© Peuples Noirs Peuples Africains no. 21 (1981) 79-86



INFORMATIQUE ET TRANSFERT DE TECHNOLOGIE

ETUDE D'UN CAS :
LE MINISTERE DES FINANCES A LIBREVILLE (GABON)

Marie-Françoise JANOT

Lorsque je débarquai à Libreville (Gabon) début 1978, je ne manquais pas d'appréhension. Malgré une solide expérience professionnelle en informatique et un très bon « curriculum vitae » je cherchais depuis trois mois du travail sans succès. Pourtant on disait l'informatique en plein développement au Gabon, et il n'y avait à ma connaissance aucun Gabonais spécialisé en cette matière. Tous les cadres étaient français, ce qui devait revenir fort cher au pays. Aussi je pensais naïvement que ma candidature intéresserait fortement le gouvernement ou les entreprises gabonaises, d'autant plus que je ne cachais pas mon intention de rester au Gabon.

J'ignorais simplement que tout le secteur informatique au Gabon était sous la tutelle de quelques entreprises étrangères, C.I.I. - Honeywell - Bull, et dans une moindre mesure, I.B.M., en ce qui concerne le matériel; S.G.I. (Société Générale Informatique), I.F.C. (Institut de Formation et Conseil, à Grenoble), et une ou deux sociétés [PAGE 80] de service, en ce qui concerne les programmes. Toute personne n'ayant aucun lien avec ces entreprises était a priori considérée comme suspecte. Cette situation était sans doute encore aggravée dans mon cas par un passé politique peu présentable dans un pays comme le Gabon... les « renseignements généraux » du Gabon n'ont aucun mal à obtenir les informations qu'ils veulent de leurs homologues français. Il est des domaines où la « coopération » fonctionne très bien... Mais ce n'est pas le sujet que nous voulons traiter ici.

Par « piston » je finis par obtenir le « job » tant convoité : ingénieur au ministère des Finances ! Par « piston » on peut fort heureusement tout obtenir au Gabon, et quand je dis « tout » il faut le prendre au sens strict! Bien sûr on doit être reconnaissant envers ses bienfaiteurs, corruption oblige, et l'on démarre donc avec un sérieux handicap; attention aux idées trop personnelles allant contre des intérêts bien implantés au pays !

Bien avertie de ces us et coutumes, j'acceptai sans protester le poste subalterne qu'on dut me confier. « Cela me fait plaisir que vous connaissiez l'informatique, m'avait dit le directeur (français) de mon service en m'accueillant; d'habitude, quand on m'impose quelqu'un, la personne n'y connaît rien. Que voulez-vous, le pays est indépendant, nous ne faisons plus ce que nous voulons! » J'optai pour une attitude de réserve, observant et essayant de comprendre les mécanismes du système dans lequel j'étais tout à coup plongée.

En quelques mois, toute la duperie, toute l'hypocrisie, du « transfert de technologie » m'apparurent; je n'eus plus de doutes sur les raisons pour lesquelles, dans les pays riches, on tenait tant à cette notion. Quant aux « élites » locales qui parcourent le monde à la recherche des meilleures technologies à transférer, elles ne connaissent guère de cette notion que les voyages en première classe sur les lignes aériennes, les séjours dans les hôtels de luxe, l'empressement des hommes d'affaires ou de gouvernement autour d'elles, qu'elles prennent pour du respect. Elles jouissent sans réserve du pouvoir qui leur est donné de dire « je prends » ou « je ne prends pas ». La dérision d'une telle revanche sur des années de colonialisme et d'oppression ne leur apparaît pas. Comment s'étonner qu'elles « marchent dans la combine » ? [PAGE 81]

Que signifie le transfert de technologie au niveau humain ?

Des emplois qualifiés, en nombre surabondant, pour le personnel français; des emplois d'exécution ou de représentation (Direction générale) pour le personnel gabonais; une hiérarchie très poussée dans le travail, non seulement la fonction, mais aussi selon la nationalité (je n'ose pas dire la race). Ainsi, au service informatique du ministère des Finances à Libreville, il y avait, pour un effectif global d'environ 60 personnes :

– Un directeur général et un directeur général adjoint, gabonais. « Que voulez-vous, maintenant que le pays est indépendant, il faut bien avoir une direction gabonaise, même si elle ne sert à rien ! »

– Un conseiller technique français, en fait la vraie direction.

