur cet aspect, mais sans rien démontrer de façon concrète et cohérente. Par exemple, personne n'a pris un film précis donné, pour ensuite nous analyser avec clarté et cohérence les techniques de son réalisateur.

Cette tendance (formaliste), a atteint son sommet avec l'intervention d'un journaliste de Jeune Afrique. Prenant la parole dans un comportement quelque peu brouillon et agressif, il déclara, dans un soupir d'apaisement à peu près ceci : « Enfin ! ! je commençais à m'ennuyer sérieusement de ces débats sur le contenu des films africains. C'est de leur forme qu'il faut parler, puisque la thématique n'a pas évolué depuis ».

Gros mensonge! ! Il est vrai que L'homme d'ailleurs de Mory Traore (Côte d'Ivoire) rappelle La Noire de Sembene Ousmane, et que La Chapelle (Congo), nous ramène en plein milieu de la colonisation autour des années 1930, où nous voyons un instituteur noir enseigner la géographie de la France à ses écoliers noirs.

Ce n'est pas parce qu'un thème est ancien qu'on doit s'octroyer le droit de dire qu'il n'a pas varié. Dans la Chapelle, nous voyons un jeune homme qui mobilise les jeunes, les conscientise face à leur responsabilité. Au lieu de sombrer dans l'alcoolisme qui est un fléau mortel [PAGE 56] dans notre pays, le jeune homme conseille aux jeunes d'aller travailler la terre, d'aider leurs parents.

Par cet aspect, la Chapelle est un film moderne, nationaliste, puisque nous voyons autour de nous une jeunesse africaine qui a tendance à se laisser aller, à chercher les solutions à ses problèmes par le biais de l'alcool, de la drogue ou de la délinquance. Quant à l'Homme d'ailleurs de Mory Traore, c'est un film qui présente un univers kafkalien pour un jeune Noir venu étudier l'art dramatique au Japon. Il a beaucoup de diplômes français. Mais parce qu'il est noir, on lui refuse tout travail. Même l'ambassadeur de France lui refuse du travail parce que cela décevrait les Japonais. Parfois on lui propose un travail, mais quand il se présente, on lui tourne le dos. Sa femme, qui est française, n'a rien pu faire pour lui. Excédé, il déchire ses diplômes en disant qu'ils ne valent rien. Finalement, il se suicide. L'œuvre d'art ayant une valeur polysémique, c'est-à-dire pouvant acquérir plusieurs sens selon les lecteurs ou les spectateurs, ne peut-on pas dire que l'Homme d'ailleurs pose le problème de bon nombre de cadres africains qui, après leurs études à l'étranger, rentrent chez eux et constatent qu'on n'accorde pas de valeur à leurs diplômes ? Nous avons un exemple patent dans En résidence surveillée de Paulin Soumanou Vieyra. Samassou, un ingénieur des ponts et chaussées, sorti major de sa promotion, rentre chez lui et s'aperçoit avec horreur que le régime néocolonial de son pays se fiche de ses titres. Il sombre dans l'alcoolisme et finit par se suicider, comme l'Homme d'ailleurs de Mory Traore. Peut-on dire qu'il s'agit là de thèmes anciens qui ne valent pas la peine qu'on en parle ? Je réponds mille fois non! ! Même si notre journaliste de Jeune Afrique ne peut pas voir l'aspect moderne de ces problèmes, parce que, pour lui, tout thème ancien ne peut échapper au carcan du passé par un quelconque dynamisme, au moins, en Résidence surveillée, qui pose avec profondeur les mécanismes de la domination néocoloniale en Afrique, et fait une autopsie on ne peut plus clairvoyante des coups d'Etat militaires qui ponctuent le paysage politique de l'Afrique depuis l'indépendance gaulliste de 1960, au moins cela, dis-je, il aurait pu le voir, et prendre toutes les précautions nécessaires pour échapper à des propos qui sont des contre-vérités, trop regrettables lorsqu'on s'imagine qu'ils [PAGE 57] viennent d'un homme dont le métier est précisément d'informer le public sur des faits réels, authentiques.[2]

L'autre tendance de la critique, à laquelle j'appartiens, tentait de privilégier le contenu, mais sans bannir exclusivement la forme. Et pour cause : l'Afrique a trop de problèmes concrets à résoudre pour sa survie pour s'adonner à la pure critique des techniques cinématographiques. On pourrait, par souci de généralisation, dire la narratologie ou science du récit.

Bref, l'impression que j'ai eue pendant ce 7e Fespaco, c'est que les films africains, d'un niveau politique élevé, effraient les dirigeants néocoloniaux africains, et sans abuser, j'ai cru savoir que certains journalistes ou prétendus critiques ont fait le jeu des pouvoirs néocoloniaux africains en ne parlant que de la forme (de façon insatisfaisante) et sans rien dire de consistant sur le contenu. Que peut-on dire de Toula (Niger), si on omet de parler de la sécheresse qui est depuis 1972 (peut-être avant) un grand fléau pour bon nombre de paysages africains, notamment le Mali – le Niger, la Haute-Volta le Sénégal – ? Rien, puisque, de toute évidence, le réalisateur de Toula a choisi ostensiblement de sensibiliser le spectateur sur le thème très actuel de la sécheresse!

Si je soumets ce texte à Peuples Noirs-Peuples Africain c'est pour une raison très sérieuse. J'entends manifester par là mon opposition à certains « mandarins » de l'université française et autres critiques africains prostitués qui cherchent à imposer le « formalisme » en Afrique au détriment de la critique de contenu.

L'Afrique a encore tout à faire pour son développement. La critique de contenu est un moyen de conscientisation efficace. Par conséquent, elle doit être une priorité des priorités au niveau de l'enseignement.

Je ne suis pas contre la critique des formes artistiques. J'aime le beau; je sais savourer les œuvres de beauté; mais pour moi, le beau n'a de valeur que s'il révèle le [PAGE 58] contenu, que s'il est le contenu... Signalons ici que le beau équivaut à la forme.

L'Exilé d'Oumarou Ganda allie à merveille le contenu et la forme. La présente étude mettra l'accent sur le contenu et la forme. Le contenu sera visé de façon directe, ce qui rendra plus efficace son rôle d'éveil des consciences. On abordera en deuxième grand point le problème de la technique. On mettra en relief comment celle-ci est judicieusement utilisée au service du contenu.

L'affiche de l'Exilé d'Oumarou Ganda nous retient déjà l'attention. En effet, elle montre une violence à première vue d'une cruauté repoussante. On y voit un homme décapité, la tête d'un côté, le corps de l'autre. Et quand on voit l'intégralité du film, on se rend compte qu'il est exceptionnel. Oumarou Ganda y fait éclater son talent, un talent qui nous le révèle comme un grand maître du 7e art. Il a su marier dans L'Exilé la forme et le contenu, tout comme il a su le faire dans son autre film, Petit à petit. Comprendre L'Exilé sur ce double aspect revient donc à poser deux questions qu'affectionnent les spécialistes de la narratologie, à savoir : Que signifie-t-on ? Comment signifie-t-on ? La première question porte sur l'aspect sémantique de l'œuvre, c'est-à-dire son contenu, tandis que la deuxième porte sur la technique ou la forme. Avant de répondre à ces deux questions, il nous semble intéressant de proposer au lecteur un résumé de L'Exilé.

SYNOPSIS

Un diplomate africain en exil dans un pays occidental raconte à son public blanc un conte. C'est l'histoire d'un royaume insulaire où vivaient heureux un roi et son peuple.

Le roi Damouré fait régner la justice et la démocratie. Le pouvoir s'exerce sur la base d'une éthique stricte : le respect de la parole donnée. Un jour, le roi qui aime à se promener dans son royaume pour recueillir les doléances de ses sujets afin de rendre une meilleure justice, surprend deux frères, Marafa et Sadou, qui se disaient que s'ils réussissaient à passer une seule nuit avec les filles [PAGE 59] du roi, ils donneraient leur tête à couper. Le roi retourne chez lui et organise une fête de mariage. Marafa et Sadou deviennent les époux des deux filles du roi Damouré. Un an après, le roi réunit son peuple, et déclare que Marafa et Sadou doivent mourir pour respecter leur parole donnée. Les deux frères acceptent avec joie le verdict. Marafa est exécuté sur le champ. L'épouse de Sadou le convainc de s'enfuir. Les deux époux quittent ainsi clandestinement l'île sur une embarcation sommaire. Au premier village qu'ils atteignent, Sadou est possédé par l'esprit d'un arbre. La fille du sorcier du village propose de le faire guérir à condition d'être sa femme. L'épouse de Sadou accepte ce marché.

Sadou est guéri par le sorcier et, mis au courant de ce qui s'est passé par sa femme, épouse la fille du sorcier. Sadou reprend son voyage avec ses deux épouses. Ils parviennent à un deuxième village. Là, de mémoire d'homme, aucun étranger n'est jamais ressorti vivant, car chacun subissait un interrogatoire énigmatique qui le conduisait à la mort.

La fille du chef du village propose de livrer le secret des questions à Sadou à la condition qu'elle devienne sa troisième épouse. Sadou, face à l'enjeu de la situation, accepte le marché. Le lendemain, il réussit ainsi à répondre à toutes les questions qu'on lui pose.

Sur le champ, le chef du village maudit se fait décapiter et Sadou le remplace selon la règle en vigueur. Conseillé par ses épouses, Sadou supprime la coutume de l'interrogation des étrangers. Après des années de règne, le devin du village annonce à Sadou qu'un désastre d'une durée de sept ans, sept mois, sept jours va s'abattre sur le royaume et que le seul remède possible réside dans le sacrifice de l'une de ses trois épouses. Sadou, sans même consulter ses femmes, accepte de se faire sacrifier à leur place.

QUE SIGNIFIE-T-ON ?

Le peintre, l'écrivain, ou le cinéaste, chaque fois qu'ils se mettent au travail, ont déjà dans l'esprit ce qu'ils veulent communiquer à leur public. Certes, des aspects du message que les artistes veulent faire parvenir au public peuvent être involontaires ou inconscients. Par la question [PAGE 60] que signifie-t-on ? nous allons essayer d'aller à la recherche du réfèrent dans L'Exilé, c'est-à-dire ce dont Oumarou Ganda parle dans son film et où il voudrait conduire son public. Lorsque l'on regarde L'Exilé, tout de suite, une chose nous frappe : le début et la fin du film sont en couleur. Le reste du film est en noir et blanc, (on notera aussi que l'intronisation de Sadou dans le deuxième village est en couleur, sans doute pour marquer un changement dans les événements ?).

A l'heure où la couleur est devenue une véritable esthétique du 7e art, on a tout droit de s'étonner du choix d'Oumarou Ganda. Cet étonnement est d'ailleurs de courte durée, puisque le spectateur critique se persuade rapidement de la non-gratuité du choix de Ganda ou d'un quelconque manque de moyen. En effet, le choix de Ganda entre dans des préoccupations idéologiques qu'il convient d'appeler: le réalisme afférent à une certaine Afrique précoloniale.

