© Peuples Noirs Peuples Africains no. 21 (1981) 99-106



MARTYROLOGE

Odile TOBNER

Le Marquis de Sade a donné son nom à « la forme de perversion la plus fréquente et la plus importante de toutes », selon Freud, en manifestant librement, par l'imagination et l'écriture, le désir et le plaisir d'infliger de la douleur à autrui. En dehors de l'écriture, Sade était, disent les savants « un moyen sadique pervers », c'est-à-dire qu'« il se livrait, sur des victimes semi-consentantes à des pratiques faiblement cruelles ».[1] On ne saurait mieux dire que c'était un homme normal. Alors pourquoi l'enferma-t-on ? Ce n'est pas parce qu'il faisait ce que personne ne fait, mais parce qu'il ne le faisait pas comme tout le monde le fait. La forme l'emporte toujours sur le fond. En effet, il ne battait pas sa femme, il ne fouettait pas ses enfants, il n'humiliait pas des élèves ou de jeunes recrues, il ne faisait pas souffrir ses subordonnés par ses exigences capricieuses, autant de situations où le devoir, la morale, le respect de soi, l'amour de l'ordre, commandent à un homme digne de ce nom de pareils comportement et lui permettent de se montrer ce qu'il est : un chef. Non, Sade, méprisant [PAGE 100] le cadre légal, qui permet pourtant absolument tout, prétendait faire souffrir autrui comme ça, pour le plaisir, révélant du même coup l'essence même de la sexualité civilisée, et, pour avoir la joie suprême de le faire gratuitement, il payait honnêtement celles qu'il faisait souffrir. Intolérable scandale de cette œuvre qui semble bien être entièrement ironique, grève du zèle d'un homme qui accomplit les injonctions culturelles au pied de la lettre et montre, sous le masque de la vertu, le mal absolu, infliger la douleur, en levant les alibis de l'éducation, de la sauvegarde, de la nation, de la science, de la foi. Derrière ces voiles aussi épais que respectables, se trouve l'océan de douleur où l'humanité n'a cessé de baigner du fait de la vertu des hommes.

On est submergé de désespoir lorsqu'on lit l'extraordinaire enquête de Renée Saurel, intitulée l'Enterrée vive[2]. Au point de départ de cette enquête une souffrance qui nous concerne directement et sur laquelle nous refusons de faire silence, celle de la petite Oumou, petite malienne de quatre ans, perdue dans la banlieue parisienne et fréquentant l'école maternelle. Dans ce contexte son excision, trois semaines d'absence, retour à l'école d'une fillette apeurée, choquée physiquement et moralement, a été classée dans la catégorie administrative de « mauvais traitement à enfant » et, comme telle, a fait l'objet d'un rapport de l'institutrice consciencieuse. Elle a l'habitude, ce ne sont pas les enfants maltraités qui manquent dans les banlieues ouvrières... ni ailleurs. Il ne s'agit pas de faire de l'institutrice le support de la bonne conscience, elle appartient à un système qui fabrique des débiles pour avoir le plaisir de sélectionner ensuite, par l'intelligence, les « élites », un système qui mutile par conséquent, et de quelle manière aussi subtile que féroce. Mais ce n'est pas parce que le progrès technique nous a fait accéder à l'éminente supériorité de la torture propre qu'il faut réhabiliter, comme moindre mal, la torture sanglante.

Quel plus grand dénuement que celui de l'enfance?

