© Peuples Noirs Peuples Africains no. 21 (1981) 1-7



FRANÇOIS MITTERRAND
SURVIVRA-T-IL A L'AFRIQUE « FRANCOPHONE » ?

P.N.-P.A.

Il ne faut pas croire ceux qui vont répétant que rien ne changera pour les Africains, même avec un François Mitterrand à l'Elysée. Portée au pouvoir par une volonté populaire évidente, au milieu de l'enthousiasme dont tout un chacun a pu être témoin, la gauche ne pourra faire autrement que de se démarquer des conceptions et des pratiques de la droite fascisante si longtemps incarnée par Giscard d'Estaing, et cela, certes, sur tous les plans, mais sans doute encore plus à l'égard des Maghrébins et des Africains noirs, qu'ils soient travailleurs immigrés en France, ou qu'ils demeurent dans leurs pays respectifs. Il suffit de quelques exemples éloquents pour illustrer notre propos.

Commençons par le plus simple, c'est-à-dire par Peuples noirs-Peuples africains, par nous-mêmes en quelque sorte. Pourquoi, à la revue, avons-nous poussé un ouf! en apprenant la défaite de Giscard d'Estaing et l'élection de François Mitterrand ? Nous nous sommes dit que nous n'aurons plus à recommander la prudence à nos collaborateurs habitant la France, que nous n'aurons plus à protéger leur anonymat par un luxe de précautions, que grâce à la garantie d'un gouvernement de gauche [PAGE 2] même les parias de l'Occident capitaliste pourront s'exprimer librement, sans s'exposer aux représailles de gouvernements français et africains associés. Les officines policières occultes qui, en marge de la loi mais avec l'approbation et même l'encouragement de Giscard d'Estaing, agissaient en liaison avec les dictatures africaines se sont déjà ou bien dissoutes ou bien spontanément mises en sommeil, au moins pour de longs mois sinon pour des années. Cela signifie que les soi-disant assistants techniques, qui encadrent ou conseillent les dictateurs africains, ne pourront plus compter sur le bras séculier qu'ils actionnaient à leur guise jusque sur le territoire de la République Française. Les fichiers d'opposants, de militants, d'intellectuels noirs et maghrébins, grâce auxquels s'était instauré ce terrorisme doux ont sans doute déjà été détruits – exception faite, il est vrai des fichiers détenus par des individus et par certains organismes privés tels que certaines aumôneries catholiques fascisantes, mais leurs propriétaires ne pourront en tirer parti sans une réactivation peu probable avant plusieurs années des groupes terroristes parallèles opérant au sein de la police, de l'université ou de certains organismes confessionnels liés aux intégristes de Mgr Lefèbvre.

A propos d'université, il ne fait aucun doute que les étudiants africains, noirs ou maghrébins, surtout si leurs papiers n'étaient pas en règle, ce qui devenait de plus en plus fréquent du fait des lois et décrets Bonnet, Stoléru, Saunier-Séïté, Imbert et tutti quanti, vont se trouver libérés au moins de la psychose de l'expulsion. Ceci vaut encore davantage pour les travailleurs immigrés noirs ou maghrébins, qui vont se voir témoigner au moins un peu plus de respect par la police, les contrôleurs du métro et des autobus, les chefs de chantier et d'atelier, les gérants des foyers Sonacotra, les petits chefs blancs de tous acabits.

Par les temps qui courent, tout cela n'est pas rien.

Néanmoins il ne faut pas croire non plus ceux qui vont proclamant que c'est arrivé, que le messie Mitterrand et ses apôtres socialistes vont libérer l'Afrique du néo-colonialisme, réconcilier le Nord et le Sud, humilier l'apartheid, accrocher en somme le soleil du bonheur et de la prospérité au firmament des exploités. Ce sont [PAGE 3] les mêmes qui, jusqu'à la campagne des présidentielles en France, pronostiquaient une victoire éclatante de Giscard dEstaing, nous écrasaient de leur scepticisme méprisant, affirmant que notre agitation pour le changement en Afrique relevait de la chimère, que notre continent était livré irréversiblement aux excès du capitalisme sauvage, que cette situation était figée parce que consacrée par le partage du monde en zones d'influence des grandes puissances, que le plus sage enfin était d'essayer de se nicher dans cette fatalité. S'ils avaient un peu de pudeur, ces prétendus politologues se tairaient aujourd'hui. Mais la pudeur n'est pas la chose du monde la mieux partagée.

En vérité, il est aisé de prévoir l'évolution du pouvoir socialiste dans les mois, dans les années qui viennent, en ce qui concerne l'Afrique et les Africains. Trop longtemps tenus à l'écart des affaires et même des dossiers, les trop candides dirigeants socialistes vont peu à peu découvrir, non sans amertume, certes, mais de plus en plus effarés, les contraintes étroites au milieu desquelles est condamné à s'avancer tout projet gestionnaire (s'il n'est que gestionnaire) des intérêts nationaux en France. On verra alors les hoquets et les bafouillages de la tartufferie se substituer à l'assurance dogmatique d'une théorie rien moins que sûre d'elle d'ailleurs, à en juger par telles déclarations de la campagne électorale.[1]

Que diront et que feront les dirigeants socialistes en découvrant concrètement à quel point la prospérité de l'hexagone et la misère de nos populations sont étroitement imbriquées ?

