© Peuples Noirs Peuples Africains no. 21 (1981) 93-98



LOS ANGELES :

LES NOIRS, LES FLICS, LE RACISME...

(Témoignage de deux étudiants noirs)

K. S. et Dale DAVIS

Mongo Beti – Alors qu'elles sont les difficultés particulières auxquelles les étudiants noirs, particulièrement les étudiants africains, se heurtent ici en Californie du Sud ? Je voudrais savoir exactement, au point de vue du racisme, au point de vue des difficultés matérielles, quels sont les problèmes avec lesquels vous êtes aux prises ici. Vous m'avez raconté tout à l'heure un incident significatif. Consentez-vous à répéter ce récit pour les lecteurs de « Peuples noirs-Peuples africains » ?

K. S. (étudiant sénégalais) – Avec plaisir. Cela s'est situé alors que je séjournais depuis un an et demi ici, à Los Angeles. Un soir que j'allais acheter des produits dans un magasin, je me suis fait arrêter. Il était 7 heures du soir, c'était l'automne et il ne faisait pas nuit, à peine sombre. J'ai donc été arrêté par des policiers. Voici comment cela s'est passé : à partir du moment où j'ai tourné au coin de la rue pour aller dans le magasin qui se trouve à deux pas de là où j'habite, cinq policiers blancs sont sortis d'une voiture, revolver et lampe-torche à la main, et ils m'ont crié dans leur jargon : bougez pas ! Je me suis arrêté, ils sont venus, ils ont fouillé mes poches, [PAGE 94] ils ont tâté mes vêtements. J'avais les mains en l'air, ils m'ont dit : « Mettez vos mains sur votre nuque. » Alors ils ont à nouveau fouillé mes poches, et le Chef a dit aux autres : « Maintenant regardez dans son petit sac de provisions, s'il y a des armes. » Ils ont inspecté le sac qui ne contenait que tomates et salades. Enfin, ils ont décidé qu'ils s'étaient trompés, que je n'avais rien fait. Alors je leur ai demandé : « Mais qu'est-ce qui se passe au fait ? » Ils me disent : « Voilà! vous ressemblez à un suspect que nous recherchons et nous avons pensé que vous êtes venu dans ce quartier justement pour commettre des vols, parce que cela se passe souvent ainsi. » Alors je leur dis : « Quelle est la description du suspect ? » Ils n'ont pas pu me la donner. Et les voilà qui me font cette confidence : « Pourquoi nous avons sorti nos revolvers ? Eh bien nous avons vu que vous aviez une poche gonflée. » Alors une poche gonflée, cela veut dire que j'avais un revolver dans la poche et que j'allais tirer sur eux. Ils ont donc sorti leurs revolvers avant moi. A la fin donc, ils ont décidé de me laisser partir, puisqu'ils s'étaient trompés. Je leur ai dit : « Non, attendez, avant de partir il faudrait que je prenne vos numéros matricules parce que, moi, je suis citoyen étranger ici, et je vais me plaindre auprès de mon ambassade; au cas où j'aurais des pépins plus tard, les gens sauront au moins qu'il y a eu des antécédents. » Alors j'ai pris leurs numéros matricules et je suis parti. Cela m'est arrivé en tout trois fois. Une fois j'étais en ville, je me promenais le soir et des policiers sont venus. J'attendais le bus et j'étais seul; ils ont garé leur voiture, ils se sont approchés de moi, ils se sont mis à me poser des questions; ils m'ont demandé ce que je faisais dans ce quartier; je leur ai dit que je me promenais comme tout un chacun, puisque c'était le samedi. Puis, le bus est arrivé, j'y suis monté; et eux, ils ont suivi le bus jusqu'à l'arrêt. Quand je suis descendu, ils m'ont pris en filature jusque chez moi!.

Mongo Beti – C'est probablement une technique d'intimidation, m'avez-vous dit tout à l'heure, pour vous dissuader d'habiter un quartier blanc.

K. S. – Oui, c'est d'abord une technique d'intimidation, en effet, pour me dissuader d'habiter un quartier blanc, cela ne se fait pas. Ensuite, c'est une technique [PAGE 95] de provocation, parce que, à Los Angeles, les policiers ont l'habitude de tirer sur les Noirs. Ils tirent sur les Noirs, ils ne posent pas de question; ils tirent d'abord et ensuite... Il y a eu plusieurs cas ici, d'ailleurs c'est évident, tout le monde est au courant.