Etre enfant, c'est « appartenir » à quelqu'un. A qui ? Au Père Tout-Puissant, dont la toute puissance [PAGE 101] ne s'exprime jamais mieux que lorsqu'elle fait souffrir sa créature. Ce droit du père, droit de vie et de mort, droit de sévice et d'éducation est vieux comme le monde et n'a jamais été contesté. Tout au plus est-il relayé, dans les sociétés modernes, par l'état, c'est-à-dire l'ensemble des pères. Ce nouveau père l'emporte sur l'ancien dans la réglementation de 1'autorité. Ainsi a-t-on mis en prison récemment un professeur qui avait tué son fils en le rouant de coups, parce que l'enfant avait été pris à voler dans des voitures en stationnement. Un bien navrant fait divers, certes, on ne peut que blâmer un tel excès de zèle, mais on ne peut aussi que plaindre ce malheureux père, vous ne croyez pas ? La mère, terrifiée et passive, assista à l'agonie de son enfant. Le tribunal ne l'a pas emprisonnée pour non assistance à personne en danger, il a pensé que, comme mère, elle avait été assez punie comme cela. Psychologue le tribunal, et surtout prudent. Si les femmes sont considérées comme des individus responsables à part entière, où irons-nous ? dans le récit de Renée Saurel, la mère de la petite Oumou, honteuse, répondit à l'institutrice que l'enfant était absente parce qu'elle avait mal... à la tête. Le père, sûr de ton droit, expliqua que l'enfant avait été, comme c'est l'usage, excisée. Qui aurait l'impudence de dire que ces pères n'aiment pas leurs enfants ? Qui aime bien, châtie bien, disent, de concert, Sade et la sagesse des nations. Amalgame que tous ces cas de mauvais traitements à enfant? Il y a mauvais traitement et mauvais traitement ? Pas pour celui qui les subit. Et l'excision, de plus, est bel et bien un châtiment, dans son fond et dans sa forme, exercé par le patriarcat contre un sexe exécré.

Si le problème des enfants martyrs, qui est d'une universelle actualité, inclut bien le cas des fillettes excisées, on ne saurait, en aucun cas, le traiter d'une façon hypocritement simpliste comme l'a fait à deux reprises Pierre Leulliette[3]. C'est-à-dire en clamant sur tous les tons « Oh les méchants qui excisent ou qui battent les enfants ! ». Derrière toute main tortionnaire, derrière tout bourreau, il y a un esprit, une pensée, un système philosophique, [PAGE 102] une vision du monde. Ce qui ne veut pas dire que derrière une main tortionnaire il y a n'importe quelle vision du monde. En fait toutes les souffrances infligées le sont au nom de la même structure sadique qu'on retrouve dans toutes les cultures. Il n'est que de reprendre l'Anthropologie structurale de Lévi-Strauss, pour identifier, derrière diverses modalités, l'identité des pratiques culturelles.

C'est ce qui dépassait nettement la réflexion bornée de Leulliette. C'est ce que fait, magnifiquement, Renée Saurel. Elle se plonge, avec une verve iconoclaste, dans un bain de cultures et elle n'en épargne aucune. Avec le thème de la fillette excisée elle a choisi un fil d'Ariane qui l'emmène en de tortueux détours. Jamais elle n'est aussi près du sujet que lorsqu'elle semble s'en être éloignée en de brillantes interpolations. L'enquête sur le martyre de la femme et de l'enfant l'amène à plonger dans les abîmes obscurs du patriarcat. Elle en ramène de bien vénéneuses « perles de culture », de tous les temps et de tous les lieux. Certes, on ne découvre pas l'idée que toutes les cultures se sont construites sur la haine et le mépris de la femme, mais il semble que cette idée soit pourtant entièrement à découvrir encore, tant le florilège des textes scandaleux semble inépuisable. Périandre, un des sept sages de la Grèce, et Cambyse, roi de Perse, firent tous deux périr leurs femmes enceintes en les piétinant, l'un parce qu'il croyait sa femme infidèle, l'autre parce qu'il était fou. De son voyage chez Hérodote, Renée Saurel rapporte maintes autres anecdotes. Hérodote fabule beaucoup, certes, mais la fable est souvent plus terrible dans sa signification que le fait historique. Si la femme ne fait pas la guerre, la précarité de sa vie est plus grande encore que celle du combattant, et surtout, fait essentiel, elle ne tient jamais sa vie entre ses mains. Filles supprimées à la naissance, vierges sacrifiées, épouses exécutées, le genre féminin semble voué à une raréfaction systématique. Le pire est l'assentiment qu'elles accordent aux coutumes les plus barbares à leur encontre. « Près de Crestone, en Thrace, quand un homme polygame meurt, une grande palabre a lieu entre les co-épouses et les amis pour désigner celle que le défunt aimait le mieux. L'élue est égorgée par son plus proche parent et nous aurions tort d'être sceptiques quand Hérodote [PAGE 103] nous affirme que les non-élues se sentent malheureuses, outragées », relève Renée Saurel, notant là le trait peut-être le plus important de la condition féminine qui est l'aliénation, dans sa forme la plus radicale – l'oppression des femmes est assurée par les femmes elles-mêmes. L'arme majeure contre leur prise de conscience est d'abord de leur interdire l'instruction, puis, lorsqu'on ne peut plus l'interdire, de multiplier les freins et les obstacles. Mais « bien des femmes cultivées acceptent l'oppression phallique », dit Renée Saurel. En effet, il faut atteindre puis dépasser la culture, jusqu'à atteindre la conscience de soi. Le nombre et l'importance des étapes à franchir est impressionnant.

