© Peuples Noirs Peuples Africains no. 22 (1981) 104-121



LE ROMAN AFRICAIN COMME EXPRESSION
D'UNE PRISE DE CONSCIENCE CRITIQUE ET REVOLUTIONNAIRE

Martin T. BESTMAN

« Désastre
parlez-moi du désastre
parlez-m'en. »
(Léon DAMAS)






Sans contredit, le roman africain, instrument d'une prise de conscience d'une situation historique traumatisante, permet d'entrer dans le vertige rituel de notre évolution, de descendre mythiquement dans la tragique profondeur du destin d'un peuple éternellement vulnérable; bref, il offre une vue pénétrante d'un univers qui vit les rapports sociaux en termes d'aliénation, de déréliction, d'avalanche de violences...

Cette étude qui se propose d'esquisser rapidement quelques étapes qui jalonnent l'aventure littéraire africaine, tente de dégager le profil ou certains aspects essentiels de notre roman : ses orientations, c'est-à-dire comment il traduit obstinément le tourbillon des réalités changeantes, son rôle devant les déchirures et exigences de la vie trouble, tumultueuse, asphyxiante. En basant l'analyse sur le triple axe de notre itinéraire littéraire : rétrospective, problématique présente et devenir, nous nous efforcerons de mettre au jour le bilan du roman [PAGE 105] pré et post-indépendance, de saisir ses articulations, sa portée sociale et politique, en insistant sur les consonances privilégiées, l'élément moteur, les forces directrices, fécondantes et dynamisantes qui lui donnent tout son relief et tout son sens inexorables.

1.1 – L'Afrique domptée : le poids de la colonisation

Afrique potager de l'Europe. Afrique des travaux forcés. Afrique habituée par cinq cents ans d'humiliation à tendre l'autre joue et à courber l'échine. Afrique des boys qu'on botte. Afrique domptée, Afrique désemparée. Les déshérités, les dépossédés. « Peuple nourri d'insultes » (Aimé Césaire). Tel est l'état privilégié dans lequel la race élue par Dieu pour civiliser et diriger les autres races a injustement réduit le continent noir, continent prétendu « sans histoire », « sans civilisation » que la Providence a placé « sous la bienfaisante protection française » (Mongo Beti, La ruine presque cocasse d'un polichinelle, p. 177), anglaise, portugaise, belge et on ne sait quel autre premier venu d'Europe...

On sait du reste qu'à contre-courant des prodigieux mensonges blancs et des inepties volontiers mythiques et délirantes, alibis commodes calculés pour se donner bonne conscience et légitimer du même coup l'idéologie colonialiste et à plus forte raison abêtiser les Noirs, les démoraliser et étouffer leur génie créateur, d'éminents spécialistes blancs et noirs ont défendu et revalorisé la civilisation africaine en lui donnant ses lettres de noblesse.

En somme si « l'Afrique noire est mal partie » (titre d'un ouvrage de René Dumont), n'est-ce pas dans une large mesure parce que les Blancs l'ont souhaité ainsi ? n'est-ce pas parce qu'ils ont triomphalement morcelé, jugulé, dévirilisé, asphyxié, saccagé, pillé le continent ? (Le pillage systématique continue toujours.) En un mot, délibérément étranglé l'essor africain et bouché les horizons ? Manifestement, car l'Europe coloniale et les négriers imbus de leur soi-disant supériorité omnipotente, poussés par leur cynisme et leur insatiable appétit de posséder tout l'univers, ont inoculé le complexe d'infériorité à ceux qu'ils qualifient de « fils maudits de Cham », après les avoir brutalement réduits en esclavage, [PAGE 106] domestiqués, colonisés, traumatisés, déshumanisés, vidés de leur dynamisme interne et spirituel, brisés, bref plongés dans l'hébétude et brouillé la mémoire collective. A telle enseigne que l'aliénation politique, économique et culturelle est devenue un état d'âme. Il va de soi que le roman, éveilleur de consciences, répercute les secousses de ce triple désastre. Et c'est à la faveur de cette sombre toile de fond historique que l'on saisit mieux les raisons pour lesquelles nos écrivains instruisent le procès du régime colonial et de ses avatars.

