© Peuples Noirs Peuples Africains no. 22 (1981) 55-84



LA COMMUNAUTE NOIRE EN GRECE

Joachim ABOG-LOKO

Tu cherches la vérité ? Il te suffit d'ouvrir les yeux.
Proverbe bantu.

Nous ne nous tromperons pas d'objectif. Il ne sera que rarement question d'un racisme aux manifestations grossières. Non, ce n'est pas du racisme type Sud-Africain que nous traiterons, Les Grecs ont assez de finesse pour ne pas verser dans le banal. Il s'agira d'un racisme subtil, aux allures élégantes, d'un racisme chrétiennement « civilisé ».

I. – Une propagande officielle savamment orchestrée et adaptée aux besoins économiques

L'étranger qui choisit la Grèce pour ses vacances ou ses études se convainc dès son arrivée que la Grèce n'est pas seulement le berceau de la Civilisation Occidentale comme il l'a appris dès l'école primaire quelquefois, mais aussi un bien réel paradis de l'hospitalité. Comment ne s'en convaincrait-il pas ? Le discours officiel, les grands moyens d'information et les propos tenus par tout Grec au visiteur étranger ne se joignent-ils pas pour affirmer qu'en Grèce il n'existe aucune discrimination ? [PAGE 56] On rappelle volontiers au visiteur africain surtout, que la Grèce, au contraire de la Belgique, de la France, de l'Angleterre, du Portugal pour ne citer que ces pays européens, n'a jamais eu de colonie. Au contraire, vous signale-t-on, pendant 400 ans, la Grèce a été une colonie turque. En conséquence, le « cœur » de la Grèce est plutôt du côté des opprimés que du côté des oppresseurs; n'ayant pas fait l'apprentissage de la domination, les Grecs n'ont pas pu développer des sentiments de supériorité à l'égard des autres peuples. Toujours, s'il est africain, l'étranger apprendra que le Grec ignore le racisme parce que rien dans son éducation ne le prépare à cela (sic!). D'ailleurs, les lois ne garantissent-elles pas l'égalité des individus quel que soit leur sexe ou leur race? Un autre argument souvent utilisé pour prouver l'hospitalité des Grecs est l'affluence des touristes. Chaque année, vous dit-on, toujours plus de touristes passent leurs vacances en Grèce; ce phénomène ne se produirait pas si la Grèce n'offrait pas les conditions nécessaires.

La nécessité de paraître hospitalière est dictée par le besoin vital que la Grèce a des devises étrangères. Entièrement dépendante de l'étranger sur le plan énergétique, la Grèce voit dans le tourisme une solution à son problème de devises. Les statistiques officielles établissent que 20 % des rentrées en devises sont le fait du tourisme. L'Organisme Hellénique de Tourisme (E.O.T.) avance le chiffre de 5,5 millions de touristes pour l'année 1979.La Grèce a une population de 9 millions d'habitants. Le tourisme est ainsi, après la marine marchande, la principale source de devises étrangères. Le tourisme résout aussi un autre problème, celui du chômage. La plus grande partie des employés grecs du secteur hôtelier sont en effet des chômeurs partiels. Ce n'est que le printemps, avec l'arrivée des premiers touristes, que les trois quarts des hôtels recommencent à fonctionner, pour fermer au milieu de l'automne. Devant une telle situation, il est plus qu'urgent que la Grèce apparaisse comme un pays hospitalier pour attirer le plus de touristes possible. Depuis deux ans en effet, dans les nombreuses îles grecques, on voit de plus en plus de touristes en provenance du Moyen-Orient; ce serait, semble-t-il, de très bons payeurs. La Grèce peut ainsi récupérer une partie des devises versées pour l'achat du pétrole. Jusqu'en 1977 [PAGE 57] le tourisme en Grèce était uniquement le fait d'Européens, Allemands et Scandinaves surtout, et de Nord-Américains. Outre le tourisme, il y a l'enseignement semi-universitaire et la formation militaire qui obligent la Grèce à garder des apparences hospitalières. Le premier, presque entièrement privé, attire de nombreux jeunes des pays arabes, notamment du Soudan, d'Egypte, de Syrie, de Jordanie, mais aussi du Nigeria, Son coût relativement bas, si on le compare à celui d'autres pays européens, et la proximité de la Grèce par rapport aux pays du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord sont les raisons principales de cette préférence. Cette entreprise est, elle aussi, source de nombreuses devises, puisqu'il est interdit aux étudiants étrangers de travailler. La formation militaire est une véritable aubaine pour le gouvernement grec. Chaque année, des centaines de jeunes Africains remplissent les écoles militaires grecques. Ils viennent essentiellement du Burundi, du Cameroun, du Gabon, de Libye, d'Ouganda, du Tchad, du Sénégal, du Soudan et du Zaïre. Le coût annuel de leur formation dépasse les 400 000 F.F. par stagiaire, salaire du stagiaire non compris. Cette formation, quelquefois inutilement longue, est d'un niveau douteux. La Grèce adopte progressivement la solution d'écoles militaires d'outre-mer destinées uniquement aux Arabes et Africains. Une école de ce genre est expérimentée à l'école navale des sous-officiers. (Dans le domaine universitaire aussi, un projet de création d'une Université pour Arabes en Crète est en discussion.) Un sous-officier électrotechnicien de la marine est formé en Chine en 10 mois; en Grèce cette formation dure au moins trois ans. Durant leur formation, les stagiaires sous-officiers et officiers des écoles navales et aériennes ne suivent aucune formation pratique réelle, laquelle se fera pour les Grecs et pendant deux ans au moins, après la formation théorique. A ce moment-là, les Africains sont déjà rentrés en Afrique; de telle sorte que leur efficacité au travail est faible (cette efficacité est-elle d'ailleurs nécessaire ? Les militaires africains, surtout les officiers, ne sont-ils pas en réalité des chômeurs payés ?) La seule exception concerne les élèves-pilotes dont la formation est essentiellement pratique. La présence de ces stagiaires, dont les salaires dépassent quelquefois ceux d'un professeur d'Université [PAGE 58] (Les moins gâtés d'entre eux sont les sous-officiers soudanais dont le salaire s'élève à 1200 F.F. environ. Tous les stagiaires sont logés et nourris dans leurs centres de formation. Le salaire n'est donc en réalité, que de l'argent de poche.), constitue elle aussi, bien qu'à un degré moindre, une source de devises. Mais plus que les devises gagnées pour la formation, c'est de plus en plus la vente des armements « made in Greece » qui intéresse le gouvernement grec. En effet, depuis un an et demi, le gouvernement grec met sur pied dans la région de Tanagra une industrie d'armements avec l'aide de l'Allemagne Fédérale et des États-Unis. C'est évidemment vers l'Afrique et le Moyen-Orient que la Grèce compte écouler sa production. La formation de sous-officiers et d'officiers africains et arabes sera sans doute liée à l'avenir à l'achat par ces mêmes pays d'armes grecques.

Ces nécessités économiques, malgré les apparences, ne changent rien à la réalité sociale. Les rapports entre citadins grecs et Noirs ou ceux qui ont un teint foncé tels les Pakistanais, restent marqués par un racisme feutré, d'autant plus dangereux qu'il n'apparaît qu'à ceux qui le subissent ou qui prennent le soin de regarder de près.