– Un directeur, français, à la tête de chacun des trois services (exploitation, système, programmation).

Cela fait six directeurs, tous grassement payés, pour 60 personnes. Nous pouvons faire confiance aux conseillers techniques français, les Gabonais seront bien « encadrés » !

Les programmeurs sont eux aussi français à part un ou deux qui « ont été imposés et n'y connaissent rien ».

Les opérateurs, qui font fonctionner l'ordinateur, et les perforatrices de cartes, eux, sont exclusivement gabonais.

Il y a aussi quelques étudiants africains de l'institut d'informatique de Libreville. « On est obligé d'en prendre, disent les directeurs français, mais on ne sait pas quoi leur faire faire. La logique informatique, ça les dépasse ! »

Il n'y a bien sûr aucune commune mesure entre le salaire d'un Gabonais et celui d'un Français. Les Français relèvent soit de contrats de coopération (payés en partie par la France, en partie par le Gabon), soit de contrats dits « locaux » payés par le Gabon, soit sont détachés au Gabon par leur entreprise française (Société Générale Informatique, notamment). Faut-il voir l'effet du hasard dans le fait que pratiquement tous les titulaires d'un contrat de coopération sont des « anciens » de la C.I.I. ? Quel que soit leur statut les Français sont logés dans des villas ou appartements équipés de tous les éléments de [PAGE 82] confort moderne, alors que seuls les cadres supérieurs gabonais sont logés. Les autres sont réduits à occuper des « cases » sans eau courante ni électricité, dans des bidonvilles qui constituent près de 90 % de Libreville, et subissent tous les effets secondaires d'une condition misérable, en particulier le mauvais état de santé chronique. Mais jamais ces conditions ne sont prises en considération par les cadres français; on dit simplement que les Gabonais n'ont aucune ardeur au travail!

Ceci est très significatif de la mentalité de ces « cadres ». S'ils n'ont aucune connaissance des conditions de vie des Gabonais, ils sont tout aussi ignorants dans le domaine économique. A part quelques chiffres faisant état du « boom » économique du Gabon, qui sont répétés dans tous les discours du Président Bongo, ils n'ont pas une appréciation correcte des problèmes du pays. Ils sont tout simplement venus transférer une technologie, et transposent ce qu'ils ont fait dans leurs entreprises françaises. Ce sont souvent de bons techniciens, mais ils ne sont pas venus pour chercher à mettre en œuvre des solutions originales, tenant compte des problèmes propres au pays. Ils ont à rendre des comptes non pas au Gabon où ils travaillent, mais aux entreprises françaises dont ils relèvent ou au Gouvernement français. Peut-on alors s'étonner si les intérêts directs de ces derniers sont mieux servis que ceux du pays d'accueil ? Et quel contrôle celui-ci peut-il effectuer sur des choix relevant de techniques dont il n'a pas la maîtrise ? Le rôle de la Direction Gabonaise est le plus souvent d'approuver le conseiller technique, et de faire payer les factures !

C'est ainsi que j'ai vu au service informatique du ministère des Finances de Libreville, qui gère en fait tout le secteur public, installer des solutions sophistiquées, qui exigent un personnel qualifié, solutions que l'on hésite encore à appliquer en France dans les entreprises à cause de leur coût élevé et des problèmes de formation de personnel. Mais il est vrai que le Gabon, pays producteur de pétrole et d'uranium, un des plus riches d'Afrique en terme de produit national brut, peut se le permettre! Noblesse oblige... Qu'il y ait encore dans cet « Eldorado » africain 37 % de mortalité infantile est une autre affaire...