Le risque encouru par les différentes cultures a été senti cependant, ainsi Renée Saurel cite-t-elle le Révérend Père Debreyne, qui écrit, en 1874 : « Si la femme nous échappe, avec elle peut disparaître et s'abîmer dans le gouffre de l'athéisme, croyance, morale et toute notre civilisation. » Y aura-t-il de quoi pleurer ? On en doute à lire ces pages, lourdes d'une énorme documentation, d'une consternante éloquence, où l'horrible le dispute à l'odieux, depuis la législation sexuelle de l'Islam, jusqu'aux plus modernes techniques médicales. Renée Saurel n'hésite pas, en effet, à dénoncer les rapports de la médecine et de la sexualité, à parler de « sadisme masculin sous couvert de la science ». Il y aurait beaucoup à dire en effet à ce sujet. On peut être sûr que quiconque entreprendra une enquête précise dans cette direction verra s'évanouir ses espoirs de carrière journalistique, tant le pouvoir médical est intouchable, occupant tout le terrain laissé par les pouvoirs religieux, là où ils ont reculé. J'ai gardé un profond malaise après avoir assisté à un débat télévisé portant sur la vivisection des animaux – toujours ce goût de la torture « utile » – lorsque l'un des virtuoses du verbe pontifiant écrasa littéralement Brigitte Bardot, trop peu familiarisée, hélas, avec les sophismes scientifiques, en lui disant : « Enfin, entre sauver un enfant et sacrifier un animal, que choisissez-vous ? »[4] [PAGE 104] « Mais voyons, tuer l'animal », dit B.B. suffoquée, elle qui était venue là pour la lutte contre la vivisection. Ils en ont sacrifié des animaux, les sorciers de tout poil, l'homme est toujours mortel.

Il faut replacer l'excision dans ce magma scientifico-culturel où l'hypocrisie le dispute à la mauvaise foi et à la lâcheté. « Pourquoi écrire cet ouvrage », aurait pu écrire Renée Saurel en tête de son enquête, comme Fanon en tête de « Peau noire et masques blancs », « Je réponds qu'il y a trop d'imbéciles sur cette terre. Et puisque je le dis il s'agit de le prouver. » Ce qu'il y a de bien avec les imbéciles qui écrivent ou qui parlent, c'est qu'il n'y a qu'à les citer pour prouver ce qu'on avance à leur sujet. Renée Saurel a constitué une véritable somme, qui sera un point de départ infiniment précieux pour toute recherche ultérieure, de tout ce qui a pu s'écrire et se dire sur le sujet de l'excision. Il y a aussi les silences des organismes et des personnes, qui ont été sollicités de prendre position sur ce problème et qui, courageusement, n'ont pas répondu : l'UNICEF, l'ONU, Madame Veil, ministre de la Santé lorsque le cas de la petite Oumou s'est produit.