II. – Le mythe de l'hospitalité et la réalité quotidienne dans les villes grecques

Un après-midi d'hiver 197... où je vidais un pot dans un café d'un quartier populaire de Thessalonique, le propriétaire du café, très hésitant, m'aborda pour la première fois depuis 6 mois que j'étais son client et me fit quelques révélations. Il me fit d'abord remarquer que, s'il avait longtemps hésité à m'aborder, c'est qu'il n'avait entendu parler des Noirs qu'en mauvais termes, et qu'il était franchement surpris de voir que depuis 6 mois que j'habitais le quartier, personne n'avait eu à se plaindre de moi, ni d'ailleurs de mon co-locataire, Africain noir aussi. A ce moment de la conversation, une bonne dizaine de Thessaloniciens s'étaient déjà groupés autour de moi, voulant, d'après certains, entendre un Noir parler grec, d'après d'autres suivre une conversation qui ne manquerait pas d'intérêt; tous, j'en étais certain, pour percer le mystère du Noir dont ils avaient tant et tant entendu parler sans pouvoir l'aborder tant il est vrai qu'à cette époque-Ià, à Thessalonique, la communauté noire [PAGE 59] était encore très réduite. Mon interlocuteur me fit savoir que dès le bas âge, et à l'école de surcroît l'enfant grec apprend à assimiler le Noir au primitif et au sauvage. Tout Noir vivant dans une ville grecque peut d'ailleurs le constater chaque jour. En route, les enfants qui aperçoivent un Noir s'écrient « O mavros, o agrios », c'est-à-dire, le noir, le sauvage, sans que cela dérange qui que ce soit. Parfois un parent, dans une réaction hypocrite, ordonne à l'enfant de se taire; mais cela ne change vraiment rien; l'enfant ne peut être que le reflet de l'éducation qu'il reçoit, c'est-à-dire de la société dans laquelle il grandit. Les Grecs qui souffrent tous de la diarrhée verbale vous diront que ce ne sont que les enfants qui agissent ainsi et jamais les grandes personnes. La suite de notre propos montrera que les grandes personnes, usant de toutes les astuces de l'hypocrisie, arrivent à des résultats meilleurs. La révélation la plus intéressante que me fit le propriétaire du café et qui provoqua une réaction inattendue mais combien révélatrice concernait la participation des Grecs comme mercenaires dans l'armée des racistes rhodésiens. Mon interlocuteur m'apprit que des fonctionnaires du consulat sud-africain avaient l'habitude de recruter des mercenaires grecs pour le compte des armées rhodésienne, sud-africaine et même portugaise. Recrutés à Athènes, les mercenaires grecs transitent soit par Londres, soit par Lisbonne. Le brave homme parlait en connaissance de cause, la proposition lui ayant été faite personnellement. Dès que mon interlocuteur me fit cette révélation, et alors qu'il s'apprêtait à me donner de plus amples détails, l'assistance, si paisible quelques instants auparavant, se transforma tout d'un coup; dans le but visible de l'empêcher de continuer à parler, les compatriotes de mon interlocuteur s'étaient mis à traiter ce dernier de menteur, l'invectivant au besoin, jurant tous les dieux qu'aucun Grec ne pourrait se transformer en tueur pour de l'argent. Un fit remarquer au brave homme que si des Grecs combattaient comme mercenaires en Afrique, je l'aurais su dès l'Afrique. J'essayai en vain de leur expliquer que, venant d'un pays où un régime de dictature fasciste n'offre aucune chance d'information objective, je ne pouvais pas savoir grand-chose de l'actualité dans mon continent d'origine, l'assistance ne voulut rien entendre. [PAGE 60] De toute manière, le groupe d'hommes qui m'entouraient essayaient de faire taire le courageux propriétaire du café plutôt que de s'informer. La vérité, comme je n'allais pas tarder à le savoir, est que toutes ces personnes qui étaient soit ouvriers, soit petits employés, savaient pertinemment, comme d'ailleurs beaucoup de citadins grecs, que des mercenaires grecs partaient régulièrement en Afrique, C'est, semble-t-il, un moyen de s'enrichir rapidement; pour qui connaît l'avidité du Grec à s'enrichir, cette anecdote n'a rien de surprenant. Il me paraît aussi pour le moins fort improbable que le gouvernement grec, qui entretient d'excellentes relations avec l'Afrique du Sud, ne soit pas au courant du trafic de mercenaires grecs. C'est tout un peuple qui est ainsi complice des racistes sud-africains. Mais qu'importe, ceux qu'on assassine en Afrique ne sont après tout que des Noirs: Signalons d'autre part la présence de dizaines de milliers d'ouvriers spécialisés et contremaîtres grecs en Afrique du Sud où la modernisation de l'industrie exige l'utilisation d'un personnel toujours plus qualifié qui ne peut évidemment pas être puisé dans la réserve noire. Cette collaboration poussée entre racistes sud-africains et gouvernement grec ne provoque aucun remous dans l'âme très chrétiennement orthodoxe des Grecs.

Le mépris et le rejet du Noir sont présents dans chaque acte du Grec. Quand un Noir cherche un appartement à louer à Athènes, à Thessalonique ou à Patras, personne ne le renvoie brutalement en ajoutant un sale nègre comme c'est le cas en Angleterre, en BeIgique et en France. On lui répond poliment que l'appartement vient d'être loué. « Pourquoi n'avez-vous pas retiré l'annonce ? » « Mais, je vous l'ai dit, l'appartement vient d'être loué. » Le lendemain, l'annonce est toujours là. Au marché des vivres, à l'épicerie, les prix grimpent dès que le client est noir. On pourrait multiplier à l'infini les exemples. Fuyant leurs pays d'origine où le chômage atteint des sommets vertigineux, de jeunes Africains, notamment des Egyptiens, des Soudanais, des Somaliens, des Gambiens, des Nigérians, des Camerounais et des Zaïrois s'engagent sur des navires grecs comme matelots ; leur salaire ne correspond tout au plus qu'à la moitié du salaire versé à leurs collègues grecs pour le même travail. N'étant sous la protection ni des gouvernements de leurs pays d'origine[1], [PAGE 61] ni encore moins du gouvernement et des syndicats grecs qui mènent au contraire, avec l'aide des journaux une véritable guerre contre les ouvriers noirs[2] accusés d'accepter des salaires bas et de créer ainsi un problème de chômage. Les ouvriers noirs sont tout simplement des êtres à la merci des capitalistes grecs avec tout ce que cela implique : humiliation, bas salaires, insécurité etc. Recrutés avec la complicité du gouvernement grec, les ouvriers noirs remplissent une double fonction : ils maintiennent malgré eux et involontairement les salaires bas, multipliant ainsi les profits des capitalistes grecs dont le gouvernement n'est que le garant des intérêts; ensuite, ils passent pour être la cause du chômage aux yeux d'une population sans imagination, largement raciste et mal informée. Il n'est donc pas surprenant que les formes grossières de racisme se rencontrent chez les ouvriers et petits employés grecs, personnes qui auraient pourtant intérêt à lutter la main dans la main avec les ouvriers noirs. Là réside justement la ruse du capitalisme : plutôt que d'unir leurs forces pour exiger des conditions de vie et de travail meilleures, les dix mille ouvriers et employés de M. Bodosakis et les vingt-deux mille de M. Niarkos s'éparpillent et se trompent d'objectif. D'ailleurs qui peut vraiment nous assurer que si les ouvriers noirs réussissaient à obtenir des salaires égaux à ceux de leurs camarades grecs, ces derniers se tiendraient tranquilles ? Le succès du capitalisme grec n'est-il pas après tout d'avoir inculqué aux ouvriers et petits employés grecs l'idée qu'ils étaient supérieurs à tout noir ? L'ouvrier ou petit employé grec garde ainsi une consolation de dernier ressort : sa supériorité supposée sur le Noir.

Dans ce système d'hypocrisie générale, la police joue évidemment un rôle très important. Sa technique préférée [PAGE 62] est le silence et l'indifférence. Chassés des appartements sans le moindre préavis, il est arrivé que des Noirs se plaignent à la police. Rien n'a jamais été fait pour punir les propriétaires en infraction. Un élève militaire burandais a trouvé un matin sa voiture brûlée alors qu'il l'avait garée à quelques mètres de la base militaire où se trouvait son école. Interrogées sur l'accident, les nombreuses sentinelles qui gardaient l'entrée de l'école déclarèrent n'avoir rien vu de suspect. L'enquête s'arrêta là, faute d'éléments. Un marin ghanéen, qui avait eu la maladresse de répondre aux sourires de deux jeunes filles grecques assises comme lui dans un jardin publie au port athénien du Pirée, a vu le poignard d'un extrémiste de droite, raciste primitif, lui pénétrer l'épaule. Alertés par le cri de douleur du Ghanéen, les autres marins noirs qui se trouvaient dans le jardin se mirent à poursuivre le Grec qui s'enfuyait. Il dépassa le commissariat de police et alors qu'il commençait à s'essouffler, un taxi s'arrêta et l'emporta. La police se déclara incapable de retrouver un individu qui était pourtant passé devant le commissariat où se tient toujours un agent de police. Au contraire, pour prévenir d'éventuelles représailles, de nombreux marins noirs furent arrêtés et faits prisonniers pendant une nuit. La presse réagit par un silence total et unanime sur l'affaire.

III. – Le rôle des mass media et des intellectuels

Rareté et médiocrité des informations sur l'Afrique sont les principales caractéristiques des grands moyens d'information grecs. Nous n'allons pas insister sur les histoires sensationnelles sur les Noirs et leurs mœurs bizarres qui paraissent dans la presse et à la télévision. Ce genre d'histoires est devenu monnaie courante dans tout pays de l'Occident « civilisé ». Il faudra bien qu'un jour les Occidentaux nous expliquent par quel tour de passe-passe ils se sont attribué le monopole de la civilisation.

