© Peuples Noirs Peuples Africains no. 22 (1981) 1-4



CONFLIT NIGERIA-CAMEROUN: MOURIR POUR ELF-ERAP?

P.N.-P.A.

Un pays anglophone, le Nigeria, et un pays francophone limitrophe, le Cameroun, se trouvent à cette heure au bord d'un affrontement militaire à propos duquel on s'étonne que les journalistes français soi-disant spécialisés et objectifs se taisent obstinément. Silence piteux comme cela ne pouvait manquer d'arriver un jour à nos ayatollas de l'intoxication et du bourrage de crâne ? Mutisme sournoisement calculé, comme d'habitude, pour se livrer à la désinformation en quelque sorte par restriction mentale ? La situation est tellement grosse d'incertitudes que nous nous sentons ici dans l'obligation de préparer nos lecteurs à un malheur peut-être imminent.

Le Nigeria, habité par environ 90 millions d'habitants, est un pays véritablement indépendant, c'est-à-dire un pays dont chacun peut vérifier qu'il s'est totalement dégagé de toute sujétion étrangère. Cette totale indépendance a nécessairement des répercussions dans les domaines politique, économique et social.

Au Nigeria, les élections à tous les niveaux se déroulent comme une loyale compétition entre les divers adversaires [PAGE 2] que sont les nombreux partis politiques soutenus par des militants enthousiastes et dévoués. Des journaux en nombre considérable se publient et se diffusent sans entrave, à l'abri des mesures arbitraires. Les décisions et la gestion du gouvernement sont jalousement contrôlées par un parlement sourcilleux. De la sorte, les ressources de l'immense territoire national sont exploitées en vue prioritairement de satisfaire les besoins d'une population, certes encore démunie, mais dont le niveau de vie n'a cessé de s'élever au moins depuis la fin de la guerre civile en 1970.

Bien entendu, il faut se garder d'idéaliser le Nigeria, et d'en faire une peinture idyllique. Le Nigeria est ravagé par les maux qui sont traditionnels dans les pays sous-développés, et plus particulièrement dans ceux d'Afrique. Le Nigeria n'est épargné ni par la corruption, ni par le tribalisme ni par la bureaucratie ni par la gabegie. Mais nul ne peut contester de bonne foi que le tableau tracé ci-dessus résume l'esprit dans lequel les dirigeants de ce pays le gouvernent.

En revanche, le Cameroun, pays francophone de 9 millions d'habitants, n'est indépendant que sur le papier. Dans la réalité, la France y exerce toujours, vingt ans après la « décolonisation », par assistants techniques interposés, l'essentiel des pouvoirs qui, ailleurs, sont l'apanage de dirigeants ou de responsables nationaux. Un exemple ? C'est M. Jean Imbert, l'ancien bras droit de Mme Saunier-Séité et actuel directeur du C.N.O.U.S. qui, appelé à la rescousse en 1970 par le président Ahmadou Ahidjo, fut chargé d'élaborer la réforme de l'enseignement qui a donné au système d'éducation camerounais actuel ses traits caractéristiques : extrême malthusianisme, élitisme excessif dans les programmes et les méthodes, privatisation progressive au bénéfice des églises catholique et protestante. C'est là une situation dont il est permis à chacun d'aller vérifier l'origine et la vérité.

Une telle dépendance ne peut manquer d'avoir des effets sur la politique, la gestion économique et le devenir social du pays.

Ainsi, Ahmadou Ahidjo, l'actuel président du Cameroun, a été installé en 1960 par les baïonnettes de l'armée française, sur l'ordre de De Gaulle, protégé par des services de sécurité pléthoriques qu'encadrent des assistants techniques français,[1] [PAGE 3] il est depuis vingt ans le candidat unique à toutes les élections présidentielles, tandis que l'U.N.C., son parti unique, est seule autorisée à présenter des candidats aux autres élections et, de ce fait, rafle bien entendu tous les mandats. Le presse ne jouit évidemment d'aucune liberté. A peine peut-on même parler d'une presse.

