© Peuples Noirs Peuples Africains no. 23 (1981) 47-53



L'EXIL ET LE LOINTAIN

In memoriam Oumarou Ganda

Ange-Séverin MALANDA

Un cinéaste est mort le 1er janvier 1981. Il s'appelait Oumarou Ganda et avait su concevoir une œuvre dont on peut dire qu'elle est, par sa diversité, une fresque qui fait cheminer le spectateur sur des voies singulières, entre fantaisie, naturalisme, et effort de reconstitution d'un présent ou d'un passé historique et mythique. Oumarou Ganda avait réussi à inventer – je dis bien inventer – une œuvre incomparable qui fait transparaître « la vie connue ou inconnue de telle ou telle partie du monde »[1] c'est-à-dire, dans le cas précis de ses films, telle ou telle partie, tel ou tel moment de la vie nigérienne. Ces compositions, ces contes-films font appréhender des instants (des séquences d'instants) d'une réalité qui, filmée, réverbérée par le cinéma, prend quelquefois des dimensions inquiétantes et étranges. Ici et là surgissent des conflits de toutes sortes. La mise en scène et le récit savent relancer ces surgissements, à travers une superbe organisation de l'espace filmique. Son [PAGE 48] plus récent film, L'Exilé (Niger, 1980) peut être considéré, avec Saïtane et Cabascabo, comme celui qui atteint la plus grande rigueur.

L'empire de la parole

L'Exilé débute à Lausanne, je crois, et progresse après plusieurs détours (images de manifestations, le long de l'immensité du monde), évoquant, par le biais du récit, le rôle du « respect » et de l'« honneur », le statut de la parole et de l'oralité, l'acte majeur que représente le mariage dans une société où, par ailleurs, le roi convoque régulièrement qui il veut dans sa concession, ordonnant, décidant, promulguant presque le destin de toute la communauté.

Un jeune homme se confie à son frère, avouant qu'il rêve d'épouser la fille du roi. L'épouser, ce serait, pour lui, arriver à vivre l'inouï et l'inespéré. Le roi qui a, pour paraphraser un dicton bien connu, des oreilles comme en ont les murs, accède à ce vœu. Or l'honneur est aussi l'enjeu de tout discours et de tout acte, en ce pays. Quiconque n'honore pas sa parole doit périr. Quiconque n'honore pas sa parole mérite de mourir (ce sera le sort de l'un des deux frères), à moins de mettre de son côté ce qu'il convient d'appeler les ruses de la parole.[2] L'un des deux frères est mort, l'autre s'enfuit, part avec sa femme. Ils tentent et réussissent tous deux à s'échapper, nomades, fuyards. A la suite de plusieurs péripéties, ils rencontrent « le plus grand féticheur de tous les temps, [qui] connaissait les secrets des dieux ». Et l'exilé épouse, en secondes noces, la fille de ce féticheur, qui vient de le sauver de la maladie.

Le voyage se poursuit. Les protagonistes du film accèdent un jour à un pays où tout nouveau venu est soumis à un rite d'intégration avant d'être admis comme membre à part entière de la communauté. L'étranger doit répondre à une énigme qui lui est posée. De sa réponse découlera [PAGE 49] ou ne découlera pas son insertion. Il se trouve que l'exilé est au courant de la réponse à donner à l'énigme (elle lui a été révélée par la fille du roi en place, à l'expresse condition qu'il l'épouse ensuite). L'ancien roi est décapité, l'ancien exilé monte sur le trône.

Et le film continue, arpentant encore d'autres détours qui sont, les uns et les autres, des rendez-vous avec la mort. Il s'achève par des propos de l'ex-immigré revendiquant sa propre mort, « nécessaire » à la survie de son peuple affaibli, émasculé par de mauvaises saisons.