LE SOUCI DU REALISME

L'occident a fait un tel usage du mot « réalisme » que l'Africain francophone qui se hasarde à l'employer dans le cadre de la critique d'une œuvre artistique ressent un douloureux malaise : un malaise qui n'est pas seulement engendré par des préoccupations d'ordre méthodologique mais aussi sémantique.[3] [PAGE 61]

C'est pourquoi il nous faut tout de suite définir ce que nous entendons par le mot « réalisme ». Réalisme signifie ici une certaine image de l'Afrique et des Africains que Oumarou Ganda a bien voulu nous restituer dans L'Exilé dans une époque précoloniale. Cette image se veut singulière, typique; Oumarou Ganda n'est pas le seul à avoir tenté de nous présenter une image de l'Afrique à l'époque précoloniale. Dans la littérature, on trouve les mêmes tentatives. Dans Crépuscule des temps anciens de Nazi Boni,[4] l'auteur essaie de nous restituer une image diachronique du Bwamu, depuis les temps les plus reculés jusqu'à la pénétration coloniale.

Chez Oumarou Ganda, comment s'opère l'approche du réel africain ? Comme Sembène Ousmane dans Ceddo, il se confie à l'histoire, une histoire précoloniale africaine. Son souci majeur est de rester fidèle à cette histoire, donc d'éviter de la trahir ou de la déformer. Il exprime cette idée à Pierre Haffner.

« ... Mais c'est justement parce que j'aimerais que les spectateurs y croient, pour cela il faut que j'essaie de me rappeler un peu de la réalité, c'est-à-dire la réalité historique, je ne peux pas par exemple parler de l'Afrique d'hier en leur montrant des tissus imprimés, ça sonne faux; le reste, le comportement des acteurs et tout cela est une question de mise en scène. ( ... ). J'ai voulu être un peu réel avec le passé, mais je me suis surtout autorisé ce luxe, car au départ, je voulais parler de la virginité de l'Afrique donc d'une Afrique sans contact extérieur, parce qu'au point de vue esthétique je me suis dit qu'il serait bien que mon film ait des trucs comme ça ».[5]

Oumarou Ganda choisit donc de nous restituer une image quelque peu « pure » de l'Afrique précoloniale. Tout est africain dans son film, sauf les séquences du début et de la fin qui nous situent en Occident. Il nous [PAGE 62] promène dans les villages africains, avec leurs cases rondes et leurs toits de chaume. Les routes n'existent presque pas. Sadou voyage à travers la brousse tantôt à pieds tantôt sur le dos d'un chameau.

L'accoutrement des acteurs est significatif. Les hommes portent des boubous de cotonnade ou d'origine arabe comme le souligne Ganda. Cela concerne surtout les chefs. Il nous dit à ce propos : « Chaque fois que vous voyez dans le film des tenues genre arabe, je les ai prises à des grands chefs, celle que porte Damouré c'est pour le chef du canton d'Ayarou... »

Quant aux femmes, elles portent des pagnes teints à l'indigo. Le pagne est attaché à la hauteur de la poitrine, couvrant les seins jusqu'aux genoux. C'est un trait réaliste en Afrique.

En plus du décor global, de l'accoutrement, qui nous campent bien en Afrique, sans contact avec l'Occident dominateur, la caméra de Ganda nous fait voir les mœurs africaines. Nous retiendrons seulement deux aspects des mœurs africaines présentées dans le film pour en faire l'étude : il s'agit des pratiques thérapeutiques et de l'exercice du pouvoir.

a) Les Pratiques Thérapeutiques et/ou La Médecine Traditionnelle

Dans nombre de films africains, et en particulier ceux qui ont été projetés dans le Fespaco 1981, le thème de la « médecine africaine » apparaît assez fréquemment. Nous appelons médecine africaine tous les moyens mis en œuvre par des guérisseurs africains – pharmacopée, sacrifices, prières, magie – pour provoquer des effets thérapeutiques sur des sujets atteints de maladies d'origine virale, microbienne ou de déséquilibre mental. On a pu noter le thème de la médecine traditionnelle dans des films comme : L'Exilé, La chapelle (Congo), Adja Tio (Côte d'ivoire), Love Brewed (Ghana), etc... Ce thème de la médecine traditionnelle n'est pas exploité de la même façon dans les films cités. Il est tantôt exploité de façon positive, tantôt négative.

Dans Adja-Tio, le héros du film a été traité pendant près de neuf mois par le guérisseur traditionnel, qui utilise feuilles et racines des arbres (pharmacopée), sans que cela donne des résultats positifs. [PAGE 63]

Il a fallu un transfert du patient à l'hôpital d'Abidjan pour le sauver. Dans Adja-Tio, la médecine africaine est combattue au profit de la médecine occidentale. Le film ne montre aucune nuance qui puisse nous dire qu'on peut compter avec la médecine traditionnelle. Certes, le réalisateur exploite bien le thème de l'empoisonnement, puisque le héros du film mourra par empoisonnement, un empoisonnement réalisé avec des décoctions de racines... Le réalisateur d'Adja-Tio aurait pu faire des nuances en suggérant que la médecine traditionnelle a des aspects positifs mais qu'il était bon de recourir à la médecine occidentale pour tel ou tel cas. En tout cas, il n'a rien dit explicitement en faveur de la médecine africaine.

Dans Love Brewed, la médecine africaine est utilisée pour traiter un cas de déséquilibre mental. L'épouse du héros du film (un mécanicien), traumatisée par une mésentente non fondée avec son mari et un viol ignoble, est conduite chez un guérisseur. Elle réussit à reprendre conscience, à reconnaître son père et même à l'inviter à rentrer. Elle fera une rechute. Mais dans ce film Ghanéen, un certain crédit est accordé à la thérapeutique africaine. L'Exilé et La Chapelle, contrairement aux autres films, nous présentent un aspect résolument positif de la médecine africaine. Dans La Chapelle, le guérisseur autochtone réussit à guérir les maux de dents de l'épouse du catéchiste; notons que celui-ci livre contre le guérisseur une guerre sans merci le jour, mais s'introduit chez lui pour solliciter ses services. Ce double comportement des Africains qui ont adhéré aux religions importées est toujours en vigueur.

Enfin, dans L'Exilé, il s'agit d'un cas spécial à traiter; Sadou, après sa fuite du royaume de Damouré, est possédé par l'esprit d'un arbre. Il s'agit de l'exorciser. C'est ce que réalise le guérisseur, par le biais des danses, des incantations et un sacrifice de chèvre. Dans L'Exilé donc, Oumarou Ganda montre qu'on peut fort bien compter avec la médecine africaine. Ceci est un fait incontestable. Mais il faut reconnaître qu'il y a aujourd'hui trop de faux guérisseurs africains qui ruinent le prestige de notre médecine...

b) L'Exercice du Pouvoir

L'Exilé est un film politique. Mais il ne saisit pas directement [PAGE 64] la réalité de l'Afrique d'aujourd'hui. Oumarou Ganda préfère parler d'un pouvoir africain de l'époque précoloniale. Il nous présente Un royaume insulaire, avec à sa tête le roi Damouré. Il ne s'agit pas d'une féodalité au sens propre du terme, c'est-à-dire que dans les rapports sociaux établis dans le royaume de Damouré, on ne voit pas une classe supérieure qui exploite et opprime une classe inférieure.

Le royaume de Damouré est un royaume spécial. C'est un royaume indépendant, loin de toute domination extérieure.

Ganda nous présente Damouré comme un roi exemplaire.

C'est un homme charmant, affable. Ce n'est pas un féodal sanguinaire écrasant son peuple sous le poids de l'oppression et de l'exploitation comme on a coutume de le voir aujourd'hui en Afrique néocoloniale avec des tyranneaux comme Bokassa, Mobutu, Ahidjo, Eyadema, etc... Damouré est un roi calme, plein d'humanité, extrêmement sociable; il n'élève jamais la voix pour terroriser son peuple auquel il s'identifie profondément du reste. Le personnage de Damouré plait dans L'Exilé, et Ganda a tout mis en œuvre pour qu'il en soit ainsi. Aucun spectateur ne peut le trouver antipathique, à moins d'être ennemi de la dignité humaine. On admire davantage Damouré dans l'exercice de son pouvoir.

Damouré veille attentivement sur le devenir de son peuple. Il met en pratique l'adage bien connu : gouverner c'est prévoir. Il consulte les devins et fait des sacrifices pour écarter les malheurs; cela permet au royaume de Damouré, le travail des sujets aidant, de vivre en dehors de toute pénurie alimentaire.

La démocratie caractérise la méthode gouvernementale dans le royaume de Damouré. Ganda nous fait voir une sorte de démocratie « pure ». En dépit des hiérarchies dues à la nécessité de l'exercice du pouvoir, l'égalité règne entre les différents membres du royaume. Cela fait que la loi s'applique à tout le monde sans exception. Le roi Damouré est un homme de terrain. Il ne se promène pas dans son royaume pour prononcer des discours démagogiques. Le roi Damouré va se mettre à l'écoute de son peuple. Il écoute les doléances de ses sujets. Rentré chez lui, il convoque sa cour, car il ne prend pas des décisions [PAGE 65] seul. Il expose les faits, les iniquités, après il rend le verdict. Par exemple, et comme on le voit dans le film, si le troupeau d'un homme cause des dégâts dans le champ d'un autre, Damouré peut demander un dédommagement équivalent à un mouton ou une chèvre. Et si dans le film on ne s'oppose jamais à ce que dit Damouré, ce n'est pas par peur de quoi que ce soit. C'est parce que ce qu'il dit reflète la volonté populaire. Il peut avoir des résistances, (comme sa fille qui pousse son mari Sadou à s'enfuir afin d'échapper à la peine capitale) mais on remarque qu'il s'agit là de résistance égoïste, ne mettant pas radicalement en cause les fondements du pouvoir juridique. D'ailleurs Sadou accepte la fuite parce que sa femme risquait de se tuer. Par la suite, Sadou se sacrifiera pour être en accord avec la justice de Damouré.

Damouré, dans l'exercice de son pouvoir, veut être informé de façon honnête, sincère, sur tout ce qui se passe dans son royaume. Il fait des reproches sur un ton calme mais ferme à ceux de ses conseillers ou de ses sujets qui ne l'informent pas correctement, qui lui cachent la réalité du pays. Damouré sait que le manque d'informations réelles peut conduire à des erreurs politiques très graves. C'est pourquoi il veut être instruit de tout. Peu de nos dirigeants actuels aiment l'information authentique. Ils préfèrent qu'on fasse leurs louanges. C'est-à-dire le mensonge.