Est-ce cette méconnaissance du pays d'accueil qui entraîne trop souvent des comportements racistes ? [PAGE 83] J'ai trop entendu : « Quand je suis arrivé ici je n'étais pas raciste, je ne le suis pas, mais il faut reconnaître que... » Que penser du fait qu'il n'y ait jamais dans un même bureau des Blancs et des Noirs ? Pourquoi les Blancs jouissent-ils de toilettes fermées à clé, et régulièrement nettoyées, alors que les Noirs n'ont droit qu'à des toilettes mal entretenues et non fermées à clé ? Peut-on, dans ces conditions, s'étonner de l'incompréhension totale entre les deux communautés, qui bloque toute collaboration dans le travail?

Au ministère, on m'a confié la formation de deux stagiaires engagés depuis plusieurs mois sans qu'un travail précis leur ait été confié. On m'a demandé de leur faire passer les tests de programmeurs de la C.I.I., espérant y trouver un argument pour les remettre à disposition de la Fonction Publique du Gabon. Au grand étonnement du directeur du service, ils s'en sont honorablement tirés. On m'a alors dit : « Essayez de les occuper, puisqu'on doit les garder. » J'ai entrepris de leur apprendre la programmation pour résoudre des problèmes simples. Mon directeur me regardait de travers, voyant l'intérêt que je portais à cette tâche, et le temps que j'y passais. Mais je l'ai sérieusement dérangé le jour où je lui ai dit que ces stagiaires étaient tout à fait capables de devenir des programmeurs. J'ai ainsi appris une chose très importante : c'est qu'au Gabon la formation de cadres gabonais, quand elle est entreprise, doit échouer! Ne faut-il voir là qu'une simple réaction raciste ? Ou bien faut-il penser que ce genre de réactions est soufflé aux personnel de la coopération lors de la « formation » qu'ils reçoivent avant de partir ? Ne craint-on pas à la « coopération », la gabonisation des cadres, si elle dépasse les limites prévues, c'est-à-dire, aux Gabonais des postes de direction, soigneusement doublés par des conseillers techniques français ? Outre des emplois supprimés aux Français, cette gabonisation des cadres amènerait peut-être une contestation des choix faits par les personnels européens, en concédant une partie du pouvoir à des gens non directement liés à une entreprise française ou au Gouvernement français, et susceptibles de se soucier quelque peu des intérêts de leur pays.

Car peut-on croire sérieusement que seuls ont été pris en compte les intérêts nationaux quand on constate que [PAGE 84] dans les pays d'Afrique francophone presque la totalité du parc de matériels informatiques est d'origine C.I.I. - Honeywell - Bull ? Une faible part du marché est concédée à I.B.M. Les autres constructeurs sont totalement absents. J'ai eu la chance à Libreville d'assister à l'étude du renouvellement du matériel du ministère des Finances. Mais peut-on vraiment parler d'étude ? Celle-ci a surtout consisté en un voyage du conseiller technique français à Paris, accompagné bien sûr de sa caution gabonaise en la présence du directeur général adjoint, voyage dont le but était une visite à la C.I.I. et une visite au ministère de la Coopération. La C.I.I. consentit le remplacement gratuit de certains matériels, le gouvernement consentit l'exonération des droits de douane pour le matériel français, le conseiller technique avoua en privé que de toute façon ce serait très mal vu en « haut lieu » que l'on change de fournisseur; il ne fallut pas plus d'une réunion pour clore le débat à l'issue de ce voyage. Pressions financières, pressions morales; en fait le gouvernement français impose ses choix, comme il le faisait à l'époque coloniale. Je ne connais malheureusement pas le chiffre d'affaires de la C.I.I. en Afrique, mais il y a tout lieu de croire que le marché africain a été vital pour cette entreprise.