Les initiatives politiques contre l'excision sont rares, ingrates pour les gouvernants qui les entreprennent, car elles se heurtent à de vives résistances dans certaines catégories de la population, les plus influentes généralement. Il est bon de noter en revanche que l'excision se heurte à des résistances de plus en plus vives de la part des fillettes qui y sont soumises, ce qui amène à abaisser de plus en plus l'âge auquel on y procède et anéantit du même coup l'alibi culturel et moral, tel qu'il a été défendu par Jomo Kenyatta, qui trouve que la clitoridectomie est « garante de l'esprit de collectivisme et de solidarité nationale », ni plus ni moins, et qu'elle ne doit pas être jugée sur « des critères émotionnels occidentaux ». En fait de critères émotionnels occidentaux, Renée Saurel relève férocement que la plus grosse émotion manifestée à la mort de Jomo Kenyatta l'a été à la bourse de Londres, et qu'en fait de solidarité et de collectivisme, sa famille croulait sous les prébendes servies par les multinationales qui suçaient le Kenya.

Mais le dernier mot sur cette question revient, pour l'instant, à la médecine et aux médecins, qui sont placés [PAGE 105] de telle sorte – où qu'ils se trouvent, et quels qu'ils soient – qu'ils peuvent faire évoluer courageusement les mœurs, ou contribuer, par leur lâcheté, aux souffrances injustifiables infligées à des enfants. Que dire de la pratique de l'excision, en milieu hospitalier, sur des bébés de dix jours, sinon que le sens de l'éthique médicale est bizarrement élastique. Il faut hélas avouer que dans le camp médical, si on trouve des gens honnêtes, comme le Dr J.G. Taoko, chirurgien à Ouagadougou, qui s'efforce de montrer les multiples et pernicieuses conséquences de l'excision et qui souligne ses rapports essentiels avec la superstition, on trouve aussi des Diafoirus comme le Dr Henri Allaix qui, dans son ouvrage sur les mutilations sexuelles, les trouve « bienfaisantes », ou comme le Dr Bakang-Tonje qui, interrogé lors d'un débat sur France-Culture le 12 décembre 1978, avance l'opinion, hautement scientifique, qu'« un homme qui n'est pas circoncis n'en est pas un », selon ce que lui a dit son père. Sur l'excision, il ne se prononce pas clairement, se contentant de dire : « Si les femmes africaines pensent qu'il faut en finir, elles peuvent y mettre fin. » En tout cas ce n'est pas lui qui les y aidera, il est trop respectueux de l'opinion de son père.

On ne saurait donner une idée de la richesse, de la vigueur, de la générosité d'esprit de cette enquête de Renée Saurel, de la pertinence de ses impertinences dans le traitement des « importants » de toutes catégories. Sur un seul point je me permettrai à son égard une divergence d'interprétation, qui ne prouve que son imperméabilité, ô combien pardonnable, à l'« esprit » colon. Un certain Dr Maggi, qui officie depuis trente ans à Mada au Nord-Cameroun, raconte à un journaliste suisse venu le visiter, car on parle de lui pour le Nobel, l'histoire suivante. « Un soir il a reçu un couple africain. La femme ne pouvait plus parler. Un coup de sagaie lui avait transpercé le cou et le bas du visage. Le mari explique « Elle parlait trop! Alors je lui ai cloué le bec! » Ni émotion, ni réprobation chez le nouveau Schweitzer » conclut Renée Saurel. Et pour cause, il ne s'agit que d'un bonne histoire, qui fait d'une pierre deux coups, misogyne et raciste.

Cet ensemble d'articles, d'une importance capitale, devrait paraître en volume. Alors que le marché est inondé [PAGE 106] de productions prétentieuses et oiseuses sur le même sujet, on est étonné qu'un travail de cette qualité ne soit pas vulgarisé. Il faut croire que sur certains sujets, moins il y a de clarté, de science et d'honnêteté, mieux le monde tourne.

Odile TOBNER


[1] D. Jameux, Encyclopaedia Universalis, art. « Sadisme ».

[2] Les Temps modernes, 9 numéros de février 1979 à mars 1980.

[3] Cf. P.N.P.A. mai-juin 1980, no 15. A propos de l'excision, p. 115-128, où la contribution de Leulliette au racisme a été analysée.

[4] Sophisme qui relève de la magie, de la mentalité prélogique, résurgence scientifique des rites sacrificiels. Qui veut, et pourquoi veut-on, à tout prix, nous persuader qu'il faut donner de la mort, si on veut de la vie ?