L'Ethique gouvernementale dans le royaume de Damouré est le respect de la parole donnée. Un homme qui donne sa parole doit la respecter, dût-il mourir. Cette norme est la matrice de L'Exilé. D'un bout à l'autre du film de Ganda, le spectateur est confronté au problème de la parole donnée : il y a des gens qui meurent pour respecter la parole donnée, d'autres ne meurent pas.

En bref, Oumarou Ganda nous décrit un royaume stable, paradisiaque, où les contradictions sont mineures. Faut-il croire que Ganda n'a cherché à présenter à son public qu'une Afrique purement idyllique ? Non ! Ganda ne nous présente pas une Afrique précoloniale sans défaut. Nous voyons dans son film des pratiques scandaleuses. C'est le cas du deuxième village où s'arrête Sadou après sa fuite du royaume de Damouré. Dans ce village, tout étranger qui y passait subissait un interrogatoire. S'il ne réussissait pas son examen, il était tué. Avant Sadou, [PAGE 66] aucun étranger n'était sorti vivant de ce village. Sadou, aidé par la fille du roi, put répondre aux questions fatidiques. Devenu roi, il supprime l'odieuse coutume sur les conseils de ses femmes.

Oumarou Ganda nous présente ainsi dans son film l'image d'une Afrique précoloniale connaissant la démocratie et recourant aux réformes pour mieux assurer la stabilité du pouvoir et le bonheur du peuple. Son film apporte un démenti aux détracteurs étrangers, qui, en proie à leurs préjugés, ne voulaient pas croire que l'Afrique savait se gouverner avant l'arrivée du colonisateur ou qu'elle connaissait la démocratie.[6]

Certains ne manqueront pas de reprocher à Oumarou Ganda d'avoir présenté aux spectateurs une face trop belle de l'Afrique précoloniale. Ils évoqueront le cannibalisme, l'anarchie, la tyrannie... Nous sommes conscients que le film de Ganda ne reflète pas toute la réalité africaine précoloniale sur le plan du pouvoir et de son exercice. Il y a eu en Afrique précoloniale des féodalités esclavagistes. Dans ces féodalités, la démocratie n'existait que pour les chefs et leur famille. Mais nous sommes ici dans le domaine de l'art, où, nous semble-t-il, la préoccupation majeure de Ganda n'est pas de rechercher à imposer un monde désordonné, déséquilibré, inégalitaire, mais tout le contraire. Ganda est bien conscient que, si l'on veut que le passé serve le présent, il faut faire un tri dans les faits à présenter.[7] Il faut présenter ce qui est bon, chose à laquelle les hommes du présent peuvent, soit s'identifier, soit tirer des leçons importantes pour mieux s'organiser dans le présent. C'est ce que Ganda a fait. Et de notre point de vue, c'est une attitude normale. Les auteurs africains des premières heures, lorsqu'ils se sont inspirés des figures fortes comme Chaka, Samory ou autres, n'avaient pas d'autres préoccupations que celles [PAGE 67] d'amener les Africains à voir que dans leur passé il avait aussi de belles choses, une histoire, des hommes, et que cela pouvait leur donner la force de mieux faire aujourd'hui.

OUMAROU GANDA :
Anachronisme ou subtilité combattante

Comme on vient de le voir, le film de Ganda nous ramène dans une Afrique précoloniale. Il nous montre une Afrique équilibrée, démocratique, ayant peu de contradictions et sans problèmes majeurs. Cette démarche ne risque-t-elle pas de pousser certains critiques à taxer Ganda d'anachronisme ? Car, ne vont-ils pas dire : l'Afrique est confrontée aujourd'hui à des problèmes dramatiques. La néocolonisation fait des ravages catastrophiques à tous les niveaux. L'occident capitaliste et impérialiste domine politiquement, économiquement et culturellement. Sur le plan politique, le destin de l'Afrique se décide dans les capitales des pays occidentaux, notamment à Paris.[8] L'impérialisme occidental s'appuie, dans nos pays de la périphérie, sur des bourgeoisies bureaucratiques et militaires corrompues qui font régner sur le continent des dictatures sanglantes comme au Zaïre, au Mali, au Cameroun,[9] au Gabon, en Centrafrique... Les contradictions provoquées par la domination impériale font que l'Afrique est déchirée par des conflits armées, momentanés ou permanents, qui la placent aujourd'hui au premier rang des continents eu égard au nombre de réfugiés. En effet, sur 400 millions d'habitants l'Afrique compte un chiffre fantastique de 5 millions de malheureux réfugiés. Des coups d'état militaires, généralement téléguidés de l'extérieur, ponctuent depuis l'indépendance gaulliste de 1960 le morose paysage politique de l'Afrique. [PAGE 68]

Sur le plan économique, c'est presque partout la faillite, surtout en Afrique néocoloniale française. Les économies africaines ressemblent à de grands malades nourris par intraveineuses et dont l'occident capitaliste est le médecin traitant. Il suffit de couper les tuyaux d'alimentation pour que les patients que sont nos pays cessent de vivre. A cause de cette situation, entretenue avec l'art d'un magicien cynique et démoniaque, les masses africaines croupissent dans une paupérisation généralisée. Sur le plan culturel l'acculturation des Africains, loin de diminuer, s'intensifie. L'occident, imperturbablement, continue de noyer l'Afrique sous son flot culturel, au point que les villages les plus reculés respirent avec plus de force la culture occidentale.

Face à tous ces problèmes qui sont les nôtres, n'est-il pas légitime de reprocher à feu Oumarou Ganda d'avoir laissé de côté ce qui concerne la vie concrète des Africains pour orienter son public vers un monde à jamais révolu, l'Afrique traditionnelle, démocratique, juste, équilibrée, heureuse ? N'ira-t-on pas lui reprocher de n'avoir pas fait comme le Sénégalais Paulin Soumanou Vieyra ? Ce cinéaste peu connu sur les écrans, en dépit de trente courts métrages, a amené pour le VIle Fespaco (1981), un grand film qui restera longtemps dans la mémoire des Africains si les dirigeants néocoloniaux africains et leurs maîtres de l'extérieur ne l'étouffent pas. Dans ce film colossal, Paulin Soumanou Vieyra, dans un style haut en couleur, enfonce un coup d'épée dans les entrailles de la néocolonisation. En effet, son film est une autopsie des régimes néocoloniaux africains. Tous les mécanismes de la machine néocoloniale sont rationalisés, et, malgré l'analyse qui est d'un niveau élevé, un didactisme simple, lucide, permet au spectateur un tant soit peu averti de comprendre le film.

Nous voyons que nos pays sont dominés par l'impérialisme international, monstre quasi insaisissable, partout et nulle part. Le pouvoir néocolonial est bien structuré. Outre que l'impérialisme le coiffe, le protège, il a des contours qui lui donnent l'illusion d'être un tout à part. C'est un régime présidentiel avec à sa tête un président, des ministres, des directeurs de cabinet, des espions. Il bénéficie de l'appui de l'église, de l'Islam, de l'armée, dont les chefs sont souvent reçus par le Président. Mais [PAGE 69] la fidélité de l'armée au pouvoir n'est pas indéfectible, puisqu'à la fin, elle renversera le président. La nature néocoloniale du type de pouvoir que nous présente Paulin Soumanou Vieyra est aussi visible au niveau de l'Economie. L'économie est saturée par les capitaux étrangers. L'inflation bat son plein, les ménagères entrent en courroux face au coût de la vie.

Dans ce système néocolonial infernal, l'aliénation a atteint son plus haut degré. L'oppression est de rigueur. Les opposants sont violentés, persécutés jusqu'à la folie. Le plus haut gradé de la Fonction Publique est devenu fou. Son enfant meurt sous ses yeux, il répond par un rire interminable. Samassou, un ingénieur des ponts et chaussées, sorti major de sa promotion, par suite de persécution, de marginalisation, devient alcoolique, puis finalement, se suicide, sans avoir perdu un seul instant la logique de la domination impérialiste.

Une opposition active mène une lutte contre la situation néocoloniale imposée aux Africains. Elle en était arrivée à envahir les rues. Mais l'impérialisme international et une fraction de ses agents locaux récupèrent le mouvement révolutionnaire qui se préparait, ou plutôt l'ont endigué. En effet, le président est renversé par un coup d'état militaire, où le spectateur peut voir l'intervention directe de l'assistance technique militaire étrangère qui corrompt un jeune capitaine en mal de grandeur. Ce coup d'état, sur le plan du changement, n'a rien apporté; il a simplement provoqué une permutation d'hommes. C'est le fou qui trouve le mot juste pour caractériser le coup d'état lorsqu'il le qualifie de « mascarade ».

N'est-ce pas là des réalités de ce genre que Ganda eût pu évoquer ? La question vaut la peine qu'on la pose. Mais ne nous hâtons pas de jeter un discrédit sur Ganda. Dans le cas de Ganda, des reproches sans nuance de ce genre – légitimes du point de vue de la curiosité intellectuelle risqueraient de signifier que le film n'a pas été bien compris, qu'on n'a pas fait suffisamment attention au message qui régit L'Exilé, message dont toutes les ramifications peuvent ne pas se trouver sous le contrôle de la conscience de Ganda.

En fait, dans quelle catégorie de films peut-on classer L'Exilé ? Cette question est importante dans la mesure où la réponse qu'on lui apportera permettra de dire si [PAGE 70] l'Exilé, dans sa forme apparemment passéiste, est un film satisfaisant, englobant, ne serait-ce que indirectement les grands problèmes auxquels font face l'Afrique et les Africains d'aujourd'hui.

Dans un de mes articles écrits pendant le Fespaco (1981) et publié par L'Observateur, – « les films africains » – j'ai tenté de faire une classification (arbitraire), des films africains. Cette classification s'établit comme suit :

a) Les films à faible niveau idéologique. Dans cette catégorie, il y a les films qui font la politique des gouvernements réactionnaires africains, c'est-à-dire ceux dont la politique est dominée par l'impérialisme international. Exemple : L'herbe sauvage de Henri Duparc (Côte d'Ivoire).

b) Les films à niveau idéologique moyen, qui posent des problèmes importants, sans toutefois montrer aux spectateurs des personnages qui s'organisent politiquement pour combattre ces problèmes dont la responsabilité, en grande partie, incombe au pouvoir en place et à l'impérialisme : exemple, « BAKO », qui pose le problème de l'émigration vers la France.

c) Les films à haut niveau idéologique, où il est question de défendre l'indépendance de l'Afrique, la liberté du plus grand nombre d'Africains, où une opposition anti-impérialiste lutte contre l'ordre oppressif établi en vue de l'avènement d'un pouvoir qui défende les intérêts de la majorité... exemple; En résidence surveillée de Paulin Soumanou Vieyra, L'aube des damnés.

Quelle est la place de L'Exilé dans cette classification (arbitraire ?). Incontestablement elle se trouve dans la 3e catégorie, c'est-à-dire les films à haut niveau idéologique.