Cabascabo (Niger, 1968) est un court-métrage écrit, réalisé et interprété par Oumarou Ganda. Démarrant par un défilé militaire, il débouche rapidement sur des scènes durant lesquelles d'anciens soldats narrent leurs souvenirs : « Et alors, quand on était à la guerre... ». « En Indochine, je me souviens... », dit Cabascabo. Quelques images le montrent en Indochine, restituant les lignes et les traits du paysage, la mobilité des acteurs plongés dans la guerre.

Le soldat Cabascabo était revenu quasi-triomphaIement dans son pays, et songeait à se faire enrôler dans la police. A son retour, il avait de l'argent et avait passé sa première nuit avec une « fille de vie » (l'argent et la prostitution sont des thèmes omniprésents dans les films d'Oumarou Ganda). Ayant été « mauvais soldat » en Indochine (souvenez-vous : Bao Daï, Hanoi, Saigon ... ), il ne peut se faire embaucher dans la police. Sort du « fautif » : punition, réclusion.

Réclusionnaire, Cabascabo erre, pauvre hère errant, charrié par la misère, floué par un monde qui en fait un paria. L'ancien combattant, ne trouvant pas le travail qu'il espérait, devient manœuvre sur des chantiers. Il se résout finalement (définitivement) à aller cultiver son champ, comme certains vont cultiver leur jardin. Dernières images : la caméra déambule au milieu de la flore et Cabascabo repart vers les terres originelles. Oumarou Ganda disait de ce film qu'il est « partiellement autobiographique». Il a en effet combattu en Indochine entre 1951 et 1955.[3] [PAGE 50]

Ironie, fantaisie, humour et sortilèges

Sur la sorcellerie, ses « résultats », sa « vérité » et ses modalités d'agencement des « preuves », Oumarou Ganda a fait un film où il joue merveilleusement le rôle du Zima (féticheur). Dans Saïtane (Niger, 1972), ainsi que dans tous ses films, la trame est une véritable superposition de couches narratives, d'intrigues renvoyant à plusieurs préoccupations.

« Entre nous pas de problèmes d'argent », dit le féticheur à une dame qui est venue le consulter. A un autre, il dira presque le contraire : « Je travaille avec ce que je vois. Pour cela, il faut amener le prix de la consultation ».

Le féticheur manipule des objets, des cauris, des fétiches, mais aussi des situations. Il élabore des stratégies, fomente des actes corrélatifs à un certain type d'énonciation. Ce n'est pas tant sa pratique (sa praxis) que son discours (son logos) qui lui permet de tester et d'attester, d'affirmer l'efficacité de son métier. Il surenchérit sans cesse par le logos, un peu comme dans certaines tragédies raciniennes (pour ne parler que d'elles)[4], où les personnages suppléent par le discours à une certaine déception, ou à une angoisse, une crainte et un tremblement devant le monde et la tension des rapports humains. C'est de théâtralité, et, par conséquent de mimésis qu'il s'agit aussi ici. En pareil cas, discourir, c'est comme agir. Et agir sur des faits concrets et des situations concrètes c'est, pour le Zima de Saïtane, promouvoir une pratique discursive qui prévienne toute faille, tout raté éventuel. Son discours est donc un assortiment de pièges et de ruses. Le langage devient une cuirasse et un bouclier dont procède toute action réelle. Ainsi, non seulement il précède toute action réelle, mais il aide même à effacer tout procès réel. « Je travaille avec ce que je vois, et si c'est un mensonge, c'est eux », dit le féticheur, parlant des cauris qu'il soupèse. S'adresser à celui ou à celle qui vient le consulter [PAGE 51] c'est, pour lui, à la fois conjurer la réalité et escamoter toute référence à elle.[5]