Le gouvernement utilise le formidable pouvoir de la télévision pour tromper le peuple grec. Dans une émission qui passe un mercredi sur deux et qui s'intitule « un film, un débat », la première chaîne de la télévision hellénique a réuni un soir de 1976, un professeur blanc américain, un professeur grec à l'Université de Johannesburg, [PAGE 63] un étudiant noir soudanais et deux intellectuels grecs. Le thème du débat : Peut-on dire qu'il existe en Grèce un problème de discrimination raciale ? D'entrée de jeu, tous les debaters affirmèrent que la Grèce ne présentait aucune forme de discrimination raciale. Le débat aurait pu s'arrêter là. Seulement, comme l'émission est directe et que les téléspectateurs peuvent téléphoner et poser des questions, une dame grecque voulut savoir pourquoi les Grecs ne supportaient pas le spectacle d'une fille grecque accompagnant un jeune homme noir. La question mit les debaters grecs mal à l'aise; ils se lancèrent dans des acrobaties intellectuelles pour justifier le comportement de leurs compatriotes. On nous rappela qu'il existe des pays vraiment racistes tels les U.S.A. et l'Afrique du Sud et qu'à côté de ceux-là la Grèce ne pouvait pas être sincèrement considérée comme un pays raciste. Ce serait manquer de bon sens, devenir pessimiste pour rien. En fait on reprenait la théorie du Soviétique Boukovski pour qui le pessimiste est celui qui pense que les choses ne peuvent aller plus mal qu'elles ne vont. En d'autres termes, tout va bien en Grèce tant qu'ailleurs les choses sont pires. D'ailleurs, nous jeta-t-on à la figure, en Afrique même, il y a des pays à population entièrement noire où le racisme existe; et comme exemple de ces pays on nous cita le Burundi avec ses Hutus et le Nigeria avec ses Ibos. En réponse à ce genre de raisonnement boiteux et mesquin, le lecteur est prié de se reporter à l'excellent article de Madame Nadine Nyangomo paru dans le no 2 de « Peuples Noirs-Peuples Africains », pages 121 à 147. A la fin de leurs acrobaties, les debaters grecs nous apprirent qu'en Grèce seuls les paysans avaient quelques préjugés raciaux. On ne saurait imaginer pire falsification de la réalité. Tous les Noirs vivant en Grèce sont unanimes sur ce point : les paysans grecs manifestent une curiosité fort compréhensible à la vue de tout étranger, qu'il soit noir, blond ou jaune, mais leur attitude n'a rien de raciste. De nombreux séjours dans les villages grecs nous ont permis de constater la grande différence de mentalité existant entre les paysans et les citadins grecs. Rien de surprenant à cela; vivant pour la plupart presque à la périphérie du système capitaliste, prétendue société libérale et évoluée des villes, société génératrice de discrimination et de racisme. Si hospitalité [PAGE 64] il y a en Grèce, c'est chez les paysans qu'on la trouve et non dans la tape « amicale » d'un professeur d'université pourtant profondément convaincu de la supériorité intellectuelle de ses jeunes compatriotes. Les Africains devraient d'ailleurs apprendre à ne plus tolérer ce genre de tapes.

Il est arrivé à la télévision grecque, il est vrai du temps des colonels, de perdre les notions élémentaires de bienséance. Ayant cédé à la pression des riches Grecs qui voulaient se débarrasser de la concurrence d'une partie de la communauté grecque, Joseph-Pas-Désiré Mobutu chassa du Zaïre les moins fortunés des Grecs. L'affaire se passa au début de l'année 1974, quelques mois avant la coupe du monde de football. La télévision hellénique en profita pour attiser le racisme des Grecs. Elle présenta dans un stade une équipe de football composée de Noirs et à côté d'eux de nombreux ossements, grâce au jeu de la superposition des images. Cette image était un avertissement aux équipes blanches qui se produiraient à Munich dans la même compétition où était engagée l'équipe du Zaïre. Ayant appris les lourdes défaites du Zaïre, notamment devant la Yougoslavie (0-9), les Grecs présentèrent tous les matches de l'équipe zaïroise, en différé bien entendu. Pour apprécier cet événement, je signale au lecteur qu'en 1978 lors de la coupe du monde à Buenos-Aires, la télévision hellénique n'a retransmis aucun match de la Tunisie alors que toutes les autres équipes ont vu tous leurs matches retransmis.

Une ou deux fois l'an, la télévision hellénique présente des soi-disant documentaires sur l'Afrique; en 1977, le directeur du service « informations extérieures » réalisa un documentaire sur Idi Amin. Le dictateur déchu fut présenté comme une idole pour son peuple qui le considérait à certains moments comme un dieu. Les femmes dansaient à son passage, les hommes se pliaient en quatre pour le saluer, bref tout le monde était heureux sous Dada. C'était à se demander pourquoi de temps en temps quelques écervelés, abusant sans aucun doute de la générosité d'Amin, le poussaient au crime. Vraiment difficiles à comprendre, ces Africains ! Il fallait faire avaler aux téléspectateurs grecs qu'en Afrique les gens en sont encore à adorer même les pires sanguinaires. Ne concluez surtout pas que cela s'appelle racisme; en Grèce, [PAGE 65] on ignore le racisme. Un documentaire sur le Sénégal de la télévision française présenté par la télévision hellénique le premier novembre 1979 à l'occasion de la visite du chef de l'Etat sénégalais en Grèce s'ouvre sur l'île de Gorée où, précise le commentateur, des milliers d'Africains ont été vendus comme esclaves pour servir en Amérique. Le second et dernier commentaire à caractère historique et politique nous apprend que, du temps de la colonisation française, il y eut un mariage heureux entre les populations indigènes et les colonisateurs. Le reste des trente minutes du documentaire est consacré aux danses folkloriques et aux bains de mer. Rien n'est dit sur la vie culturelle, politique et économique du pays. Ayant vu ce documentaire, l'homme grec retient deux images : celle du Noir esclave et celle du Noir danseur. N'est-ce pas après tout la substance de la « pensée » senghorienne ?

En dehors de la grande Myriam Makeba et de Manu Dibango, aucun autre musicien africain ne se fait entendre à la radio hellénique. Le disco, dégénérescence musicale américaine, est présenté comme musique des Noirs. Autant que je m'en souvienne, une seule fois, la télévision hellénique a présenté un documentaire valable sur l'Afrique. Réalisé par la B.B.C., le documentaire offre au téléspectateur l'occasion de s'informer sur les choix économiques de la Tanzanie et leurs implications sociales. Le président Nyéréré, un des rares chefs d'Etat dont l'Afrique puisse être fière, explique pourquoi le socialisme est la seule voie qui s'offre à l'Afrique pour son développement (bien qu'en Tanzanie même le socialisme n'en soit encore qu'à la déclaration d'Arusha, peut-être bien parce qu'une petite-bourgeoisie bureaucratique dont fait partie Nyéréré lui-même, refuse de laisser se développer un véritable pouvoir paysan et ouvrier).

D'octobre 1977 à janvier 1978, de nombreuses informations sur des vols commis par des Arabes et des Italiens paraissent dans les journaux grecs. Profitant du sursaut de haine que déclenchent ces vols, le journal de droite « Apoyevmatini », dans le but à peine voilé d'inciter la population grecque à la vengeance, décide de faire une « enquête » dans ses éditions des 4, 6 et 7 février 1978. « Apoyevmatini » pose à un échantillon d'Athéniens la question suivante : « Que pensez-vous de la présence des étrangers en Grèce ? » Ainsi libellée, la question invite à parler [PAGE 66] de tous les étrangers, Africains, Américains, Arabes, Asiatiques et Européens. Mais dès le premier paragraphe, il n'est plus question que des Noirs. Les résultats de l'« enquête » ne surprennent aucun Noir. Sur dix hommes interrogés, huit assimilent les Noirs à des êtres inférieurs, barbares ou tout au plus diminués. Chez les femmes, la proportion est moindre : trois approcheraient sans complexes un Noir, affirmant même pouvoir l'accepter comme mari, une n'a pas d'opinion et six se refuseraient à toute communication. Les commentaires des journalistes responsables de l'« enquête » sont encore plus intéressants. Les Noirs sont présentés comme des opportunistes qui se marient avec des Grecques (nous reviendrons sur ce problème du mariage) dans le seul but de s'établir définitivement en Grèce. On sait pourtant que le droit de se fixer définitivement en Grèce n'est réservé qu'aux individus de nationalité grecque; même en cas de mariage avec une Grecque, l'étranger n'est pas autorisé à se fixer définitivement en Grèce. Dans un autre commentaire, les Noirs sont accusés de créer un Harlem dans Athènes. Dans son édition du 6 février 1978, « Apoyevmatini » écrit : « 15 000 ouvriers noirs, responsables de la stagnation des salaires, de la montée de la criminalité et de la consommation de la drogue, vivant pour la plupart dans l'illégalité, ont créé un véritable Harlem au centre d'Athènes. » Cette « enquête » permit à « Apoyevmatini » de battre tous les records de vente. A 15 heures, il n'était plus possible de trouver un seul exemplaire du journal qui est mis en vente à 12 heures ! Nous voulons croire qu'on ne puisse pas juger la population athénienne à partir d'une « enquête » d'un journal aussi réactionnaire qu'Apoyevmatini, on peut toutefois s'étonner que l'affaire n'ait soulevé de protestations ni dans les organisations progressistes, ni à la télévision qui laissa d'ailleurs passer une publicité d'Apoyevmatini sur la fameuse « enquête », ni enfin dans les quotidiens athéniens; « Rizospastis », organe du P.C. grec et « Elefthérotypia », quotidien à grand tirage, proche du P.S. et relativement objectif, se bornèrent à publier la lettre de protestation des étudiants africains. Ces derniers réagirent tout de suite. Après deux réunions, ils mirent au point une lettre de protestation dans laquelle ils dénonçaient la campagne de racisme entreprise par « Apoyevmatini » [PAGE 67] et accusaient le gouvernement grec d'inertie devant la montée du racisme. Nous proposons au lecteur le texte de cette lettre :

« Les Etudiants Africains en Grèce (E.A.G.) ont lu sans surprise mais avec une grande déception l'« enquête » du journal « Apoyevmatini » relative à la présence des Noirs en Grèce (Apoyevmatini des 5, 6 et 7 février 1978). Dans cette « enquête », les Noirs sont présentés d'une part comme des opportunistes et d'autre part comme les principaux responsables de la criminalité en Grèce; leur souci majeur est de se fixer définitivement en Grèce soit en réalisant des mariages intéressés, soit en acceptant des salaires bas. Les E.A.G. considèrent ces accusations effrontées, ignominieuses et humiliantes comme de pures inventions. Les E.A.G. croient fermement que ces accusations constituent une manifestation grossière de racisme en profonde contradiction avec la manière dont sont traités les Grecs en Afrique où ils s'enrichissent tous.