Au Cameroun, pas question de contrôler les décisions et la gestion de l'exécutif, puisque le président Ahidjo concentre entre ses mains les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Sur ce dernier point, les prisonniers politiques qui remplissent les camps de concentration du dictateur ne relèvent d'aucune juridiction autre que le bon vouloir d'Ahidjo.

Comme il faut s'y attendre dans une telle conjoncture, les ressources considérables du pays, au lieu d'être exploitées en vue de satisfaire les immenses besoins des populations, sont bradées aux firmes étrangères, et particulièrement aux multinationales françaises – Elf, Péchiney, C.F.A.O., B.N.P., etc.

Or, précisément, les observateurs sérieux conviennent que le mystérieux conflit qui oppose le Nigeria et le Cameroun a pour origine un bassin pétrolier à cheval sur la frontière que les deux pays se disputent.

Quelles sont alors les implications humaines de l'affaire ? Les voici.

On assure que le Nigeria, dont l'armée, héritée de la guerre civile, est nombreuse et puissante, s'apprête à attaquer son petit voisin pour obtenir satisfaction quant à ses revendications territoriales. Le Nigeria aura-t-il le droit et la morale de son côté ? N'en jugeons pas encore, faute de posséder tous les éléments du conflit.[2]

Ce qui est certain, c'est que, comme il est malheureusement inévitable dans une guerre, non seulement des soldats camerounais, mais aussi des civils, vieillards, femmes, enfants vont être massacrés dans la traversée des villages, l'invasion ou le bombardement des villes.

Ce qui est certain, c'est que le sang d'innocentes [PAGE 4] populations camerounaises va peut-être couler, pour sauver un pétrole dont le dictateur Ahmadou Ahidjo brade quotidiennement les puits aux compagnies occidentales, et particulièrement à Elf-Erap, hors de tout contrôle des nationaux, les compagnies étrangères ayant apparemment pour instruction de ne pas embaucher de cadres camerounais.

Ce qui est certain, c'est que le sang des Camerounais risque de couler pour permettre à celui qui est leur bourreau depuis vingt ans d'entasser dans un compte à numéro d'une banque suisse les royalties versées par les compagnies pétrolières, et les utiliser à sa guise – scandale qui est de notoriété publique et que nous avons d'ailleurs dénoncé dans le no 12 (novembre-décembre 1979) de Peuples noirs-Peuples africains.[3]

Ce qui est certain, c'est que, si jamais cette guerre fratricide éclatait entre deux peuples que tout invitait à cohabiter dans la concorde et la solidarité, la faute en reviendrait principalement à la France qui, en installant un tyran à la tête du Cameroun et en l'aidant pendant vingt ans à se maintenir au pouvoir contre la volonté des populations autochtones, a placé le peuple camerounais dans une position d'irresponsabilité infamante, exposant ses richesses aux convoitises que semble justifier d'avance le spectacle intolérable de leur appropriation persistante par les impérialistes.

Et puisque seuls Ahmadou Ahidjo et ses maîtres auront vraiment voulu cette guerre, eh bien qu'ils y aillent seuls.

Les enfants, les vieillards, les femmes, bref les innocents camerounais ne veulent pas mourir pour Elf-Erap.

P.N.-P.A.


[1] Individus souvent proches des réseaux terroristes du S.A.C., comme le grand public a pu l'apprendre à propos du Gabon après le massacre d'Auriol.

[2] Après tout, le Sénégal francophone ne vient-il pas de s'octroyer le droit d'intervenir en Gambie anglophone ?

[3] Qu'on lise à ce sujet un très intéressant article de June Kronholz paru dans le Wall Street Journal du 26 mai 1981. il y est dit que le pétrole rapporte déjà annuellement au Cameroun la bagatelle d'un milliard de dollars, mais que seulement un tiers de ce pactole est apparu dans le dernier budget officiel du pays (= only one third of the government's estimated petroleum earnings showed up in the most recent budget). Où va l'argent du pétrole ? Comme celui du Gabon, il est distribué, entre autres, à des réseaux de terroristes français (au S.A.C. en particulier, mais pas uniquement) dont les services sont très appréciés des dictateurs « francophones ».