J'ai dit que plusieurs motifs se superposent dans Saïtane (premier long-métrage d'Oumarou Ganda). Il me faut encore ajouter qu'ils se superposent en plusieurs mouvements, en plusieurs variations. Il y a, dans la trame de Saïtane, des strates, des paliers inextricablement liés entre eux. Le couple, les rapports conjugaux, le divorce, composent un autre thème. C'est pour des enjeux sentimentaux qu'on va souvent voir et consulter le féticheur. « Jalousie » et « infidélité », concurrence et volonté de séduction voisinent, convergent et divergent. Le féticheur est à l'écoute de la vie et de la rumeur, il sait jouer de la vie et du sort des uns et des autres, donnant son appréciation sur tel ou tel problème, voulant transcender jusqu'aux oppositions internes à la communauté qu'il côtoie – peu lui importe, à vrai dire, que ces oppositions et ces contradictions soient solubles ou irréductibles, « principales » ou « secondaires », etc. Il reçoit des personnes ayant des soucis et des ambitions opposés, et leur dissimule qu'il est au courant des diverses interférences de la vie communautaire.

Le Zima mourra : quelqu'un l'attend, perché sur un arbre. Le Zima s'apprête à prélever des écorces et des racines, il lance un « Salam ! » à l'arbre et entend soudain, dira-t-il plus tard, la voix des « esprits de la forêt ». Commence alors l'élan de la chute, la fuite crépusculaire du Zima. Fiévreux, obsédé et comme tenaillé par la voix maléfique, il se précipite dans un abîme après une course furieuse. « Cette fuite-là, il faut l'avoir vue pour la raconter », dira entre-temps le malin plaisantin dont le Zima avait pris la voix pour celle des « esprits de la forêt ». Crépuscule et course vers l'abîme : est-ce encore une version de l'arroseur arrosé ? [PAGE 52]

L'empire du regard

Le wazzou polygame (Niger, 1970) est un autre court-métrage, lui aussi écrit et réalisé par Oumara Ganda. Ici encore, des situations sont dessinées ou esquissées, sondées et explorées sous les ruines du quotidien et du rituel social. Un « wazzou » (nom donné à tout musulman ayant accompli le pèlerinage à La Mecque)[6] déjà polygame et qui s'y entend bien en divagations intégristes reçoit d'un ami la suggestion d'épouser une troisième femme

« Le regard, dit-on, n'a pas de frontière ».

Voici Satou, la fiancée de Garba. Ce sera elle la troisième épouse, malgré son refus. Le wazzou a pour lui la puissance et l'argent. Ce n'est pas, on l'imagine bien, le moindre des atouts dans un corps social où l'argent circule comme un fluide qui a la propriété d'échapper au toucher de chacun. Le thème du rapport à l'argent et des effets de ce rapport intervient une fois de plus : le wazzou offre une forte dot et obtient la main de Satou.

C'est donc sa troisième épouse. Quant à sa deuxième épouse, elle n'apprécie pas ce mariage. Elle va trouver un féticheur qui lui demande « quarante noix de kola et un poulet rouge ». Le féticheur et campé par Oumara Ganda, parfait acteur. « Le mariage, profère le féticheur, n'aura pas lieu ». Le mariage a pourtant lieu. Satou est éplorée. La sus-dite seconde épouse tente d'assassiner Satou, mais n'y réussit pas : c'est la confidente de cette dernière qui succombera aux coups mortels.

Satou s'enfuit – de nouveau le motif de la quête à l'écart et de l'écartèlement, récurrent, insistant. Elle se retrouve à Niamey où elle se prostitue – noyade dans la prostitution, mirages de la ville. Garba, lui aussi, est allé tenter sa chance hors du village. « Ainsi va parfois la [PAGE 53] vie au Niger », disent les intertitres. Ce sont là les dernières mesures de l'œuvre.

Horizons du monde?