L'Exilé de Ganda est en effet un film hautement politique. Cet aspect politique est enraciné dans le passé et le présent. Nous avons déjà étudié l'aspect politique du film du point de vue du passé. Pour le présent, Ganda aborde le problème de façon oblique, de biais. C'est-à-dire qu'il montre que son film dérive d'une situation d'échec du présent. Dès les premières séquences, nous voyons l'ambassadeur africain en exilé en compagnie d'une blanche [PAGE 71] (sa femme ?), puis dans une chambre avec ses amis blancs. Une discussion politique s'engage. Elle porte sur la colonisation. Des informations à la télévision font état des guerres en Afrique Australe, et l'évocation de l'exil de l'ambassadeur que le spectateur voit sur l'écran. Le film de Ganda baigne donc dans une atmosphère politique qui est actuelle. On ne peut donc pas dire que son film est anachronique.

Cependant, après l'évocation des problèmes de la colonisation, des guerres en Afrique Australe, l'ambassadeur en exil coupe les discussions pour conter à son public blanc un conte, qui est lui-même politique comme on l'a vu plus haut. Mais il s'agit d'une politique vue dans une perspective de l'Afrique traditionnelle ou précoloniale. Sur ce plan, Ganda peut-il être accusé d'anachronisme, ou a-t-il fait preuve d'une subtilité combative d'une grande efficacité ? Après avoir vu le film, on est enclin de répondre oui. Oumarou Ganda a fait un saut prodigieux en arrière : c'est-à-dire du présent au passé précolonial africain, occultant ainsi une large tranche de l'histoire africaine, et pas des moindres assurément : le traité des Noirs, la colonisation et la néocolonisation.[10]

Si Oumarou Ganda a procédé de cette sorte, ce n'est point parce qu'il ignore les problèmes de l'heure comme nous venons de le démontrer plus haut, ou parce qu'il en est le complice. Dans un autre de ces films, Petit à petit, Ganda a montré son désaveu de la néocolonisation et du développement capitaliste par le sommet, qu'impose le « centre » à l'Afrique avec la complicité de bourgeois autochtones corrompus. Même si dans ce film, Ganda ne nous montre pas une force politique qui lutte contre l'ordre néocolonial, tous les éléments attestant que Ganda ne l'approuve pas y sont. Disons que dans L'Exilé, Ganda, par sa méthode d'approche du thème politique, a préféré utiliser l'humour goguenard. Cet humour goguenard consiste pour Ganda à présenter aux dirigeants africains d'aujourd'hui, et à l'ensemble de son public, avec une moue moqueuse, un gouvernement précolonial [PAGE 72] africain, indépendant, assurant son auto-dépendance, faisant régner l'abondance et la démocratie.

Cet humour goguenard adressé aux dirigeants néocoloniaux africains signifie à peu près ceci : « vous ne pouvez même pas faire cela ». Quant au mot abondance, il n'a rien à faire ici avec le sens que lui donne l'occident capitaliste. Il signifie seulement l'existence de l'eau en permanence, les bonnes récoltes qui font ignorer la famine.

La morale dans L'Exilé est forte et respectée : chacun respecte la parole donnée en commençant par le roi. Ce procédé permet à Ganda de critiquer et de dénoncer la bassesse des hommes politiques africains, du moins la plupart d'entre eux, comme par exemple les Mobutu, les Ahidjo, etc... En effet, peu de pays vivent dans une vraie démocratie en Afrique. C'est presque partout la terreur : on emprisonne, on tue individuellement ou massivement. Peu de nos dirigeants respectent la parole donnée. Pendant les mascarades d'élections, coutumières à l'Afrique néocoloniale, les responsables africains promettent tout au peuple. Après les élections, non seulement on enterre les promesses, mais encore on bâillonne le peuple si celui-ci essaie de rappeler aux dirigeants leurs promesses non tenues. Comme exemple du non respect de la parole donnée, qui caractérise la plupart des dirigeants de nos pays, citons celui que donne Henri Lopès dans une de ses nouvelles : Monsieur le Député.[11]

Dans cette nouvelle, rédigée avec simplicité et doigté, le Député Ngouakou-Ngouakou prend la parole lors d'une réunion de femmes avant-gardistes. Dans son laïus, où il fait preuve d'une certaine mégalomanie, sans oublier les trous de mémoire, le député prend la défense des droits des femmes. Il prône en faveur de la femme l'égalité avec l'homme, le droit au travail et à l'instruction... Mais une fois rentré chez lui, le député Ngouakou-Ngouakou fait une volte-face. Il fait le contraire de ce qu'il disait tantôt. Il ne souffre pas que sa femme lui réplique lorsqu'il parle; face à sa fille qui veut étudier, il prévoit pour elle une place au foyer, la soumission à l'homme. Cette saute d'humeur du député Ngouakou-Ngouakou explique une [PAGE 73] réalité profonde de la politique africaine d'aujourd'hui. En effet, pour la plupart de nos dirigeants, il n'y a pas une jonction entre la parole et l'acte, la parole est rarement concrétisée dans l'acte; expliquons-nous. Les bonnes paroles qui, si elles étaient transformées en actes, feraient le bonheur des Africains, sont peu ou pas du tout respectées. En revanche, les menaces de répression sont toujours exécutées. Mais c'est là le sens le plus ignoble du respect de la parole donnée.

Oumarou Ganda, en présentant dans son film un exemple de démocratie véritable, « pure » – où tous les citoyens participent aux débats – un pouvoir indépendant, où tout le monde respecte la parole donnée, où il y a la justice et l'abondance, a adopté, en fait, envers les pouvoirs africains d'aujourd'hui, un comportement agressif, injurieux. En laissant miroiter devant son public l'image d'une Afrique précoloniale qui a force qualités sur presque tous les plans, Oumarou Ganda n'apparaît pas du tout comme un nostalgique du passé. C'est une méthode fort efficace qui lui permet de déconsidérer les dirigeants néocoloniaux africains, qui, en dépit de l'évolution, sont loin de se hisser, encore moins de dépasser nos ancêtres en matière de l'exercice de « la chose publique ». L'Exilé est donc une cinglante humiliation que Ganda fait subir à nos dirigeants néocoloniaux, corrompus, sans scrupule, efféminés.

Le but que recherche Ganda dans son film est apparemment moralisateur. Car affirmer qu'il faut respecter la parole donnée, et que toute parole non respectée doit conduire à la mort n'est rien d'autre qu'une morale, fût-elle austère. Par cette morale austère Oumarou Ganda s'adresse à un public bien donné : tous les dirigeants du monde en général et les dirigeants africains en particulier.

Il s'adresse aux dirigeants africains pour les inviter à se corriger. Cette invitation est faite de façon agressive, qui se concrétise dans la violence apparemment effroyable que l'on voit dans le film : deux exécutions capitales sont perpétrées dans le film au nom du respect de la parole donnée. Cette violence volontairement acceptée au nom du respect de la parole donnée peut traduire une double réalité : elle est d'abord symbolique. Elle signifie alors que nos dirigeants doivent faire violence sur eux-mêmes pour respecter leur parole donnée. Ici, il ne [PAGE 74] s'agirait donc pas de mort réelle, mais de l'effort gigantesque de la rigueur à fournir pour que les plans de développement élaborés puissent se réaliser aux 3/4 au lieu du 1/4 actuellement, parfois même moins. Cette interprétation risque de pousser certains à considérer Ganda comme un moraliste réformiste auprès des dirigeants néocoloniaux africains.

Cela peut se justifier partiellement dans les deux films de Ganda : Petit à petit et L'Exilé. Mais l'artiste peut produire une œuvre dont des aspects du message peuvent échapper au contrôle de sa conscience. En poussant jusqu'au bout de sa logique la morale exposée par Ganda dans son film, on ne peut manquer de faire la remarque suivante : l'Afrique est secouée aujourd'hui par une violente lutte des classes. Les bourgeoisies africaines supportées par l'impérialisme international ne sont pas prêtes à abandonner leurs privilèges au nom de l'intérêt général. L'eussent-elles voulu, l'impérialisme international les remplacerait. C'est pourquoi, mutatis mutandis, il faut ensuite voir derrière la violence déployée dans le film comme une invitation de Ganda à l'adresse de tous les opprimés africains, de toutes les grandes consciences. Ils sont invités à « neutraliser » tous les dirigeants qui gouvernent contre les intérêts du plus grand nombre, qui provoquent un déséquilibre trop grand entre les différentes couches sociales de nos sociétés, faisant des uns des riches et des autres des pauvres, des opprimés.

Si on accepte cette interprétation, il faut alors avoir le courage de dire que le film de Ganda est un film révolutionnaire. Cet aspect révolutionnaire peut échapper à la conscience de Ganda; il peut aussi être délibéré. L'Exilé est un film révolutionnaire parce que son contenu prend le contre-pied de la façon dont la plupart des pays africains sont gouvernés aujourd'hui. Le film de Ganda nous livre l'image d'une société véritablement démocratique, juste, sans contradictions majeures... Or, la plupart de nos pays sont loin de parvenir à ce niveau parfait de l'exercice de la chose publique. Si ce qui se passe dans le film de Ganda devait être appliqué aujourd'hui à nos pays, peu de régimes pourraient subsister face à ce séisme de changement. C'est parce que l'application du contenu du film de Ganda au niveau de nos sociétés actuelles ne manquerait pas de provoquer un changement structurel [PAGE 75] radical que je pense qu'il est révolutionnaire. Le contenu du film de Ganda, dans sa logique extrême, nous conduit donc à nous placer sur des positions de classes. Le film, incontestablement, va contre les intérêts des bourgeoisies corrompues africaines. Lorsque j'ai présenté le présent article à l'Observateur (il a été repris, amélioré pour le compte de Peuples Noirs-Peuples Africains), les responsables de ce journal n'ont pas jugé bon de le publier alors que le VIIe Fespaco était dédié à la mémoire de Ganda.

Si on ne peut pas dire avec exactitude les raisons profondes qui ont poussé les responsables de l'Observateur à ne pas publier mon article, une chose reste cependant sûre : le contenu de L'Exilé gêne les bourgeoisies africaines qui n'ont d'autre talent que la démagogie, la corruption, la dictature...

PREMIERE CONCLUSION PARTIELLE

A moins d'être de mauvaise foi, tout critique qui aborde L'Exilé de Ganda du point de vue du contenu ne peut qu'aboutir à l'aspect révolutionnaire du film.

Les valeurs qu'il véhicule – démocratie, justice, liberté, pureté de la morale – font si cruellement défaut à une Afrique subjuguée par l'impérialisme international et ses associés africains que leur application ferait exploser cet ordre funeste des choses. L'Exilé de Ganda, en cela, ressemble au travail du paysan qui, constatant que la terre est pauvre, fait des billions pour enterrer l'aspect pauvre de la terre pour faire remonter à la surface l'aspect riche, qui pourra permettre au mil de germer dans de bonnes conditions.