S'agissant plus particulièrement de la présence d'ouvriers noirs en Grèce, nous dénonçons l'existence d'un trafic d'ouvriers noirs à partir de l'Afrique par les industriels et armateurs grecs, lesquels promettent aux ouvriers noirs des salaires élevés. Une fois en Grèce, les Noirs, victimes du chantage sous toutes ses formes, acceptent les pires emplois pour de très bas salaires sans réussir pour autant à obtenir un contrat de travail. Quand on ne veut plus de leurs services ou quand ils s'organisent et deviennent exigeants, ils sont licenciés et ne peuvent même pas bénéficier d'un billet d'avion pour rentrer chez eux. Les E.A.G. pensent qu'une simple application des lois en vigueur en Grèce résoudrait sans heurts le problème des ouvriers noirs.

S'agissant du mariage avec les filles grecques, il est pour le moins stupide de ne voir dans ces mariages que le seul opportunisme des Noirs désirant élire domicile en Grèce. Les E.A.G. rappellent à ceux qui le savent et informent ceux qui ne le savent pas que nous sommes en Grèce pour faire des études et qu'au terme de ces études, nous retournerons en Afrique lutter pour que nos Peuples vivent libres et mieux. S'il arrive toutefois que pendant notre séjour ici, deux jeunes s'aiment et décident librement de se marier, quoi de plus normal ? [PAGE 68]

Cette issue ne semble pas beaucoup plaire au journal « Apoyevmatini ».

S'agissant de la criminalité, nous nous demandons à partir de quelles preuves on nous traite de criminels.[3] Les E.A.G. tiennent « Apoyevmatini » responsable de la campagne de dérision du Noir qui prend ampleur en Grèce et se demandent comment une publicité à caractère raciste a pu passer à la télévision. Le gouvernement grec n'encourage-t-il pas de cette manière le racisme ? Avant de terminer, nous voulons poser quelques questions fondamentales.

– Pourquoi l'« enquête » a-t-elle été limitée aux seuls Noirs ? Pourquoi n'est-il pas question des autres étrangers qui vivent en permanence en Grèce ?

– A qui profite la campagne contre les Noirs ?

– Qui pousse à la création d'une presse raciste en Grèce ?

Les E.A.G. croient que la présence des Noirs en Grèce pose un grave problème qu'il faut débattre publiquement dans la presse et à la télévision pour que tout éclaircissement soit apporté à la situation actuelle. »

Inutile de préciser que cet appel au débat public resta lettre morte. Cette lettre ne put malheureusement être envoyée à la télévision et aux ministères de l'Education nationale, des Affaires étrangères et de la Police, comme il avait été décidé en assemblée générale. [PAGE 69] Certaines ambassades africaines ayant refusé de cautionner le texte et des pressions étant venues de tous les côtés, le projet fut abandonné. Arrêtons-nous un instant sur ces pressions. Les deux membres nigérians du comité de rédaction modifient le texte original de la lettre et lui donnent un ton excessivement modéré. Devant la surprise des autres membres du comité, les Nigérians répondent qu'il y a en Grèce de nombreux étudiants africains à la situation précaire qui seront à coup sûr rapatriés si un texte véhément accusant le gouvernement grec est remis aux ministres cités plus haut. L'argument aurait reçu le soutien de tous les étudiants africains s'il s'était effectivement agi d'étudiants. Or sous l'appellation étudiants se cachent de nombreux « trafiquants » au service d'industriels et hommes d'affaires grecs. Ils apportent d'Afrique des ossements, des pierres précieuses et des peaux qui sont transformés et vendus les uns comme bijoux et les autres sous forme de chaussures, ceintures, etc. Quand ils deviennent exigeants, les « trafiquants » sont dénoncés à la police par leurs « protecteurs » et c'est le rapatriement immédiat. Il est difficile de savoir quel jeu exact joue la police dans cette affaire de trafic.

Quand, trois mois après l'« enquête » d'« Apoyevmatini » les populations du Shaba se soulèvent contre le régime du tueur à gages Mobutu, la voie est déblayée, les grands quotidiens grecs peuvent impunément paraître avec des titres du genre : « Massacres d'innocents blancs au Zaïre » (Ta Néa), ou encore : « Giscard d'Estaing. essaie d'arrêter le massacre de Blancs par les bandits katangais soutenus et armés par les Soviéto-Cubains » (Apoyevmatini). La plupart des journaux grecs se livrent à une incroyable campagne d'intoxication. Seul « Rizospastis » essaie de donner une riposte bien faible au demeurant, puisque l'information ne figure jamais en première page. L'organe du P.C. hellénique rappelle la nature du régime dirigé par le tueur Mobutu, homme dont la mission est de protéger les intérêts des multinationales qui pillent avec une rare sauvagerie les richesses du Zaïre. Pour exemple, « Rizospastis » reprend une information du bimensuel « Afrique-Asie » qui a révélé la vente d'une partie du territoire zaïrois à une société ouest-allemande; l'organe du P.C. insiste sur la réputation de pays riche dont jouit le Zaïre et l'extrême dénuement [PAGE 70] des populations indigènes.

Ce genre d'analyse ne convainc évidemment pas une population déjà excitée pour qui la sécurité des vingt mille Grecs vivant au Zaïre prime tout. Les événements du Shaba aideront « Rizospastis » et quelque peu « Eletthérotypia » à combler le vide sur l'Afrique. Pendant plusieurs semaines, et en moyenne une fois par semaine, l'organe du Parti Ouvrier grec traitera d'un problème africain dans un article de fond. On abandonnait ainsi la mauvaise habitude des nouvelles brèves sur l'Afrique. Il faudra attendre le mois de novembre 1978 (le 13 ?)[4] pour que le journal le plus lu en Grèce[5], « Ta Néa », quotidien qui se veut indépendant et progressiste, publie un article de fond sur l'Afrique. « Afrique, continent des guerres », ainsi s'intitule l'article que le premier correspondant africain de « Ta Néa » offre aux Grecs. L'article est d'une médiocrité notoire. On y parle de deux types de guerres dans l'Afrique actuelle : les guerres de libération et les guerres tribales. Les premières auraient fait 240 000 morts et les secondes 1,7 million. Comme guerres tribales, on cite les guerres d'Angola, du Sahara Occidental, du Tchad et du Zaïre. L'article se termine par un conseil : « Les Africains devraient se consacrer davantage aux tâches urgentes de développement plutôt que de dépenser leurs maigres ressources (sic!) à faire des guerres stériles. » Le lecteur a deviné que l'auteur de cette belle leçon de morale est un Sud-Africain blanc, fils bien aisé de l'apartheid. Eh oui, c'est cela la vérité; quand le plus grand quotidien grec décide de se doter d'un correspondant en Afrique, il choisit un Sud-Africain blanc, basé à Johannesburg. Dès que j'eus lu cet article révoltant, je décidai tout de suite d'écrire à « Ta Néa ». Ce que je fis. Je protestai contre l'esprit de l'article en même temps que je donnai quelques renseignements sur les guerres en Afrique. J'insistai sur [PAGE 71] le fait que toutes les guerres africaines ont un caractère politique et ne sont directement ou indirectement que la conséquence du colonialisme et du néo- colonialisme. Comme je m'y attendais, ma lettre ne fut jamais publiée. Fuite et esquive sont aussi des qualités du racisme. En face d'intellectuels noirs sans complexes et sûrs d'eux, les théoriciens de la supériorité blanche se sont toujours dégonflés. C'est tant pis pour eux.