L'entreprise coloniale, expression souveraine de la philanthropie européenne, est pour tout dire un désastre pour la race noire. Avec Batouala de René Maran, Things Fall Apart de Chinua Achebe. les romans irrécusables de Sembène Ousmane, Mongo Beti, Jean Ikellé-Matiba, Ferdinand Oyono, Ayi Kwei Armah, Ngugi, etc., nous sommes à même de mesurer les effets éminemment destructeurs et traumatisants de la présence des Européens sur le territoire africain. Ces derniers ont non seulement disloqué les structures traditionnelles viables, mais encore asservi, exploité, bafoué, humilié, abâtardi les Africains, car, selon l'un de leurs porte-parole, ils sont « les plus forts ». (Une pertinente question que le patriarche Guimous pose à Robert, un jeune administrateur français arrogant et gonflé d'orgueil, mérite réflexion : « Pourquoi vous qui êtes si « forts », ne pouvez-vous pas découvrir le secret de la paix ? Le secret de la paix, de la justice et de la fraternité entre les hommes et les peuples ? » – Benjamin Matip, Afrique, nous t'ignorons, p. 78; comme dirait A. Césaire, « Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs 1) Parce que plus « forts », ils ont donc réussi à faire table rase de l'Afrique d'« avant mémoire » et installé leur idéologie raciste, leur politique de ségrégation et d'apartheid sur la terre africaine. Les lâchetés et les cruautés du système colonial confèrent un caractère déchirant et tragique au destin des personnages et des sociétés que dépeignent les romanciers. F. Oyono par exemple, au moyen d'un humour subversif, d'une satire caustique et d'une ironie cinglante, démasque (et atténue en quelque sorte) l'implacable amertume qui enveloppe l'univers colonial; l'auteur d'Une vie de boy et du saisissant Vieux nègre et la médaille fait des tribulations, des déconvenues et de la déchéance de ses [PAGE 107] protagonistes les symboles mêmes de tout ce que l'appareil colonial a d'inhumain.

Comme Oyono, bien qu'avec une crispation collective plus douloureuse, Ngugi déplore le vol des terres fertiles de son pays par les colons anglais; une situation où les véritables propriétaires des terres sont réduits à l'état de mendiants de terres, de squatters, et d'esclaves sur leur propre sol ne peut qu'engendrer le mécontentement et des explosions de révolte. Comme en témoignent The River Between, Weep Not Child ou Grain of Wheat, une vive indignation gagne les Kenyans dépouillés de leurs biens; aliénés par l'exploitation blanche, ils font une tentative de grève, cependant vite matée par la force brutale des Anglais.

C'est peut-être chez Sembène, un écrivain-marxiste militant qui fait corps avec « les damnés de la terre », que la lutte des ouvriers contre l'exploitation, les gangrènes et l'inhumanité du système capitaliste prend une ampleur inédite et atteint à un souffle épique. Cet autodidacte dont la réussite artistique prend des dimensions de légende, transforme par l'imagination fabuleuse et mythique, la grève des cheminots du Dakar-Niger en une victoire retentissante pour le prolétariat. Décidément, du Docker Noir à l'Harmattan et à Xala, l'évolution littéraire de Sembène vers une prise de conscience et de position de plus en plus critique et cohérente contre l'avilissement de l'homme est remarquable. La recherche d'une identité et le combat contre l'aliénation constituent les thèmes centraux autour desquels s'articule sa pensée politique et sociale. Ses héros positifs tels Oumar Faye et Bakayoko sont imprégnés des obsessions de la masse étouffée, d'un système répréhensible. Hautement soucieux de leur devoir envers la collectivité dont ils sont les chantres et les hérauts, ces artisans de l'édification d'une société meilleure se lancent à corps perdu dans le combat révolutionnaire. C'est ainsi que le héros de O pays, mon beau peuple ! se plonge dans une révolution économique, façon sublimée mais dynamique de vivre sa révolte; quand bien même sa tentative de réhabiliter la masse se solde par son assassinat, par-delà le tombeau, Faye devient une force vivifiante et mobilisatrice qui agit sur la conscience de son « beau peuple ». La lutte contre l'aliénation économique amorcée et cristallisée [PAGE 108] dans O pays... gagne une densité et une acuité particulière dans Les Bouts de bois de Dieu, véritable célébration de l'action ouvrière contre les structures capitalistes déshumanisantes. La grève des travailleurs devient en fin de compte une « école » transformant miraculeusement les forces virtuelles inconscientes en consciences, en révolte symboliquement exemplaire.

