© Peuples Noirs Peuples Africains no. 20 (1981) 42-50



CONGO : RETOUR D'URSS

Casimir SAMBA et Emmanuel Boundzéki DONGALA

Cette interview du sous-lieutenant Casimir Samba a été réalisée à Brazzaville en décembre 1979. Au-delà de leur aspect anecdotique, ces propos reflètent bien les sentiments des centaines de jeunes Congolais qui ont fait un séjour d'études dans les pays de l'Est. En effet, conforme à son choix idéologique et pour réduire l'influence française, le Congo envoie depuis quelques années la majorité de ses étudiants dans les pays socialistes, essentiellement en URSS, Cuba, Allemagne de l'Est, Roumanie et dans une moindre mesure en Bulgarie, Yougoslavie, Hongrie. Malgré ce choix idéologique, les étudiants qui reviennent de ces pays sont en butte à autant de difficultés sinon plus que ceux qui reviennent de France. L'interview ci-dessous fait bien la synthèse de tous les problèmes que rencontrent ces jeunes de retour au pays.

Emmanuel Boundzéki DONGALA.

E.B.D. – Avant d'aborder le problème du retour au pays, j'aimerais vous poser d'abord certaines questions. Quand êtes-vous allé en URSS ?

S.C. – J'y suis allé en 1974 grâce à une bourse qu'on m'a offerte après ma classe de terminale au lycée technique [PAGE 43] de Brazzaville. C'était une bourse de quatre ans pour devenir spécialiste ou mécanicien de chars. Nous étions environ une dizaine de jeunes Congolais dans notre promotion. Nous sommes donc partis de Brazzaville par l'Aéroflot et nous sommes arrivés à Moscou via Bangui, Khartoum, Le Caire; de Moscou nous avons pris le train pour une ville de Russie qui s'appelle Tambov, où se trouvait notre école.

Quelles ont été vos premières impressions ?

On ne peut pas dire que j'aie vraiment été impressionné. C'était en automne, nous sommes donc arrivés sous la grisaille. Tout me semblait gris, triste, sans couleurs. J'ai aussi remarqué qu'il y avait beaucoup de militaires dans les rues.

Et pourtant c'était votre premier contact avec un pays développé et hors de l'Afrique ?

Oui. Je pense que j'ai été déçu parce que je m'attendais à autre chose;car avant de venir nous avons été invités plusieurs fois à l'ambassade et au Centre culturel soviétiques où on nous montrait des films dans lesquels tout était très bien et très beau, une beauté de carte postale. Et vous comprenez que quand on est jeune et qu'on n'est jamais sorti de son pays, on ne sait toujours pas faire la part des choses entre la propagande et les faits réels. Nous croyions à tout ce qu'on nous disait.

Qu'avez-vous fait ensuite ?

Nous avons ensuite passé huit mois à apprendre le russe; mais dès le cinquième mois, nous connaissions assez de russe pour commencer nos études militaires.

Vous étiez avec des étudiants soviétiques ?

Non, nous n'étions qu'entre nous, Congolais, pendant les quatre années d'études.

Avez-vous pu avoir beaucoup de contacts avec les étudiants soviétiques même si vous n'étudiiez pas ensemble ? [PAGE 44]

Non, nous avons eu très peu de contacts avec les étudiants. D'ailleurs c'est une règle générale en URSS, les Africains ont des écoles spéciales, comme la fameuse université Lumumba qui ne reçoit que des étudiants du Tiers-Monde. De toute façon, comme c'étaient des études militaires que nous faisions, nous vivions en caserne. Remarquez que nous étions quand même en contact avec des étudiants soviétiques lorsque nous leur vendions des jeans achetés en France pendant les vacances.

Et les filles ?

Oh ! on en avait quand même. Elles venaient soit par curiosité pour connaître les Noirs, soit pour acheter des collants, des jeans, des cigarettes, soit pour... – comment exprimer cela dialectiquement – pour des raisons subjectives.

Vous disiez tout à l'heure que vous passiez des vacances en France ?

Oui, dès qu'on le pouvait. C'était pour nous une sorte de défoulement...

En ce qui concerne vos relations humaines, est-ce que comme en France on sent ce racisme latent envers le Noir ou du moins ce sentiment qu'on n'est pas toujours le bienvenu ?

Oh oui, très certainement il existe ce malaise. C'est plus qu'un malaise puisque parfois quand on sortait avec une fille les gens n'hésitaient pas à lui faire ouvertement des remarques désobligeantes. Quelquefois ils riaient de notre couleur et c'est tout juste s'ils ne nous traitaient pas de singes. Il y a sûrement un racisme latent et je crois que ceci est vrai pour tous les peuples européens pour ne pas dire tous les Blancs. A Kiev par contre, c'était plus détendu, les gens étaient plus sympathiques.

En quoi consistaient vos loisirs ?

Le cirque qui était vraiment formidable, le cinéma, [PAGE 45] la danse, le restaurant. J'allais aussi causer avec les gens car il ne faut pas non plus croire que j'étais en prison.