En un mot, Ganda, par son film, invite les Africains à enterrer les sociétés africaines trop viciées, trop agressives, d'aujourd'hui, et à en construire d'autres plus équilibrées, plus riches, plus humaines...

COMMENT SIGNIFIE-T-ON ?

Cette question, contrairement à l'aspect sémantique étudié plus haut sous « le que signifie-t-on ? » nous invite [PAGE 76] à analyser la technique cinématographique de L'Exilé. La cinématographie de L'Exilé, pour le spectateur qui regarde furtivement ou superficiellement le film de Ganda, peut paraître archaïque, simple. En effet, le film de feu Ganda, apparemment, n'a pas la densité de En résidence surveillée; ilparaît fluide, avec un espace peu meublé, ce qui n'est pas le cas pour En résidence surveillée, qui est un film surchargé. Mais en réalité, observée par un esprit minutieux, la technique cinématographique se révèle riche, complexe, intelligente. Dans L'Exilé, le fond et la forme font chorus. Nous montrerons cela tout au long de ces lignes.

La première remarque, pour le spectateur, soucieux avant tout de valoriser la technique cinématographique de L'Exilé, est sans aucun doute le problème de l'énonciation, c'est-à-dire la façon dont le scénario est raconté notons au passage une particularité du scénario de L'Exilé. Le moins qu'on puisse dire, c'est que c'est une adaptation du conte traditionnel africain à l'écran. Un long conte, passionnant, émouvant, tiré de la tradition orale africaine, est raconté par un ambassadeur africain en exil à un petit public blanc. Avant d'aborder les problèmes de la narration proprement dite, soulignons ceci : à travers le VIIe Fespaco, il nous a semblé constater un fait qui est le suivant : le cinéma africain, en cette période de maturité certaine, semble emboîter dans une certaine mesure le pas de la littérature au point de vue des sources d'inspiration. La littérature africaine, à ses débuts, du moins pour certains Africains, s'inspirait, s'inspire encore, de la tradition orale africaine sous ses multiples aspects : c'est le cas de L'enfant noir de Camara Laye, des contes d'Hamadou Koumba de Birago Diop.

Avec le cinéma, nous voyons le même processus. A cet effet, L'Exilé n'est pas le seul film dont l'ossature macroscopique consiste à adapter le conte à l'écran. Il y a le Decameron noir (non présenté au 7e Fespaco). C'est un très mauvais film, qui prend pour thème central le coït (en somme une espèce de pornographie). Le scénario est composé de quatre épisodes, (la reine Bella, la nymphomane, les amants punis, l'extraordinaire aventure de Camou « le baiseur »), lesquels épisodes sont racontés par un conteur traditionnel muni d'un instrument de musique du type mvet que l'on rencontre au Sud-Cameroun. [PAGE 77]

Le scénario de « Djeli » (Côte d'Ivoire), qui a été primé pendant le 7e Fespaco, comporte un prologue en noir et blanc, où son réalisateur présente une légende sur l'origine du griot dans la société africaine (plus précisément dans les pays mandés).

Ce sont là quelques exemples qui montrent que les cinéastes africains, ou les africanistes en la matière, du moins certains, utilisent la richesse de la littérature orale africaine, comme l'ont fait (le font encore) certains écrivains, pour enrichir la technique de leur scénario.

Revenons maintenant à L'Exilé. C'est donc une adaptation du conte oral à l'écran. Sur le plan de l'énonciation (la façon dont le film est raconté), la première question qui vient à l'esprit du critique est la suivante : qui raconte L'Exilé d'Oumarou Ganda ? La réponse à cette question nous amène à ce simple constat : il n'y a pas un seul narrateur ou donateur du scénario de L'Exilé. Il y en a plusieurs : il y a d'abord un narrateur principal, que nous appelons narrateur au premier degré, et, ensuite, des narrateurs secondaires, ou narrateurs au second degré.

Le narrateur au premier degré, c'est l'Exilé lui-même, c'est-à-dire l'ambassadeur en exil dans un pays occidental. C'est un ambassadeur-conteur. Au niveau de l'ambassadeur-conteur, la technique de la narration est celle qu'on observe dans les sociétés africaines entre le conteur et son auditoire. Après un bref débat politique sur la colonisation entre les Blancs et un Noir, l'ambassadeur-conteur coupe les débats et dit : « je vais vous dire un conte ».

Une fois le contact établi (fonction phatique), le narrateur au premier degré raconte son conte (voir synopsis) qui est le scénario de L'Exilé.

Au début du scénario, sa voix est omniprésente. Le spectateur l'entend continuellement. Mais au fur et à mesure que le récit progresse, la voix du narrateur se fait rare, laissant une grande place aux acteurs du film, et n'intervenant plus que pour signaler les points forts du scénario, ou pour faire quelques commentaires nécessaires à la compréhension du film.

La position de la caméra, durant tout le temps que l'ambassadeur-conteur monopolise la parole, est articulée sur un double point de vue. Il alterne entre le conteur, son petit public blanc et l'espace filmique. Ce procédé est significatif. [PAGE 78] Il consiste à mettre en contact permanent le narrateur au premier degré et le public réel.

Un petit bilan sur le narrateur au premier degré : si on considère l'ensemble de L'Exilé comme un film offert par son réalisateur Ganda à un public réel ou potentiel, l'ambassadeur-conteur, selon un terme de Gérard Genette, est dans ce cas un narrateur « homodiégétique ». Il est présent dans un récit mais n'a d'autre rôle que celui de conteur.

Si en revanche on considère le conte conduit par le narrateur au premier degré, sans tenir compte du film global, c'est-à-dire comme émanant de Ganda, on a alors un narrateur qui raconte un récit où il est absent. C'est, selon un autre terme de Gérard Genette, un narrateur « hétérodiégétique ». Cette dernière observation est, bien sûr, arbitraire.

En gros, Ganda a fait un filin où il a délégué le pouvoir de l'énonciation à un autre.

En plus du narrateur au premier degré, qui est l'ambassadeur en exil et qui ne se confond point du tout avec Oumarou Ganda, on trouve dans le film trois narrateurs au second degré, c'est-à-dire de moindre importance sur le plan de l'énonciation.

Le premier de ces narrateurs est Damouré, le Roi débonnaire de l'île paradisiaque que nous voyons au début du film. Comme nous l'avons noté dans le résumé, le Roi Damouré a donné ses deux filles en mariage à deux frères : Marafa et Sadou. On se rappelle aussi que ceux-ci avaient promis de donner leur tête à couper s'ils réussissaient seulement à passer une nuit avec les filles du roi. Celui-ci, qui était à l'écoute, donna ses filles à marier aux deux frères. Un an après, le roi réunit son peuple et lui raconte son histoire. Cette histoire est celle d'un autre roi qui avait envoyé son cheval Kaah dans un village pour y être soigné. Il proclama publiquement que celui qui lui annoncerait la mort de son cheval aurait la tête coupée. Kaah mourut. Un griot (homme de caste mais aussi le maître de la parole) vit le cadavre de Kaah. Il vint auprès du roi et, par des descriptions métaphoriques, symboliques, tirées des croyances du milieu, fit comprendre au roi que son cheval était mort. Celui-ci, par oubli sans doute de la parole donnée, dit au griot : « dis plutôt qu'il est mort ». [PAGE 79]

Et le griot de rétorquer : « C'est vous qui l'avez dit, ce n est pas moi ». Le roi, se rappelant qu'il venait de se faire prendre dans le piège de sa propre parole donnée, offrit sur le champ sa tête à couper, ceci afin de respecter la parole donnée.

Damouré, à ce niveau de son récit, conclut en disant que Marafa et Sadou doivent mourir, car la parole donnée doit être respectée coûte que coûte. On connaît la suite.

Après ce récit du roi Damouré, qui est un récit second ou enchâssé, c'est au tour de l'épouse de Sadou de se faire narratrice. On se rappelle que Marafa a eu la tête coupée. Sadou, poussé par sa femme à s'enfuir, arrive dans un premier village avec sa femme. Les époux s'asseyent au pied d'un arbre hanté. Sadou est possédé par l'esprit de l'arbre. Il sombre dans un sommeil qui n'en finit pas. La fille du guérisseur du village propose de le faire guérir à condition d'être sa femme. L'épouse de Sadou, très inquiète de l'état de santé de son mari, accepte le marché de la fille du guérisseur. Quand Sadou revient à lui à la suite de l'exorcisme subi, sa première femme lui raconte d'un bout à l'autre tout ce qui s'est passé.

Après avoir épousé la fille du guérisseur, Sadou et ses deux épouses reprennent leur voyage. Ils parviennent dans un deuxième village. Là, aucun étranger n'est jamais ressorti vivant, parce que tout étranger qui s'y hasarde est soumis à la rude épreuve d'une coutume infernale.

Il doit subir un interrogatoire énigmatique. En cas de réponse erronée, il doit mourir. Et en cas de réponse juste, il devient roi tandis que celui qui l'était se fait tuer.

Avant Sadou, aucun étranger n'est sorti vivant du village maudit. La beauté de Sadou (y compris celle de ses femmes) fascine toutes les femmes du village maudit. La fille du roi vit là une occasion de porter un rude coup à la coutume létale de son village, tout en l'utilisant pour trouver son « Prince charmant » qu'elle voit en Sadou. Elle s'introduit secrètement chez lui la nuit pour le mettre au courant du danger qui l'attend le lendemain.

Si Sadou veut sauver sa tête, il doit épouser la fille du roi qui, à charge de revanche, lui révèlera le secret des questions qui lui seront posées le lendemain par le roi devant sa cour. Face à l'enjeu de la situation, Sadou accepte la proposition de la fille du roi du village maudit. La jeune fille lui raconte alors le secret des questions. [PAGE 80]

L'Exilé d'Oumarou Ganda comporte, comme on le voit, quatre narrateurs : un narrateur principal, trois narrateurs en miniature dont deux narratrices qui sont les deuxième et troisième femmes de Sadou.

Ces remarques sur les narrateurs du film de Ganda nous paraissent receler une grande importance, non pas seulement sur le plan du signifiant, mais aussi sur celui du signifié. Sur le plan du signifiant, et donc sur celui de la Communication du texte cinématographique, un schéma assez curieux se dégage : tous les trois micro-récits, assumés par les trois narrateurs au second degré (Damouré et les deux épouses de Sadou), ont un même et seul receveur : Sadou.

Dans le premier micro-récit, Sadou n'est pas le seul receveur. Il y a son frère Marafa et la cour. Mais le récit de Damouré est adressé plus particulièrement à Sadou et à son frère, qui sont invités à écouter le verdict de la sentence qui doit leur être appliquée : dans les deux autres cas, Sadou reçoit un récit de chacune de ses deux femmes.