D'emblée la pénétration européenne est perçue en Afrique comme un malheur. Il faut ajouter que l'avènement du christianisme qui est son corollaire et le véhicule de valeurs étrangères se présente comme une imposture. Aux yeux de plusieurs écrivains noirs, la religion des Blancs apparaît comme une vaste supercherie, une duperie organisée, car, il faut bien le souligner, en prêchant la docilité, la soumission et l'amour de l'autre, elle a su tranquilliser les Africains pendant que les colons s'emparaient des terres; en outre, avec le poids et la collusion conjugués des mécanismes de l'administration coloniale, elle a contribué puissamment au génocide du patrimoine culturel. Comme le laissent apparaître les écrits d'Achebe, de Sembène, de Beti, de Ngugi.... le christianisme, en convertissant les Africains naïfs à une façon de penser venue du dehors, a désintégré les structures de base, démembré les familles; le mouvement de rupture entre parents et enfants – alimenté dans une certaine mesure par l'allégeance religieuse –, telle une image obsessionnelle rôde dans l'univers de nos romanciers. Comment peut-on imposer ses Dieux étrangers à d'autres races à coups de croix, d'épées, de chicote et de corvées sans, dès lors, provoquer leur acculturation, leur dessèchement ou sans les dépouiller de leurs ressources spirituelles authentiques ? Tout compte fait, ne serait-il pas insensé et vain de vouloir prétendre aujourd'hui que la religion blanche est la vraie religion, la seule religion valable, la seule bonne ? D'ailleurs, n'est-ce pas étrangement paradoxal que l'Occident qui s'acharnait à christianiser l'Afrique devient on ne peut plus rationaliste, matérialiste et athée ? C'est là sans doute une des sources du drame spirituel de Samba Diallo de l'Aventure ambiguë. On comprend aisément alors que les auteurs africains dirigent un violent réquisitoire contre la tyrannie des religions importées.

On comprend aussi que Beti, en iconoclaste, remet en question l'œuvre civilisatrice de la religion représentée [PAGE 109] par le Père Drumont. Utilisant les procédés rhétoriques de l'humour et de l'ironie, le romancier du Pauvre Christ de Bomba s'élève contre l'acharnement évangélisateur, le caractère aliénant, anesthésiant et mystificateur d'une certaine forme de religion chrétienne infligée à l'Afrique noire. Par le truchement de ses personnages et des situations, Beti se livre à une critique dévastatrice contre les fausses prétentions, l'esprit borné et la mentalité paternaliste des missionnaires (aussi bien que des administrateurs français). L'itinéraire du R.P.S. Drumont et, partant, la structure circulaire du récit, font ressortir (mythiquement) l'échec de la mission apostolique. C'est par la médiation de Zacharie, parfois porte-parole et conscience de l'auteur, que Beti rend compte de la désillusion qui guette les Africains cherchant dans la religion nouvelle le symbole de la puissance secrète des Blancs; la brutalité de ses paroles démystifie les choses :

    « Les premiers d'entre nous qui sont accourus à la religion, à votre religion, y sont venus comme à... une révélation, c'est ça, à une révélation, une école où ils acquerraient la révélation de votre secret, le secret de votre force, la force de vos avions, de vos chemins de fer, est-ce que je sais, moi... le secret de votre mystère, quoi! Au lieu de cela, vous vous êtes mis à leur parler de Dieu, de l'âme, de la vie éternelle, etc. Est-ce que vous vous imaginez qu'ils ne connaissaient pas déjà tout cela avant, bien avant votre arrivée ? Ma foi, ils ont eu l'impression que vous leur cachiez quelque chose. » p. 46)

Il convient de souligner d'autre part combien le problème de la religion étrangère, chrétienne en l'occurrence, ne cesse de hanter l'imagination romanesque de Beti, de Ville Cruelle à La ruine presque cocasse...