Mongo Beti – Les Noirs sans distinction, américains, étrangers ?...

K. S. – Ah non, non, non ! Sans distinction aucune. Ici quand on est noir, on est noir. Et quand on est noir, on est suspect, de ce seul fait.

Mongo Beti – Peu importe alors que le maire soit noir ? Comment est-ce que le maire juge de tels événements ?

K. S. – Ça, je ne sais pas trop, mais il me semble que la présence d'un maire noir ne change rien du tout à cette situation.

Mongo Beti – C'est exactement comme la présence de présidents noirs à la tête de nos Etats...

K. S. – ... Cela ne nous aide pas. Comment s'appelle, dis, la femme qui a été tuée récemment ?

Dale Davis (étudiante noire américaine) – Ula Love!

K. S. – Oui, Ula Love, voilà un cas typique. Ula Love a été tuée par des policiers.

Dale Davis – Le cas de Ula Love est un exemple de l'oppression des policiers à Los Angeles. C'était une jeune femme avec, je crois, quatre enfants; elle n'avait pas payé son gaz et les gens de la compagnie du gaz ont envoyé des encaisseurs chez elle, pour réclamer ce qu'elle devait. Elle a répondu qu'elle n'avait pas d'argent. Dans l'échange, il s'est passé on ne sait trop quoi; les encaisseurs de la compagnie du gaz prétendent qu'elle a sorti un couteau. En tout cas, on a aussitôt requis un policier qui est arrivé et l'a tuée. Ula Love a été tuée en somme pour une affaire de quinze dollars. Maintenant qu'elle est morte, ses enfants n'ont plus de parents, car elle était toute seule. Cela a fait beaucoup de bruit, parce que, comme je viens de dire, c'est un bon exemple de l'oppression des policiers à Los Angeles, qui est la pire de tous les Etats-Unis. C'est une véritable Gestapo, avec des techniques affreuses, inimaginables. Le maire de Los Angeles est un ancien policier lui-même, et bien qu'il soit noir lui-même, il n'y peut rien, étant donné qu'il n'a pas de pouvoir sur la police, infiltrée par une organisation occulte [PAGE 96] ayant pour but d'opprimer les Noirs, et ayant des ramifications dans d'autres Etats où les choses se passent de la même façon. Quant aux Africains qui résident là, auxquels il arrive de se faire arrêter, il semble qu'on les considère avec des ménagements, les policiers semblent avoir reçu des consignes pour se montrer courtois avec ces citoyens étrangers.

K. S. – Moi, je ne suis pas tellement d'accord; parce que, comme je racontais justement à Mongo Beti avant que tu arrives, moi j'ai été arrêté trois fois ici, et bien que j'aie dit aux policiers que j'étais un citoyen étranger, ils ont insisté, ils m'ont fouillé.

Dale Davis – Oui, mais il y a eu des cas où les policiers ont arrêté des gens importants, et il y a eu des répercussions en haut lieu. Après quoi les policiers ont reçu des consignes qui leur recommandaient la prudence quand ils ont affaire à des Noirs citoyens étrangers. Bien entendu, quelques-uns respectent la consigne, d'autres s'en fichent.

Mongo Beti – Vous êtes-vous plaint auprès du consulat du Sénégal en Californie ? Est-ce qu'il y a un consulat du Sénégal en Californie?

K. S. – Il n'y a malheureusement pas de consul à Los Angeles, il y a bien une ambassade, mais c'est à Washington, à près de cinq mille kilomètres d'ici. De toute façon, cette ambassade généralement ne s'occupe pas des étudiants. Ainsi, comme mon passeport venait à échéance, j'ai eu beau écrire à l'ambassade, on ne m'a jamais répondu.

Mongo Beti – Et comment faites-vous dans ces cas-la ?