La manifestation la plus subtile du racisme en Grèce est certainement le fait des intellectuels. Commençons par les étudiants. Les étudiants ont joué depuis l'avènement de la dictature des colonels en 1967 un rôle politique assez important. Leur plus grande victoire a consisté à déclencher les événements de novembre 1973 qui ont sonné le glas de la dictature. Dans la vie politique grecque, les étudiants sont considérés comme appartenant à la famille des progressistes. 80 % d'entre eux se disent en effet marxistes (aux élections 1980 pour la désignation des délégués étudiants, la jeunesse du P.C. a recueilli 33 % des suffrages, celle du P.S. qui se veut marxiste 30 %, les gauchistes 17 % et les jeunesses de la droite et du centre, 20 %). Ces précisions étaient importantes pour comprendre la suite de notre propos. Dans leurs publications, les étudiants utilisent un langage ultra-révolutionnaire. Au vu de ces publications, on se dit qu'eux au moins ont réussi à dépasser les préjuges raciaux. il n'en est rien. Les actes – seule référence valable – donnent une image différente. Un sentiment largement partagé par les étudiants grecs est que les Noirs occupent les places des Grecs à l'Université. Ce sentiment est si fort qu'en septembre 1978, lorsque le gouvernement de M. Caramanlis décida de faire payer les études jusque-là gratuites, aux étudiants non grecs inscrits dans les Universités grecques, personne à l'exception des trotskistes peu nombreux et marginaux, ne s'indigna d'une mesure au caractère ouvertement raciste. Chaque année, le gouvernement grec fixe un nombre de places disponibles dans les Universités à la conquête desquelles se lancent les candidats grecs par le biais d'un concours. Une fois le nombre d'admis connu, le ministère de l'Education nationale désigne une commission qui examine les dossiers présentés par les candidats étrangers et en choisit un maximum de 4 % (4 sur la base de 100 Grecs admis) [PAGE 72] qui sont ainsi acceptés à l'Université. Les étrangers n'occupent donc pas la place des Grecs puisque, pour ces derniers, le critère officiellement invoqué pour la fixation du nombre des places disponibles est « la politique économique et la situation de l'emploi ». D'ailleurs, il est rare que plus de 18 000 Grecs soient admis à l'Université, ce qui signifie que théoriquement 720 étrangers au maximum peuvent être acceptés chaque année à l'Université : ce chiffre en réalité n'a jamais dépassé 600. Quand on sait que chaque année 70 000 Grecs sont candidats malheureux au concours d'entrée à l'Université, il ne faut pas être un as de mathématiques pour comprendre que les 720 places réservées aux étrangers ne peuvent en aucun cas résoudre le problème des 70 000 Grecs. Pourquoi les étudiants grecs qui se prétendent à 80 % marxistes et qui sont bien renseignés sur les problèmes estudiantins laissent-ils courir des rumeurs aussi fausses ? Les Grecs réagiraient-ils de la même façon si les étudiants étrangers n'étaient pas à 90 % noirs et arabes ? Pour ne pas tirer de conclusion hâtive, revenons sur le problème des études à payer. Prise en septembre, la décision du gouvernement Caramanlis obligeait tous les étudiants étrangers, à l'exception des boursiers, à payer un montant de 48 000 ou 36 000 drachmes (4 800 F.F. ou 3 600 F.F.) selon les facultés pour obtenir le droit de suivre les cours durant l'année 78-79. Ce taux, précisait-on, serait réajusté chaque année en tenant compte de l'inflation. En pratique, la décision du gouvernement Caramanlis signifiait que tous les étudiants noirs ou arabes, à l'exception bien entendu des fils de riches arabes et des boursiers, allaient abandonner des études presque achevées dans certain cas. La rentrée approchait et il fallait agir vite. Une délégation d'étudiants africains et arabes se constitua; elle fut chargée de sensibiliser l'opinion publique grecque sur la gravité de la décision, d'obtenir le soutien des ambassades africaines et arabes et de rencontrer le ministre de l'Education nationale. Le Comité Central de l'Union Nationale des Etudiants Grecs (U.N.E.G.) fut le premier à être saisi. Après avoir versé d'abondantes larmes, l'U.N.E.G. publia une véhémente dénonciation de cette nouvelle manœuvre de la droite dont le seul souci est de soumettre l'Université aux intérêts des monopoles. Un véritable cheveu dans la sauce. En termes moins hypocrites [PAGE 73] la dénonciation du C.C. de l'U.N.E.G. signifiait « Imbéciles de Noirs et d'Arabes, pourquoi ne nous fichez-vous donc pas enfin la paix ? ». Tous les états-majors detoutes les organisations estudiantines furent saisis. Chaque fois, la réponse se limita à une dénonciation verbale, certains allant même jusqu'à voir dans cette affaire une nouvelle manifestation de la lutte des classes en Grèce ! Pas la moindre manifestation de soutien en faveur des étudiants étrangers ne fut organisée par aucune organisation estudiantine. C'était pourtant le moyen le plus concret de soutenir les étrangers. Pour quatre camarades espagnols condamnés à mort par le Caudillo, des dizaines de milliers de jeunes Grecs descendent dans les rues. Pourquoi ne pas en faire autant pour des milliers de jeunes Africains et Arabes menacés d'interrompre leurs études[6] ? Le ministre de l'Education nationale ayant refusé de donner satisfaction à nos doléances, chose que nous prévoyions d'ailleurs, les états-majors de deux principaux partis de gauche, le P.S. (26 %) et le P.C. (12 %) furent saisis. Ils accordèrent beaucoup d'attention à notre problème. Toutefois, seul le P.C. intervint au niveau du Parlement, interpellant le ministre de l'Education nationale. C'est grâce à cette intervention concrète que [PAGE 74] le gouvernement Caramanlis recula de quelques pas. Le P.C. à lui seul ne pouvait évidemment pas faire échec à M. Caramanlis. La décision de faire payer les études fut maintenue mais le taux réduit de moitié. Il fallut une intervention décisive des ambassadeurs arabes dont certains ne voyaient d'ailleurs pas d'un mauvais œil la décision de M. Caramanlis en raison notamment de la politisation croissante des étudiants arabes, il fallut cette intervention pour que le taux définitif pour l'année 1978-1979 soit ramené au 1/5 du taux initial.

Il nous faut donner ici une précision. Le gouvernement grec n'a pas l'intention de limiter le nombre d'étudiants en provenance de l'Afrique et des pays arabes. Il tient à forcer les gouvernements de ces pays à n'envoyer en Grèce que des étudiants boursiers ou de « bonnes familles » qui importeraient de leurs pays toujours plus de devises. Une preuve en est la décision prise par le ministre de la Police au mois de juillet 1980. Selon cette décision, les étudiants étrangers non-boursiers ne peuvent obtenir de permis de séjour que s'ils ouvrent un compte de niveau « acceptable » dans une banque grecque. Habitués qu'ils sont à plier l'échine devant leurs maîtres blancs, les gouvernements africains ne manqueront pas de donner satisfaction au gouvernement grec. Il ne faut pas oublier que les portes des universités anglaises, belges et françaises se ferment de plus en plus aux Africains. Les coopérants techniques coûtant toujours plus cher, c'est vers des pays comme la Grèce que les bourgeoisies africaines enverront se former les quelques cadres hautement qualifiés dont ils auront besoin pour leur maigre industrie et leur business. Le problème est donc effectivement de classe mais le classe planétaire. Dans ce cas précis s'y ajoute un problème de racisme. Voilà la vérité que craignent de voir les étudiants grecs. Les étudiants grecs ne s'inquiétèrent pas plus lorsque, dès octobre de la même année 1978, Noirs et Arabes furent progressivement chassés des résidences universitaires pour « raison de places ». Le curieux dans ce renvoi est qu'il toucha d'abord les éléments de couleur noire, à l'exception du Soudanais noir dont il a été question plus haut. interrogé sur ce curieux choix, le directeur de la résidence d'Illissia répondit qu'il s'agissait d'un « malheureux hasard ne portant aucune marque de racisme ». [PAGE 75] A ce jour, en dehors de 11 Ethiopiens qui logent à la cité universitaire de Zografou grâce à l'intervention de l'ambassadeur d'Ethiopie, et des élèves candidats au sacerdoce Orthodoxe, religion d'Etat en Grèce (colonisation culturelle oblige), aucun autre Noir ne loge dans une résidence universitaire, de même, aucun Noir ne bénéficie de tickets de restaurants universitaires. De nombreux étudiants arabes et chypriotes continuent pourtant d'habiter les cités universitaires et de bénéficier de tickets gratuits de restaurants universitaires. Voilà en quoi consiste « le malheureux hasard ne portant aucune marque de racisme ».

