© Peuples Noirs Peuples Africains no. 20 (1981) 15-22



IL N'Y A PAS DE RETOUR HEUREUX

Ahmadou TOURE BA

Le problème du retour, après leurs études en Europe, a déjà été abordé par plusieurs étudiants africains. Certains syndicats d'étudiants en ont fait des thèmes de séminaires.

La conclusion a été que c'est un problème qui ne peut malheureusement se résoudre qu'à titre individuel – cela au moment où plusieurs étudiants politiquement conscients et engagés auprès de leurs peuples préféraient vivoter en Europe plutôt que d'aller servir sous les régimes pourris comme ceux du Sénégal, du Cameroun, du Gabon, du Zaïre, de Côte-d'Ivoire... C'était là un acte politique héroïque, car ces étudiants du refus étaient réellement des « exilés volontaires », comme dirait Ahmadou Ahidjo. Ils préféraient garder jalousement ce rayon de soleil dont rêve tout être humain et qui a pour nom : la liberté.

EXILES VOLONTAIRES

Cela n'allait pas toujours comme sur des roulettes. Il y eut quelques expulsions ici ou là. Mais l'exemple le plus [PAGE 16] révoltant fut celui de l'étudiant camerounais Louis Métangmo qui, après avoir été déclaré major dans une école navale en Grèce, demanda l'asile politique en Allemagne. Le gouvernement réactionnaire de Bonn préféra le livrer au tueur Ahidjo qui le fit fusiller dans un camp militaire en 1973.

En France, le cas de plusieurs étudiants docteurs devenus des jardiniers ou des manutentionnaires est bien connu. Mais voilà : depuis que Giscard d'Estaing et ses amis se sont mis dans la tête l'idée que les maux dont souffre la France viennent des immigrés, que les étudiants africains « viennent s'installer en France sous couvert de faire des études et s'occupent en réalité des problèmes politiques », et que « les chefs d'Etat étrangers (entendez africains) sont inquiets que leurs ressortissants attrapent en France la vérole politique et que les universités soient le rayonnement de la France et non pas un dépotoir...[1] », la situation des Africains en général et des étudiants particulièrement s'est terriblement dégradée. La France ne veut plus que des Africains béni-oui-oui, ceux dont rêvait déjà la Troisième République. Le gouverneur général de l'A.O.F., Brévié, écrivait déjà en 1933 : « Le devoir colonial et les nécessités politiques et économiques imposent à notre œuvre d'éducation une double tâche : il s'agit, d'une part, de former des cadres indigènes qui sont destinés à devenir des auxiliaires dans tous les domaines, et d'assurer l'ascension d'une élite soigneusement choisie;il s'agit, d'autre part, d'éduquer la masse pour la rapprocher de nous et transformer son genre de vie... Au point de vue politique, il s'agit de faire connaître aux Indigènes nos efforts et nos intentions de les « rattacher à leur place » à la vie française. Au point de vue économique, il s'agit de préparer les producteurs et les consommateurs de demain. »

On croirait entendre Barre.

Cette recherche de « l'ascension d'une élite soigneusement choisie » n'a-t-elle pas aussi été tentée dans ce qui fut d'abord la F.O.M. c'est-à-dire la maison des étudiants africains à la Cité Universitaire parisienne, boulevard Jourdan ? Grâce aux luttes estudiantines de 1968, [PAGE 17] la F.O.M. devint la maison de l'Afrique, dans laquelle le gouvernement français délégua bientôt comme directeur un Africain ayant vendu son âme au diable blanc, un certain Agboton, Dahoméen, qui fut chargé de l'ignoble mission de séparer « le bon grain de l'ivraie ». Mais la surprise des impérialistes fut grande quand ceux qu'ils considéraient comme « une élite soigneusement choisie » se montrèrent à leur tour plus indésirables que les meneurs agissant dans la rue. La réaction du gouvernement français ne se fit pas attendre : la Maison de l'Afrique devint purement et simplement propriété française au nom de Lucien Paille.