Sur le plan du signifié, Sadou nous paraît sans cesse obsédé par le respect de la parole donnée. Chaque récit qu'il reçoit martelle à ses oreilles qu'il faut respecter la parole donnée. Cela ne manquera pas de peser lourdement sur le destin ultime de Sadou, à la fin du film lorsqu'il décidera de se sacrifier à la place de ses femmes.

ORDRE

Nous entendons par ordre la disposition des séquences dans le scénario. Alors que dans En résidence surveillée de Paulin Soumanou Vieyra, les séquences obéissent à un rythme alterné, on doit dire que, dans L'Exilé, l'aspect qui domine sur le plan de l'ordre, c'est l'ordre linéaire. C'est-à-dire que les séquences se déroulent suivant la nature, la vie : il se passe ceci, il se passe cela. Mais la dominance de l'ordre linéaire n'est pas exclusive. Il y a des anachronies, c'est-à-dire que le scénario de L'Exilé comporte des retours en arrières (flash-back ou analepses) et des anticipations ou prolepses.

On peut considérer comme une séquence analeptique le récit fait par Damouré à propos d'un autre roi qui se fait [PAGE 81] prendre dans le piège de ses propres paroles et qui, pour respecter ses paroles, se fait décapiter. En effet, par rapport au récit macroscopique, ou récit premier conduit par l'ambassadeur-conteur, le récit microscopique de Damouré est un récit antérieur, enchâssé. Vers la fin du film également, on assiste à une autre séquence analeptique. Au moment où Sadou se prépare à se sacrifier, le récit revient sur ses propres pas, pour nous montrer Damouré raconter à son peuple l'histoire du pauvre roi évoquée plus haut.

Comme anticipation, on peut citer deux exemples : Dans le premier village où s'arrête Sadou après sa fuite du royaume de Damouré, une séquence proleptique nous montre préalablement la fille du guérisseur prévoyant l'arrivée de son « prince charmant ». « Je le sens », répéta-t-elle à maintes reprises. Après cette prophétie – notons que la prophétie est par essence anticipation – la fille du guérisseur court au ralenti à la rencontre de son «prince charmant ». On peut aussi considérer comme séquence proleptique – du même ordre que la première – celle de la divination dans le second village où s'arrêtent Sadou et ses deux épouses.

Le responsable de la sécurité du royaume en matière de gris-gris ou fétiches fait comprendre à Sadou devenu roi qu'une catastrophe (sécheresse ?) de sept ans, sept mois et sept jours s'abattra sur le pays, et qu'il n'a qu'un palliatif : le sacrifice de l'une des trois épouses de Sadou. Ici, l'anticipation pose un problème qui n'est pas forcément irréversible, puisque ce qui est prévu peut être arrêté par un sacrifice. Ce genre d'anticipation est fréquent dans les sociétés africaines. Ceux qui vont voir les devins sont sans cesse conviés à faire des sacrifices pour arrêter un mal qui les guette.

Au total, les séquences analeptiques dans L'Exilé viennent rappeler aux acteurs du film leur devoir. Ce sont des codes éthiques. Lorsque l'ambassadeur-conteur arrête son récit pour laisser le temps à Damouré de rappeler l'histoire d'un autre roi, c'est tout simplement parce que le contenu de son récit permet de déduire que Marafa et Sadou doivent mourir.

Et quand, vers la fin du film, le récit revient sur ses propres pas pour nous montrer Damouré racontant cette histoire d'un pauvre roi, c'est pour indiquer à Sadou [PAGE 82] qu'il doit mourir à la place de ses femmes pour respecter sa première parole donnée, et qui n'avait pas été respectée parce que sa première épouse – la fille de Damouré – s'y opposait. Quant aux séquences proleptiques, elles permettent aux acteurs du film d'être en contact avec une des trois dimensions temporelles de leur vie – le futur – après le passé et le présent.

LA LOGIQUE DES ACTIONS

La trame de L'Exilé est régie par un impératif catégorique : le respect de la parole donnée. Cet impératif catégorique ressemble à un syllogisme : la parole est sacrée; toute parole émise doit être respectée. Toute tentative de s'y dérober doit conduire à la mort. Tout au long du film de Ganda, ce principe catégorique, survalorisé, est scrupuleusement respecté. Le respect de ce principe catégorique aboutit à deux résultats dans le film :

a) le respect de la parole donnée qui conduit tout de suite à la mort (on verra après le cas de Sadou). C'est par exemple le cas du roi dont Damouré raconte l'histoire – cette action funeste n'est pas présentée sur l'écran, elle est évoquée, c'est le cas de Marafa, qui est décapité et dont les images résultant de cette action servent à illustrer l'affiche de L'Exilé, et en fin, le cas du roi du deuxième village où s'arrête Sadou. Sadou, ayant pu répondre aux questions énigmatiques grâce à la complicité de la propre fille du roi, celui-ci donne sa tête à couper illico.

b) le respect de la parole donnée qui ne conduit pas à la mort. C'est le cas de la première épouse de Sadou. Dans le premier village où elle s'arrête avec son mari, elle donne sa parole à la fille du guérisseur. Celle-ci propose de faire guérir Sadou à condition d'être sa femme. La première épouse de Sadou accepte ce marché et après la guérison de Sadou, accepte la fille du guérisseur comme co-épouse.

c) le cas particulier de Sadou :
La trame du scénario de L'Exilé, on l'a vu, fonctionne comme un impératif catégorique, une machine infernale; [PAGE 83] toute parole donnée doit être respectée, coûte que coûte. Personne ne peut s'y dérober. Or, Sadou a violé cette règle infernale. Il a pris la fuite pour ne pas être exécuté. Il est vrai que c'est sous les pressions de sa femme. Sadou, loin du royaume de Damouré, semblait être en sécurité. Le spectateur, un moment, a l'impression que Sadou échappera à l'exigeante norme qui régit la trame du film.

Dans son évolution même, Sadou sera amené à respecter sa parole donnée. Il le fait face à la fille du roi du deuxième village où il s'arrête. On se rappelle que celle-ci a livré à Sadou le secret des questions qui devaient lui être soumises, et dont l'ignorance des réponses devrait conduire inexorablement à sa mort, et cela avait été conditionné par le mariage. Là, Sadou respecte sa parole. Et le spectateur se demande si ce respect de la parole donnée ne constituera pas une compensation pour la première parole non respectée. Mais c'est là se méprendre sur la morale de base du film qui veut que chaque parole donnée soit respectée, et cela, sans compromis ni compromission. Ainsi, l'entorse faite par Sadou à la règle établie une fois pour toutes par le mécanisme du film ne trouvera pas une compensation dans son deuxième geste, c'est-à-dire son glissement vers l'ordre établi en acceptant d'épouser comme troisième femme, la fille du roi du deuxième village où il s'arrête. Le comportement déviant de Sadou au début du film doit se traduire coûte que coûte par la mort. C'est l'impératif du film.

Sa fuite n'a fait que retarder l'échéance fatale. Vers la fin du film, le cercle infernal qu'est la norme qui régit la logique des actions dans le film de Ganda colmate ses déchirures provoquées par la fuite de Sadou, et se referme sur lui. Placée devant le fait accompli, il se résigne. C'est pourquoi, au lieu de procéder au sacrifice de l'une de ses trois épouses, il a choisi de se sacrifier lui-même. Que se serait-il passé si Sadou avait accepté le sacrifice de l'une de ses trois épouses ? Peut-être que cette action se serait renouvelée jusqu'à l'élimination complète de ses trois épouses ! Et ensuite, que se serait-il passé ?

Avec le sacrifice de Sadou, la logique des actions, telle qu'elle est établie au départ, triomphe. Tout rentre dans l'ordre et l'harmonie. Et le spectateur, le cœur serré, est appelé à hanter un monde dont il sait ce qu'il lui réserve : y vivre en respectant la parole donnée : ce monde à la [PAGE 84] norme implacable qu'offre le film de Ganda, le spectateur l'élira-t-il pour son royaume ? Ganda nous regarde d'un œil qui nous invite à y mettre pied.

LA MISE EN ABYME

L'expression « mise en abyme » est assez rare. Le lecteur ne peut s'attendre à la trouver dans les journaux ordinaires. On la rencontre de temps en temps dans les études spécialisées sur la littérature. Ces études sont généralement élitistes, dans la mesure où elles ne sont accessibles qu'aux membres des milieux universitaires. A en croire Jean Ricardou et les explications qu'il nous en donne dans son livre Problèmes du nouveau roman,[12] la « mise en abyme » se définit comme une micro-histoire dans une macro-histoire; c'est l'événement qui, dans un récit, nous éclaire sur son issue finale, c'est le récit où les événements qui s'y passent pèsent sur le destin du personnage principal ou du lecteur réel. C'est le récit qui, tout en étant l'histoire d'un autre est aussi celle du narrateur ou du lecteur. Une illustration de la « mise en abyme » se trouve souvent dans les films, où un spectacle est réfléchi par un miroir, où des événements qui remontent loin dans le passé sont curieusement revécus par un personnage en quête de sources historiques...

Oumarou Ganda, dans L'Exilé, a magnifiquement (en est-il conscient), sensibilisé son public à cette technique de la « mise en abyme ». En laissant de côté les menus détails qui « prophétisent» sur l'issue de L'Exilé, il est loisible de dire que Oumarou Ganda a développé la technique de la mise en abyme à trois niveaux essentiels de son film à un premier niveau (cf. synopsis), le roi de l'île Paradisiaque, raconte l'histoire d'un roi qui se fait prendre dans le piège de ses propres paroles et qui, pour les respecter, se fait tuer. Cette histoire, racontée par Damouré, doit produire des effets inverses. Damouré joue le rôle d'un roi dont il raconte l'histoire.

Damouré ne donne pas sa parole. Il rappelle une histoire qui illustre la règle de la parole donnée. S'il le fait [PAGE 85] c'est pour logiquement déduire que, comme ce roi dont il raconte l'histoire, Marafa et Sadou doivent mourir afin de respecter leur parole donnée. Rappelons que dans l'amont du récit, les deux frères avaient promis de donner leur tête à couper si seulement ils pouvaient passer une seule nuit avec les filles du roi...

Ce micro-récit, raconté par Damouré dans le macrorécit conduit par l'ambassadeur-conteur, porte une norme qui régit tout le film, à savoir que toute parole donnée doit être respectée, fût-ce au prix de la mort. Dès lors, tout spectateur perspicace prend conscience que Marafa et Sadou sont condamnés à mourir, quoi qu'il advienne. Et comme on l'a vu, la fuite de Sadou n'y changera rien ici : dans L'Exilé donc, le principe de la « mise en abyme » consiste, au niveau que nous venons d'indiquer, à établir qu'il existe une règle – le respect strict de la parole donnée – qui va régir le destin de tous les acteurs du film, sans oublier la contamination du spectateur réel.

Le deuxième niveau de la « mise en abyme », le voici.