Outre Saïtane, Cabascabo, Le wazzou polygame (Prix de la critique internationale du Festival de Dinard en 1971) et L'Exilé, Oumarou Ganda a aussi réalisé Cock, cock, cock (Niger, 1976) qui n'occupe, à franchement parler, qu'une place mineure et secondaire dans un ensemble exemplaire. C'est l'un des rares films qu'Oumarou n'a pas réussi : la « rencontre » des continents et des cultures qui y est exhibée et exaltée est lassante, épuisante. Il y a, dans Cock, cock, cock une enflure et trop d'aspérités, un brassage entre le documentaire et un essai de dramatisation qui est cahotique. Unique intérêt : un effort scénographique et chorégraphique, d'ailleurs peu convaincant. Le reste consiste en un imparfait rafistolage : on retrouve à Paris et au Québec des musiciens et des danseurs qu'il nous a auparavant été donné de voir au Niger. Tout cela est d'autant plus lassant que nul n'ignore qu'il ne suffit pas de quelques exhibitions caricaturales et ossifiées en Occident pour aider à la « rencontre » des cultures. C'est, je le dis une fois de plus, peu convaincant. Ce choix n'est qu'un pis-aller.

Oumarou Ganda, comédien et cinéaste

Se remémorant sa première expérience du cinéma, Oumarou Ganda rappelait que c'est dans Moi, un Noir (Prix Delluc en 1958) de Jean Rouch qu'il avait commencé. Dans Moi, un Noir, il évolue parmi les immigrés nigériens de Treichville (Côte d'Ivoire).

De Moi, un Noir à l'Exilé il y a la même passion ludique et l'approfondissement, de l'autre côté de la caméra, d'une maîtrise des formes, d'un art de l'ellipse : une audacieuse exploration du présent et du passé qui commençait à marquer. Il importe, maintenant, de donner à l'œuvre cinématographique d'Oumarou Ganda la place qu'elle mérite définitivement : celle d'un cinéaste hautement prodigieux.

Ange-Séverin MALANDA


[1] Cf. l'interview d'Oumarou Ganda à Guy Rennebelle, in Cinéastes d'Afrique noire, dans le numéro 49 de L'Afrique littéraire et artistique (pp. 66-67).

[2] Ces ruses de la parole sont une donnée du langage, comme l'ont si bien montré Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant (dans Les ruses de l'intelligence. La métis des Grecs, Flammarion, coll. « Champs », 1974). Les travaux de la pragmatique, qui étudie les rapports entre le langage et l'action, nous sensibilisent à cet aspect du problème. Voir, sur ce point, les travaux de J.-L. Austin, et ceux de J.-R. Searle.

[3] Voir aussi, sur le « retour au pays » d'anciens tirailleurs, traité et mené en un style différent, Niaye (Sénégal, 1964), de Sembène Ousmane.

[4] Cf. Georges Poulet, « Notes sur le temps racinien », in Etudes sur le temps humain, (Ed. Plon, Paris, 1952. Rééd. Editions du Rocher, 1976, pp. 148-165) et Roland Barthes, Sur Racine (Editions du Seuil, Paris, 1963. Rééd. Seuil, coll. « Points », 1979, pp. 59-62). Voir également certains passages des romans d'Henri Lopès, dans Sans tam-tam notamment (Ed. Clé, Yaoundé, 1977).

[5] On comprendra que j'enrobe sous le vocable de « sorcellerie » des pratiques qu'il reste encore à inventorier. Je le fais par pure commodité d'exposition. Le langage de la sorcellerie est touffu, polysémique. Cf. par exemple les recherches de Germân de Granda, in De la matrice de la « langue Congo » de Cuba, publié par le Centre des Hautes Etudes Afro-Ibero Américaines de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Dakar (1973).

[6] Petite rectification : dans l'interview accordée à Hennebelle, Oumarou Ganda expliquait que « le mot « wazzou » signifie, en djerma, « morale ». Le générique indique que « wazzou » est synonyme de « El Hadj » : c'est une erreur du producteur français. Le titre aurait dû être Le wazzou du polygame ». Ce film, dont le premier titre fut Erreur de frappe est, disait Ganda, une réplique contre ceux qui « se servent de la religion comme d'un paravent commode ». La même question est abordée et envisagée sous un angle à la fois proche et distinct dans NJagaan de Mahama Traoré (Sénégal, 1975).