Quels sujets avez-vous étudiés ?

Combats, armements, topographie, technologie des métaux etc., plus... l'idéologie marxiste-léniniste bien sûr.

Avez-vous pensé au pays pendant tout ce temps ?

Bien sûr, on ne pensait qu'à ça, on attendait impatiemment le jour du retour.

Venons-en maintenant à notre sujet, le retour au pays. Comment envisagiez-vous ce retour ?

On avait plein de brillantes idées dans la tête. Certes, on savait que tout ne marchait pas bien, que les salaires étaient parfois payés avec deux ou trois mois de retard, que le climat politique n'était pas un des plus sains, etc, mais on pensait quand même pouvoir faire quelque chose. Hélas, les premiers jours, la déception était si grande que j'étais prêt à reprendre l'avion pour l'URSS alors que, comme je vous l'ai déjà dit, là-bas ce n'était pas la joie.

Qu'est-ce que vous avez ressenti en descendant de l'avion après quatre années d'absence ?

J'ai eu l'impression que tout était triste, c'était la saison sèche et tout était maussade alors, que pendant ces quatre années; nous n'avions rêvé que de soleil et de couleurs. La ville était sale, il n'y avait rien de nouveau; bref on avait l'impression que rien n'avait changé pendant ces quatre années ou plutôt qu'on avait avancé à reculons.

Il y a des difficultés pour tout le monde, pour tous ceux qui reviennent de l'étranger après leurs études et notamment de France. Mais dans le cas de ceux qui reviennent des pays de l'Est, il y a des difficultés supplémentaires. Pouvez-vous me citer quelques-unes ?

Le plus grand problème et ce qui nous choque le plus [PAGE 46] c'est que dans notre pays on sous-estime les diplômes obtenus dans les pays de l'Est. Par exemple, j'ai des amis qui ont étudié le droit à Léningrad; ils ont traîné trois mois sans salaire, sans savoir ce qu'ils allaient faire ou devenir, alors que d'autres, revenus de France en même temps, et ayant fait les mêmes études, ont été casés beaucoup plus vite dans la fonction publique.

Pourquoi cette sous-estimation ?

Je pense qu'il y a plusieurs raisons fondées ou non fondées. Par exemple, dans ces pays-là, on n'échoue jamais. Si vous avez une bourse pour deux ou trois ans et pour une formation donnée, au bout de ces deux ou trois années vous rentrez au pays avec le diplôme que vous êtes allé préparer. Il n'y a jamais d'échec et ce taux toujours répété de 100 % de réussite rend les gens sceptiques quant au sérieux de ces études.

Et puis je crois que l'autre reproche c'est le mélange de niveaux, c'est-à-dire qu'on voit deux étudiants, l'un avec un niveau de troisième, l'autre avec son bac, revenir tous les deux avec le titre de médecin après six années d'études en URSS.

Oui, c'est vrai. Mais ce n'est pas le problème de ceux qui reviennent après leurs études, c'est le problème de l'Etat qui les y envoie en toute connaissance de cause. Ceci a conduit d'ailleurs à un résultat paradoxal : le but au départ était de casser le mythe du diplôme occidental, notamment français; le résultat de toute cette confusion est qu'un médecin ayant fait ses études en France a non seulement plus de prestige mais, ce qui est plus troublant, les populations lui font plus confiance qu'à son homologue formé en URSS. Et même ceux qui reviennent de Cuba sont plus cotés que ceux revenant d'URSS.

D'autres difficultés ?

Oui, mais des difficultés valables pour tout le monde, qu'ils aient étudié à l'Est ou à l'Ouest. D'abord le conflit de générations : ceux qui sont là en général croient que le jeune qui arrive va les bousculer, les déranger, prendre [PAGE 47] leur place; alors ils font tout pour lui mettre des bâtons dans les roues. Et puis il y a le tribalisme qui est encore un véritable fléau, pire encore que quand j'étais parti, quoi qu'en disent les slogans officiels. Et puis aussi il faut le dire, notre pays, le Congo, a un parti unique marxiste-léniniste et évidemment si vous avez une opinion différente de la ligne du Parti... Il y a aussi d'autres problèmes aussi subjectifs que ridicules comme par exemple le problème de femmes; se trouver en conflit pour une maîtresse avec un responsable politique peut vous coûter votre carrière au Congo, si ce n'est pire.

Le Congo se dit socialiste comme l'URSS; vous qui connaissez les deux pays, y voyez-vous certains parallèles ?

Les seuls points communs entre les deux pays sont les slogans en « ismes » qu'on déverse à la radio. Nous avons ici la domination des sociétés privées, nous n'avons pas de politique sociale, les travailleurs passent leur temps à faire des sacrifices etc.; ce n'est pas moi qui le dis, vous n'avez qu'à lire le discours du chef de l'Etat lors du dernier congrès du Parti. Parler du socialisme au Congo est un leurre.

Est-ce que tout cela vous fait mal ?

Oh oui, parfois, j'ai envie de pleurer.

Au niveau personnel, est-ce que toutes ces difficultés peuvent avoir une incidence fâcheuse sur votre vie familiale ?