Quand Sadou a choisi de se sacrifier à la place de ses épouses à la fin du film, une brève séquence nous montre, rétrospectivement, la scène où Damouré racontait à son peuplel'histoire d'un malheureux roi qui se fait prendre dans le piège de ses propres paroles. Oumarou Ganda n'a pas réalisé cela par hasard. C'est pour montrer à Sadou et au spectateur, que le destin de Sadou a été fixé une bonne fois pour toutes par la norme du micro-récit de Damouré, à savoir que la parole donnée doit être respectée, fût-ce au prix de la mort. Enfin, un troisième niveau de la « mise en abyme » qui nous paraît important. Ici, la « mise en abyme » va être la communauté des destins entre l'ambassadeur-conteur et Sadou, et la contamination du spectateur réel par ce qui se passe même dans l'univers de la fiction filmique.

Il existe en effet une communauté d'histoire, sinon de Destin, entre l'ambassadeur-conteur et Sadou, le héros de son conte. Tous deux sont des exilés. Ainsi, l'ambassadeur en exil, tout en racontant l'histoire d'un homme (Sadou) qui fuit son pays pour aller se réfugier loin, ceci afin d'échapper à la loi impérative de la parole donnée, raconte du même coup sa propre histoire. Il y a presque une équivalence entre la vie de Sadou et celle de l'ambassadeur-conteur. Nous voyons cela de façon pertinente à la [PAGE 86] fin du film. Quand Sadou, pour enfin respecter sa parole donnée, est allé se sacrifier avec le cheval représentant le destin ou le grand fétiche du pays où il était devenu roi, la caméra revient ensuite sur le conteur. Le public voit alors un visage de peur, d'appréhension. On y lit l'attente d'un événement fatidique, et une résignation face à cet événement. En effet, l'ambassadeur-conteur, par cette expression de son visage que nous fait voir la caméra, savait qu'il allait mourir, subissant ainsi, comme Sadou, la terrible loi enclenchée par le scénario de L'Exilé, à savoir que la parole est sacrée, que toute parole donnée doit être respectée, fût-ce au prix de la mort.

Mais dans la version du film présentée lors du Fespaco en 1981, la séquence montrant le meurtre de l'ambassadeur-conteur par deux hommes armés a été retranchée. Oumarou Ganda explique les raisons de cette suppression à Pierre Haffner.

P.H. : Beaucoup de gens te critiquent d'avoir fait tuer le conteur, l'Ambassadeur;

O. Ganda : C'est peut-être dommage; j'étais trop critiqué, ça m'a gêné; j'ai projeté le film à Niamey à deux reprises, on m'a fait un peu la remarque, mais ça ne m'a pas frappé; c'est seulement ici à Tunis; en plus il y a eu un défaut majeur, qui m'a beaucoup touché, le retard du coup de feu, je ne sais pas si c'est dû au labo, moi j'ai une copie du film sans sous-titre, et il n'y a pas ce retard. Tout cela m'a frappé et, comme le reproche des gens a surtout porté sur la fin du film, alors j'ai décidé d'enlever cette séquence.

P.H. : Je trouve que c'est dommage.

O. Ganda : Si; je t'explique ma position; il faut parfois reconnaître ses torts; c'est pas raisonnable, je ne peux pas être le seul qui monopolise la réalité, la réalité ne m'appartient pas... Si, à Niamey, des amis m'ont fait gentiment le reproche, si ici on me l'a fait de façon frappante, et que je suis moi-même frappé, ça veut dire qu'en fin de compte, il y a vraiment une erreur. Et je ne suis pas toujours là pour suivre le film, pour dire : voilà pourquoi j'ai fait ceci, voilà pourquoi j'ai fait cela. La meilleure chose, c'est de couper cette partie... [13]

Nous avons cité cet extrait de l'interview d'Oumarou [PAGE 87] Ganda sur la mort du conteur afin de mettre en relief ce que nous disions plus haut, à savoir que la mise en abyme est une technique où les personnages peuvent trouver dans le récit leur propre destin, en vivant intensément les événements du récit.

En plus de Sadou, du conteur et de son public blanc, le public réel est pris dans le vertige de la mise en abyme. Après la mort de Sadou, le cheval avec lequel il a opéré son suicide a émis un long et puissant hennissement. Le public a pu entendre ce hennissement quelques instants après la mort de Sadou; et quand la caméra est revenue sur l'ambassadeur-conteur et son public blanc, tout le monde écoutait avec inquiétude ce hennissement du cheval. Ce procédé, quelque peu effrayant, sinon fantastique, a permis, sans aucun doute, à Oumarou Ganda d'intégrer le destin du public réel dans les normes de son film. Le public réel se sent concerné par le hennissement du cheval longtemps après la mort de Sadou.

C'est à ce niveau que nous mesurons la puissance du message que Oumarou Ganda envoie à l'adresse de son public, message qui est que toute parole donnée doit être respectée, fût-ce au prix de la mort. En bref, le procédé de la mise en abyme dans le film de Ganda renforce le signifié du film, c'est-à-dire son contenu, sa morale, dans la mesure où le public, comme attiré par un aimant, est amené à vivre ce qui se passe dans le film.

Tout nous invite à conformer notre manière de vivre à la morale impérative du film[14] : la magie du message nous inculque une peur terrible à l'idée de nous trouver en situation déviante par rapport à la morale de base du film.

DEUXIEME CONCLUSION PARTIELLE

Comme on vient de le voir, tous les éléments formels de L'Exilé, misen relief ici, renvoient à l'aspect sémantique du film, c'est-à-dire, son signifié de base ou le respect strict de la parole donnée. Dans ce cas, il apparaît [PAGE 88] à l'évidence que toute tentative de détacher une œuvre, fût-elle cinématographique, de ses ancrages avec le hors texte, (la réalité socio-politique ou idéologique) est un acte arbitraire, réactionnaire, et qui, en définitive, trahit l'œuvre.

La beauté de L'Exilé, sa forme, viennent surtout du fait que Oumarou Ganda a réussi à réaliser une synthèse parfaite entre la forme et le contenu, ce qui a eu pour résultat de produire ce que Sembène Ousmane appelle le « beau art ».

CONCLUSION GENERALE

L'Exilé d'Oumarou Ganda est un grand film qui ne peut laisser personne indifférent. Nous l'aimons parce que c'est un film qui met l'accent sur des choses correspondant à notre propre vision du monde (sauf l'aspect de royauté qui est étranger à notre éducation mais qui dans le film n'a pas les traits d'une féodalité coercitive). En effet Oumarou Ganda pose dans son film de grands problèmes indispensables au bonheur et à l'épanouissement de l'homme dans une société organique et organisée : on y voit la démocratie sous une forme parfaite, sinon pure, la justice au sens le plus élevé du terme, l'équilibre social et l'abondance sur le plan socio-économique. Répétons-nous en disant que le terme abondance n'a rien à voir ici avec le sens qu'on lui attribue dans les sociétés capitalistes. Le terme abondance est pris ici dans un sens très modeste et désigne tout simplement la permanence de l'eau, de la bonne récolte, l'équilibre positif entre les forces surnaturelles et l'homme...

L'Exilé est un film qui nous a profondément plu parce que c'est un film qui, tout en apportant un témoignage favorable sur le passé africain, rend habilement compte de l'échec de l'Afrique des indépendances. Alors que les dirigeants africains se montrent incapables de construire de véritables démocraties, L'Exilé nous montre un exemple parfait de démocratie précoloniale qui est l'œuvre de nos ancêtres. Alors que les dirigeants néocoloniaux africains bafouent la justice, L'Exilé nousmontre un pouvoir où la justice règne, où la loi est appliquée équitablement à tout le monde sans restriction. [PAGE 89]

Alors que dans les sociétés néocoloniales africaines, une minorité de bourgeois autochtones, soutenus par la bourgeoisie capitaliste du « centre », accaparent tous les biens, oppriment, persécutent et tuent, L'Exilé nous présente un monde où ne sévit ni l'exploitation de l'homme par l'homme, ni l'oppression d'un groupe sur un autre...

En tournant un film de ce genre, où fonctionnent des valeurs supérieures à celles de nos sociétés contemporaines, Oumarou Ganda a manifesté sa révolte et sa colère contre les sociétés néocoloniales africaines, où nous assistons à l'exploitation de l'homme par l'homme, à la violence des traîtres bourgeoisies autochtones contre la majorité du peuple...

Avec L'Exilé, Oumarou Ganda a montré que l'Afrique précoloniale possédait des valeurs saines que les Africains d'aujourd'hui peuvent exploiter. Il ne s'agit pas de revenir à une Afrique pure. Il s'agit de choisir les bonnes manières du passé pour les adapter à notre monde déréglé d'aujourd'hui. A vrai dire, c'est le même problème que pose En résidence surveillée, de Paulin Soumanou Vieyra.

Il nous faut d'ailleurs insister sur un fait fondamental existant entre le cinéaste nigérien et le Sénégalais; quand on regarde En résidence surveillée et L'Exil on s'aperçoit très vite que les deux films, apparemment dissemblables, se ressemblent dans le fond. Seule la méthode d'approche de ce fond est différente. Les deux cinéastes semblent avoir posé une même et seule hypothèse de travail qui peut être la suivante : « L'Afrique est dominée par l'impérialisme international, il faut même se méfier des pays socialistes (surtout dans En résidence surveillée). L'exploitation de l'Afrique par l'impérialisme international et les bourgeoisies autochtones africaines sème la misère au sein des masses populaires. L'aliénation de toutes sortes se développe en Afrique dont la culture au lieu de se rapprocher de la surface de la vie actuelle, tend toujours à s'éloigner, laissant la place à la culture occidentale, envahissante, aliénante... »

Comment, dans ces conditions, améliorer les conditions de vie des Africains, les soustraire à leur situation d'hommes subjugués, opprimés, misérables... ? Oumarou Ganda et Paulin Soumanou Vieyra semblent avoir, l'un et I'autre, posé cette question. Et c'est en essayant d'y répondre que leur voie diverge, une divergence qui n'est pas [PAGE 90] dichotomique, mais convergente au niveau des résultats auxquels aboutissent les deux cinéastes

Voyons donc comment les deux géants du cinéma africain, partis de deux voies différentes, aboutissent cependant aux mêmes résultats. Paulin Soumanou Vieyra s'installe tout de suite au cœur de notre histoire d'aujourd'hui, c'est-à-dire qu'il va respirer directement l'air néocolonial. Il regarde cette réalité avec l'œil d'un politologue qui maîtrise les problèmes sociologiques, ou psychologiques, économiques, etc...