Quand il le faut, les étudiants grecs savent trouver des méthodes originales pour démontrer leur supériorité intellectuelle. C'est de cette « supériorité » que fut victime mon frère L... dont l'intelligence provoqua une jalousie aveugle de ses camarades grecs. Etudiant en architecture, L. se fit tout de suite remarquer par des travaux d'une rare originalité. La chaire de conception architecturale, la plus importante dans l'école, exposa une première fois les travaux de L. à l'entrée de l'Ecole comme c'était le cas chaque fois qu'un devoir avait émergé. Mais, bientôt, les travaux de L. s'imposèrent et furent les seuls à être exposés. Les camarades de L. brisèrent une première fois les vitres derrières lesquelles se trouvaient les travaux qu'ils détruisirent. A ceux qui croyaient à une folie de jalousie passagère, la destruction systématique de tous les travaux de L. apporte un ferme démenti en même temps qu'elle confirma cette vérité simple que le racisme est bel et bien une forme aiguë de barbarie. Ce climat hostile faillit compromettre les études de L. mais il tint bon. Mon frère L. est aujourd'hui architecte, ayant obtenu son diplôme comme Il se devait, avec une mention très bien.

Du côté des enseignants et surtout des professeurs. les choses sont encore plus graves. Sortis presque tous de familles d'aristocrates, les professeurs d'université sont les pires racistes que l'on puisse imaginer. Un Noir et surtout un Arabe ne saurait égaler en intelligence un Grec. Quand un Arabe réussit ses études, c'est qu'il se fait aider; si tout prouve que l'étudiant arabe est brillant, alors il ne constitue que l'exception qui confirme la règle. Il est vrai que quelques ressortissants de deux pays arabes et d'un pays de l'Afrique noire sont d'un niveau douteux [PAGE 76] et usent quelquefois de la falsification pour se faire admettre à l'université. Ces éléments s'avèrent évidemment incapables de suivre les cours et la mauvaise impression qu'ils donnent est généralisée à tous les Noirs et Arabes. Cette habitude de généraliser à toute une race des défaillances qui ne sont imputables qu'à quelques individus n'est ni plus ni moins que du racisme. Car comment interpréter le fait qu'il y ait tant de cancres grecs dans les universités grecques ? Cela signifierait-il que tous les Grecs sont des cancres ? C'est pourtant ce genre de raisonnement que tiennent continuellement les professeurs grecs dès qu'il s'agit de Noirs. Par ailleurs il serait intéressant que les Grecs, qui ne peuvent maîtriser aucune langue étrangère, essaient de faire des études en swhahili par exemple. On s'esquinterait les côtes de rire. A un étudiant africain qui se plaignait à son professeur que sa note était bien en dessous de ce qu'il croyait avoir mérité il fut répondu que les Noirs veulent imiter les Arabes qui se plaignent sans arrêt. Vérification faite, seule la moitié de la copie d'examen avait été corrigée par un assistant sans doute distrait ou fatigué. Quand les étudiants manifestent pour que des améliorations soient apportées aux systèmes d'enseignement et d'examens, les professeurs répondent que le problème ne se pose en réalité que pour les Arabes qui sont sans niveau, ce qui ne manque d'ailleurs pas de flatter certains étudiants grecs.

Ce que personnellement j'admire chez les théoriciens du racisme, c'est leur aptitude à adapter leurs ridicules raisonnements aux situations nouvelles et diverses. Ainsi, si les ressortissants du Cameroun sont des éléments particulièrement brillants en Grèce et s'expriment presque tous en trois langues européennes, c'est, tenez-vous bien, parce que le Cameroun aurait été colonisé par trois puissances européennes recevant du même coup deux influences « civilisatrices » européennes de plus que les autres pays africains; (influence européenne et pas américaine bien sûr, puisque les Américains, qu'est-ce que c'est, sinon des aventuriers partis d'Europe et des Noirs, rien de plus ?). Ainsi raisonne un grand professeur d'Université nous aurions aimé écrire « résonne » si la langue française, manquant à l'évidence de souplesse, n'était si rigide ! Il reste quand même deux problèmes [PAGE 77] à résoudre : d'abord, il faudrait que notre grand professeur nous explique pourquoi le Cameroun, pays triplement colonisé par l'Europe « civilisée » et développée, est toujours en voie de sous-développement ? Ensuite comment nous expliquer que les Palestiniens, qui n'ont été colonisés par aucune puissance européenne « civilisée », soient des éléments très brillants ? De même, comment expliquer que le Zaïre, pays riche, colonisé par la Belgique et néo-colonisé par les U.S.A., la France et l'Allemagne de l'Ouest (ce qui fait trois influences européennes) soit en permanente banqueroute ? Mobutu n'arrive même pas à verser régulièrement un salaire à certains de ses mercenaires appelés à tort militaires zaïrois.

Certains intellectuels grecs ont poussé le ridicule jusqu'à nous déclarer que si nous étions à l'aise avec les paysans grecs, c'est bien parce que nous n'étions pas encore tout à fait sortis de la primitivité. Ce genre de raisonnement rappelle aisément l'argumentation utilisée par les théoriciens de l'apartheid. Ainsi, le paysan grec, blanc et de surcroît hellène, devient un être inférieur dès lors qu'il ne réussit pas à se sentir supérieur au Noir. Pauvre Germanicus !

Mieux vaut ne pas s'arrêter longtemps sur l'ignorance des intellectuels grecs des problèmes africains. Dans les facultés de lettres, aucune mention n'est faite de la littérature africaine. Mongo Beti et Chinua Achebe, les deux meilleurs romanciers noirs, sont certes connus de quelques « spécialistes » de la littérature africaine, deux de leurs œuvres sont même vendues dans une grande librairie d'Athènes mais aucune de leurs #339;uvres n'est traduite en grec et n'est par conséquent accessible aux étudiants grecs. Même le poète-président est ignoré, lui qui s'est tant débattu pour être connu et aimé d'Athina, allant même jusqu'à attribuer l'exclusivité de la raison à Hellène. Une partie des étudiants grecs manifestent pourtant une certaine curiosité du continent noir. Curiosité légitime qu'il faudrait d'ailleurs encourager. Car qui mieux qu'Athina sait qu'elle a été civilisée par l'Egypte Nègre. Athina ne peut ignorer que la « lumière » qu'elle a transmise à l'occident lui est venue de l'Egypte Nègre. Pour le savoir Athina n'a d'ailleurs pas besoin de se référer au génial Anta Diop; il lui suffit de relire sa propre histoire qu'elle a écrite avant d'être aliénée. [PAGE 78] Ce qui surprend, c'est la question que pose Athina une fois cette lecture faite. Comment se fait-il, s'étonne Athina, que ces nègres qui m'ont donné l'idée de l'écriture et de la technique, qui m'ont appris à calculer, à construire, à raisonner, à m'organiser socialement et politiquement, comment se fait-il qu'ils aient pris tant de retard sur moi ? Dans l'esprit d'Athina, il s'agit essentiellement et même uniquement du retard technologique. Cette question surprend parce qu'elle pourrait signifier, dans le meilleur des cas, une faillite de la mémoire. Aidons donc Athina. Rappelons-lui qu'en 1400 commence son invasion par Andrinople (capitale de l'empire ottoman). Elle sera occupée jusqu'en 1821. Aujourd'hui, Athina explique son retard relatif par rapport à Berlin par le fait capital que constitua une occupation de plus de 400 ans, ce qui la priva de son génie créateur. Athina a tout à fait raison. Mais alors pourquoi ce qui est vrai pour Athina ne le serait-il pas pour I'Egypte-Nègre, pour Ghana, pour Tombouctou, etc. ?... Pourquoi Athina ne peut-elle pas faire la relation entre son occupation qui entraîne son retard d'une part et l'invasion de l'Afrique et le retard de cette dernière d'autre part ? Athina peut-elle ignorer qu'en Afrique, il ne s'est pas agi d'une simple invasion, mais d'une véritable extermination ? Athina a-t-elle le droit de passer sous silence ce qui restera à jamais le plus grand crime de l'Histoire de l'Homme : la traite des Nègres ? Athina tient-elle à tout prix à démentir cet aliéné de vieux nègre qui lui attribue une intelligence supérieure ?

La contradiction est au comble dans les facultés d'économie où l'on prétend parler de l'économie des pays africains, très succinctement du reste, sans se reporter le moins du monde aux écrits d'économistes africains dont Samir Amin et Ossende Afana constituent sans doute deux des meilleures références. Le dernier, en plus héros de la révolution africaine, est inconnu même des intellectuels très à gauche; de même sont inconnus d'illustres noms tels : Ben Barka, Biko, Cabral, Mondlane, Moumie, Nkrumah, Ouandie, Um Nyobe, etc. Les seules exceptions concernent Lumumba connu et admiré de tous les Grecs et Neto, sans doute en raison du grand tapage fait par la télévision grecque sur la guerre d'Angola.