J'ai ouvert cette parenthèse pour avertir Barre que ceux qu'il peut considérer maintenant comme « une élite soigneusement choisie » risquent de lui cracher à la figure un jour. On ne prévoit jamais assez les réactions des Africains.

LES MAUVAISES SURPRISES DU RETOUR

Puisque le retour en Afrique devient d'une extrême acuité, je tiens à informer mes congénères des avanies qui les attendent en Afrique. Qu'ils se décident plus ou moins volontairement à rentrer, en proie par exemple au ras-le-bol, ou qu'ils y soient contraints, les quelques observations suivantes, tirées de mon expérience dans deux pays voisins, mais aux régimes politiques différents, le Gabon et le Congo-Brazzaville, pourraient leur servir.

S'agissant d'un cadre africain particulièrement opportuniste (ne riez pas, car aujourd'hui les non-opportunistes sont plutôt une espèce rare sinon rarissime), le choix se portera sur le Gabon.

Le sujet est-il titulaire d'un DEA de langues, d'un Doctorat de troisième cycle ou d'Etat ? L'Université du Gabon pourrait lui ouvrir ses portes. Voici grosso modo ce à quoi il doit s'attendre. Tous les contrats d'engagement du personnel enseignant, du secondaire au supérieur, sont signés par le « Père de la Rénovation » lui-même, Albert Bernard (ou Omar suivant l'humeur du moment) Bongo, contrairement à ses déclarations mensongères lors de l'affaire des mercenaires de Bob Denard au Bénin en 1977. Bongo veille donc personnellement au grain. L'enseignement [PAGE 18] du second degré est entre les mains d'une Française, Madame Lacan. Toutes les candidatures passent par elle.

L'Université est, elle aussi, entre les mains des Français qui y détiennent les postes-clés – la scolarité, l'office du baccalauréat, le personnel, l'intendance, etc. Les recteurs, des Gabonais, ne sont que des potiches dont l'instabilité n'a d'égal que les caprices de Bongo. L'absentéisme de quelques-uns est légendaire. Owono Nguéma, l'un d'eux, se définissait lui-même comme « un recteur fantôme ». Biffot, qui lui succéda, fut considéré par tout le monde comme un « fou », tant il aimait les femmes (blanches de préférence). Lui, du moins, essayait de faire quelque chose.

Une fois qu'on est avisé de son recrutement par l'Université ou le secondaire, il faut exiger un contrat avant de bouger de France (ou d'ailleurs). Tout boniment rassurant du Conseiller culturel ou d'un autre diplomate gabonais n'aurait d'autre effet, pour les naïfs, que de mauvaises surprises.

En général, le gouvernement gabonais paie le voyage, y compris celui des membres de la famille du nouvel élu, s'il en a une. Mais si c'est la femme qui est recrutée, le mari n'a droit à rien. On donne aussi une réquisition pour les bagages.

Il y a quelques années, les problèmes de logement étaient dramatiques, surtout pour les enseignants du secondaire, dont beaucoup passaient un an ou davantage à l'hôtel à leurs dépens cela va sans dire, l'Etat ne payant que les frais de location des chambres. J'ignore ce qu'il en est de cet aspect aujourd'hui. Mais en général les professeurs d'Université sont un peu mieux lotis : congés payés chaque année, logement presque toujours assuré.

Inutile de préciser que les cadres réactionnaires et opportunistes rencontrent relativement peu de difficultés au Gabon. Par exemple, un Camerounais militant de l'U.N.C. (le parti unique d'Ahidjo) n'aura aucun problème, Car si l'on observe une déconfiture flagrante de l'administration gabonaise, où certains fonctionnaires ne travaillent que quinze jours sur vingt-cinq, il y a cependant là-bas un organisme qui fonctionne à merveille, comme d'ailleurs dans toute l'Afrique des partis uniques, les services secrets, c'est-à-dire, s'agissant du Gabon, le SEDOC (service de documentation ... ) [PAGE 19].