Que diront et que feront les dirigeants socialistes en s'apercevant que les basses rémunérations consenties aux [PAGE 4] producteurs de cacao camerounais, d'arachide sénégalaise, de coton tchadien, etc, garantissent en France le maintien à un niveau supportable pour le consommateur du prix du chocolat, du prix de l'huile de table, du prix du caleçon long ?

Que diront et que feront les dirigeants socialistes à la révélation que la défense du franc ne peut se taire dans les conditions actuelles sans piétiner la souveraineté des Etats africains dont les populations se sont trouvées embrigadées, sans avoir été consultées, dans la zone franc des cocus ?

Que diront et que feront les dirigeants socialistes en découvrant que la meilleure garantie des bas prix des matières premières exotiques, c'est le maintien au pouvoir, au besoin par la force, de marionnettes telles que Dacko, Ahidjo, Bongo, Mobutu ?

Que diront et que feront les dirigeants socialistes en découvrant que pour maintenir au pouvoir les marionnettes sanglantes d'Afrique Centrale, la meilleure technique c'est le silence ou le mensonge de la radio et de la télévision d'Etat, sans compter le tout venant des médias ?

Que diront et que feront les dirigeants socialistes ?...

En vérité, poser la question, c'est y répondre.

Au conseil des ministres, la voix de l'ancien ministre des Affaires Etrangères du très conservateur Georges Pompidou, Michel Jobert, n'aura-t-elle pas vite fait de couvrir celle du « gauchiste » du CERES Jean-Pierre Chevènement ? Le réalisme des intérêts nationaux n'aura-t-il pas vite fait de prendre le pas sur l'utopie tiers-mondiste ?

Combien de mois faudra-t-il pour que Jean-Pierre Cot, nouveau ministre de la Coopération qui succède à Robert Galley, de sinistre mémoire, se laisse circonvenir par la cohue habituelle des conseillers ayant la réputation de connaître l'Afrique pour y avoir longtemps séjourné – ce qui vaut bien mieux que d'y être né. Après avoir si longtemps grouillé dans la putréfaction giscardienne, on les voit déjà frétiller comme des asticots dans les franges du jeune paradis socialiste. Ces Hervé Bourges, Claude Wauthier, Philippe Decraene (dont l'épouse occupe déjà un créneau de rêve dans le saint des saints), Jean Lacouture, Robert Cornevin, Gilbert Comte, Yves Person, [PAGE 5] Léopold Senghor, et combien d'autres encore, qui sont-ils sinon de vieux chevaux de retour que l'aube printanière émoustille ? Ils portaient hier le masque arrogant de l'aristocrato-manie giscardienne; comptez sur eux pour arborer demain la rose des nouveaux princes, s'il le faut sur la blouse hâtivement empruntée au prolétariat.

Giscard d'Estaing ne prêtait spontanément les écrans de ses télévisions qu'à ses partisans avoués ou occultes. Or pendant sept ans nous avons vu nos gourous de l'africanisme de bazar défiler sur les plateaux des divers studios de télévision giscardienne, pour débiter leurs couplets compassés sur l'Afrique, en prenant bien soin de ne pas déplaire au cousin de Bokassa, d'ailleurs réputé pour ses trafics divers en ces lointaines contrées. Demain nos grotesques viendront débiter d'autres couplets tout aussi compassés (à moins que ce ne soient les mêmes) sur l'Afrique, mais en prenant bien soin cette fois de ne pas déplaire à Lionel Jospin. Comment est-il possible de concilier Giscard d'Estaing et Lionel Jospin, alors que ce dernier, selon le Monde du 18 avril 1981, n'hésitait pas à dire du premier que « le bilan de la politique de la France giscardienne à l'égard de l'Afrique constitue une faillite, tant sur le plan politico-militaire que sur le plan fondamental du développement » ?

Il est vrai qu'un Senghor n'a jamais caché qu'il avait pour seule ambition d'être l'ami de tout le monde – exception faite cependant des militants progressistes sénégalais, qu'il ne s'est jamais privé de réprimer cruellement et même, plus d'une fois, de massacrer, du temps où il était président de la République du Sénégal.

Alors reviendra le temps de l'imposture cynique dont les dirigeants socialistes n'auront même pas à apprendre le langage démagogique autant qu'hypocrite. Ne se gargarisent-ils pas déjà de « l'aide au tiers-monde » avec les mêmes termes, et apparemment dans le même esprit que leurs prédécesseurs giscardiens ? Nous savons bien, nous, quels pillages, quelles spoliations, quelle violence permanente recouvre ce discours mécanique. Les nouveaux princes auront à peine besoin d'enfler leurs envolées pour couvrir nos chétives protestations et conditionner une opinion française séduite d'avance par les extases d'une rhétorique éminemment chauvine.