K. S. – Dans ces cas-là, eh bien, on continue à bénéficier des facilités du statut étudiant qui dure tant qu'on suit les cours. Mais si j'avais un pépin en marge, eh bien je serais extrêmement embêté. Pour en revenir à la police, dont l'attitude me tracasse beaucoup, je suis convaincu qu'elle utilise délibérément la provocation à l'égard des Noirs. Leur technique est donc de provoquer; si vous courez, ils tirent, ils disent : « Nous voulions l'arrêter, il a tenté de fuir. » C'est pour cela que ceux d'entre nous qui ont eu cette expérience savent très bien qu'il ne faut pas courir; il vaut mieux s'arrêter, quitte à se faire prendre; car dès que l'on se met à fuir, c'est une balle [PAGE 97] et c'est tout simple. Il y a eu une foule de cas comme cela. Hier soir, par exemple, Dale Davis, que voilà, nous parlait du deux jeunes Noirs qui ont été tués comme cela, par de jeunes Blancs qui se promenaient avec des armes. Ils étaient allés à la chasse au lapin, ils n'ont pas trouvé de lapin, ils ont vu deux Noirs qui passaient et ils les ont tués, en les tirant comme des lapins. Dale Davis nous racontait ça hier soir. C'est un cas flagrant. Résultat : tout le monde est nerveux, tout le monde se promène avec une arme.

Mongo Beti – Et pourtant la Californie est souvent présentée à l'étranger comme un Etat très évolué, très libéral, très moderne, exempt de tensions raciales. C'est l'image de marque de la Californie en France, par exemple.

K. S. – Alors, je ne suis absolument pas d'accord. Savez-vous qu'à San-Diego un membre notoire du Ku-Klux-Klan a manqué de peu de se fuite élire comme délégué démocrate à la Convention du Parti ? N'est-ce pas vrai, Dale Davis ?

Dale Davis – Oui, oui, c'est vrai. Il a recueilli trente pour cent des voix; il n'a certes pas été élu, mais quand même trente pour cent des voix, c'est beaucoup, c'est même incroyable.

Mongo Beti – Bon, alors comme difficultés dans le vécu quotidien, il y a surtout ces rapports avec la police. Y a-t-il autre chose ?

K. S. – Oui, il y a les flics fascistes, mais il y a aussi les difficultés matérielles. Si vous n'êtes pas étudiant boursier, je vous laisse imaginer le reste. C'est extrêmement pénible : on n'a pas le droit de travailler ailleurs que sur le territoire du campus; or les salaires au sein du campus sont dérisoires, sans compter qu'il n' y a guère d'emplois. La majorité des étudiants africains sont boursiers, mais il en est qui ne le sont pas, dont moi.

Mongo Beti – Soyez assurés que je vais publier toutes vos déclarations, sans faute. Si vous avez d'autres problèmes que vous croyez pouvoir signaler, faites-le sans vous gêner.

K. S. – Au sujet de l'argent, voyez quelles illusions les gens peuvent nourrir au sujet des Etats-Unis quand ils n'y ont jamais vécu. J'ai un ami sénégalais qui m'a invité à son mariage à Bordeaux, car il habite Bordeaux. [PAGE 98] Quand je lui ai dit au téléphone que je n'avais pas d'argent et que je ne pouvais pas aller assister à son mariage à Bordeaux, il n'en revenait pas. Il m'a dit : « Comment! tu habites les Etats-Unis, et tu prétends que tu n'as pas de quoi te payer un billet d'avion pour venir en France ? C'est plein de petits jobs lucratifs là-bas, on arrive toujours à se débrouiller. » Vous voyez, c'est un grand mythe. Ici quand on est étranger, d'abord on n'a pas le droit de travailler. Ce problème se pose déjà avec les Noirs qui viennent de Haiti et qui n'arrivent pas à trouver d'emploi, parce que c'est très difficile; il se pose aussi pour les Mexicains qui traversent la frontière illégalement. Nous sommes, nous autres, traités exactement de la même manière. Les rares emplois qu'on arrive à trouver sont des emplois très mal rémunérés. C'est vraiment l'exploitation à un degré inimaginable. Il est très difficile de faire des études dans ces conditions-là. Et puis la vie coûte très cher ici. Je ne vous parle même pas des difficultés que les étudiants africains rencontrent quand ils cherchent à se loger. Les gens ici sont de vrais virtuoses dans l'art de tourner les lois interdisant de refuser un candidat locataire pour des raisons de race. Tout cela existe. C'est pourquoi les étudiants noirs, et les étudiants africains en particulier, éprouvent d'énormes difficultés dans leurs études. Sauf les boursiers, peut-être; eux ils n'ont pas autant de problèmes d'argent, mais les autres difficultés existent quand même aussi pour eux. La police peut toujours les arrêter, la discrimination raciale ne les épargne pas. Voilà notre triste situation.

K. S. et Dale DAVIS (Propos recueillis par Mongo Beti)