Politiquement, Paulin Soumanou Vieyra fait voir dans son film grandiose que l'Afrique est dominée par l'impérialisme international qui s'appuie sur des bourgeoisies autochtones corrompues, veules. Au plan économique cette domination extérieure sème la misère, la pauvreté, parmi les masses africaines. Le sort des masses (petits fonctionnaires, ouvriers etc ... ), est catastrophique. Quelle solution choisir pour apporter une amélioration à leur sort ? Paulin Soumanou Vieyra choisit la lutte, une lutte qui repose sur la dialectique marxiste. Une opposition active, quasi clandestine (on ne nous montre pas ses dirigeants) se bat pour la destruction de l'état néocolonial et son remplacement par un ordre social plus démocratique... Cette opposition se bat sur les principes d'une thèse rédigée par un brillant intellectuel, Ze Akoulo, qui a d'ailleurs quelque rapport avec des éléments du pouvoir néocolonial en place. Il y aurait beaucoup de choses à dire sur cet aspect dans une analyse plus systématique du film de Paulin Soumanou Vieyra.

Le livre de Ze Akoulo porte sur l'africanité. Dans le film, c'est le symbole de la culture africaine, prenant ainsi le contre-pied de l'ordre néocolonial en place.

La thèse de Ze Akoulo pose une voie africaine de démocratie, de développement socio-politique. Son application concrète, comme l'a souligné un des magistrats dans le film, limiterait les pouvoirs du président et ruinerait les intérêts de l'impérialisme international et des bourgeois autochtones. C'est cette voie réaliste, tenant directement compte de la réalité contemporaine de l'Afrique, que les opposants dans En résidence surveillée choisissent...

Quant à Oumarou Ganda, et comme on le soulignait plus haut dans notre développement, il feint d'ignorer la réalité, concrète contemporaine africaine. Nous disons [PAGE 91] bien « feint », car il est profondément conscient de cette réalité. Il nous installe d'emblée dans une séquence « expansive » sur l'Afrique précoloniale. Venant se placer devant l'image d'une Afrique néocoloniale, et ses tristes réalités, il fait miroiter, face au spectateur, l'image d'une Afrique précoloniale sécurisante.

Ce procédé fait que le spectateur conscient, qui regarde le film de Ganda, est tenté de repousser d'un coup de pied l'assiette de pourriture, de corruption, de barbarie aveugle que sont nos gouvernements néocoloniaux d'aujourd'hui.

A ce moment-là, s'il veut passer de la tentation à l'action concrète, il est obligé, pour réussir son coup, de tenir compte de la réalité actuelle de l'Afrique, c'est-à-dire de la néocolonisation. Il comprendra que c'est cette montagne de scories morbides qui recouvre l'Afrique qu'il faut d'abord dynamiter afin de pouvoir construire une « démocratie pure », de faire régner une justice qui s'applique à tout le monde, de construire une économie au service de tout le monde. Ainsi, la lecture profonde de L'Exilé, indirectement, nous renvoie aux problèmes de la néocolonisation, qu'il faut d'abord régler, avant de pouvoir vivre le monde idéal que nous propose Ganda dans son film, monde qui n'est d'ailleurs pas offert sur un plateau par un quelconque garant méta-social de l'ordre social, mais un monde qu'il faut reconstruire, les nerfs tendus, avec les matériaux sains du passé...

La ressemblance entre L'Exilé et En résidence surveillée réside, selon nous, dans le fait que, dans chaque film, il est d'abord question d'un constat d'échec des sociétés africaines actuelles, et que ensuite la construction harmonieuse d'une Afrique indépendante, digne, repose mutatis mutandis, sur le recours aux valeurs saines du passé africain.

Ainsi, avec ces deux films, on s'aperçoit que l'Afrique, depuis la bâtarde décolonisation Gaulliste des années 1960 (nous ne pensons qu'à l'Afrique Occidentale d'expression française, il faudra voir si la situation est meilleure en Afrique anglophone, portugaise, espagnole ... ) continue toujours de se chercher une voie salutaire dans les ténèbres provoqués par l'hydre de l'impérialisme occidental et ses associés africains comme Senghor, Dacko, Mobutu... C'est la preuve patente de l'échec de la négritude senghorienne. Lorsqu'on dénonce la négritude Senghorienne, [PAGE 92] il ne faut pas croire qu'il s'agit d'une quelconque haine à l'égard du poète sénégalais. Que non! C'est parce que Senghor, qui est en même temps poète et ancien président, a mis sa poésie au service d'une politique qui a consisté à « amarrer l'Afrique de l'Ouest à l'occident ». Les résultats de cette politique sont désastreux. Pour s'en apercevoir il n'est que de voir des films comme En résidence surveillée, L'Exilé, oudes romans comme Xala, Le Mandat (Sembène Ousmane).

Les conséquences de la négritude senghorienne sont si désastreuses en Afrique francophone que les valeurs qui font l'honneur de l'Afrique sont mortes dans les cerveaux de nos dirigeants. Ainsi en va-t-il de l'hospitalité. Le féal de l'ex-président Giscard, Omar Bongo, a cyniquement expulsé de son pays les Midiohouan tout en sachant que le pire pouvait leur arriver au Togo.

Les motivations qui ont poussé Bongo à ce geste criminel ont-elles été précédées d'un avertissement ?

Suite à cet événement regrettable, les pays de la C.D.E.A.O. ont décidé de ne plus tolérer sur leur territoire des opposants actifs.[15] Or précisément, les pays de la C.D.E.A.O. sont dans les griffes de l'occident capitaliste, comme le veut Senghor.

La logique de la négritude senghorienne aboutit à ceci: Ne rien faire qui puisse nuire à la domination de l'occident capitaliste en Afrique. La récente poussée des pays de l'Est en Afrique renforce cette position de Senghor. Les grandes consciences africaines savent que cette politique, menée sous le couvert de la négritude, nuit énormément à l'Afrique, surtout l'Afrique noire d'expression française : partout, on assiste à l'échec des politiques sociales, économiques, à la répression sanglante contre ceux qui ne veulent pas que l'Afrique soit bradée à l'occident capitaliste. Les critiques formulées contre la négritude senghorienne ne visent pas le talent poétique proprement dit de [PAGE 93] Senghor. Ce qui est visé, c'est la politique nuisible à l'Afrique qui se dégage de sa poésie.

A l'opposé de la vision qui se dégage de la négritude senghorienne et où l'occident joue le rôle de « Chef d'Orchestre » et les Africains celui de batteurs, le pied bien appuyé au sol, ce qui revient, politiquement, à choisir une Afrique soumise à l'occident avec toutes les conséquences désastreuses que cela comporte, Paulin Soumanou Vieyra dans En résidence surveillée et Oumarou Ganda dans L'Exilé, optent pour une voie inverse.

C'est-à-dire qu'ils souhaitent voir une Afrique maîtresse d'elle-même, forgeant librement son destin. Cette position est aussi celle de Césaire dans la Tragédie du roi Christophe.

Bobo-Dioulasso, le 11 juillet 1981.
TRAORE Biny


[1] Avec mon autorisation, un modeste et récent journal suisse, Entwicklung / Développement a reproduit cet article dans son No 9/1981 : adresse : DDA/DFAE, Information, CH-3003 Berne.

[2] Si L'Etat sauvage rappelle quelque peu En résidence Surveillée de Paulin Soumanou Vieyra, il est cependant nécessaire de souligner que le film de Paulin Soumanou Vieyra pose de façon plus actuelle, plus sérieuse que L'Etat sauvage qui est « un monument de racisme », les problèmes de la domination néocoloniale en Afrique.

[3] Dans le cadre de ses investigations sur le réalisme, la tradition (OCC) distingue :

a) le réalisme du projet de l'auteur, projet conçu soit comme une déformation des canons artistiques en cours, soit comme une adéquation à une tradition artistique antérieure;

b) le réalisme perçu par le lecteur, soit qu'il approuve les habitudes artistiques en cours, soit qu'il les désapprouve comme déviation;

c) le réalisme comme école artistique historiquement déterminée (par exemple certains romanciers français ou russes du XIXe siècle);

d) le réalisme comme procédé de « caractérisation inessentielle », défini linguistiquement par la priorité donnée à la métonymie ou à la synecdoque, mais constituant toujours pour R. Jakobson une sous-classe (une école) de (c);

e) le réalisme comme « motivation conséquente », comme remplissage justificatif et logique de la mise en œuvre narrative du texte. Cf. Poétique – Revue de théorie et d'analyse littéraires 1973. No 16 Seuil, p. 414, article de référence : un discours contraint (Philippe Hamon), pp. 411 à 445. (le texte cité est de R. Jakobson).

Notons aussi que le naturalisme et le vraisemblable sont des termes qui ont une connotation réaliste.

[4] Homme politique voltaïque mort dans un accident de voiture en 1969. Quant à Crépucule des temps anciens, voir Présence Africaine 1969.

[5] Tiré d'un quotidien du Fespaco (1981), 21 février – 1er mars.

[6] Dans un livre, Socialisme, Démocratie et unité Africaine, la déclaration d'Arusha (Présence Africaine 1970 pour la traduction française), Julius K. Nyerre, dans le Ch. II, s'en prend aux colonialistes, qui, lorsque les Africains engagèrent la lutte de libération, se demandaient d'abord si les Africains savaient se gouverner et ensuite, s'ils pouvaient vivre en démocratie.

[7] On peut aussi présenter ce qui est négatif mais en prenant soin de condamner cet aspect tout en suggérant ou en montrant des aspects positifs remplaçant ce qui est négatif.

[8] La récente élection de Mitterrand le socialiste à l'Elysée mettra-t-elle enfin fin à cette politique ignoble et haineuse? Les Africains, dans tous les cas, doivent compter sur leur propre force pour conquérir leur vraie indépendance.

[9] Notons que le Cameroun, le Gabon, la Centrafrique, ne sont pas directement gouvernés par des militaires. Il faut cependant se mettre à l'esprit le poids des militaires dans le maintien des régimes de ces pays.

[10] Il faut noter que les événements coloniaux, évoqués de biais dans L'Exilé, ont lieu au moment où une partie importante de l'Afrique (Af. Occ. Anglophone) était déjà indépendante.

[11] Troisième nouvelle d'un recueil intitulé : Tribaliques : Ed. Clé Yaoundé (Cameroun) 1971.

[12] Pour plus de détail, lire le livre de Jean Ricardou, Ed. du Seuil, 1967, pp. 171 à 190.

[13] Le bulletin du 7e Fespaco (du 25 février 1981).

[14] Notons que le respect de la parole donnée va dans le sens du bien. Il ne s'agit pas de dire qu'on va faire le mal et puis de l'exécuter.

[15] En effet, après l'expulsion des Midiobouan du Gabon, un officier supérieur du Togo, est venu rendre visite aux autorités militaires voltaïques (celles d'après le 25 novembre). C'est dans un communiqué de presse de cet officier supérieur du Togo que les voltaïques attentifs ont pu écouter l'information que nous évoquions plus haut. Puisque tout va mal dans nos pays, une telle position est criminelle, antinationaliste.