Il faut bien l'avouer, sur le plan religieux comme sur le plan politique, économique, linguistique ou intellectuel, l'Afrique paraît soumise à la tutelle du colonisateur. Aussi au même titre que la religion importée, l'école européenne est-elle considérée, par les personnages, comme une révélation de la civilisation, de la force et du pouvoir des Blancs. Voilà le ressort décisif de l'acte de la Grande Royale de l'Aventure ambiguë lorsqu'elle [PAGE 110] se décide à envoyer les enfants du pays des Diallobés à l'école; selon sa formule devenue célèbre, « Il faut aller apprendre chez eux (les Blancs) l'art de vaincre sans avoir raison ( .. ). L'école étrangère est la forme nouvelle de la guerre que nous font ceux qui sont venus, et il faut y envoyer notre élite, en attendant d'y pousser tout le pays » (p. 47). L'acculturation, l'aliénation et le désarroi, conséquences inéluctables de l'affrontement des deux civilisations antagonistes, se résolvent enfin dans la mort du héros; l'expression de notre « aventure ambiguë » trouve toute sa force dans ce roman qui fait éclater les contradictions.

Le thème de l'école revient fréquemment sous la plume féconde de Ngugi. Chez ce dernier, l'école devient une emprise incoercible, un instrument de libération, car, pensent ses personnages, c'est en apprenant la langue, la logique, la science, le savoir technique des Blancs qu'on s'arme peu à peu de manière à mieux connaître leurs rouages et à les combattre. (N'est-ce pas au demeurant le même raisonnement qui anime Royale ?) C'est pourquoi l'image étincelante de Jomo Kenyatta – éduqué en Angleterre et considéré comme le Moïse noir – ne cesse de fasciner les personnages de Ngugi.

On s'en doute, l'école est un apport positif dans la mesure où elle véhicule des idées progressistes et favorise une prise de conscience de l'urgence non seulement de libérer un peuple asservi par la colonisation mais aussi d'émanciper les femmes. Cette fonction motrice de l'éducation européenne se manifeste chez Agnès (0 pays ... ), Ad'jibid'ji (Les Bouts de bois ... ) et Rama (Xala), comme chez Kany de Sous l'orage de Seydou Badian.

Quoi qu'il en soit, il faut bien se garder de ne voir dans l'école que des bienfaits séduisants. Il reste que le système d'éducation introduit pour les besoins de la cause du colonisateur est tissé de méfaits ou d'aspects néfastes. C'est un couteau à double tranchant, un instrument pernicieux, subtil, insidieux et inexorable d'aliénation et d'acculturation. L'on ne peut nier que, par l'intermédiaire de l'école, l'occupant a insensiblement dompté l'Afrique, lavé les esprits en propageant des modes de penser radicalement à l'encontre du système de valeurs traditionnelles. Plus d'un roman attire notre attention sur ce phénomène. [PAGE 111]

L'école est considérée depuis l'époque coloniale comme une clef indispensable à la promotion sociale, le sésame du succès matériel, ou pour reprendre le langage métaphorique d'un personnage de Charles Nokan, « la grande route qui mène au bonheur » (Violent était le vent, p.44). Est-ce étonnant si Dieng (Le Mandat) qui ignore la langue et les mécanismes administratifs compliqués installés Par les Français est fourvoyé, dérouté, lésé ? Le fétichisme vis-à-vis de l'école se manifeste chez bon nombre de personnages comme Climbié (Climbié), Njoroge (Weep Not Child). Vu l'engouement pour l'instruction, il n'est guère surprenant de voir une galerie de jeunes héros de nos romans partir pour l'Europe à la recherche de la Toison d'or; à titre d'exemple, on peut citer L'Enfant noir, Dramouss, No longer at ease, Kocoumbo, l'Etudiant noir, Chemin d'Europe, l'Aventure ambiguë, etc. A tout prendre, l'école accentue le conflit des générations au sein des sociétés africaines, encourage indirectement l'exode rural, creuse l'écart entre les paysans et l'élite instruite, à la limite elle pousse les jeunes à se couper des valeurs de l'enseignement traditionnel, voire même à mépriser les cultures ancestrales. Dans ce sens, les expériences de Jean-Marie Medza (Mission Terminée) par exemple sont significatives.