En débarquant à l'aéroport international Léon-Mba de Libreville, ne vous faites aucune illusion, on sait déjà qui vous êtes, car les services secrets gabonais sont fort bien implantés à l'étranger, en France surtout, et particulièrement en milieu universitaire, où abondent de faux étudiants travaillant en liaison avec leur ambassade.

Le cadre recruté par le Gabon peut toutefois s'attendre à certains privilèges, surtout matériels. Un maître-assistant gagne plus de 250 000 francs CFA. L'ancienneté professionnelle est prise en compte, à condition de joindre les pièces justificatives à la demande d'emploi.

Quant aux surprises désagréables, elles sont légion. Les lenteurs administratives sont telles qu'il faut de un à deux ans pour qu'une décision soit prise et appliquée. La xénophobie est érigée ici en méthode de gouvernement, comme en témoigne l'expulsion en 1978 de dix mille Béninois. Mais l'opportuniste s'adapte à toutes les situations, y compris aux caprices du « Père de la Rénovation ». Ainsi certains cadres béninois sont-ils restés ou revenus au Gabon, malgré le massacre et l'expulsion de leurs compatriotes. Inversement, tout cadre africain progressiste a intérêt à éviter le Gabon comme la peste.

Il peut du moins postuler pour la République Populaire du Congo, pays où tout Africain se sent réellement chez lui. Le peuple congolais, qui a pris sa destinée en main depuis les « Trois Glorieuses », fait son chemin vers le socialisme, difficilement mais sûrement. Comme me disait un jour un jeune Congolais : « Au Congo les hommes changent, mais l'idéologie reste » (entendez : l'idéologie anti-impérialiste).

LE CONGO, UN REFUGE POUR LES PROGRESSISTES ET LES PATRIOTES AFRICAINS

Le militant révolutionnaire se sentira à l'aise en terre congolaise. L'hospitalité des Congolais est légendaire. Pour faire une comparaison, on peut dire qu'autant le cadre réactionnaire se sentira dans son élément au Gabon, en Côte-d'Ivoire ou au Cameroun, autant le militant progressiste [PAGE 20] évoluera avec bonheur en République Populaire du Congo.

L'administration congolaise est entièrement aux mains des nationaux, contrairement au Gabon où le coopérant français règne en maître. Au SEDOC gabonais, par exemple, chaque bureau comprend un Gabonais pour un Français : l'un fait la marionnette, l'autre tire les ficelles.

L'opportuniste, dont la réussite personnelle passe avant toute autre considération, ne peut donc se sentir à l'aise au Congo où l'intérêt du peuple est prédominant. Mais comme il n'y a pas de bonheur parfait ici bas, certaines déconvenues attendent ici le militant révolutionnaire ayant vécu en Europe où, malgré les difficultés, il est possible de jouir de conditions de vie relativement faciles. Et, comme dit Mongo Beti dans sa « Lettre à un coopérant : « Aller en Afrique, pour un intellectuel noir qui compte, c'est se condamner à parler du fond de l'abîme au mieux; c'est s'enterrer le plus souvent.[2] » Ceci est vrai dans la mesure où, quel que soit le pays africain considéré, l'intellectuel progressiste se sentira toujours diminué, ou verra son rôle dans la vie s'amoindrir. C'est pourquoi j'ai décidé moi aussi de lutter en France contre vents et marées.

Au Congo, par exemple, le progressiste n'osera rien critiquer, eu égard à la lutte héroïque que mène ce petit pays pont, l'émancipation véritable de l'Afrique, et même de tous les peuples du monde. Tous les pays progressistes de la planète entretiennent des relations avec la République Populaire, sans compter l'apport du Congo à la libération de certains pays tels que l'Angola. Cela va donc des délégations aux ambassades.

Toutefois, quand on jette un regard attentif sur la vie quotidienne des gens, on ne résiste pas à la tentation de s'interroger sur le vrai sens du mot socialisme.