Le nouveau septennat est cependant, nous le savons, [PAGE 6] nous, voué aux échéances les plus redoutables, celles qui seront placées sous le signe de la rupture, non du fait de l'avènement de la gauche, car il en serait allé de cette façon même si Giscard d'Estaing avait été réélu (ou plutôt a fortiori si Giscard d'Estaing avait été réélu), mais parce qu'il se trouve tout bêtement que les souffrances de nos populations ont atteint le seuil de l'intolérable, du désespoir, de la révolte.

Les dirigeants socialistes peuvent-ils aller au-devant de cette évolution, et prévenir l'orage dont les nuées ne cesseront de s'accumuler à l'horizon de leur règne ? Il est des Africains, de bonne toi d'ailleurs, qui croient au miracle; d'autres en doutent, dont nous à Peuples noirs-Peuples africains.

Trop soucieux d'écarter le reproche bien connu de brader les intérêts de la France et d'affaiblir le « monde libre », François Mitterrand ne risque-t-il pas plutôt de se laisser acculer à une situation analogue à celle qui le contraignit un jour à s'écrier malencontreusement : « L'Algérie, c'est la France; la seule négociation avec les rebelles, c'est la guerre » ?

Or chacun sait que, dans ces situations-là, la droite en France se révèle toujours plus convaincante que la gauche. Qui ne voit que ceux qui rêvent manifestement d'une stratégie de l'allendisation auraient alors beau jeu ?

François Mitterrand survivrait-il à la perte de l'Afrique francophone, quel qu'en soit le processus ?

P.N.-P.A.

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P.S.

« LE MONDE » DES MAUVAISES HABITUDES

Accusé de corruption par la presse américaine et Europe no 1, « Le Monde » daté du 30 mai répond à la manière de l'ex-diamantaire de l'Elysée par le procès d'intention et l'insinuation terroriste, dont la cocasserie ne manquera pas de réjouir bien des observateurs. Nous ne sommes pas surpris, quant à nous, par une affaire qui ne paraîtra inattendue qu'aux naïfs. Puisque « Le Monde » proteste en parlant de désinformation, nous aimerions savoir comment, dans la déontologie de cette honorable profession, il convient, par exemple, d'appeler [PAGE 7] les suppléments auxquels donnent lieu les visites en France de dictateurs africains « amis de la France », tels que Bongo, Ahidjo, Mobutu, etc. Chacun a pu constater que ces suppléments, d'ailleurs truffés d'énormes placards publicitaires qui ne sont certainement pas gratuits, n'offrent au lecteur désireux de connaître le pays concerné et son régime politique que les dithyrambes de ses serviteurs, ministres ou hauts fonctionnaires, ou des « études » complaisantes de spécialistes français dont la sympathie pour ces dictateurs « amis de la France » est de notoriété publique. On peut aussi se demander, accessoirement, s'il n'y aurait pas un lien entre cette sympathie avouée pour certains dictateurs africains et le fait que les opposants à ces régimes sont impuissants à faire connaître leur point de vue dans les colonnes du « Monde ».

Ainsi n'est-il pas pour le moins troublant que Peuples noirs-Peuples africains, animé par un opposant camerounais notoire, ne soit jamais mentionné dans la revue des revues des journaux appartenant au groupe du « Monde » ? D'autre part, « Main basse sur le Cameroun », ouvrage réputé (et pour cause !) de notre directeur, expose en détail comment « Le Monde » désinforma ses lecteurs à propos d'un important procès politique qui eut lieu au Cameroun fin 1970 début 1971. Comment se fait-il que ce livre (publié chez François Maspero, interdit et saisi en 1972) n'ait jamais été l'objet d'une critique dans « Le Monde » ?

La présente affaire révèle en tout cas que l'alibi un peu trop commode de l'aide aux pays sous-développés fait de moins en moins de dupes. Ce n'est pas nous qui nous en plaindrons.

Quant aux griefs précisément formulés et aux termes utilisés par des journaux par ailleurs fort honorablement connus, le New York Times par exemple, ne comptez pas sur « Le Monde » pour vous en faire part. A force de censurer les nègres, on finit par censurer les Américains. Les nègres ne commencent-ils pas à Calais ?


[1] « Le Monde » du 18 avril 1981 rapporte que, interrogé par la radio Africa no 1, émettant à Libreville (Gabon), Lionel Jospin a déclaré notamment : « Si nous installons un chef d'Etat de la même manière que nous avons installé Bokassa, nous ne devons pas nous étonner des conséquences... S'il y a développement économique, cohésion sociale, adhésion des peuples aux régimes qu'ils se sont donnés ou qui leur ont été imposés, alors seulement il y aura pour les pays d'Afrique la capacité de se défendre contre les menaces extérieures ».

Adhésion des peuples aux régimes qui leur ont été imposés ? voilà une petite phrase qui en dit long sur l'élasticité de la théorie socialiste. Qu'en sera-t-il alors de la pratique ?