L'Europe a légué son système éducatif – pierre angulaire du développement moderne – à l'Afrique. Toutefois, il incombe aux Africains de repenser ce système et de l'adapter à leurs besoins particuliers, aux impératifs de leurs réalités singulières, au lieu de le suivre servilement tel qu'on le constate dans Perpétue de Beti.

1.2 – L'Afrique charnière : la quête orphique

Même si les Européens ont réussi à subjuguer l'Afrique grâce à leur ruse et à la précision meurtrière de leurs armes, ils ont dû faire face à une forte poussée de résistance de la part de nos vaillants ancêtres. Le roman qui s'adapte aux mutations incessantes, aux réalités brutales et désenchantées qui en structurent la thématique, fait écho à ce fait (cf. par exemple, Le vieux nègre... et Afrique, nous t'ignorons, etc., ou encore la transposition littéraire des exploits de Chaka). Le combat pour l'affirmation de la dignité africaine n'a donc pas commencé [PAGE 112] à la veille des indépendances, mais remonte bien à l'époque de l'intrusion européenne et de la servitude coloniale,

Avec 0 pays..., Les Bouts de bois... et les œuvres de Ngugi, les dépossédés redressent le front et revendiquent leurs droits. La recherche d'une identité se dessine progressivement. Néanmoins, cette amorce d'une quête orphique s'intensifie, se durcit et atteint des proportions d'une épopée continentale avec L'Harmattan, Le Cercle des Tropiques, Un fusil à la main, un poème dans la poche et Remember Ruben, quatre récits épiques qui présentent des aspects analogues et épousent l'esthétique du réalisme socialiste. Le souffle émancipateur qui anime ces romans aux perspectives mythiques ou légendaires, semble alimenté par la négation de la servitude et les tornades turbulentes, tumultueuses consécutives aux deux grandes guerres mondiales. Ainsi la lutte de libération ouvre de nouveaux horizons au roman qui saisit l'effervescence militante et la foudre des mouvements d'émancipation universels s'emparant de l'Afrique charnière. Les quatre livres évoqués exaltent les sentiments nationalistes et célèbrent les sursauts d'héroïsme, les hauts faits guerriers et historiques, nous permettant par conséquent de saisir l'ambiance politique du moment de transition. La révolte en germe, les énergies réprimées par les carcans de la colonisation et l'indignation accumulée qui couve dans les romans écrits à l'époque coloniale, explosent ici avec un retentissement insoupçonné. Ces œuvres orientées vers la lutte acharnée sont de véritables flambées de violence, d'espoir et de désespoir. Avec leurs romans qui nous proposent une vibrante vision révolutionnaire, Sembène, Fantouré, Dongala et Beti, à l'instar des griots-historiens, se font les chantres du drame et du combat épique de l'Afrique[1]. [PAGE 113]

1.3 – Afrique désemparée, Afrique désenchantée : le poids des structures modernes

Depuis les événements historiques qu'évoquent L'Harmattan et Remember Ruben, le continent en éveil est en proie à des transformations qui donnent le vertige. Aussi l'accession à l'indépendance (représentée comme une faillite) a-t-elle permis un renouveau littéraire. En effet, la réalité mouvante ne cesse d'articuler aussi bien le contenu que la forme des œuvres engagées depuis l'émergence de notre littérature écrite et l'éblouissante épiphanie de la négritude militante. Même si la cible change avec les courants, il n'en demeure pas moins que le roman, qui marque fidèlement les diverses étapes et aspects de notre drame, perpétue le spectre odieux de l'aliénation et de la violence, le sentiment du désarroi, l'esprit polémique et subversif, en un mot : tous les traits caractérisant les écrits de l'époque coloniale. A coup sûr, avec les romans d'après l'indépendance, se dessine et s'affirme une littérature de la désillusion. Le Mandat et Xala (Sembène), Dramouss (Camara Laye), A Man of the People (Achebe), The Beautiful Ones Are Not Yet Born (Armah), Les Soleils des Indépendances (Kourouma), The Interpreters et Season of Anomy (Soyinka), Le Cercle des Tropiques et Le récit du cirque (Fantouré), Un fusil dans la main, un poème dans la poche (Dongala), Perpétue et La ruine presque cocasse... (Beti), etc., exposent les tares et le poids de l'héritage colonial, les déchirures de la domination étrangère, bref, les fléaux qui s'emparent de la société contemporaine. Ces romans représentatifs fournissent des exemples spectaculaires de la dimension essentielle et dramatique du désenchantement général.