Pour clore ce paragraphe, parlons de cette autre forme de racisme que constituent les mariages [PAGE 79] entre étudiants africains et jeunes filles grecques. Entendons-nous. Nous ne sommes pas opposés aux mariages mixtes que nous considérons au contraire comme un dépassement des barrières raciales. Nous pensons toutefois qu'un mariage suppose au moins un engagement libre des partenaires. En Grèce, les choses se passent différemment. Certes, il existe quelques rares exemples où un étudiant noir s'est marié avec une jeune grecque à la suite d'un accord libre, la plupart du temps cependant, le mariage intervient à la suite d'un chantage. Le scénario est toujours le même : une jeune fille grecque rejetée d'une société rigoureusement stratifiée, parce qu'elle est trop pauvre, sans emploi ou presque analphabète, accepte, l'amitié d'un Noir. Quelques semaines après leur première rencontre, et alors qu'ils sont convenus d'être prudents, la jeune fille se déclare grosse. Rapidement elle convainc ses parents qu'un avenir brillant (sic !) est assuré au jeune Noir en Afrique. En Afrique où les gens découvrent à peine le vêtement, ce Noir, un des rares qui a réussi à taire des études supérieures, sera à coup sûr un prince. Puisqu'on n'a rien à attendre de la Grèce, pourquoi ne pas aller en Afrique où, curieusement, ce sont les hommes qui donnent la dot ? Et l'éloignement ? s'inquiètent les parents. Avec l'argent, les distances ne disparaissent-elles pas ? Ce discours convainc les parents et les fait rêver. On se voit déjà grand commerçant en Afrique comme tant d'autres Grecs. Les maigres économies de la famille sont offertes à un avocat qui a pour mission de harceler le Noir. Ce dernier apprend donc que la société grecque n'accepte pas d'enfants nés hors du mariage, que l'avortement est interdit, et qu'il est désormais responsable de l'avenir de la jeune fille. Le Noir cède parce qu'il tient avant tout à terminer ses études. Et c'est le mariage. Ainsi, des filles sans avenir dans leur pays, rejetées et presque analphabètes, se retrouvent après de nombreux chantages épouses d'intellectuels africains. Mais le drame ne s'arrête pas là. Le seul mariage reconnu en Grèce étant le mariage chrétien orthodoxe, le Noir sera baptisé chrétien orthodoxe avant son mariage et le mariage aura lieu dans la stricte tradition grecque. En fait, le métissage senghorien ! [PAGE 80]

IV. – Comment réagissent les Africains ?

Dans le monde d'hypocrisie générale que constitue la Grèce des villes, l'Africain est continuellement rejeté, de manière subtile mais ferme. Ne trouvant pas le logement, les Africains sont obligés de s'entasser à 4 ou 5 dans des appartements prévus pour 2 personnes.

A l'Université, avec leurs camarades comme avec leurs professeurs, c'est au même problème qu'ils sont confrontés : faire accepter l'évidence, à savoir qu'on est un étudiant valable. Dans les secrétariats de l'Université à l'hôpital, au supermarket, à la police, dans les services administratifs, à l'usine, sur le bateau, à la poste, ce sont les mêmes tracasseries, les mêmes humiliations, bref la même barbarie de la part des gens qui se prétendent civilisés. Pour les nouveaux venus, les difficultés sont encore plus nombreuses, étant donné leur imparfaite connaissance du grec. Heureusement que la solidarité africaine n'est pas encore un vain mot. Les Grecs n'ont prévu aucune structure de réception des étudiants africains. Alors que la très grande majorité des Africains arrivant en Grèce sont incapables de vider une bouteille de bière, après un an de séjour, un bon nombre d'entre eux trouvent refuge dans le krassi et le ouzo (boissons locales). Devant une telle situation, certains Africains plongent dans un découragement qui peut conduire jusqu'à la folie, voire au suicide. Deux étudiants nigérian et béninois ont en effet piqué des crises de folie en 1974 et 1975 à Thessalonique. Rapatrié, un d'entre eux, le Béninois, a retrouvé son équilibre mental et a normalement poursuivi ses études dans son pays. Toujours à Thessalonique, en 1974, une étudiante malgache s'est suicidée après 7 mois de séjour en Grèce. Les cas d'étudiants abandonnant leurs études et rentrant en Afrique sont nombreux. C'est pour affronter ce véritable enfer que depuis 1976 notamment, les étudiants africains ont décidé de s'organiser et de se mobiliser. Ce sont tout d'abord deux unions d'étudiants africains qui furent fondées vers 1970 à Salonique et à Athènes. Ces unions furent totalement inefficaces pour deux raisons. Les colonels étaient au pouvoir en Grèce et ne laissaient qu'une maigre marge de man#339;uvre aux organisations estudiantines. Ensuite ces unions ressemblaient trop à l'O.U.A.; on essayait de satisfaire tout le monde plutôt que d'affronter les dures réalités, [PAGE 81] source de problèmes. Une fois les colonels tombés et alors qu'il devenait évident qu'il fallait avancer vers des regroupements aux contours idéologiques nets, étant donné par ailleurs que des problèmes du type arabe- noir étaient apparus (certains éléments racistes blancs arabes essayèrent de tromper la vigilance des étudiants arabes africains en prétendant que les étudiants arabes avaient plus de droits que les étudiants africains du fait de la supériorité numérique), les étudiants progressistes de Thessalonique prirent la courageuse initiative de fonder l'Union des Etudiants Africains Progressistes de Thessalonique (U.E.A.P.). Cette union se définit comme un syndicat d'étudiants progressistes qui s'engagent à lutter pour la résolution de nombreux problèmes que rencontrent les étudiants africains à Thessalonique et à #339;uvrer pour la libération de l'Afrique et l'avènement du Socialisme en Afrique. Comme il fallait s'y attendre, aussitôt fondée, l'U.E.A.P. subit de nombreuses pressions. Elles vinrent des ambassades africaines à Athènes et du gouvernement grec. A tout seigneur tout honneur. C'est l'assassin de Lumumba, Joseph-Pas-Désiré Mobutu, l'âme africaine la plus vendue aux impérialistes, qui, le premier, donna l'ordre à son ambassadeur à Athènes de couper les vivres à tout Zaïrois qui rejoindrait l'U.E.A.P. Mobutu fut tout de suite suivi par Bernard Omar Bongo, le coccu, qui dépêcha en Grèce ni plus ni moins que son attaché militaire à Paris. Quelques mois plus tard, le sanguinaire Ahidjo envoyait en vitesse un négrier chypriote en qualité de consul du Cameroun en Grèce. Le socialiste Senghor imagina un scénario meilleur. Par le biais de la communauté militaire sénégalaise en Grèce (une des plus privilégiées de Grèce), on annonça aux étudiants sénégalais que son Excellence le poète-président visiterait très prochainement la Grèce et résoudrait sur place tous les problèmes. Les étudiants sénégalais durent patienter deux ans pour voir Senghor, les mains vides. Des titres de voyage pour des vacances au Sénégal auxquels les étudiants sénégalais avaient droit furent présentés comme preuve de la sollicitude du poète-président. De son côté, le gouvernement grec, à sa manière feutrée, se mit à intimider l'U.E.A.P., rappelant à ses dirigeants que les seuls syndicats d'étudiants autorisés en Grèce sont des syndicats apolitiques. La réalité contredit en ce point [PAGE 82] le gouvernement grec. Les étudiants chypriotes, palestiniens et libyens ont depuis dix ans au moins formé de véritables partis politiques à Thessalonique et à Athènes, ils n'ont jamais été rappelés à l'ordre par le gouvernement grec. Malgré ces nombreuses intimidations, l'U.E.A.P. survécut et survit. Lors des massacres de jeunes Africains à Soweto en 1976 par les fascistes sud-africains (grands amis du gouvernement grec), l'U.E.A.P. organisa avec succès une manifestation devant les locaux du consulat sud-africain à Thessalonique et distribua à l'Université de nombreux tracts dénonçant la politique raciste du gouvernement blanc de l'Afrique du Sud. Toujours en 1976, l'U.E.A.P. soutint ouvertement le M.P.L.A. dans la guerre contre les racistes sud-africains et leurs fantoches du F.N.L.A. et de l'U.N.I.TA, En 1978, l'U.E.P.. dénonça l'invasion du Shaba par les troupes de Giscard, probablement le plus grand négrier de la seconde moitié du XXe siècle En 1979, l'U.E.A.P. organisa deux manifestations à Thessalonique et à Athènes pour soutenir le Front Patriotique alors en lutte contre Smith et Muzorewa. L'U.E.A.P. peut être fière de son bilan de luttes. A Athènes, une U.EA.P. n'est pas encore née, pour des raisons qui tiennent peut-être au milieu. C'est néanmoins une nécessité vitale si les étudiants africains conséquents d'Athènes veulent trouver des solutions justes à leurs problèmes et prendre part au combat des Africains pour leur libération effective. L'O.U.A. estudiantine qui existe actuellement à Athènes est totalement inefficace. Une année s'écoule sans qu'une réunion se tienne. Qu'attendre d'une telle organisation ?