Evidemment. La famille africaine étant très élastique, vous avez beaucoup de gens à satisfaire, à aider, tous ces frères, cousins, oncles, beaux frères, que sais-je encore ! Eh bien, essayez de leur expliquer, vous jeune cadre dynamique qui vient de rentrer au pays, que vous n'avez pas été payé depuis deux ou trois mois et que vous ne pouvez pas leur acheter une bière.

Mais comment peuvent réagir ces gens de la famille qui ne comprennent pas vos difficultés, qui croient que vous gagnez beaucoup d'argent mais que vous êtes égoïste et ne voulez pas partager ? [PAGE 48]

Ah ! cela peut aller jusqu'à l'envoûtement.

L'envoûtement ?

Oui, c'est-à-dire des maladies bizarres devant lesquelles la science est impuissante. Vous allez à l'hôpital et toutes les analyses montrent que vous n'avez aucun mal, aucune maladie, et pourtant vous dépérissez ou alors, si vous êtes étudiant par exemple, vous ne voyez rien de ce que le prof écrit au tableau et pourtant vous n'êtes pas aveugle ou par exemple vous n'arrivez pas à écrire la lettre !...

Vous croyez aux envoûtements ?

Ah oui j'y crois !

Malgré votre formation marxiste ?

Nous sommes des Africains et nous avons nos réalités. Même en URSS, vous savez, les gens sont superstitieux et pourtant c'est da patrie du socialisme et du matérialisme historique. Je me souviens, une fois, j'étais sorti avec une fille membre du komsomol (jeunesse communiste); nous avons croisé un chat noir; eh bien, elle ne voulait pas passer la première car elle croyait que c'était un signe de malchance ou de malheur alors que pour moi ce n'était rien du tout, je n'avais fait que croiser un chat noir et je trouvais ses craintes ridicules.

Est-ce que ce séjour à l'étranger a changé votre regard sur la société congolaise ? Si oui, comment ?

Il y a des coutumes que je trouve maintenant bizarres alors qu'avant je ne faisais même pas attention. Par exemple, prenez la dot quand on se marie. Il y a des familles qui demandent quatre-vingt dix, voire cent mille francs CFA! C'est ridicule, alors qu'en URSS c'est la famille qui aide le jeune couple à s'installer. Ce n'est pas parce que nos ancêtres faisaient elle chose de telle façon qu'on doit forcément faire comme eux. Prenez le cas d'une veuve, par exemple, qu'on oblige à marcher pieds nus, à marcher tête baissée, à ne saluer personne pendant un ou deux ans; parfois on la chasse tout simplement de la maison qu'elle a construite avec son mari, on ravit tous les biens, c'est l'oncle ou la sœur du mari qui hérite. [PAGE 49] C'est ridicule, c'est scandaleux, c'est honteux ! Et quand on s'élève contre ça, ils essaient de vous dénigrer en disant que vous êtes colonisés mentalement, que vous êtes arrogant, que sais-je encore ?

Autre chose ?

Oui, parfois les parents tentent de vous imposer une femme...

Mais cela se fait de moins en moins tout de même...

Cela se fait encore beaucoup dans les villages. Ou alors si vous revenez avec une femme blanche, les gens ne vous fréquentent plus tellement, ils ressortent toujours cette vieille histoire éculée qui veut que quand vous rendez visite à un couple dont la femme est blanche, si le couple est à table, la femme ne vous offrira pas à manger mais vous demandera de vous installer dans un fauteuil et de lire le journal en attendant que monsieur et madame aient fini.

Epouseriez-vous une Blanche ?

Pourquoi pas ? L'amour n'a pas de frontières. La seule chose que je crains c'est qu'en cas de divorce elle s'en aille avec les enfants ou qu'à ma retraite, elle refuse de venir vivre dans mon village.

Devant toutes ces difficultés de travail, de compréhension, de famille, comment faut-il réagir ?

Il y en a hélas qui tombent bien bas; ils s'adonnent à la boisson pour oublier; ils courent après les jupons des petites filles. Ils ne s'épanouissent pas, vivent au jour le jour, finissent par devenir des aigris victimes de toutes les sollicitations et de toutes les fausses solutions. Non, je pense qu'il faut garder son sang-froid, qu'il faut lutter comme on peut dans le quotidien, persévérer, croire un peu plus dans l'avenir en se disant que la période dure et difficile que nous vivons aujourd'hui n'est qu'éphémère. Tout cela passera, tout cela changera. [PAGE 50]

Pour conclure, comment voyez-vous le bilan de votre séjour en URSS ?

Positif. Bilan positif. On gagne toujours à sortir un peu de chez soi. Je parle le russe, j'ai appris un métier, j'ai rencontré des tas de gens. Et aussi j'ai découvert et appris à aimer Gorki, Tolstoï, Chekhov et surtout Pouchkine qui, si vous ne le savez pas, est un descendant d'Africain.

Décembre 1979.

Casimir SAMBA et Emmanuel Boundzéki DONGALA