Parce qu'ils ont vécu une expérience d'aliénation commune, les écrivains qui se soucient de la réhabilitation de l'Afrique abordent, naturellement, des thèmes récurrents, et donnent des témoignages concordants sur le colonialisme comme -sur la faillite insondable des indépendances. Presque tous les romans engagés livrent le même message fondamental : au-delà des apparences parfois trompeuses, les pays africains n'ont pas su éviter les pièges du faux nationalisme, du piétinement, le culte exagéré des personnages politiques, l'appétit déréglé du pouvoir [PAGE 114] avec ses séquelles : la répression, les régimes de terreur, de dictature. Tant et si bien que le continent semble se cantonner dans l'impuissance, dans un malaise viscéral, dans un mauvais rêve. Certains leaders politiques auxquels s'en prennent les romanciers, une fois hissés aux rênes du pouvoir n'offrent à la masse que des spectacles désormais familiers de violence, d'avachissement, d'intimidation à outrance, d'emprisonnements arbitraires, de tortures, voire même d'exécutions sommaires. L'introduction du parti unique avec son président à vie fait l'objet de la critique virulente des écrivains.

En définitive, plusieurs romans sont éloquents à l'égard des maux qui accablent les sociétés d'aujourd'hui : alors que Soyinka, dans The Interpreters et Season of Anomy, récuse l'incurie, l'égoïsme, la gabegie, l'incompétence, les forces brutales et aveugles qui rongent sa société en désarroi, Achebe, dans A Man of the People, fustige, avec un réalisme violent, les inégalités sociales, l'appât du gain, la fourberie, la corruption politique de l'élite dirigeante, les abus, la tyrannie, le chaos et l'anarchie qui s'amplifient dans le même univers où tout semble s'effilocher. (On sait du reste que dans ce roman Achebe, romancier toujours revêtu d'un pénétrant sens critique et investi d'un statut de visionnaire, a prophétisé le putsch qui a renversé le gouvernement civil nigérian en janvier 1966 et même le contre-coup d'Etat militaire qui a ébranlé le pays en le plongeant dans une guerre civile sanglante. D'ailleurs, c'est cette guerre démentielle qui fournit la matière au Soyinka de Season of Anomy.) Les accents du romancier de The Beautiful Ones Are Not Yet Born et de Fragments ou de celui de Petals of Blood sont aussi âpres, désenchantés et douloureux que ceux de leurs homologues nigérians.

Dans la même veine, le roman francophone cerne les problèmes de l'Afrique désemparée et ratifie le diagnostic des maux sociaux établi par le roman africain d'expression anglaise. Il révèle avec une impitoyable lucidité que l'évolution sociale et politique des anciennes colonies françaises, avec leur « complexe de dépendance », n'est pas des plus heureuses, puisque l'espoir généré par l'euphorie de la libération s'étrangle au lendemain des indépendances nominales. On peut cependant regretter que le ferment de combativité et de vaillance de [PAGE 115] certains écrivains francophones dont l'œuvre puise ses principales lignes de forces dans la réalité coloniale soit tari depuis la décolonisation.

Certains semblent se confiner dans un ghetto de silence complice, tandis que d'autres, apparemment impuissants et paralysés en raison de la situation politique dans leur pays et compte tenu des postes politiques importants qu'ils détiennent, préfèrent, peut-être par prudence aussi, se taire sur la problématique présente de l'Afrique. En dernière analyse, il est permis de penser que, vu les contraignantes situations actuelles dans certains pays[2], faire partie de l'establishment paraît incompatible avec le rôle d'un « écrivain engagé » (au sens où nous entendons cette expression en Afrique).