Ce qui se passe dans le domaine de la programmation est tout aussi édifiant. Malgré la présence sur place d'un nombre de programmeurs, d'analystes, d'ingénieurs suffisamment important, la plupart des programmes utilisés à Libreville sont achetés à des sociétés de service françaises, I.C.F. et S.G.I. notamment. Les problèmes traités sont pourtant des plus classiques et les volumes d'informations à manipuler restent raisonnables. En effet, dans ce pays qui compte moins d'un million d'habitants, 70 % de la population vit dans les villages ou dans les villes de très faible importance; le traitement par ordinateur de la paye du personnel de la fonction publique concerne 18000 agents, la facturation du téléphone est à faire pour 6 000 abonnés, la société d'eau et d'électricité du Gabon gère 15 000 abonnés. Il n'y a là rien qui puisse poser des problèmes informatiques insurmontables. Pour résoudre ces problèmes le Gabon est pourtant obligé de payer un personnel important maintenu sur place et d'acheter des programmes fort cher. [PAGE 85] L'implantation de ces programmes nécessite le déplacement de spécialistes des sociétés qui les ont fournis; c'est ainsi qu'en dix ans il y eut 40 « missions » à Libreville, payées par le Gabon, au bénéfice de l'I.F.C., fournisseur de programmes. Ces missions comportent le voyage en première classe d'avion, le séjour en hôtel luxueux, une prime de déplacement, et éventuellement le safari pour les week-ends. Une fois les programmes implantés, le personnel sur place n'a plus qu'à en assurer la maintenance, mais il est complètement désarmé lorsque des incidents se produisent au cours des traitements. Il faut alors téléphoner à Paris ou à Grenoble, ce qui n'est ni rapide, ni efficace, ni bon marché. Mais il faut bien rentabiliser les systèmes de télécommunications installés, les hôtels « Shératon », « Intercontinental » et autres, construits pour le prestige, la compagnie aérienne « Air Gabon », que l'on peut considérer comme une filiale d'« Air France » !

Et puis, grâce à ces programmes le Gabon peut se vanter d'être « à la pointe du progrès » ! C'est ainsi qu'à Libreville toute la « saisie » des informations se fait directement à partir de terminaux d'ordinateurs avec écrans, alors que sur l'ordinateur utilisé on ne peut pas faire fonctionner les écrans en même temps qu'un programme tel que la paye du personnel. Inutile de dire que dans ces conditions les écrans sont souvent inactifs ! De plus ces méthodes de travail nécessitent un personnel qualifié. Ce personnel est difficile à trouver au Gabon où le niveau général de formation est particulièrement bas; certes, les écoles « franco-gabonaises » qui ne sont accessibles qu'à une petite minorité de Gabonais « bien nés » (deux écoles de ce type à Libreville) offrent un enseignement correct, mais les écoles africaines à Libreville comptent couramment 80 à 100 enfants par classe, et ceci même au niveau du cours préparatoire! Dans ces conditions c'est déjà un excellent résultat si les enfants savent lire et écrire en français au sortir de l'école!

J'ai appris à Libreville qu'un pays « en voie de développement » avait besoin plus que d'autres d'accéder à des « bases de données » pour mieux planifier son développement. Le Gabon n'a donc pas hésité à investir dans ce domaine. Ceci s'est concrétisé par l'achat d'un système de gestion de bases de données à l'I.F.C. Il paraît que [PAGE 86] ce système a été payé 40 millions de francs C.F.A. (800 000 FF); sa mise au point et son installation ont nécessité 10 missions de Grenoble à Libreville; il sert à faire des statistiques sur 2000 entreprises gabonaises dont 200 importantes. La disproportion entre le problème à résoudre et les moyens mis en œuvre est évidente. Mais tout n'est pas perdu pour l'I.F.C. puisque ce système, testé et mis au point à Libreville peut être maintenant distribué dans le circuit commercial.

Mais il paraît que, pour aider les pays en voie de développement, les Etats-Unis ont encore trouvé mieux : mettre à leur disposition des bases de données auxquelles ceux-ci pourront se « connecter » directement par téléphone. Ceci d'ailleurs inquiète fort les sociétés informatiques françaises qui ne sont pas encore en mesure de proposer la même chose.

Le bilan du transfert de technologie dans le domaine de l'informatique, c'est :

    – le transfert de personnels français
    – l'implantation de matériels français
    – la fourniture de programmes élaborés en France

A QUI CELA PROFITE-T-IL ? ? ?

Marie-Françoise JANOT