A Brazzaville, la mortalité est telle qu'on en vient irrésistiblement à se demander où en sont les services de santé dans ce pays. Pendant mon séjour dans la capitale congolaise, je voyais des enterrements tous les jours. Je m'habituai tellement à voir défiler les cortèges funèbres que parfois je n'y faisais même plus attention. Quand on [PAGE 21] songe que la santé est la priorité des priorités pour les peuples, on s'interroge. Un deuxième exemple concerne l'éducation. Les statistiques officielles font état d'une scolarisation à 100 %. Mais dans quelles conditions celle-ci se fait-elle ? Certaines classes du primaire contiennent, m'a-t-on dit, jusqu'à 80 ou même 100 élèves ! d'autres du secondaire jusqu'à 200 élèves. C'est une monstruosité. Que peut faire un enseignant dans une classe de cent élèves ?

Un troisième exemple concerne les transports publics. Là, c'est effroyable. Brazzaville est une grande cité de plus de 500 000 habitants. La pénurie des transports y est esthétiquement désastreuse. Les taxis, relativement nombreux, pratiquent malheureusement le tarif à la course (de 400 à 1000 francs suivant les distances) et à la tête du client – ou le 100/100 (cent francs par personne) sur de petites distances.

Mais en Afrique, cent francs, c'est déjà beaucoup pour la grande majorité des gens qui préfèrent monter dans les « foula-foula », camions transformés en véritables boîtes à sardines où seuls ceux qui savent jouer des muscles peuvent s'aventurer. Les femmes enceintes, les mères portant leur bébé, les handicapés en sont exclus. Ils désirent pourtant aussi se déplacer.

On attend parfois des heures durant l'arrivée de l'un des rares bus officiels qui font quelque deux ou trois lignes à 25 F la place, comme les « foula-foula », et bourrent aussi comme eux. On ose pourtant espérer que le gouvernement et le peuple congolais trouveront sans trop tarder une solution à cette douloureuse situation.

Il faut aussi évoquer le niveau excessif des prix comparés aux salaires extrêmement bas.

Quel que soit le pays africain choisi, il faut donc s'attendre à pas mal de surprises, dont on n'a point idée. J'ai mentionné les lenteurs administratives. Il faut signaler la corruption : au Zaïre, elle est érigée en système de gouvernement et n'épargne aucun responsable, du douanier au Guide Suprême lui-même, le président-fondateur du Mouvement Populaire de la Révolution (sic).

Revenons aux transports, pour y insister, car c'est un problème extrêmement grave. Ici ne pas avoir de voiture est, pour un cadre africain, une vraie calamité. La prudence conseille donc d'en acheter une en France, par exemple [PAGE 22] – en TT – et de l'emmener; car en Afrique, au Gabon comme au Congo, les voitures coûtent le double de leur prix en France, sinon davantage. Une Peugeot affichée 50 000 FF à Paris, vous revient à cinq millions de FCFA à Libreville ou à Brazzaville, soit exactement le double, comme je viens de dire.

L'essence aussi est très chère d'ailleurs, bien qu'il s'agisse de pays producteurs de pétrole : le litre de super coûte à peu de chose près autant qu'en France.

Bref, tous les biens manufacturés sont ici hors de prix.

Il convient aussi d'évoquer la mentalité des gens. L'Africain évolue vite, mais dans le mauvais sens malheureusement. La solidarité n'existe plus, ou à peine, ayant cédé le pas à l'égoïsme individuel. Un artiste, pour être photographié, exige une rémunération de celui qui ne songe pourtant qu'à lui faire de la publicité. L'argent s'est infiltré dans les âmes et se trouve désormais au centre des pensées et des actes, Cambriolages, escroqueries, impostures fondées sur la magie, corruption, prostitution, tout est bon pour accéder à l'argent.

Il faut donc que le candidat au retour s'attende plutôt au pire surtout au début, c'est-à-dire parfois tout au long de la première année.

Tels sont donc, cher congénère, les quelques conseils que je tenais à te donner, à toi qui songes à tenter l'expérience du retour au pays de nos pères.

Ahmadou TOURE BA


[1] Discours du Premier Ministre français Raymond Barre en mai 1980.

[2] Peuples Noirs-Peuples Africains, no 16 (juillet-août 1980), p 10.