En revanche, la conscience aiguë de leur mission de « mage » constitue toujours l'essence qui motive et féconde l'inspiration créatrice de Sembène et de Beti (qui vit toujours en exil), pour ne retenir que les noms de ces deux « phares » de notre littérature militante. Ces « voleurs de feu » assument l'Afrique et ne cessent de démasquer les visages de l'oppression et le cortège des fléaux sévissant dans un univers réducteur. Aussi, par l'intermédiaire de leurs œuvres, créent-ils des mythes. Si l'auteur de Xala accule son protagoniste au déshonneur, n'est-ce pas afin de conférer un contenu motivé et dynamique, une fonction didactique et révolutionnaire, c'est-à-dire un caractère idéologique à son récit ? El Hadj ! Abdou Kader Bèye, dans la même ligne que le Monsieur Thogo-Gnini de Bernard Dadié, est l'incarnation même des hommes d'affaires cupides, dénués de tout scrupule qui affichent leur « opulence ostentatoire » avec insolence et assurent leur avancement social au détriment de la masse. Dans La ruine presque cocasse... où le régime de terreur est déchu grâce au soulèvement populaire enfanté et animé par [PAGE 116] le militantisme des héros positifs messianiques qui forcent le destin (comme dans Le Cercle des Tropiques), Beti, devenu résolument un mobilisateur de consciences, un éducateur et libérateur du peuple, un porteur de messages évangéliques, donc un créateur de mythes, semble suivre le même enseignement révolutionnaire que Sembène et que Fantouré.

A la différence des deux récits fabuleux de Sembène et de Beti que nous venons de mentionner, romans d'où se dégage un sens symbolique et qui débouchent sur une ouverture, c'est-à-dire sur une perspective d'action positive et virile, avec Dramouss, Les Soleils..., Le Cercle.... Le Récit du cirque, Un fusil dans la main... et Perpétue, on s'enlise dans un pessimisme foncier, dans un monde convulsif, un monde cohérent dans son incohérence. Ces univers romanesques conflictuels et anarchiques qu'alimente une réalité sordide, sont décidément parmi les plus explosifs et désenchantés. Bilans accablants et sinistres de nos sociétés en pleine mutation, ces romans attestent et stigmatisent l'abêtissement de la masse, la stagnation, la sensation d'étouffement, la brutalité exacerbée, le délire des coups d'Etats militaires (réels et imaginaires) qui ne cessent d'affliger l'Afrique éternellement livrée à la malédiction, aux stigmates indélébiles de la domination coloniale et aux jeux obliques de l'impérialisme.

1.4 – L'autre Afrique : une impossible quête ?

Alors que la littérature européenne moderne, singulièrement la française, tend à se dépolitiser et à devenir le lieu d'une crise du langage ou d'une remise en cause de l'écriture, c'est un fait éloquent que la politisation de notre littérature se durcit; les problèmes sociaux et politiques continuent de préoccuper et d'inspirer nos écrivains qui se sentent toujours chargés d'une responsabilité à l'égard de la masse. Bref, l'œuvre littéraire remplit un rôle de guide. On ne peut que souhaiter que les écrivains noirs, ces « propagateurs d'âmes (ces) multiplicateurs d'âmes, et à la limite des inventeurs d'âmes » selon la belle expression d'Aimé Césaire, ne se détournent pas des affaires de la cité, qu'ils canalisent les énergies éparses, qu'ils galvanisent et éduquent le peuple et l'aident à retrouver [PAGE 117] son dynamisme créateur, qu'ils s'efforcent de maintenir le lien intime entre l'art et la vie, entre l'artiste et sa communauté comme jadis dans l'univers traditionnel.