Conclusion

Notre propos a pu paraître exagéré à certains. Il s'agit essentiellement de naïfs ou d'aveugles volontaires. Pour les autres, Grecs et Européens progressistes ou simplement de bonne volonté qui s'inquiéteraient, nous nous devons de nous répéter. C'est un système qui est ici mis en cause et non tout le peuple grec. Nous avons dit qu'il existait une différence entre la ville et la campagne et que même dans la ville il y avait des hommes et des institutions tels l'organe du P.C. hellénique qui luttent pour démystifier la société libérale et sans discrimination dont se vantent les bourgeois grecs ainsi que leurs complices [PAGE 83] que sont les intellectuels de gauche et de droite. Nous avons connu de chics Grecs, capables de vous serrer la main dans un mouvement de franche amitié, capables d'éviter les pièges du paternalisme, de dépasser les barrières raciales pour ne regarder que l'homme qu'ils avaient en face d'eux. Ces Grecs existent et sont la preuve qu'on ne peut pas corrompre tout un peuple. Toutefois, nous avions le devoir de souligner que, pratiqués à la manière grecque, la discrimination et le racisme peuvent effectivement passer inaperçus à l'observateur inattentif; il n'empêche que les effets sont doublement dévastateurs pour les victimes qui, isolées, sont tout de suite qualifiées d'extrémistes lorsqu'elles se révoltent ou disent tout simplement la vérité. Ceux qui se considèrent alors comme nos amis doivent rompre avec le discours univoque, redoubler de vigilance et dénoncer plus vigoureusement des pratiques qui ne relèvent, tous comptes faits, que de la barbarie et de l'étroitesse d'esprit. Nous les invitons par exemple à manifester contre les menaces qui ne tarderont pas à peser sur les nombreux lecteurs noirs, arabes et grecs de « P.N.-P.A. » en Grèce (futur membre de la C.E.E. !) dès que cet article aura paru.

Nous ne nous faisons toutefois aucune illusion. Nous savons, comme le dit si bien Mongo Beti, que « l'Afrique est dans les chaînes pour ainsi dire depuis l'éternité ». Nous savons que notre combat sera dur et long. Mais nous savons aussi que notre combat est juste et que la défaite sera du côté de l'ennemi dont nous saurons toujours découvrir le visage multiforme[7]. Pour reprendre une phrase de Jimmy Cliff, authentique artiste noir, « WE ARE BORN TO WIN ». C'est pourquoi nous pouvons annoncer avec sérénité : NOUS VAINCRONS.

Nous ne saurions terminer sans remarquer ceci de capital à nos yeux : il est significatif qu'on ait dû attendre P.N.-P.A. pour qu'un article dénonçant le racisme [PAGE 84] made in Greece soit offert aux lecteurs africains et européens. Quoi de plus naturel ? Les vieilles publications existantes (Jeune Afrique, Bingo, Demain l'Afrique heureusement enterrée et d'autres) qui prétendent parler des Africains et de l'Afrique[8] ne se contentent-elles pas en réalité de reprendre les idées aliénantes émises par les publications occidentales – quand elles ne sont pas tout simplement les succursales de ces publications – pour les vendre aux Africains ? Pourquoi dès lors s'étonner que l'information pour ces publications se limite à des louanges cycliques à l'adresse de leurs Excellences Bongo, Houphouët Boigny, Ahidjo, Mobutu, Hassan II, Senghor, Traoré, Bagaza, Eyadéma et autres guignols et assassins déguisés en chefs d'Etat ?

Joachim ABOG-LOKO,
Grèce, le 29 décembre 1980


[1] Les gouvernements égyptien et camerounais, se surpassant dans leur politique antipopulaire, ont demandé au gouvernement grec de ne venir en aide à aucun ressortissant égyptien ou camerounais qui se trouverait en Grèce sans l'autorisation de son gouvernement. Nous tenons cette information d'un fonctionnaire du Ministère Hellénique des Affaires Etrangères.

[2] Le journal Apoyevmatini estime à 50 mille le nombre d'ouvriers noirs dans la ville d'Athènes et ses environs.

[3] « Apoyevmatini » avancera comme preuve à cette accusation que quatre mois seulement après son « enquête », un jeune Soudanais de 31 ans, Hassan Yiassim, cuisinier de Mme Veuve Goulandris, aristocrate grecque, a assassiné sa patronne. Il s'agit pourtant vraisemblablement d'un crime passionnel, le jeune homme ayant essayé par la suite de se suicider, en sautant du troisième étage. Un an plus tard, les médecins légistes établiront que Yiassim est schizophrène! Signalons à propos des cuisiniers et « bonnes », que tout Grec ayant vécu en Afrique essaie d'en ramener une esclave qui fait tous les travaux de la villa et peut à l'occasion assouvir les désirs sexuels du big boss, tout ceci pour un salaire de 300 F.F. tout au plus alors que le salaire minimum est de 1500 F.F. en Grèce. Un, deux et même trois ans passent sans que l'esclave soit au courant de la présence d'autres Nègres en Grèce. Son isolement est facilité par le fait que les familles grecques qui l'utilisent habitent des quartiers résidentiels et des îles de riches, lieux inaccessibles aux Nègres. Ces esclaves viennent du Maroc, du Soudan, d'Egypte, du Cameroun, du Zaïre et de L'Ile Maurice essentiellement.

[4] Ayant découpé l'article, je ne pris pas le soin de noter la date. De toute façon, quiconque voudrait vérifier l'exactitude de nos sources n'aurait qu'à se reporter aux éditions de « Ta Néa » du milieu de novembre 1978. Il pourrait à l'occasion dernander au directeur de « Ta Néa » cequ'il attend pour publier ma lettre.

[5] « Ta Néa » tire à 150 mille exemplaires, « Elefhérotypia » à 100 mille, « Apoyevmatini» à 75 mille et « Rizospastis » à 40 mille.

[6] Chaque fois que nous avons demandé aux états-majors des jeunesses du P.C. et du P.S. d'organiser des manifestations de soutien en faveur des Peuples Africains en raison de l'intensifiaction de l'agression impérialiste depuis 1975 notamment, on nous a toujours répondu que de telles manifestations n'attireraient que peu de gens, les Grecs ignorant les problèmes africains. Pour les jeunesses du P.C. et du P.S., il suffirait donc de maintenir le silence actuel pour que les Grecs s'intéressent aux problèmes africains. La raison est-elle encore hellène? LU.N.E.G. a organisé une manifestation de solidarité en faveur du peuple iranien à laquelle les étudiants africains ont répondu présents comme ils ont répondu présents à toutes les manifestations de solidarité en faveur des ouvriers et travailleurs grecs et des peuples en lutte en Europe, en Amérique et au Moyen-Orient que l'U.N.E.G. organise chaque année; je suis cependant certain qu'en 1979, au moment où l'U.N.B.G. organisait sa manifestation de solidarité en faveur du peuple iranien, les Grecs étaient moins informés sur l'Iran que sur l'Angola par exemple à propos de laquelle la télévision grecque a fait un grand tapage (pour dénoncer, bien entendu, « l'invasion » soviéto-cubaine). Aucune manifestation n'a cependant jamais été organisée pour soutenir le peuple angolais en lutte. A quoi tient cette discrimination ? A l'ignorance ou à la couleur de la peau ?

[7] On écoute radio Varsovie émettant pour l'Afrique et on attend en vain que quelque chose soit dit sur l'Afrique. Citant les foyers de tension de 1980 radio Varsovie, dans son émission du 27 décembre à 18 h 30 GMT, ne parle que de l'Europe et du Moyen-Orient. Et le Tchad, le Sahara Occidental, le Centrafrique, le Zaire, le Cameroun, la Narnibie, l'Azanie, toute l'Afrique? La paix serait-elle elle aussi hellène? Croit-on pouvoir tromper les Nègres avec de la propagande mal fichue ?

[8] Lors d'une réunion que j'ai organisée au mois de novembre 1977 un bon nombre d'étudiants progressistes, ressortissants de l'Afrique dite francophone, ont discuté de la contribution de la presse africaine francophone à l'épanouissement de la jeunesse africaine. Très tôt, c'est du caractère courtisan, vassal et aliénant de cette presse dont nous parlâmes. La palme revenant bien entendu à «Jeune Afrique », hebdomadaire du foccartiste Ben Yahmed. Le burlesque Sennen Audriamirado, « journaliste » senghorien de son propre aveu, peut donc être rassuré. Ce n'est pas à « Jeune Afrique » que nous avons pensé lorsque Bokassa est tombé comme l'ont fait les étudiants centrafricains de Roumanie (J.A. no. 978), mais d'abord à ceux qui ont payé de leur vie la chute de Bokassa, c'est-à-dire à la vaillante jeunesse centrafricaine. Puisqu'il se veut le tombeur des dictateurs, qu'attend donc J.A. pour dénoncer son grand ami Moussa Traoré qui assassine tout jeune Malien qui ose contester sa politique néo-coloniale ?

Toujours dans J.A. nos 990-991, Mr. Siradou Diallo, au terme de trois semaines de tourisme au Brésil, prétend parler du racisme dans ce pays. Et il le fait si bien que sur les pages de son article, la moitié est consacrée aux plages, aux beaux paysages, aux hôtels et au football. Brillant exemple d'analyse creuse d'un journaliste creux comme J.A. en regorge.