Il est loisible d'estimer par ailleurs que la volonté de réhabiliter la femme aliénée et de lui donner le rôle dynamique qui lui revient dans l'Afrique d'aujourd'hui et de demain trouve de plus en plus d'échos chez les écrivains imprégnés d'une conscience critique et que les romans futurs suivront à cet égard l'exemple de Sembène, de Fantouré, du Seydou Badian de Sous l'orage ou du Beti de La ruine presque cocasse... Et du reste que la réalité pratique ne dément pas le mythe créé par les romanciers au risque de rendre leur quête impossible.

Pour conclure, exprimons le souhait que la disparition ou du moins la diminution de la souffrance, de la faim et de la misère chroniques jointes à l'analphabétisme élevé puisse, demain, permettre à une plus grande majorité d'Africains, à qui les œuvres écrites sont inaccessibles aujourd'hui, de goûter leurs auteurs. Car, à l'inverse du monde traditionnel où l'oralité permettait à une communauté de participer à l'acte littéraire, dans l'univers moderne, l'écriture (parfois trop élitaire) restreint le public des écrivains si bien que la portée de leurs écrits ne filtre pas jusqu'à la base de la pyramide sociale. Sembène, on le sait, résout partiellement ce problème d'audience et de diffusion en ayant recours au cinéma. On pourrait envisager également le recours aux langues africaines, mais un tel choix risquerait peut-être d'enfoncer l'écrivain dans un ghetto, dans une impasse, et de soulever des problèmes plus graves. C'est un véritable dilemme!

Enfin, il est hors de doute que la solidarité fraternelle, le dévouement à la cause commune (idéaux prônés par les personnages) ainsi que l'élimination des obstacles puissants auxquels se heurtent inéluctablement nos Etats en voie de développement et à propos desquels nous sensibilise le roman - dont l'hallucinant cancer du despotisme sanguinaire, la corruption et le népotisme qui s'épaississent d'un jour à l'autre, le néo-colonialisme redoutable qui paralyse toujours le continent -, contribueraient à faire renaître, « de la cendre de l'harmattan » (Sembène 0., L'Harmattan, p. 190), l'autre Afrique, [PAGE 118] l'Afrique future rêvée, fière, robuste, épanouie, sereine, généreuse...

Martin T. BESTMAN
Department of Modern
European Languages
University of Ife
lle-Ife, Nigeria

ACHEBE, Chinua. Things Fall Apart (Le monde s'effondre), Londres, Heinemann,1973 (1e édition 1958) – No longer At Ease (Le malaise) Londres, Heinemann, 1974, African Writers Sercies no 3 (1e édition 1960) – Arrow of God (La flèche de Dieu) Londres, Heinemann, 1974, A.W.S. no 16 (1e édition 1964) – A Man of the People, Londres, Heinemann, 1973, A.W.S. no 31 (In édition 1966)

ARMAH, Ayi Kwei. The Beautiful Ones Are Not Yet Born (L'âge d'or n'est pas pour demain) Londres, Heinemann, 1976, A.W.S. no 43 (1e édition 1968) – Fragments, Londres, Heinemann, 1974 A.W.S. 154 (In édition 1969) – Why Are We So Blest ? Londres, Heinemann, 1974, A.W.S. 155 (1e édition 1972) – Two Thousand Seasons, Nairobi, East African Publishing House, 1973 – The Healers, Londres, Heinemann, 1979, A.W.S. 194, (1e édition 1978) [PAGE 119]

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[1] Trois des romans dont il a été fait mention ici ont déjà fait, ailleurs, l'objet d'études plus détaillées. Le lecteur intéressé pourrait se référer à nos deux livres : a) Sembène Ousmane et l'esthétique du roman négro-africain (en particulier le chapitre VI) et b) Le jeu des masques : essais sur le roman africain (chapitres V et VI).

[2] La censure politique à laquelle est soumise l'œuvre cinématographique de Sembème (on est au courant des mésaventures qu'a subies Ceddo par exemple) ou bien les démélés de Ngugi avec le gouvernement du Kenya, ses douloureuses épreuves et son emprisonnement, en disent long sur les contraintes subtiles et aliénantes infligées aux ecrivains militants. On peut se demander si de telles puissantes contraintes ne démoraliseront pas ou n'étoufferont pas insensiblement les voix les plus authentiques et les plus critiques de notre littérature vivante.